dossier pé dagogique - Fondation de l`Hermitage
Transcription
dossier pé dagogique - Fondation de l`Hermitage
DOSSIER PÉDAGOGIQUE Sommaire Présentation de l’exposition Plan de l’accrochage Pistes pédagogiques Informations pratiques Animations pour les écoles Renseignements Dominique Hoeltschi Activités pédagogiques / réalisation du dossier [email protected] p. 2 p. 3 pp. 4-20 p. 21 p. 22 Fondation de l’Hermitage 2, route du Signal, Case postale 38 CH - 1000 LAUSANNE 8 Bellevaux Tél. +41/21/320 50 01 Fax. +41/21/320 50 71 1 PRÉSENTATION DE L’EXPOSITION Asger Jorn, un artiste libre DU 22 JUIN AU 21 OCTOBRE 2012 Pour la première fois en Suisse romande, la Fondation de l’Hermitage consacre une exposition au peintre Asger Jorn (1914-1973). Considéré comme le plus grand artiste danois du XXe siècle, Jorn a joué un rôle majeur dans le développement des avant-gardes européennes de l’aprèsguerre. Cette manifestation s’inscrit dans la prolongation de l’exposition Impressions du Nord. La peinture scandinave 1800-1915 qui, en 2005, avait permis aux visiteurs de la Fondation de découvrir l’extraordinaire vitalité des peintres nordiques au XIXe siècle. Partageant sa vie entre le Danemark, la France (il y séjourne dès 1936), la Suisse et l’Italie, Asger Jorn fonde, en 1948, avec d’autres artistes du Nord, le mouvement Cobra, dont le nom fait référence aux trois villes Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. Dans le sillage du surréalisme, ils prônent la spontanéité, le retour à l’art populaire et au dessin d’enfant. La tuberculose qui frappe Jorn en 1951 précipite la fin de Cobra. Après dix-huit mois passés au sanatorium de Silkeborg au Danemark, Jorn choisit, pour sa convalescence, l’air pur des montagnes et s’installe pour six mois dans un chalet de Chesières (Vaud). En Suisse, le Danois développe un langage nouveau, qui renoue avec les sensualités enveloppantes d’Edvard Munch, pionnier de l’expressionnisme moderne. Les années suivantes le conduiront à libérer progressivement et de la façon la plus radicale son art des modes et des influences, et à inventer une peinture saisissante, tantôt apaisée, tantôt explosive, toujours colorée. Son œuvre puissante, élaborée au rythme de voyages incessants à travers l’Europe, s’ancre profondément dans la culture et la sensibilité scandinaves, tout en s’imprégnant des échanges qu’il entretient avec la scène artistique internationale. La tension entre une tradition nordique enracinée dans le Moyen-Age, et une aspiration à la perméabilité des frontières et à la vitalité d’une création collective, est au cœur de la fascination que Jorn exerce aujourd’hui. La rétrospective lausannoise couvre toutes les périodes, depuis les compositions de l’immédiat aprèsguerre, peuplées d’un bestiaire fantastique, jusqu’aux peintures lumineuses de la fin de sa vie, traversées de formes fluides et dynamiques. Réunissant quelque 80 peintures, l’exposition déploie en outre un bel ensemble de dessins, des estampes – entre autres l’emblématique Suite suisse, 19531954 –, ainsi que des sculptures, rendant compte de l’extraordinaire force expressive de Jorn dans la diversité des médiums. L’exposition bénéficie de la participation exceptionnelle de nombreuses institutions, en premier lieu le Museum Jorn de Silkeborg, mais aussi le Louisiana Museum of Modern Art à Humlebaek, le Kunsten Museum of Modern Art à Aalborg, le ARoS Aarhus Kunstmuseum, le Statens Museum for Kunst de Copenhague, le Henie Onstad Kunstsenter à Høvikodden, la Kunsthalle Emden, le Centre Pompidou à Paris, les Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, ainsi que de bon nombre de prestigieuses collections privées. Enfin, l’artiste belge de renommée internationale Pierre Alechinsky, qui a entretenu depuis Cobra – il fut à 24 ans le plus jeune membre de ce mouvement – une relation privilégiée avec Jorn, encourage activement ce projet en lui ouvrant sa collection et ses archives. Commissariat général : Sylvie Wuhrmann, directrice de la Fondation de l’Hermitage Catalogue : reproduisant en couleur toutes les œuvres exposées, le catalogue réunit de nombreuses contributions (Pierre Alechinsky, Troels Andersen, Rainer Michael Mason, Frédéric Pajak, Dominique Radrizzani, Didier Semin, Dieter Schwarz et Sylvie Wuhrmann), ainsi qu’une anthologie de textes d’Asger Jorn, Christian Dotremont et Jacques Prévert. L’exposition et le catalogue bénéficient du généreux soutien de Fondation Coromandel et de la Fondation pour l’art et la culture. 