Alain Finkielkraut: «Empêcher que la France ne se défasse

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Alain Finkielkraut: «Empêcher que la France ne se défasse
Alain Finkielkraut: «Empêcher que la
France ne se défasse»
INTERVIEW – Un an après les attentats qui, les 7, 8 et 9 janvier, ont
frappé des dessinateurs, des journalistes, des policiers, des juifs, le
philosophe Alain Finkielkraut considère que ces actes de guerre ont fermé
la parenthèse de la post-Histoire. Il voit poindre, dans la tragédie, la
redécouverte de la chose commune, de la France comme une patrie aimée.
LE FIGARO. – NOUS SOMMES À LA VEILLE DE L’ANNIVERSAIRE DU CARNAGE DE CHARLIE
HEBDO. UN AN APRÈS, «ÊTES-VOUS» TOUJOURS CHARLIE?
ALAIN FINKIELKRAUT. – Comme tous les manifestants du 11 janvier 2015, j’étais
Charlie, j’étais juif, j’étais la police, j’étais la République. Nous
enterrions, par ce slogan, l’esprit soixante-huitard dont le journal
Charlieétait l’un des derniers symboles. Faute d’ennemi réel, les enfants et
les petits-enfants de 68 tapaient joyeusement sur les flics, critiquaient le
système, dénonçaient la répression sous toutes ses formes, célébraient
l’individu contre les pouvoirs. Les attentats de janvier ont fermé la
parenthèse enchantée de la post-Histoire. La fête est finie: face à un ennemi
redoutable, la République est redevenue la chose commune et la France une
patrie aimée. Mais, tandis que le peuple descendait massivement dans la rue,
les habitants de ce que la novlangue appelle, sans sourciller, les «quartiers
populaires» restaient à la maison. Pas question pour eux de brandir le crayon
de la liberté d’expression et de dire «Je suis Charlie.» Charlie, en effet,
avait insulté le Prophète. Certes, le châtiment était rude, mais les
journalistes et les dessinateurs exécutés par les frères Kouachi l’avaient
bien cherché car ils avaient blasphémé et le blasphème est un crime. C’est le
grand paradoxe du 11 janvier. Ce moment émouvant d’union nationale a dévoilé
la réalité effrayante de la déchirure française.
APRÈS LES ATTENTATS DE NOVEMBRE, UNE PARTIE DU PERSONNEL POLITIQUE, SOUS
L’IMPULSION DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE ET DU PREMIER MINISTRE, S’EST
RÉAPPROPRIÉ LES SYMBOLES DE LA NATION. EST-ELLE ENFIN AU RENDEZ-VOUS DE
L’HISTOIRE?
«Le “Je suis en terrasse“ d’après le 13 novembre proclame qu’une
civilisation a été visée»
La réappropriation des symboles nationaux est un phénomène qui dépasse la
classe politique. On l’a dit et leurs notices biographiques parues dans
plusieurs journaux le confirment, la grande majorité des victimes des
attentats du 13 novembre étaient des citoyens de boboland. La génération
Bataclan, ultraconnectée, croyait vivre à l’échelle du globe. La nation était
pour elle une vieillerie. Naviguant sur Internet, mangeant à la table
universelle, ayant des amis, des partenaires, des clients partout, ses
membres snobaient les frontières et se grisaient d’appartenir à la première
société civile mondiale. Ceux qui les pleurent aujourd’hui se réveillent de
cette illusion. Les planétaires redescendent brutalement sur terre. Plus
encore que le «Je suis Charlie» du 11 janvier, le «Je suis en terrasse»
d’après le 13 novembre proclame qu’une civilisation a été visée: la
civilisation urbaine des cafés, de la mixité et du mélange des conditions. De
cette civilisation particulière inscrite dans la géographie et dans
l’Histoire, ils se sentent soudain les héritiers, ce qui les réconcilie avec
le drapeau tricolore et l’hymne national. Cette Marseillaise dont ils
fustigeaient hier les paroles sanglantes leur semble désormais parfaitement
appropriée à notre situation. Car il ne s’agit pas de partir en chantant à la
conquête de l’univers, il ne s’agit pas de puissance, ni même de grandeur, il
s’agit de se défendre contre les féroces soldats qui viennent jusque dans nos
bras massacrer nos fils et nos compagnes. «On peut aimer la France pour la
gloire qui semble lui assurer une existence étendue dans le temps et dans
l’espace ou bien on peut l’aimer comme une chose qui étant terrestre peut
être détruite et dont le prix est encore plus sensible», écrivait Simone Weil
dans L’Enracinement. C’est ce second patriotisme, cette sollicitude et cette
inquiétude qui sont à l’ordre du jour.
«Cette francophobie vociférante n’est pas à prendre à la légère»
NOUS AVONS APPRIS À VIVRE AVEC DES MILITAIRES DEVANT LES SYNAGOGUES OU À
L’ENTRÉE DES ÉGLISES. DES FRANÇAIS ONT TIRÉ SUR DES FRANÇAIS. LA GUERRE
CIVILE NOUS MENACE-T-ELLE?
Cette guerre civile, les djihadistes la veulent et ils ne sont pas les seuls.
Les harangues de certains rappeurs y invitent expressément. Ainsi Salif:
«Poitiers brûle et cette fois-ci pas de Charles Martel. On vous élimine,
puisque c’est trop tard. La France pète, j’espère que t’as capté le concept.»
Ministère Amer: «J’aimerais voir brûler Paname au napalm sous les flammes
façon Vietnam… J’ai envie de dégainer sur des faces de craie.» Monsieur R:
«La France est une garce, n’oublie pas de la baiser jusqu’à l’épuiser, comme
une salope il faut la traiter mec!» Une mention spéciale pour le délicat
Booba: «Quand j’vois la France les jambes écartées j’l’encule sans huile.»
Cette francophobie vociférante n’est pas à prendre à la légère. Comme l’a dit
Georges Bensoussan, elle a transformé les territoires perdus de la République
en territoires perdus de la nation. Pour empêcher la guerre civile, il
revient à l’État de reconquérir ces territoires.
QUE PENSEZ-VOUS DE LA DÉCHÉANCE DE LA NATIONALITÉ POUR LES BINATIONAUX NÉS
FRANÇAIS RECONNUS COUPABLES D’ACTES TERRORISTES PAR LA JUSTICE?
Ceux que scandalise le projet de déchéance de nationalité pour les
binationaux nés sur le territoire français invoquent le grand principe
républicain du droit du sol. Ils oublient, en montant ainsi sur leurs grand
chevaux, que le jus solia été introduit en France non pas pour des raisons de
principe, mais pour répondre aux exigences de la conscription. Contre
François Denis Tronchet, qui soutenait qu’«on ne peut donner aux fils
d’étrangers la qualité de Français sans qu’ils l’acceptent», Bonaparte
pensait que la question devait être envisagée «sous le rapport de l’intérêt
de la France». Il proposait de déclarer que «tout individu né en France est
français», car il avait besoin de chair à canon. Nos indignés oublient aussi
la grande discussion franco-allemande sur le sort de l’Alsace et de la
Lorraine au lendemain de la guerre de 1870. Deux conceptions de la nation se
sont alors opposées: la conception ethnique, défendue par Strauss et Mommsen,
et la conception élective de la nation portée par Renan et Fustel de
Coulanges. «La nation suppose un passé, disait Renan, elle se résume pourtant
dans le présent par un fait tangible, le consentement exprimé de continuer la
vie commune.» Dans le même esprit, Fustel de Coulanges répondait à Mommsen:
«Strasbourg n’est pas à nous, il est avec nous… Les hommes sentent dans leur
cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’intérêts,
d’affections, de souvenirs et d’espérances, voilà ce qui fait la patrie.»
À ce «désir de vivre ensemble et de faire valoir l’héritage indivis», il y a
des Français qui répondent aujourd’hui par l’aspiration rigoureusement
inverse. Ils ne plébiscitent pas la nation, ils veulent sa mort, et, pour
atteindre cet objectif, ils choisissent le djihad. Nous devons prendre acte
de cet engagement. C’est-à-dire déchoir de la nationalité française ceux qui
disposent d’un autre passeport et rétablir pour ceux qui, nés de parents
français, se sont convertis à l’islamisme meurtrier la peine d’indignité
nationale crée à la libération pour les Français qui avaient prêté main-forte
à l’Allemagne nazie.
CETTE QUESTION FRACTURE LA GAUCHE. LA DÉCHÉANCE DE NATIONALITÉ REMET-ELLE EN
CAUSE LE DROIT DU SOL?
Le raciste dit des étrangers souhaitant devenir français qu’ils ne peuvent
pas l’être, le républicain à l’inverse tient compte des faits et gestes de
chacun car il traite les êtres humains comme des sujets responsables. Le
raciste noie la volonté dans la fatalité, le républicain affirme la préséance
de la volonté sur le déterminisme racial et sur toute forme d’automaticité.
Le raciste stigmatise les indésirables, le républicain sanctionne les
indésireux. Au moment où la France redevient une expérience partagée,
certains voudraient, au nom de l’égalité de tous les citoyens, qu’elle soit
un simple coup de tampon, une réalité purement administrative. Au moment où
l’ennemi se déclare, des tribunes et des pétitions paraissent pour dénoncer
comme une mesure raciste la discrimination juridique de l’ami et de l’ennemi.
Il y a une bonne nouvelle cependant: l’opinion refuse, toutes tendances
confondues, de se laisser entraîner dans ce délire. Les protestataires se
drapent dans la morale, mais leur morale heurte le sens commun et même la
décence commune. La grande tempête qu’ils ont déclenchée souffle très fort,
mais en vase clos.
LE TEMPS D’UNE CAMPAGNE, LE FRONT NATIONAL EST REDEVENU L’ENNEMI PRIORITAIRE
ET LES SLOGANS ANTIFASCISTES ONT RÉAPPARU. LES ANALOGIES AVEC LES ANNÉES 1930
ET LA SECONDE GUERRE MONDIALE SONT-ELLES ÉCLAIRANTES OU AVEUGLANTES?
On a parlé au lendemain des élections régionales de vague brune et les
éditorialistes «vigilants» ont encore une fois recouvert l’inquiétante
nouveauté de notre situation par le grand stéréotype du retour des
années 1930. Mais les électeurs du Front national ne demandent pas que la
France soit réservée aux «Français de souche». Ils refusent de se résigner à
ce qu’elle devienne facultative, optionnelle, minoritaire à l’intérieur de
ses propres frontières. Ce qui les inquiète, c’est la possible multiplication
de Molenbeek français. Je ne peux pas leur donner tort, mais je ne peux pas
non plus envisager sans effroi l’accession au pouvoir d’un parti qui, à tous
les problèmes et les dilemmes politiques, répond hargneusement «y a qu’à», et
qui voue un culte à la force brutale comme en témoigne l’admiration de ses
chefs pour Vladimir Poutine et même pour Bachar el-Assad. Ce scénario ne
pourra être évité que si les autres partis politiques cessent de cautionner
bêtement l’avènement d’une société postnationale et prennent enfin conscience
que, pour paraphraser Camus, la tâche de nos générations ne consiste pas à
refaire la France, mais à empêcher que la France ne se défasse.
À QUELLES CONDITIONS 2016 SERA-T-ELLE L’ANNÉE DU SURSAUT?
À condition que nous sachions, face à ce qui survient, garder les yeux
ouverts.
Source : Le Figaro Premium – Alain Finkielkraut: «Empêcher que la France ne
se défasse»

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