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LES OTTOMANS DANS LES BALKANS
(XIIIE AU XXXE SIÈCLE)
Professeur F. G. DREYFUS
Professeur émérite d’études européennes à l’université Paris IVSorbonne. Ancien directeur de l’Institut d’études politiques de
Strasbourg, du Centre des études germaniques et de l’Institut des
hautes études européennes.
Quand on envisage la géopolitique du monde balkanique, il ne faut
pas négliger que, de 1350 jusqu’en 1912, une partie plus ou moins importante des
Balkans a été occupée et administrée par les Turcs.
L’occupation turque a entraîné des conséquences religieuses, sociales et linguistiques que l’on oublie trop souvent quand on parle de cette région. Au milieu
du xive siècle, les populations balkaniques sont chrétiennes et rattachées pour leur
grande majorité au patriarche de Constantinople. Elles vont subir une islamisation
plus ou moins importante, à laquelle succomberont Albanais et Bosniaques, à laquelle résisteront Bulgares, Grecs, Romains et Serbes.
La « turquisation » a des conséquences linguistiques et explique la persistance
de la langue turque dans un certain nombre de régions. Toutefois l’élément le plus
important est lié à la conversion à l’islam.
Ces Balkaniques étaient à l’origine chrétiens, et la résistance aux Turcs et à
l’islam renforce le poids des autorités ecclésiastiques locales, en particulier dans les
communautés orthodoxes : mélopolites et patriarches deviennent les dirigeants
naturels des communautés non islamisées ; dès lors, ils vont jouer un rôle de plus
en plus important, qui demeure encore aujourd’hui. Mais le pouvoir des prélats
orthodoxes est parfois mis en cause par les autorités musulmanes et surtout par
nombre de seigneurs demeurés catholiques. C’est à cette époque que naissent les
conflits interreligieux de la Bosnie actuelle.
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Le temps de la conquête – 1350-1453
Petite seigneurie turque plantée au sud-est de Constantinople, la tribu des
Ottomans, dont la capitale est Brousse, s’infiltre peu à peu dans le monde chrétien
balkanique. Dès la seconde moitié du xive siècle, Roumélie, Bulgarie et Bosnie sont
occupées. Les Serbes sont brisés à Kosovo en 1389. Au même moment, la Bulgarie
est attaquée et occupée, et s’effondre à la bataille de Nikopolis en 1396, malgré l’appui de quelques croisés occidentaux. Au-delà du Danube, la province de Valachie
est soumise au tribut. De petites croisades tentent d’apporter leur soutien, elles sont
écrasées à Varna en 1444.
Ce n’est qu’après la fin de l’Empire byzantin que la Grèce est à son tour occupée. La Morée est annexée en 1460 ; et, dans les quinze ans qui suivent, l’État
ottoman s’étend au sud de la Save, et au pied des Carpates : simultanément, la
plupart des comptoirs italiens, génois ou vénitiens, en mer Noire sont occupés par
les Ottomans.
On le sait, l’expansion ottomane ne s’arrête pas à la Save et au Danube. Tout au
long du xvie siècle, elle s’attaque à la Hongrie, qui est battue à Moracs. Bien plus, les
Ottomans mettent le siège devant Vienne en 1529. La peur des Ottomans est alors
le seul point commun qui unit catholiques et protestants au cours du xvie siècle.
À Lépante, les escadres chrétiennes conduites par l’Espagne, en l’absence notoire
des Français, détruisent en 1571 la flotte ottomane. Mais Lépante est surtout une
victoire symbolique qui n’empêche pas Chypre (conquise en 1571) de rester un
territoire ottoman.
Tout au long de la plus grande partie du xviie siècle, la puissance turque s’affirme
de la Crimée à Vienne, de la Bessarabie à Sparte. L’Empire ottoman s’attaque à nouveau à Vienne. Il est battu une première fois à Saint-Gotthard, au sud de Vienne ;
il ne peut prendre Vienne en 1683, défendue victorieusement grâce à l’appui du roi
de Pologne, Jean Sobieski. Dès lors, le reflux commence et, à la fin du xviiie siècle,
la frontière de l’Empire ottoman passe par la Save, le Danube, conservant toutefois
aux Ottomans la possession de la Valachie. Le repli s’accentuera au xixe siècle. En
1821, la Grèce s’enflamme et devient indépendante en 1829. En 1856, au traité
de Paris, la Serbie et les principautés romaines sont reconnues autonomes, puis
en 1878, au Congrès de Berlin, elles deviennent pleinement indépendantes. La
Bulgarie du Nord devient également autonome, et la Roumélie, la Macédoine, l’Albanie et le Kosovo demeurent ottomans tandis que la Bosnie-Herzégovine est placée sous protectorat austro-hongrois. Mais ce n’est qu’après les guerres balkaniques
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que l’Empire ottoman abandonne en 1910 les Balkans, à l’exception d’Andrinople
(Edirne). Au fond, il y a à peine cent ans que le monde balkanique a été libéré de
l’emprise ottomane.