2 PLAN DE L’ACCROCHAGE REZ salle 1 : I. Les années Cobra salle 2 : II. Créer au sanatorium salle 3 : III. Les mois suisses 1er ETAGE palier : IV. Suite suisse salle 1 : V. Albisola salle 2 : VI. Le jour et la nuit salle 3 : VII. Cri et chuchotement 2ème ETAGE palier/salle 1 : VIII. Décollages et affiches salle 2 : IX. Dessins SOUS-SOL salle 1 : X. Aquarelles couloir : XI. Xylogravures salle 2 : XII. Modifications galerie : XIII. Les années de maturité 3 PISTES PÉDAGOGIQUES Options et déroulement de la visite Cette exposition donne aux élèves l’occasion de découvrir les diverses facettes de l’artiste Asger Jorn. Le parcours proposé se déclinant sur plusieurs niveaux, il est conseillé de constituer des petits groupes d’élèves qui orienteront leur visite selon une approche thématique ou comparative, un questionnaire orienté, l’analyse d’une technique (aquarelle, gravure, sculpture), la rédaction d’un texte libre en rapport avec une œuvre, une réflexion sur l’accrochage ou enfin un commentaire personnel. L’enseignant est ainsi libre de définir les sujets qui l’intéressent et d’établir préalablement le parcours de la visite avec ses élèves. L’accrochage a été conçu selon un axe chronologique, tout en proposant des regroupements thématiques. L’exposition s’articule selon 13 sections (voir plan de l’accrochage), qui sont autant de pistes de réflexion. Le dossier comprend des repères biographiques, une présentation des salles principales et des commentaires d’œuvres permettant ainsi de cibler les divers enjeux de l’exposition. REPÈRES BIOGRAPHIQUES Asger Jorn, Albisola, 1954, photographie argentique © photo Henny Riemens 1914 Naissance d’Asger Jørgensen, dit « Jorn » (pseudonyme adopté en 1945), à Vejrun, un village du Jutland occidental, de parents instituteurs (le père meurt en 1926). 1929 La famille s’installe à Silkeborg. 1933 Première participation à une exposition (Les Jeunes peintres jutlandais libres, Silkeborg). 1936 Part pour Paris, où il collabore bientôt avec Fernand Léger et Le Corbusier, se passionne pour Miró et Klee. 4 1941-1944 Au Danemark, pendant l’occupation, participe à la publication des douze numéros de Helhesten (Cheval de l’enfer). 1946 Rencontre Picasso à Antibes. 1947 Rencontre André Breton, visite en juillet l’Exposition internationale du surréalisme à la galerie Maeght à Paris et se rend en octobre à Bruxelles pour la Conférence internationale du surréalisme révolutionnaire, où il fait la connaissance de l’artiste belge Christian Dotremont. 1948 Principal cofondateur avec Dotremont, en novembre, du mouvement Cobra (participe activement aux expositions et publications du groupe). Première exposition personnelle à la galerie Breteau, Paris. 1951 Frappé de tuberculose, commence un long séjour au sanatorium de Silkeborg. Fin de Cobra. 1953 D’octobre 1953 à mars 1954, s’établit avec sa femme et quatre enfants dans le chalet Perce-Neige à Chesières, dans le canton de Vaud. Polémique avec l’architecte plasticien zurichois Max Bill et création du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste. 1954 Se fixe à Albisola, près de Gênes, où il fait de la céramique avec Enrico Baj, Lucio Fontana et des anciens de Cobra. 1957 Crée avec Guy Debord et Constant l’Internationale situationniste. Publication de Pour la Forme, recueil d’essais sur l’art. 1959 Fait don au musée de Silkeborg de sa collection personnelle. Série des modifications ou nouvelles défigurations (expositions à la Galerie Rive gauche, Paris, 1959 et 1962). 1960 Termine provisoirement sa plus grande peinture : Stalingrad. Projette une encyclopédie iconographique retraçant 10’000 ans d’art populaire scandinave. 1961-1962 Démissionne de l’Internationale situationniste, fonde l’Institut scandinave de vandalisme comparé. 1964 Refuse le Prix Guggenheim. Les expositions se succèdent (Bâle, Amsterdam, Copenhague, Berlin, Bruxelles). 1968 Voyage à La Havane (Cuba). 1970-1971 Rétrospective à la galerie Jeanne Bucher à Paris. 1973 Jorn meurt à Aarhus au Danemark, des suites d’un cancer. Il est enterré sur l’île de Gotland, au cœur de la mer Baltique. 5 I. Les années Cobra REZ, salle 1 En 1936, Jorn quitte son Jutland natal et se rend à Paris, avec le projet d’étudier auprès de Kandinsky. Ce dernier ne prenant pas d’élèves, Jorn rejoint l’Académie moderne de Fernand Léger, qui lui fait rencontrer Le Corbusier. Il collabore à leurs réalisations pour l’Exposition universelle de 1937. En septembre 1939, Jorn revient au Danemark. Il passe la Seconde Guerre mondiale dans son pays occupé par l’armée allemande. C’est l’occasion pour lui de se lancer dans une première aventure artistique collective avec la revue Helhesten (« Cheval d’enfer »), dont il est l’un des créateurs et qui sera épargnée par la censure. Dès 1945, Jorn multiplie les voyages et les rencontres. En 1948, avec l’écrivain belge Christian Dotremont et d’autres artistes d’Europe du Nord, il fonde à Paris le mouvement Cobra, dont le nom correspond aux premières lettres de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. Dans le sillage du surréalisme, mais aussi en rupture avec lui, Cobra se définit comme le « lien souple des groupes expérimentaux danois, belges et hollandais ». Réunissant peintres et écrivains, ce mouvement d’une extraordinaire vitalité est à la recherche d’un « art naturel », universel. Sous la bannière de la spontanéité, il s’intéresse à l’art populaire et au dessin d’enfant, se livre à l’expérimentation et à la création collective. La tuberculose qui frappe Jorn puis Dotremont en 1951 met un terme à Cobra. 6 Léonard de Vinci, La Joconde, entre 1503-1506 huile sur panneau, 77 x 53 cm Musée du Louvre, Paris Asger Jorn, Mona Lisa, 1944 huile sur toile, 53,5 x 42 cm Galerie van de Loo, Munich Commentaire d’œuvre : Avant la période Cobra, Jorn réinterprète le célèbre tableau de la Joconde, peinte par Léonard de Vinci. Contrairement à l’original, la Mona Lisa de Jorn est représentée de manière bidimensionnelle (ses trois yeux indiquent une vue frontale et de profil) et synthétisée par un réseau de lignes sinueuses. Un dessin préparatoire à l’encre de Chine (visible au 2ème étage) mettant en exergue l’entrelacement de la ligne, décline le même thème. Ce goût pour la stylisation, la déformation et l’expressivité rappelle le langage plastique de Picasso, qui fut l’un de ses maîtres. Asger Jorn et Christian Dotremont Je lève, tu lèves, nous rêvons..., 1948 huile sur toile, 37,5 x 32,5 cm Collection Pierre et Micky Alechinsky Asger Jorn et Christian Dotremont Ici la chevelure des choses..., 1948 huile sur carton, 17,5 x 21,5 cm Collection Pierre et Micky Alechinsky Commentaire d’œuvre : Fondé à Paris en 1948, Cobra réunissait surtout des peintres, mais également des écrivains. Fédéré autour de deux fortes personnalités, Jorn et Dotremont, Cobra est une aventure artistique qui se caractérise par son caractère collectif et expérimental. Le groupe s’exprime notamment dans sa revue Cobra et dans des expositions collectives qui firent scandale. Grands explorateurs de culture, ces artistes réalisent de nombreuses créations à plusieurs, alliant peinture et poésie. L’humour, l’une des caractéristiques de Cobra, est d’ailleurs visible dans ces peintures-mots – réalisées en bleu par manque de moyens matériels – aux titres parfois surréalistes comme Ici la chevelure des choses… et Je lève, tu lèves, nous rêvons. Le critique d’art Jean-Clarence Lambert observe que : « La nouveauté de l’expérience consistait en l’émergence simultanée de l’écriture et de la peinture, les formes et les graphismes réagissant réciproquement pendant la co-naissance de l’œuvre ». 7 II. Créer au sanatorium REZ, salle 2 En 1951, tandis qu’il vit dans des conditions très précaires à Paris, Jorn s’effondre, terrassé par la tuberculose et la malnutrition. Hospitalisé d’urgence, il ne lui reste plus comme solution que de rentrer au Danemark. La ville où il a grandi, Silkeborg, possède en effet un grand sanatorium. Ce retour met temporairement fin à ses activités créatrices bouillonnantes, à ses voyages constants, et scelle la fin de Cobra. Asger Jorn, Den forhadte by | La ville détestée, 1951-1952 huile sur panneau de bois, 159,6 x 127,6 cm Fondation Gandur pour l’Art, Genève Commentaire d’œuvre : Après de longs mois d’alitement où il ne peut que lire, écrire et dessiner, sa santé s’améliore et il est autorisé à peindre. Il installe alors un atelier au sanatorium et entame une série de peintures sur le thème des saisons, parmi lesquelles La fête de la Saint-Jean II, montrée dans cette salle. Comme souvent dans son œuvre des années 1950 et 1960, des créatures rappelant les trolls, kobolds et autres lutins de la mythologie nordique apparaissent, ici rassemblés dans une composition organique, aux formes mouvantes et à l’ambiance nocturne. Commentaire d’œuvre : Jorn se retrouve isolé de la scène artistique européenne, immobilisé dans la « ville détestée », qu’il évoque dans le tableau présenté ici. Les couleurs sombres et sanglantes, la composition oppressante et les êtres menaçants de cette œuvre en disent long sur son état d’esprit durant ces dix-huit mois de cure. Au cœur du tableau, une masse claire plus indistincte offre une respiration au milieu des monstres formant une guirlande. On perçoit dans toute l’œuvre de Jorn un langage pictural qui s’adresse avant tout aux émotions, ce qui caractérisait déjà l’art de Cobra. Asger Jorn, Sankthans II | La fête de la Saint-Jean II, 1952 huile sur aggloméré, 159,8 x 182,6 cm ARoS Aarhus Kunstmuseum La lune, motif récurrent dans les œuvres de Jorn (La fête de la Saint-Jean II, La lune et les animaux, La roue de la fortune) témoigne de son intérêt pour les cycles (alternance des saisons, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort), qui marquent fortement la pensée et l’art des peuples traditionnels et anciens (notamment de Scandinavie), auxquels Jorn s’intéresse beaucoup. A cette époque, son registre est clairement figuratif, des animaux et des êtres hybrides peuplent ses compositions. 8 Commentaire d’œuvre : Après être passé si près du gouffre, Jorn regagne peu à peu en vitalité et ses tableaux en témoignent. La roue de la fortune fait ainsi partie des odes à la vie que Jorn peint pendant cette période éprouvante. Dans cette œuvre plus diluée, Jorn abandonne les contours noirs au profit de tons pastel. • Etudier la composition, l’iconographie et le traitement pictural de cette œuvre et la comparer avec le tableau attenant La ville détestée. Asger Jorn, Lykkehjulet | La roue de la fortune, 1951-1952 huile sur toile, 155,5 x 135,5 cm Gudrun et Viggo Nielsen, Roskilde III. Les mois suisses REZ, salle 3 Fin octobre 1953, grâce à des fonds levés par une exposition-vente de charité, Jorn arrive en Suisse pour achever sa guérison à l’air vivifiant des montagnes. Il s’installe dans un petit chalet à Chesières dans le canton de Vaud, avec sa femme Matie – ancienne épouse du peintre Constant, membre de Cobra, qui restera l’ami de Jorn malgré leurs péripéties sentimentales – et leurs enfants. Après deux ans de maladie, Jorn est impatient de relancer les échanges foisonnants des années Cobra. S’il peine à nouer des contacts localement, il correspond activement avec d’autres figures artistiques. Ainsi, il entre en polémique avec l’architecte zurichois Max Bill, dont il conteste le nouveau Bauhaus créé à Ulm, et il se lie avec le peintre milanais Enrico Baj, fondateur du Movimento Arte Nucleare. Souvent de taille réduite en raison du manque de place, les tableaux de cette époque témoignent des difficultés rencontrées par la famille : Les enfants causent des querelles paternelles, Couple nuptial, Résistance masculine… sont autant de titres qui évoquent ces tensions intimes, tandis que L’étranger au village confirme l’isolement dont souffre Jorn. Asger Jorn, Les spectateurs et l’assassin de Lurs, 1953, huile sur toile 54,5 x 100,5 cm, Collection Karel van Stuijvenberg, Caracas Commentaire d’œuvre : Les spectateurs et l’assassin de Lurs, à l’atmosphère colorée et oppressante, renvoie à l’actualité : cette toile illustre l’affaire Dominici, le massacre d’une famille anglaise de passage dans les Alpes, qui défraye alors la chronique. Sur un fond nocturne violet oppressant, trois personnages au visage enflammé d’orange, le corps souligné d’un cerne bleu canard, sont au cœur du drame. A droite, une créature hideuse, tête d’ogre sur un corps d’oiseau, rugissant à pleines dents, se précipite le bras levé sur une figure en jupe qui tente de le repousser 9 (la fillette). Entre eux un corps étendu dénonce le meurtre d’un parent (la mère). En haut à gauche, le deuxième parent, à la tête immense et comme aspirée en l’air, les orbites éteintes, est déjà mort (le père, Jack Drummond). Sur le devant, deux spectateurs (probablement les fils Dominici) assistent au crime, l’un montre les dents. Une sorte d’ectoplasme vert vif englue la scène, la juxtaposition des couleurs complémentaires crée une atmosphère saturée de violence. La partie gauche de la composition – où deux personnages discutent – correspond à celle de L’étranger au village (palier, 1er étage) et à L’étranger (salle 2, 2ème étage). Ce séjour d’une intense productivité – une quarantaine de peintures, autant d’estampes, quantité de dessins et des essais théoriques voient le jour – se termine en mars 1954. Les Jorn partent ensuite pour l’Italie. IV. 1ER ETAGE, palier Suite suisse Pendant les six mois passés en Suisse, Jorn s’adonne intensivement à la gravure, et produit pas moins de quarante-trois eaux-fortes, qu’il fait imprimer par le graveur Reynold Disteli à Versoix, près de Genève. En 1961, il en retient vingt-trois – la sélection présentée ici – et les retravaille à la pointe sèche. Cet ensemble est alors édité par Otto van de Loo à Munich, sous le titre de Schweizer Suite, « Suite suisse ». Il expliquera plus tard à Alechinsky le mystère de ces gravures : ses cuivres aussi polis que des miroirs, il les aurait martyrisés, les aurait vigoureusement écrasés avec le talon sur le sol, les aurait marqués sans ménagement… Les accidents provoqués sur les plaques apparaissent par exemple dans Paysage inondé en Hollande. En Suisse, Jorn développe son vocabulaire formel à l’écart des grands centres artistiques. Il se recentre sur son œuvre et s’inspire souvent de ses propres dessins comme dans L’étranger au village et Conférence à 7. En revanche, l’empreinte du maître norvégien Edvard Munch est aisément repérable dans les lignes enveloppantes et sinueuses de Femelle interplanétaire ou de Résistance masculine. Le visiteur retrouvera ainsi les mêmes thématiques déployées dans les gravures, les peintures et les dessins accrochés dans les salles (respectivement au rez-dechaussée et au 2ème étage). Résistance masculine, 1954 eau-forte 12,8 x 11,8 cm Museum Jorn, Silkeborg Femelle interplanétaire, 1954 eau-forte, aquatinte et pointe sèche 14,5 x 11,1 cm Museum Jorn, Silkeborg Schweizer Garde, 1954 eau-forte et pointe sèche 10,2 x 17,5 cm Museum Jorn, Silkeborg Commentaire d’œuvre : Par cette série de gravures, Jorn désigne également les maîtres qui ont contribué à façonner son identité graphique : Klee (L’homme araigné), Picasso (Rencontre d’Antibes), Ensor (Schweizer Garde), et surtout Munch (Résistance masculine et Femelle interplanétaire). L’une d’elles, la Schweizer Garde, fait directement allusion à son lieu de création et offre une vision burlesque, à la Ensor, des forces armées protégeant le pays. 10 V. Albisola Asger Jorn dans son atelier, Albisola, 1961 Photographie argentique © photo Bartoli 1ER ETAGE, salle 1 Après six mois de convalescence en Suisse, Jorn et sa famille reprennent la route en mars 1954 pour s’établir en Italie. Sur les conseils du peintre Enrico Baj, avec qui il correspondait depuis Chesières, Jorn s’installe à Albisola, petite ville de la côte ligure qui restera toute sa vie un de ses ports d’attache. Dans ce lieu de villégiature fréquenté par les artistes et les poètes, il revit le bouillonnement artistique de l’époque Cobra, organisant des rencontres internationales de céramistes, continuant de polémiquer avec Max Bill au travers du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste contre un Bauhaus imaginaire qu’il anime avec énergie, créant sans relâche, en particulier des céramiques parfois monumentales. A Albisola, où il finira des années plus tard par acheter une maison, Jorn trouve son « Château en Espagne », et le représente. Après la guerre et les années de tuberculose, c’est véritablement une nouvelle vie que lui promet l’Italie. Cet apaisement transparaît dans ses peintures aux compositions plus organiques et équilibrées, aux formes déliées et souples, aux couleurs chaudes et lumineuses – sans doute inspirées du travail de la terre cuite qu’il pratique intensément dans l’atelier du céramiste Tullio Mazzotti, dit Tullio d’Albisola. Les tonalités brutales et les êtres angoissants de l’immédiat après-guerre s’effacent dans la lumière italienne. Mon château d’Espagne, 1954 huile sur aggloméré, 122 x 91,5 cm Copenhague, Statens Museum for Kunst Mon château d’Espagne, 1954 eau-forte et pointe sèche, 12,1 x 17,1 cm Museum Jorn, Silkeborg Commentaire d’œuvre : A Albisola, Jorn trouve un havre de paix où il peut s’épanouir. Cet état d’esprit est transcrit dans un tableau enchanteur illustrant un château oriental avec bulbes, comme issu d’un monde onirique. Des figures, dont on ne distingue que les yeux, se cachent dans les méandres du tableau. Une eau-forte (palier, 1er étage) explorait déjà quelques mois plus tôt ce thème cher à l’artiste. 11 Commentaire d’œuvre : Dans la lignée de Cobra, Jorn continue de s’intéresser aux dessins d’enfants dont il admire la spontanéité créatrice, comme en témoignent une peinture sans titre de 1955 et le joyeux Bouffon en terre cuite polychrome présentés dans cette salle. Le bouffon, 1954, céramique vernissée, 30 x 32 x 32 cm Collection Sophie et Philippe Niels, Bruxelles VI. Le jour et la nuit 1ER ETAGE, salle 2 Dans le prolongement de Cobra, Jorn élabore à la fin des années cinquante un langage organique, alliant puissance du geste et intensité chromatique. A la recherche d’une peinture universelle, qui parle à chacun selon son imaginaire propre, il brouille les limites entre le figuratif et l’abstrait. Les créatures ectoplasmiques se dissolvent progressivement et forment des congrégations colorées. La ligne est éclatée et le jeu de déformation parfois poussé à son paroxysme. La dualité entre abstraction et figuration rejoint la pensée de Jorn pour qui la création est « un processus au déroulement et au résultat inconnu ». Les titres volontairement polysémiques ou oniriques des œuvres de Jorn sont source d’ambiguïté. De surcroît, l’usage de plusieurs langues, en fonction des lieux occupés par l’artiste au moment de la création, offre au spectateur un large champ d’interprétation. Dès 1958, la situation matérielle de Jorn s’améliore et lui permet de constituer une collection réunissant ses maîtres et amis (James Ensor, Francis Picabia, Max Ernst, Jean Dubuffet, Sam Francis…). Il en fait don au petit musée d’art de Silkeborg (aujourd’hui Museum Jorn), qu’il soutiendra toute sa vie. Lüfterbild, 1959-1960, huile sur toile, 116 x 89 cm Galerie van de Loo, Munich Vision nocturne, 1956, huile sur toile, 101 x 81,5 cm Louisiana Museum of Modern Art, Humlebæk, Danemark Commentaire d’œuvre : La tension entre abstraction et figuration est particulièrement sensible dans les tourbillons colorés de Lüfterbild, inspiré des ornements qui décorent traditionnellement le pourtour des fenêtres bavaroises. Dans un registre aussi enchanteur mais plus oppressant, Vision nocturne, qui découpe ses silhouettes irisées dans le manteau de la nuit, est construit comme un vitrail où dominerait le plomb. Dans la peinture de Jorn « apparaissent parmi la lumière les ombres les plus méchantes, mais tout à coup se renverse le débat : la nuit prend la tendresse de l’oreiller tandis que le soleil, maître du fond, visible à peine, est démoniaque » (Christian Dotremont, 1956). 12 VII. Cri et chuchotement 1ER ETAGE, salle 3 Asger Jorn trouve sa place au côté d’Edvard Munch (1863-1944), pionnier de l’expressionnisme moderne. Très tôt, le Norvégien influence profondément Jorn, qui a été fasciné par les rétrospectives posthumes présentées à Oslo (1945) et Copenhague (1946). Très marquée pendant la période suisse (1953-1954), notamment dans les dessins, l’empreinte de cet aîné reste perceptible jusqu’au début des années 1960. Edvard Munch, Le cri, 1893 tempera sur carton, 83,52 cm × 66 cm Musée Munch, Oslo Asger Jorn, Wiedersehen am Todesufer | Retrouvailles sur le rivage de la mort, 1958, huile sur toile, 100,4 x 80,6 cm Kunsthalle Emden – Schenkung Otto van de Loo Commentaire d’œuvre : La composition, ainsi que les formes sinueuses et cernées de couleur de Retrouvailles sur le rivage de la mort rappellent les lignes enveloppantes et ondoyantes caractéristiques de Munch. Les figures fantomatiques semblent sortir directement de son univers tourmenté. La tension dramatique qui émane de ces deux tableaux provient aussi bien du sujet représenté que du traitement pictural fondé sur la violence de la touche. Commentaire d’œuvre : On relève des parentés tant stylistiques que thématiques entre les deux artistes. Des titres comme Le cri (dans cette salle) ou Chuchotement (au sous-sol) attestent aussi cette filiation. Jorn partage avec Munch une vision existentialiste de l’art, où l’expérience personnelle habite des compositions le plus souvent tumultueuses. Asger Jorn, Le cri, 1960, huile sur toile, 55 x 64 cm Inger and Andreas L. Riis collection, deposit Henie Onstad Art Centre, Norway En 1945 déjà, au lendemain de la mort de Munch, Jorn s’était ouvert à son frère de sa fascination pour cet artiste qui lui avait permis de « retrouver en moi-même la part nordique de mon art, la part mystique et sensible qui est en opposition à la clarté de la peinture française ». A l’exemple de Munch, Jorn cherchera continuellement les moyens d’allier la modernité européenne à la tradition scandinave. 13 VIII. Décollages et affiches 2ème ETAGE, palier Au cours des années soixante, Jorn se livre à de nouvelles expériences plastiques. Parallèlement à la sculpture, il exécute un nombre considérable de « décollages », autant de variations sur un même thème qu’il réalise en 1962, 1964 et 1968. Ces œuvres d’une grande vitalité sont composées à partir d’affiches détachées des murs et des panneaux publics. Jorn retravaille ce matériau de la rue, entaillant les couches superposées et déchirant des lambeaux jusqu’à faire surgir, de façon apparemment aléatoire, des couleurs enfouies ou un motif caché. Le décollage et le jeu de stratification qu’il suppose, relèvent aussi de la pratique du détournement, tel que le Danois l’expérimente au même moment avec ses modifications, interventions du pinceau sur des toiles glanées aux puces. Participant de la même veine iconoclaste, les décollages ne sont pas sans rappeler en outre les recherches menées depuis quelque temps déjà par les Nouveaux Réalistes sur les pouvoirs d’évocation de l’affiche lacérée (Raymond Hains, Jacques Villeglé, François Dufrêne, Mimmo Rotella). Commentaire d’œuvre : En écho au surréalisme, Jorn combine les éléments de manière apparemment aléatoire. De ces créations spontanées, conçues en soustrayant la matière, surgissent des êtres hybrides aux silhouettes à peine ébauchées. La lecture de l’image et l’interprétation de son titre restent toutefois opaques, chacun y projetant son répertoire personnel. Asger Jorn, Nøgen husflid | Artisanat nu, 1964 collage sur carton marouflé sur panneau de bois, 130 x 97 cm, Fondation Gandur pour l’Art, Genève 2ème ETAGE, salle 1 Commentaire d’œuvre : Dans les mêmes années où il décolle et déchire des affiches, Jorn est soudainement conduit à en produire. S’il ne se mêle pas aux événements de mai 1968, il soutient la révolte étudiante en créant quatre affiches lithographiques dont les textes à l’orthographe volontairement capricieuse s’amusent des slogans du jour. A l’instar des titres de ses peintures, les fautes d’orthographe sont délibérément conservées dans une perspective inventive et déroutante. Asger Jorn, Affiche, mai 1968 lithographie en couleur, 51 x 33,5 cm Collection Pierre et Micky Alechinsky 14 IX. Dessins 2ème ETAGE, salle 2 L’œuvre dessiné de Jorn se distingue par son aspect expérimental et inventif. C’est à l’Académie moderne de Fernand Léger à Paris que Jorn apprend à dessiner autour de 1936-1937. Agé de vingt-deux ans, il vient de terminer ses études pour devenir instituteur, et son bagage artistique est encore assez limité. Il ne cessera de dessiner : comme le souligne Jonas Storsve, « le dessin sera le véritable laboratoire de son art. C’est sur le papier qu’il cherche des solutions d’abord pour ses peintures, plus tard également pour ses sculptures ». Parmi les artistes qui ont contribué à façonner l’identité graphique de Jorn, on trouve Klee, Picasso, Ensor, et surtout Munch, dont l’influence marque également sa peinture. Asger Jorn, L’étranger, 1953, plume, lavis, encre de Chine, encre brune, aquarelle, 29,5 x 20,8 cm Collection privée Asger Jorn, L’étranger au village, 1953 eau-forte, 7,9 x 5,6 cm Museum Jorn, Silkeborg Commentaire d’œuvres : Dans ses feuilles foisonnantes, Jorn alterne mine graphite et encre de Chine, techniques qu’il rehausse parfois de pastel gras ou d’aquarelle. Un bestiaire très personnel, ancré dans l’art scandinave ancien et la mythologie nordique (rennes, lutins, êtres hybrides…) peuple les dessins de Jorn. Souvent aussi, les physionomies se déforment et une dynamique souple les anime, comme dans L’étranger. Une eau-forte intitulée L’étranger au village traite par ailleurs le même sujet (palier, 1er étage). Pierre Alechinsky, Asger Jorn et Christian Dotremont Le grand Pum, 1961, encre de Chine d’Alechinsky sur papier ancien, ajouts au crayon de couleur par Jorn, approuvé par Dotremont, 19,5 x 31,5 cm Collection Pierre et Micky Alechinsky Commentaire d’œuvre : L’intégration de l’écriture dans le dessin, dont Jorn est l’un des pionniers, s’illustre dans Le grand Pum, évocation des « peintures-mots » réalisées avec ses anciens compagnons de Cobra, Alechinsky et Dotremont. Vingt ans après, cette œuvre à six mains incarne avec dérision la dissolution du groupe : Copenhague, Bruxelles, Amsterdam sont privées de leurs premières lettres, si emblématiques. 15 X. Xylogravures SOUS-SOL, couloir Etudes et surprises « La gouge, soc pour une main à plume. Asger Jorn grave une planche à même la presse. Peter Bramsen, imprimeur-né, veille, s’affaire, circule sur la passerelle : bientôt le résultat – risqué sur la totalité du tirage – de l’ultime superposition du même bois modifié. A copeaux dans la barbe, gouge active. Machine à l’arrêt, le margeur et le receveur attendent. Il n’y aura aucune épreuve préalable. A plat ventre sur le plateau, Jorn chantonne dans un léger bruit d’arrachement de bois. Ses mains font penser à la danse des petits pains de Charlie Chaplin. Ce fil parti de Gauguin, tenu par Munch, à nouveau saisi par Jorn… A se demander si Gauguin n’aurait pas de Paris posté quantité d’estampes à son épouse danoise retournée au Danemark. Seraient apparus à leur suite les bois réputés si scandinaves d’Edvard Munch et, derniers ricochets dans l’eau lumineuse du papier, l’album Etudes et surprises d’Asger Jorn (Atelier Clot, Paris, 1972). » Pierre Alechinsky, extrait de « Cap Jorn », paru dans Lettre suit, 1992, éditions Gallimard, Paris. Asger Jorn gravant une planche du portfolio Etudes et surprises chez Peter Bramsen, Paris, Photo Pierre Alechinsky Asger Jorn, Dans le sillage d’If-Aube, 1971-1972 planche extraite du portfolio Etudes et surprises,1971 xylogravure en couleur sur vélin d’Arches, 32 x 25 cm (feuille 56 x 45 cm) Collection Pierre et Micky Alechinsky Commentaire d’œuvre : Par ses couleurs en aplat et sa composition refusant toute perspective, Dans le sillage d’If-Aube s’inspire directement des estampes japonaises. La xylogravure désigne l'action de graver une image sur une planche de bois, généralement avec une gouge ou un burin, en vue de l’imprimer sur papier. On appelle une xylographie l'épreuve obtenue par l'impression de cette plaque de bois. Dans le cas présent, Jorn grave d’abord une planche de bois, avant de l’enduire d’encre colorée. Un motif premier (figures ou paysages) apparaît. Jorn retravaille ensuite la même surface de bois et imprime les autres couleurs, contrairement aux procédés de la gravure classique qui utilisent différents blocs de bois pour l’impression de chaque couleur. Aucun retour en arrière n’est possible, si bien qu’à la fin du processus, le bois est totalement usé et inutilisable. