Les Nouveaux Pays Industrialisés d

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Les Nouveaux Pays Industrialisés d
Les Nouveaux Pays Industrialisés d’Asie :
Quels enseignements pour le Sénégal ?
Par
Professeur Moustapha Kassé
www.mkasse.com
Introduction
La multiplication des références à l’Asie du Président de la République en termes de valeurs
et éthiques de développement ou de performances économiques et financières, ses
déplacements dans cette région du monde appellent une interpellation : Que va-t-il chercher
en Asie ? L’interrogation prend d’autant plus de relief que selon G. SORMAN, « ces
expériences semblent susciter en Occident et dans le Tiers Monde, plus de condescendance
que d’intérêt véritable. On les caricature volontiers comme des ateliers inhumains où des
ouvriers robotisés seraient exploités au profit du capitalisme américain ou japonais. A
l’inverse, les apôtres de l’économie de marché les rangent dans un même fourretout idéologique en vantant les succès trop flatteurs d’une stratégie capitaliste »
Constatons que le voyage en Asie est devenu, pour beaucoup de décideurs du monde
entier, d’entrepreneurs et de scientifiques, une mode dévorante depuis la déclaration de la
Banque mondiale faisant de « L’Asie la dernière frontière du monde ». La forte croissance
économique de l’Asie de l’Est, surtout dans les années 80, avait dérouté par sa rapidité et son
ampleur à telle enseigne que les NPI ont alors été invoqué, tour à tour comme modèle de
« sociétés innovantes » reconstruites autour de « valeurs et éthiques asiatiques » ou encore la
région des « miracles et mirages économiques » contemporains.
La Chine, (dans ses deux composantes non encore politiquement réunifiées) s’éveille
économiquement et exerce des effets de polarisation et d’attraction sur l’ensemble de
l’économie mondialisée. Elle fait exploser positivement ou négativement tous les marchés
financiers, des biens et services, des matières premières, des technologies. Aujourd’hui,
Singapour a un revenu per capita supérieur à celui de la France. Dans l’intervalle d’une
génération, des pays (grands et petits) de culture non occidentale et de peuplement non blanc
complètement dépourvus de matières premières ont construit des systèmes économiques
performants qui les ont fait accéder, en quelques années, au rang de puissance économique,
technologique et financière mondiale.
Ces économies ont accumulé des expériences mais aussi des résultats impressionnants
par une croissance régulière, harmonieuse et à des taux élevés (9.2% entre 1987 et 96). En
trente ans (1965-1995) le revenu moyen par habitant a quadruplé en Thaïlande et en Malaisie,
presque décuplé à Singapour et plus que triplé à Hong Kong. Ces indicateurs montrent que
désormais l’Asie fait partie de « l’avenir du monde ». Elle abrite plus des ¾ de l’humanité et
produit déjà plus de la moitié du surcroît de la production mondiale.
L’Afrique traverse (1960-1991) une crise grave qui s’approfondit chaque jour et
pendant ce temps, les Nouveaux Pays industriels (NPI) et notamment les « 4 dragons
(Taiwan, Corée du Sud, Singapour et Hong Kong) » ont atteint une performance qu’aucune
Nation n’a réussi durant cette deuxième moitié du 20ème siècle : sortir de la pauvreté de masse
en 25 ans. Aujourd’hui, à la veille de la Réunion du G8, le Président de la Banque mondiale et
récemment le ministre britannique de l’économie proclament sans nuance que les Objectifs du
Millénaire pour le Développement visant à réduire la pauvreté africaine de moitié ne seront
pas atteints.
Depuis les années 1990, les pays d’Asie qui étaient très pauvres au départ ont
quasiment rattrapé le niveau de vie des pays riches alors que l’Afrique continue toujours
d’être confrontée à la dégradation des fondamentaux de l’économie, au surendettement qui
n’a pas servi au financement de l’industrialisation, à la stagnation de la production, à
l'enfoncement dans la pauvreté. Sous-développement, misère et famine continuent d’y peser
comme une fatalité. Pour relancer les enjeux du développement africain, les décideurs avaient
privilégié, depuis les années 80, les politiques de stabilisation et d’ajustement au détriment
des politiques de développement à long terme. La comparaison dans le domaine des politiques
agricoles conduit à observer que les greniers sont vides en : Afrique et pleins en Asie. Depuis
les années 70, l’Afrique a progressivement remplacé l’Asie et l’Amérique Latine dans le
recours de l’assistance alimentaire internationale. En prenant l’indicateur du revenu réel par
habitant en Asie, mesuré en parité de pouvoir d’achat (c’est-à-dire en tenant compte du
niveau inférieur des prix pour un panier de bien donné), il représentait en moyenne plus des
2/3 de celui des pays riches en 1996, contre moins de 20% en 1965. En prenant le même
indicateur, on observe qu’à l’inverse la situation africaine se détériore. En effet, ce revenu
moyen n’a point progressé, son niveau représentait 7% de celui des pays développés en 1996
contre 13% trente ans plus tôt.
Tout au long de l’année 1997, ces pays ont été traversés par un véritable cyclone
monétaire et financier qui les a conduits à accueillir des Plans de Restructuration des
Institutions Financières Internationales (notamment du FMI) sur beaucoup de points
semblables aux Programmes d’Ajustement Structurels (PAS) que les économies africaines,
pour faire face à leurs échéances extérieures, ont appliqué trois décennies durant sans résultats
probants. Une foule de questions se posent et qui peuvent nous concerner dans la recherche de
voies pour un développement durable.
Comment ont-ils fait ? Que reste t-il, aujourd’hui du modèle asiatique après la crise?
Les « tigres asiatiques », comme l’on dit, peuvent-ils encore rugir ? Le miracle va-t-il se
transformer en mirage, comme en Côte d’Ivoire dans les années 70, avec les plans d’austérité
du FMI et la montée de la grogne sociale ?
I.
Comment ont-ils fait pour sortir du sousdéveloppement.
Sans nul doute l’histoire, la géographie et la démographie expliquent pour une part
importante la trajectoire des NPI. Le Japon en offre une parfaite illustration. En effet, la
difficulté de l’existence des hommes explique l’impérieuse nécessité de trouver des solutions
ou de périr. Le pays possède beaucoup de montagnes : à peu prés de 80% de la superficie
totale est montagneuse, donc économiquement inutile. La population de plus de 120 millions
d’hommes vit sur un espace restreint soit en termes de densité de population sur la superficie
utile, de l’ordre de plus de 1 500 par km2. Comparativement à la France qui compte
actuellement une population de 55 millions sur une superficie totale de 550 000km2. Mais
étant donné le fait que la superficie française est économiquement utile, donc la densité de
population est 1/15 de la France. Comme l’observe Yoshimori, « Si on transposait cette
densité de population en France sur la surface utile au Japon, le Japon compterait une
population de seulement 7 millions au lieu de 116 millions ». Ensuite pour échapper à une
colonisation rampante et au défi occidental, les japonais ont opté de concurrencer les
Occidentaux sur leur propre terrain, c’est- à –dire en empruntant, en assimilant
systématiquement les technologies occidentales et leur savoir faire. Voilà pour quoi les
japonais se sont mis à se développer, à s’industrialiser et pourquoi ils ont réussi sur le plan
économique. Les autres pays asiatiques sont dans une situation pas trop éloignée de celle du
Japon.
Toutefois, au plan strictement technique et schématiquement, toute croissance
économique est le produit des politiques publiques qui doivent réaliser une combinaison
optimale des déterminants que sont le travail, le capital, la technologie et les ressources
naturelles. De l’Ecole classique anglaise (A. Smith, Ricardo) jusqu’aux théoriciens
contemporains de la croissance endogène (Romer, Lucas, Barro) en passant par les keynésiens
(Keynes, Harrod-Domar, Kalecki, Hicks) et les néo-classiques (Solow, Von Mises et Hayek),
ces différentes théories enseignent que la réalisation des taux de croissance les plus élevés est
fonction du dosage des différents déterminants et du niveau de productivité des facteurs
(compétitivité). De nos jours, les variables de cette équation se modifient. Le capital et les
technologies circulent plus librement et les différences vont se jouer principalement sur les
avantages comparatifs des coûts de main-d’œuvre et la qualité des infrastructures. Cette
opinion est quotidiennement rappelée par le Président Abdoulaye Wade.
A ces déterminants s’ajoutent d’autres pour constituer les bases des modèles de
développement économique et social. Si les variables quantitatives et mêmes qualitatives sont
bien connues, ce qui l’est moins, c’est la compréhension de leurs enchaînements, de leur mise
en œuvre, dans les politiques économiques appropriées. Dans le cas de l’Asie, le modèle de
développement asiatique et ses performances se fondent sur quatre préalables : philosophiques
et culturels, économiques, institutionnels et sociaux.
1) Les préalables philosophiques et culturels
Ces préalables sont au nombre de deux : d’une part le mode d’organisation sociale
inspirée de CONFUCIUS où l’individu acquiert son identité par son appartenance à la famille,
d’autre part et par extension à la société entière le respect de la hiérarchie dans l’activité
productive de même que le développement de l’esprit de solidarité et de groupe. A y regardes
de prés, ces valeurs ne sont pas étrangères aux africains. Les tentatives de théorisation sur le
communautarisme caractéristique du fonctionnement des sociétés africaines le montrent assez
largement. Les années 60 ont vu la production de plusieurs recherches sur ces
thème :le « Consciencism » de K. NKrumah, le « communaucratisme » de L. Senghor et le
« communalisme » de J. Nyerere. Pourquoi ces décideurs de premier plan n’ont-ils pas pu
traduire leurs idées en actions concrètes au service du progrès économique comme cela a été
fait en Asie ? Pourquoi n’ont-ils pas réussi à traduire le travail de la communauté, par la
communauté, pour la communauté en actions qui combineraient salariat et bénévolat pour
effectuer des tâches de développement comme : organiser le travail productif collectif, aider
et former la jeunesse, assister les personnes dépendantes, embellir les cités et les rues,
organiser les fêtes, grâce à un tiers secteur qui se développe déjà dans les milieux associatifs,
coopératifs et alternatifs.
Le second aspect du préalable concerne les relations sociales ramenées à une relation
hiérarchique : liens sociaux verticaux de supérieur à inférieur, plutôt qu’horizontaux entre
égaux. Cette relation fonctionne en Afrique mais avec une organisation sociale à tendance
égalitariste qui se matérialise par la destruction systématique de toute velléité de formation de
surplus pour empêcher la formation de différenciation sociale par enrichissement matériel.
Cela explique la persistance de ces formes contemporaines de liquidation des surplus par son
utilisation improductive dans les multiples cérémonies familiales (naissance, mariage et mort,
autres manifestations sociales d’obédience religieuses).
2) Les préalables économiques
Ces préalables se réduisent à la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie de
développement fondée sur des options macroéconomiques et macro financières qui ont
tourné autour de réformes agraires pertinentes faisant du secteur agricole le moteur du
développement et de politiques commerciales et fiscales favorisant les exportations et
amplifiant les incitations à l’investissement productif. La révolution verte avec ses semences
sélectionnées à haut rendement, l’utilisation optimale des deltas par irrigation et l'emploi
intense des facteurs modernes de production ont permis de haut niveau de production et une
croissance de la production alimentaire plus rapide que celle de la population liquidant du
coup les pénuries alimentaires. Une population mieux nourrie et qui dispose de revenus plus
Importants finit par se fixer dans les zones rurales. Cette agriculture a relancé, en amont
comme en aval, l’industrialisation, ce qui donne une industrialisation amorcée à partir de
l’agriculture pour s’étendre aux exportations.
La politique financière, commerciale et fiscale appropriée vient en complément des
politiques agricoles et industrielle. La politique commerciale est agressive et vise le marché le
mondial par une offre de biens diversifiés et aux meilleurs prix. Quant à la politique fiscale,
elle a multiplié les incitations pour rendre les plus attractifs et les produits plus compétitifs.
3) Les préalables institutionnels
Les préalables institutionnels sont ceux qui permettent de réduire les coûts des
transactions et sont de trois ordres : la mise en place d’arrangements institutionnels
compatibles avec les objectifs fixés ; les investissements importants dans le capital humain :
éducation et santé et un bon Etat géré par un bon gouvernement comme le préconisait déjà au
18ème siècle J. Struart Mill. Ces institutions sont accompagnées par des règles et
comportements éthiques compatibles avec les objectifs de développement. Ils doivent être
socialement bien acceptés et appliqués par les principaux acteurs de la vie économique et
sociale. Les règles appliquées dans la pratique sont au nombre de quatre : s’appuyer sur ses
propres forces, concentrer ses ressources là où on a un avantage concurrentiel, choisir le
domaine le plus étroit possible et avoir la détermination. Quant aux acteurs, ils se subdivisent
en trois catégories : les entrepreneurs qui sont des hommes de talents exceptionnels
caractérisés par leur souplesse et leur agilité ; les élites intellectuelles et techniques issues des
politiques de valorisation des ressources humaines permettant d’élever le niveau de
qualification de la main-d’œuvre et l’Etat qui est le principal architecte du développement et
des transformations.
L Etat est « pro » c’est-à-dire producteur, promoteur, programmeur et prospecteur (P.
Hugon). Michel Camdessus notait que « l’Etat a joué un rôle essentiel en Asie en renonçant
à faire ce qu’il fait le moins bien, se substituer à l’entreprise pour faire davantage et mieux ce
qu’il est seul à pouvoir faire : faire prévaloir le droit et réprimer les abus, assurer les services
sociaux ou collectifs que les signaux de la demande solvable sur le marché ne suffisent pas à
assurer ; offrir aux agents économiques des perspectives universelles et de long terme et
garantir la stabilité de la monnaie et du cadre macro économique global sans laquelle on ne
peut pas optimiser la croissance à long terme d l’économie ».
Organisateur, il mobilise et oriente tous les investissements, prend en charge les
secteurs stratégiques de l’économie, des infrastructures de base aux industries lourdes et
l’éducation. L’industrialisation s’est déroulée à partir d’une étroite articulation entre l’Etat
chargé de la conduite de la politique économique et le secteur privé dynamique et engagé.
Les lourdes charges de régulation du système économique et social par l’Etat a permis à
certains auteurs de qualifier le modèle de développement asiatique de nouvelle variante du
capitalisme d’Etat pourtant très fortement décrié en Afrique par les Institutions Financières
Internationales de Bretton Woods et les tenants de la nouvelle orthodoxie néo-libérale (L.von
Mises, F. Hayek, P. Salin et P.Simmonot) qui préconisent de disqualifier l’Etat et de l’exclure
de toute responsabilité économique et sociale.
4) Les préalables sociaux
Les pays asiatiques ont mis en place un pacte social nouveau différent du taylorisme pratiqué
en Occident qui spire des traditions culturelles de travail, d’hiérarchie, de discipline et
d’obéissance. Le Président du Patronat japonais Kanusuka Matsushita déclarait devant ses
collègues industriels : « Dans la nouvelle compétition, nous allons gagner et l’Occident va
perdre… Vos organisations sont tayloriennes, mais le pire, c’est que vos têtes le sont. Vous
distinguer d’un côté ceux qui pensent et de l’autre ceux qui exécutent…. Nous pensons que
tous les membres de l’entreprise sont impliqués et nos entreprises donnent trois fois plus de
formation à tout leur personnel que ne le font vos entreprises ? Réalistes nous pensons qu’il
faut faire défendre l’entreprise par l’homme et que celle-ci leur rendra au centuple ce qu’ils
auront donné. Ce faisant nous finissons par être plus sociaux ». Pour Paul Krugman du MIT,
la clé du succès en Asie c’est le travail parfois au-delà des normes sociales. En conséquence,
selon lui, l’Asie « croit par transpiration, mais pas par innovation ». La plupart des NPI sont
devenus de véritables « sweat shop » c'est-à-dire des ateliers de sueur.
Ces expériences positives de forte croissance qui ont de l’Asie un pôle émergent et
dynamique de l’économie mondiale vont être entraînées dans un cyclone monétaire et
financière en 1997 avec les banques qui ont fait faillite, des bourses qui s’effondrent. Tout
cela rappelle étrangement la crise de 1929. Peuvent-elles encore servir de référence pour les
pays africains auxquels la Communauté internationale demandent, dans le cadre des Objectifs
du Millénaire pour le Développement (OMD), d’accélérer la croissance au taux d’au moins
7% pour réduire la pauvreté seulement de moitié d’ici 2015.
II.
Quels enseignements pour l’Afrique et le
Sénégal : quelques éléments de débat?
« Celui qui oublie l’expérience est condamné à la répéter » dit en substance un
proverbe africain. Au regard de la situation extrêmement morose du Continent, ses
intellectuels et son élite devraient se mettre à l’Ecole de l’Asie. S’il n’existe pas de recette
toute faite pour accéder au développement économique et social, il y a quelques points de
passage obligés que les NPI ont suivi et qui méritent d’être scrutés par tous ceux le
développement durable de l’Afrique intéresse. Dans notre analyse des stratégies comparée de
développement entre l’Afrique, l’Asie et l’Amérique Latine, les éléments caractéristiques de
la stratégie stratégique peuvent se ramener en définitive à 5 éléments :
1) une géostratégie mondiale favorable qui s’est traduite par une aide financière
américaine massive pour contenir le communisme asiatique particulièrement actif et
conquérant (Chine, Corée du Nord, Viêt-Nam, Cambodge, Laos, etc.). Cependant l’Afrique a
bénéficié d’importantes ressources et continue encore d’obtenir la plus forte part de l’Aide
Publique au Développement puisqu’elle a reçu 26 % du total de la l’APD fournie à l’ensemble
des pays en développement. Les prêts hautement concessionnels ou les dons représentaient
environ 95% de cette aide (Finances et Développement juin 1997). Deux décennies
auparavant G. AMOA (19884) observait que l’Afrique a reçu des ressources financières aussi
importantes que celles du Plan Marshall mais elles ont été mises au service de mauvaises
options
ce
qui
fait
qu’elles
n’ont
impulsé ni révolution agraire ni industrialisation. Aujourd’hui le Président Abdoulaye Wade
réouvre le dossier et récuse l’efficacité du « binôme aide–endettement ».
2) un développement endogène et national conduit par un Etat de qualité appuyé
sur une planification à long terme avec un secteur public souvent omnipotent. La stratégie
privilégie un secteur agricole réformé et modernisé et un secteur industriel tourné résolument
vers le secteur primaire et les exportations ;
3) une politique cohérente de ressources humaines avec un système éducatif et de
formation approprié et pertinent en liaison étroite avec les besoins de l’économie et de la
société ;
4) une élite fortement enracinée sur ses valeurs propres de cultures mais ouverte sur
l’extérieur : enracinement et ouverture (sempiternel slogan de L.S.Senghor) ;
5) un coût social par moment excessif.
La Banque mondiale et le FMI ont cherché à accréditer l’idée selon laquelle les NPI se
sont développés grâce à l’application de leurs recettes. Qu’en est-il exactement ? L’archétype
de la Banque mondiale exprimé dans les Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) retient 5
éléments dont l’interaction dans les programmes de réformes économiques devrait enclencher
un processus vertueux de croissance : i) une économie concurrentielle avec élimination de
tous les dysfonctionnements des marchés ; ii) un cadre macroéconomique stable, iii) une
implication au premier degré du secteur privé et ses corollaires : privatisation et
désengagement de l’Etat ; iv) une insertion forcée dans le système économique mondial par
spécialisation et promotion des activités exportatrices et recours aux Investissements Directs
Etrangers (IDE) et v) l’investissement dans les ressources humaines.
En comparant ces PAS aux politiques appliquées par les pays asiatiques, on observe de
notables différences au niveau : i) de la conception des politiques économiques et leur mise en
œuvre. Sous ce point il faut souligner le rôle central accordé à la planification dans la
régulation; ii) du rôle imparti à l’Etat et au marché : le marché est un instrument d’allocation
des ressources mais l’Etat reste l’agent principal de régulation qui anime l’économie à partir
d’un important secteur publique stratégique ; iii) du secteur bancaire commercial qui a
grandement ouvert les vannes du crédit entraînant un accroissement considérable de la
liquidité apparaissant dans le niveau élevé du ratio M2 /PIB. Celui-ci était avant la crise de
111% pour la Malaisie, 123% en Thaïlande, 80% aux Philippines, 57% en Indonésie, 83% à
Singapour. Il en résultera un taux d’inflation élevé (environ 5,5% en moyenne pour les pays
de la région)
En somme ce modèle asiatique montre qu’il est assez éloigné du prototype néo-libéral
que certains zélateurs des institutions internationales ont cru pouvoir offrir en exemple aux
pays africains. Un auteur comme Philippe Chalmin assimile l’expérience à un « colbertisme
de marché ». Evaluant les performances, il note que « depuis le Japon, il y a un siècle, à la
Chine aujourd’hui, le modèle adopté a été peu ou prou le même : un développement tiré par
les exportations dans un premier temps avec des produits à fort contenu en main-d’œuvre
(textiles, petites industries), montant en gamme peu à peu vers des produits plus sophistiqués,
bifurquant à un moment vers l’industrie lourde ; un marché intérieur protégé souvent
complètement opaque, un capitalisme certes libéral, parfois sauvage, souvent fortement
organisé autour de conglomérats bénéficiant de la protection et de la bénédiction des Etats,
une main-d’œuvre disponible faisant preuve d’un niveau d’épargne élevé ; enfin des régimes
politiques rarement démocratiques et très souvent corrompus sans que ce dernier point ne
nuise à l’efficacité économique contrairement au cas africain. Tout ceci ne correspondait
guère aux canaux économiques ni des marxistes, ni des libéraux ». C’est exactement cette
compréhension qu’exprime le Président Abdoulaye Wade avec un libéralisme extrêmement
dilué proche des conceptions de l’économie sociale de marché (voir préface de P. Salin d’un
ouvrage en préparation sur les recherches économiques de Maître Abdoulaye Wade).
Quelles leçons peut-on tirer de ces expériences pour faire avancer nos politiques
économiques, financières et sociales en direction d’un développement durable? Comment les
traduire dans les faits ? Pour engager le débat, il convient d’exhumer les éléments
caractéristiques à la lumière des décisions que prennent ou envisagent de prendre les
décideurs sénégalais.
Le premier élément concerne les stratégies de développement élaborées qui se veulent
à la fois endogènes et différentes de ce qui se fait ailleurs. Le mimétisme mécanique est
systématiquement écarté au profit de politiques qui s’appuient sur les ressources disponibles
et les exigences du marché, c'est-à-dire, que les efforts internes sont principalement orientés
dans des domaines où le pays a un avantage concurrentiel ou alors là il peut se construire des
avantages compétitifs.
Notre compréhension de cet élément comprend au moins trois aspects : une vision
clairvoyante, un bon cadre macroéconomique et des valeurs et attitude favorables aux
transformations et au progrès. La vision se fonde est la transformation du Sénégal par
modification profonde du champ de spécialisation vers la recherche et la promotion des
secteurs où il est possible de disposer d’avantages comparatifs ou construits plus subséquents
pour l’économie nationale. Beaucoup de projets du Chef de l’Etat vont dans cette direction :
la cité des affaires, la promotion des NTIC et de la nouvelle économie, la diversification
agricole, l’aménagement du territoire selon un schéma plus créatif qui articule le local, le
national, le régional, le continental et le mondial, le développement et la réorientation des
infrastructures vers l’espace régional et africain pour un élargissement du marché national. Ce
dernier point renvoi à l’intégration de gré ou de force. Il reste entendu que ces projets ne se
réaliseront pas « d’une claque de doigts ».
Le développement ne peut s’opérer sans un bon cadre macroéconomique. Dans ce
sens, les pays asiatiques ont élaboré des politiques monétaires et de change, des politiques
budgétaires compatibles avec leurs objectifs de croissance et d’insertion dans la
mondialisation. Cela n’a rien de comparable aux réformes introduites par les PAS dans le but
d’améliorer la solvabilité des Etats pour faire face à l’endettement.
Enfin pour les valeurs, les expériences asiatiques incitent à réfléchir sur la forte
interaction entre les facteurs économiques et les structures d’encadrement dont les structures
mentales sont certainement les plus importantes. Lucien Febvre les appelle « l’outillage
mental » qui regroupe l’ensemble des concepts, des croyances, des idéologies, des
représentations et des comportements qui ont cours dans une société donnée. Que ces valeurs
commandent ou orientent l’activité économique ne fait aucun doute. Dans ce sens, les appels
du Chef de l’Etat à l’occasion de la tragédie du « Joola » et de la présentation des vœux de
nouvel an (décembre 2003) a évoqué la déliquescence des valeurs, le délitement du tissu
social qui risquent de ruiner nos efforts de développement. Il a appelé à un véritable
réarmement moral pour une nouvelle éthique de responsabilité. Les réactions des intellectuels
et de la société civile sont restées timides, modestes et bien en deçà des enjeux. Il semble
qu’une fois admis que le développement n’est pas seulement synonyme de croissance et
d’extension de marchés, cela appelle automatiquement des réflexions sur toutes les
dimensions de l’homme et tous les aspects non économiques.
Le deuxième élément est que ces expériences ont été à la fois peu libérales et pas
démocratiques. Dans ces pays, on observe un leadership autoritaire avec des Etats forts qui
monopolisent le pouvoir d’orientation et de décision en partant de l’idée qu’on est responsable
que sur les choses pour lesquelles on a un certain pouvoir. Les réussites sont en définitive le
fait de pouvoirs autocratiques qui sont obligés de fonder leur légitimité sur les résultats
économiques. Dans ce sens Lee Kuan Yew un des artisans des succès économiques de
Singapour déclarait « Je ne crois pas que la démocratie amène le développement
nécessairement. Je crois que ce dont un pays a besoin pour se développer, c’est de la
discipline plus que de la démocratie. La démocratie poussée trop loin conduit à l’indiscipline
et au désordre qui ne sont pas de bons facteurs du développement ». Cela repose toujours
l’effectivité de l’existence d’une corrélation étroite entre la liberté politique et la prospérité
économique. En tout cas quelques dirigeants indiens ainsi que certains économistes de ce pays
(Thiaodouri) justifie la faible croissance de leur pays comme le prix de la démocratie tout en
estimant qu’il vaut d’ailleurs la peine de payer ce coût. Ce débat est en ce moment en cours en
Tunisie.
Au Sénégal, on observe le retour indispensable de l’Etat après la longue hibernation
procédant du poujadisme proclamé « du moins d’Etat et du mieux d’Etat ». Cette option de
l’Etat minimal n’a jamais convaincu que les bailleurs de fonds. A plusieurs reprises nous
avons critiqué très sévèrement cette option (« Démocratie et développement » publié en 1994
et « l’Etat, le banquier et le technicien face aux défis du monde rural» et dans plusieurs autres
articles). Dans le même temps, les engagements en faveur des Objectifs du Millénaire et du
NEPAD d’une part et la montée des incertitudes nées de la mondialisation inévitable rendent
la planification impérative. Quelle soit simple ou double, sa réhabilitation est aujourd’hui
impérative. Comme l’observait Sénèque « il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait
où il va ».
La Bonne gouvernance politique et économique devrait compléter le dispositif et offrir
des institutions de développement.
Le troisième élément réside dans le rôle déterminant joué par le secteur privé qui a
vaincu toutes les contraintes pour saisir toutes les opportunités d’investissement. Pour que la
promotion du secteur ne soit un simple vœu pour plaire aux bailleurs de fonds, les pouvoirs
publics doivent mettre en place un ensemble cohérent d’incitations qui favorisent la
croissance et la productivité des entreprises. Ces incitations ne sauraient se réduire
exclusivement à l’abaissement de la fiscalité. Quel est le taux de fiscalité compatible avec le
niveau des activités souhaitées ? D’autres problèmes existent relativement à la flexibilité des
marchés, aux institutions, à la corruption.
La quatrième leçon concerne les coûts sociaux lourds mais acceptés par les
populations qui trouvent quelque intérêt dans le développement économique. Ainsi, la plupart
des NPI sont de véritables « SWEAT SHOP ». Dans notre pays, il faut revoir complètement
les attitudes vis-à-vis du travail : les horaires, les rythmes et les nombreuse fêtes ce que le
Président exprime dans son fameux slogan « Travailler, encore travailler, beaucoup travailler
et toujours travailler » et dans la recherche d’une moralisation des grèves et des nombreuses
manifestations (port d’un bandeau rouge). L’Université ne doit pas restée en dehors de cette
tendance générale. Elle doit évoluer vers « une école d’obéissance et de discipline ».
La cinquième leçon concerne l’importance stratégique accordée aux ressources
humaines ce qui doit se traduire par l’existence d’un système scolaire et universitaire
fortement relié au système productif.
Il s’est constitué en conséquence une bureaucratie publique mais qui s’est fixée pour
mission primordiale de promouvoir le secteur privé. Les acteurs des stratégies du
développement sont alors les entrepreneurs nationaux, les élites intellectuelles et techniques et
les nouvelles forces sociales notamment les syndicats et les partis politiques.
Cependant, ce qui est surtout remarquable, c’est que les dirigeants politiques cherchent
à légitimer leur pouvoir à travers leurs succès économiques. C'est dire que l’incrustation au
pouvoir est sanctionnée par une obligation de résultats.
Rien de semblable ne se réalise en Afrique Sub-Saharienne qui s’enfonce dans
l’immobilisme économique et social. Il en va de même, en ce qui concerne les Politiques
d’Ajustement Structurel. L’Asie ne s’est pas dessaisi de sa souveraineté de penser et d’action.