De tous ces États, un seul connaît une situation à part, la Grèce. Le mouvement
national grec a deux aspects : d’une part, les nationalistes vivant en Grèce, hostiles
à l’occupation par les Ottomans ; d’autre part, les Phanariotes, les Grecs d’Istanbul,
qui « collaborent » et jouent un rôle déterminant, pour ne pas dire dominant,
en ce qui concerne la marine, le commerce extérieur et l’administration tant de
l’Empire que des territoires occupés. Ce sont les Phanariotes – appelés ainsi parce
qu’ils sont proches du Phanar, siège du patriarcat orthodoxe – qui administrent,
au nom du sultan, les provinces roumaines. Ils sont convaincus, à juste titre, que
l’indépendance diminuera leur influence et leur pouvoir. Aussi sont-ils très hostiles
au mouvement indépendantiste favorisé par les intellectuels comme lord Byron,
Victor Hugo, Delacroix et bien d’autres en Europe. On le sait, les intellectuels l’emporteront malgré les résistances du tsar et de Metternich. Ainsi naîtra un État grec
minuscule, réduit au Péloponnèse, à l’Attique et la Béotie. La Thessalie et l’Epsie ne
deviendront grecques qu’en 1881 ; Salonique n’entrera dans le giron hellène avec la
Macédoine et une partie de la Thrace qu’en 1912.
L’occupation turque
Il n’y a pas eu de politique homogène pour l’administration des territoires acquis tout au long des siècles. L’administration de l’Empire se fonde sur la décentralisation et la vassalisation. La vassalisation de ces territoires se fera de deux manières :
soit le maintien des seigneurs locaux et une certaine autonomie, c’est le cas en
Serbie et en Bulgarie ; soit la disparition des seigneurs locaux et la mise en place de
seigneurs locaux , musulmans ou même orthodoxes mais désignés par la Sublime
Porte.
En Roumanie, les seigneurs locaux sont des proches des Phanariotes, et les revenus des biens de l’Église envoyés au patriarcat de Constantinople. La mainmise hellénique est considérable et, jusqu’au traité de Paris de 1856, ce sont les Phanariotes
et d’autres Grecs qui contrôlent l’administration de la Valachie et d’une partie de
la Moldavie.
Selon les périodes, la pression ottomane est plus ou moins forte : trop forte, elle
entraîne de nombreuses révoltes qui, dans les provinces serbes, conduisent à l’apparition d’un sentiment national renforcé par la Révolution française. On l’oublie
trop : de 1806 à 1813, les côtes dalmates sont des territoires de l’Empire français,
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et dans le chef-lieu de la province d’Illyrie (Raguse-Dubrovnik) est installé un lycée impérial où vont se former les futurs responsables du nationalisme yougoslave.
C’est là qu’est élevé le père de la première grammaire serbo-croate.
Le seul élément commun à tous ces territoires est le sort fait à une partie de la
jeunesse : on enlève les jeunes garçons, on les convertit à l’islam et on en fait des
janissaires.
On n’a pas cherché véritablement à convertir, c’est ce qui explique la persistance des Églises orthodoxes, dominantes dans tous les États balkaniques : patriarches, métropolites et popes sont les autorités de référence. Seules deux régions
ne connaissent pas cette situation : la Bosnie et l’Albanie. Dans les deux cas, cela est
lié à la persistance côte à côte de communautés catholiques romaines liées à Rome
et de communautés orthodoxes. Là, dans la plupart des cas, la noblesse locale est
romaine, tandis que le peuple est orthodoxe. Tant qu’à se convertir, devenons musulmans. C’est ce qui explique l’islamisation de la très grande majorité des Albanais.
En Bosnie, les trois communautés religieuses coexistent. Ce n’est qu’à la fin du
xixe siècle et du début du xxe qu’apparaîtront des conflits interreligieux souvent
dramatiques. Cette tolérance religieuse du monde ottoman apparaît dans la condition faite aux Juifs : la communauté juive de Salonique ne cesse de prospérer, tout
au long des siècles, mais elle sera mal tolérée par l’Église orthodoxe grecque après
1912 ; elle sera liquidée au cours de la Shoah. Cette tolérance ottomane apparaît
clairement au mont Athos, où l’on respecte sans problème les décrets des empereurs
byzantins.
En fait, ce régime ottoman reconnaît dès le début le rôle de l’Église orthodoxe,
imposant le patriarche orthodoxe de Constantinople comme le chef spirituel de
tous les chrétiens de l’Empire. Comme le remarque le professeur Contogeorgis1,
le patriarche « conserve tous les pouvoirs et les privilèges conquis pendant la période byzantine ». Il ajoute : « Il ne fait aucun doute que le patriarcat œcuménique
acquiert pendant la période ottomane un incontestable pouvoir temporel. » En
échange : « L’Église reconnaît le pouvoir politique ottoman, garantit son orientation antilatine, et surtout assume le rôle d’intermédiaire garant de la légitimité et de
la loyauté des chrétiens asservis2. » On comprend dès lors la place des Phanariotes
dans la société. Ils jouent un rôle certain dans la diplomatie et dans la marine.
Ils tiennent, « dans la hiérarchie politique ottomane, des postes qui équivalent en
1. G. CONTOGEORGIS, Histoire de la Grèce, Hatier, 1992, p. 265.
2. Ibid.,
d p. 286.
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importance à ceux des ministres des Affaires étrangères ». Auprès des Phanariotes
apparaît en Grèce, Bulgarie et Roumanie une bourgeoisie qui fait fonctionner les
communes et les villes. Ainsi se constitue un système communal autour duquel
s’organisent les communautés nationales de l’Empire. Cette situation se retrouve
en Albanie, plus encore dans les provinces roumaines, mais n’existe pas en Serbie,
où le pouvoir est seigneurial. Comme le note Nicolas Svoronos, au xviiie siècle, « les
Grecs ont entre les mains la totalité du commerce intérieur et plus de la moitié du
commerce extérieur méditerranéen3 ».
On le voit, le régime ottoman n’est pas la dictature abominable que d’aucuns
prétendent. Il a parfaitement intégré la nécessité de reconnaître une certaine autonomie aux territoires conquis, surtout ceux qui sont restés chrétiens. Il a permis un
développement incontestable de l’économie commerciale mais il n’a pas su faciliter
les politiques industrielles qui auraient pu se faire jour dans les territoires de l’exYougoslavie, pensons en particulier au cas des mines de cuivre bosniaques.
La disparition de l’Empire ottoman se fait sous les coups des Russes qui veulent
les détroits et s’appuient sur les États orthodoxes, Serbie, Bulgarie, Grèce, auxquels
s’opposent les Austro-Hongrois qui veulent renforcer leur mainmise sur la vallée
du Danube, au point d’intervenir dans les querelles dynastiques serbes autour de
Karageorgévitch, tandis que la France et l’Angleterre cherchent à implanter leur
influence. C’est particulièrement le cas en Roumanie et Serbie, qui voient leur indépendance de fait reconnue par le traité de Paris de 1856.
On peut ainsi constater combien a été grand l’impact de la domination ottomane ; elle a mis en place une structure religieuse qui subsiste encore aujourd’hui
dans les États orthodoxes ; c’est pourquoi, à Belgrade, Bucarest et Sofia, règnent
aujourd’hui des patriarches autocéphales.
Mais, en adoptant une politique de décentralisation et en laissant presque souveraines les principautés autonomes, les Ottomans ont laissé se multiplier les pouvoirs locaux, entraînant facilement des conflits intracommunautaires. L’instabilité
politique des États balkaniques est directement issue des méthodes d’administration
ottomane. Ajoutons à cela la persistance des conflits ethnoreligieux entre Serbes et
Albanais, Serbes et Croates, sans parler de la situation extraordinaire de la Bosnie,
partagée entre trois religions qui ont oublié leurs enseignements de paix.
3. N. SVORONOS, Le commerce de Salonique au XVIIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1956, p. 43.
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