POUR QUE CE MONDE NE VOUS ECHAPPE PLUS

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POUR QUE CE MONDE NE VOUS ECHAPPE PLUS
ACADEMY NEWS ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC VIRGNIE MARTIN - DÉCEMBRE 2015-1
ACADEMY NEWS ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC VIRGNIE MARTIN - DÉCEMBRE 2015
AUTEURE DE CE MONDE QUI NOUS ÉCHAPPE, VIRGINIE MARTIN EST
POLITOLOGUE, PRÉSIDENTE DU THINK TANK DIFFERENT ET PROFESSEURE
À LA KEDGE BUSINESS SCHOOL. ELLE NOUS LIVRE SA VISION DU MONDE
D’AUJOURD’HUI, LOIN DES OPINIONS ALARMISTES QUE L’ON ENTEND
PARTOUT, QUI NOUS ANGOISSENT ET NOUS DIVISENT. ENTRETIEN AVEC UNE
INTELLECTUELLE QUI, MALGRÉ LES CIRCONSTANCES, REFUSE DE CÉDER AU
DÉCLINISME AMBIANT.
POUR QUE CE
MONDE NE VOUS
ECHAPPE PLUS
VIRGINIE MARTIN
Votre livre prend-il une nouvelle résonnance au
lendemain des évènements tragiques que nous
venons de vivre ?
J’ai fini ce livre fin décembre 2014, juste avant
les attentats de janvier, et bien sûr quelques mois
avant ceux du 13 novembre à Paris. Je continue de
penser que ce que j’ai écrit est important par rapport
à ce qu’il se passe, même si d’aucun pourraient être
enclins à critiquer ma vision. Ma vision est celle d’une
intellectuelle engagée qui sent que quelque choses
échappe à cette France souvent arrogante qui ne
semble pas savoir faire avec ses différences internes,
son multiculturalisme, voire son cosmopolitisme.
Cet essai, et l’étude que j’ai aussi publiée en octobre
« talents gâchés », sont des livres dans lesquels je
tente de proposer une vision d’une France ouverte,
complexe, moderne, essayant de faire avec toutes
ces composantes : femmes, hommes, musulmans,
athées, juifs, catholiques, mais aussi animaux, robots,
machines, digital. Les temps sont complexes et il faut
savoir embrasser toutes ces entités en même temps.
Or, souvent il me semble que la France est arrogante,
qu’elle offre la vision d’une république surplombante
tendant à effacer les différences à l’oeuvre.
Depuis janvier - et c’est d’ailleurs en avertissement ce
« ce monde qui nous échappe » - je demande à ce que
l’on écoute ceux qui disent pour des raisons multiples
« Je ne suis pas Charlie ». Ils ne sont pas pour les
actions armées, ni du côté de ceux qui tuent sans pitié,
ils ne se sentent tout simplement pas Charlie, ils ne sont
pas à l’aise avec l’univers de Charlie Hebdo, avec les
caricatures… mais avons-nous eu l’intelligence d’aller
donner la parole a ceux là ? De les entendre ? De ne
pas les condamner a priori ? Pourquoi n’avons pas eu
la possibilité d’être « casher » ? Ou d’être policier ? Ou
tout simplement d’être unis, libres, France ? L’injonction
a été donnée d’être Charlie ou de ne pas être. C’est
pourquoi dans « Ce monde qui nous échappe » je
propose un universalisme des différences : un socle
commun avec une éthique minimale dont parle Ruwen
Ogien et des différences acceptées et non invisibilisées.
Vous dites que le « c’était mieux avant » est
une illusion. Pensez-vous qu’au contraire, le
monde d’aujourd’hui et de demain est un monde
meilleur ? Pourquoi ?
Bien sûr, les attentats récents pourraient nous faire
tomber dans un affolement et dire que le monde
bascule vers l’horreur. Je tiens à rappeler que l’horreur
a déjà existé et en Europe aux frontières de notre pays,
et même au sein de notre pays. Donc n’imaginons pas
un XXeme siècle parfait et pacifique ce serait délirant
et faux. Je tiens aussi à rappeler que la France est
passée d’un état ami du monde arabe musulman,
d’interlocuteur privilégié en termes de diplomatie
souvent synonyme de troisième voie… à une position
plus belliqueuse de moins en moins bien ressentie.
Problème auquel vient s’ajouter un problème structurel
d’intégration de la communauté arabo-musulmane en
France.
Notre politique étrangère notamment avec la
réintégration à l’Otan, mais aussi notre rapport à un
universalisme surplombant, le tout sans politique
concertée au niveau de l’Europe est tout de même
problématique.
Je conçois tout à fait que le monde soit complexe,
rapide, digitalisé et qu’il soit difficile d’y trouver sa
place. Je conçois également que ces mouvements
extrémistes qui se réveillent créent la panique. Mais la
vie n’est pas une chose figée : la vie est un ensemble
de mouvements ! Et nous avons plus de raisons d’être
heureux aujourd’hui qu’hier. Je me pose les questions
suivantes : était-on vraiment plus heureux avant ? Les
femmes, les ouvriers étaient-ils plus heureux il y a 50
ans ? De quel âge perdu parlent certaines personnes
comme Eric Zemmour ? Chaque époque a ses
problèmes ; je ne dis pas que nous n’en avons pas et le
radicalisme sauvage de Daesh en est un bien sûr. Mais
je ne vois pas de quel âge figé et merveilleux parlent ces
nostalgiques que je viens d’évoquer. Je n’ai toujours
pas la réponse à cette interrogation.
La question est avant tout de savoir quelle histoire
du « monde d’avant » on raconte. Par exemple, je
m’offusque lorsque ces mêmes nostalgiques d’un
monde perdu merveilleux disent que le temps où la
communauté d’origine maghrébine ne revendiquait
rien était meilleur. Se sont-ils demandé si, pour cette
communauté, la vie était meilleure ? Se sont-ils
demandés si ces gens étaient heureux ? Les attentats
de vendredi 13 ne doivent justement pas nous fermer
sur un «eux et nous », ne doivent pas nous diviser,
au contraire nous devons entendre ceux qui se
sentent mis aux marges d’une France qui surplombe.
Ces pyromanes proposent des solutions qui nous
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pousseront encore plus dans les divisions ; Daesh joue
avec ce choc de civilisations, ne tombons pas dans ce
piège justement.
Aujourd’hui, ce sont les communautés jusqu’alors
« invisibles » qui « posent problème » aux personnes qui
disent que « c’était mieux avant » : la communauté gay,
la communauté d’origine maghrébine… Nous pouvons
le dire : pour ces communautés qui ont aujourd’hui
la possibilité de s’exprimer, non, ce n’était pas mieux
avant.
Ce n’était pas non plus « mieux avant » pour notre
planète. Lors de ces 50 dernières années, nous avions
avec notre environnement un rapport de productivité
délirant, d’ultra-croissance. Nous n’étions pas
conscients des conséquences que cela aurait à moyencourt terme.
En France, le « c’était mieux avant » n’est en fait valable
que pour une minorité d’hommes très bien nés et
privilégiés.
Selon moi, ce n’était pas mieux avant, mais c’est au
contraire mieux aujourd’hui. Bien sûr, comme je le disais
précédemment, chaque époque a ses problèmes.
Mais aujourd’hui, nous sommes conscients des
enjeux écologiques auxquels nous devons faire face,
nous envisageons d’autres modes de vie –comme
les mouvements de décroissance, par exemple. Des
abominations gâchent certes notre paysage- je pense
notamment à Daesh et à Boko Haram, mais je ne
pense pas qu’Hitler ou Mussolini faisaient un beau
décor dans les années précédentes.
Grâce à la diversité, aux émancipations, le monde est
certainement meilleur aujourd’hui. Les privilégiés pour
qui « c’était mieux avant » ont dû partager le gâteau, si
je puis dire, et c’est cela qui pose problème.
Comment l’ « universalisme des différences » que
vous décrivez dans ce livre peut-il répondre aux
changements du monde ?
Il est évident que l’humanité a besoin d’un socle
commun, une éthique minimale qui est absolument
nécessaire. Le principe fondamental de cette
éthique est la volonté de ne pas nuire à autrui ; la
communauté humaine a donc besoin que les cultures
qui la composent se reconnaissent mutuellement. Par
exemple, je ne peux pas dire au nom de la culture de
certains pays d’Afrique que l’excision est une bonne
chose… Cela serait absurde car l’excision est une
nuisance à autrui.
L’universalisme des différences dont je parle est en
fait la tolérance de la culture, des croyances, des
convictions et des habitudes de mes voisins. Cette
tolérance est possible si et seulement la culture, les
croyances, les convictions et les habitudes de mes
voisins ne me gênent pas, ne me nuisent pas.
Selon moi, une démocratie mûre et développée
devrait être capable de faire vivre ensemble des
familles catholiques, musulmanes, juives et athées,
hétérosexuelles ou homosexuelles.
L’universalisme des différences, c’est la tolérance
appliquée à tous. Le monde ne se résume plus aux
empires coloniaux européens ou aux deux blocs
communistes et capitalistes. Aujourd’hui, la Chine,
l’Algérie et l’Argentine ont aussi envie d’exister et
de compter. Notre monde a changé et continuera
à changer. La meilleure réponse à cela est la
reconnaissance réciproque de toutes les identités et de
toutes les réalités.
Comment sera le monde de demain, selon vous ?
Aujourd’hui, chacun veut imposer sa vision du
monde. Il faudrait au contraire accepter que le monde
soit devenu beaucoup plus « plat » grâce notamment
au digital. Internet constitue une des clés de voûte du
monde de demain, qui sera meilleur car il permet aux
individus d’avoir la parole et de se rencontrer, de créer
des «communautés».
Le monde d’aujourd’hui et de demain donne sa chance
à bien plus de personnes qu’auparavant même si la
raison de ce changement est profondément politique.
Internet est un moyen technique permettant d’aplatir
le monde : toutes les cultures et toutes les personnes
comptent.
Le progrès, la technologie et même l’ultra-technologie
peuvent également nous faire espérer que l’on vivra
mieux, plus longtemps.
Malheureusement, la transition vers ce monde de
demain est lourdement freinée par des mouvements
politiques qui ont à cœur de conserver la gloire
passée de leurs pays et de leur civilisation –je pense
notamment aux mouvements d’extrême droite
européens mais aussi bien sûr aux radicalismes de type
Daesh.
Il s’agit là d’une nostalgie malsaine et, comme je
l’ai déjà exprimé, artificielle. De l’autre côté il y a un
idéologie mortifère via le terrorisme ; cela nourrit ces
mouvements d’extreme droite justement. C’est le piège
dans lequel nous ne devons pas rentrer.
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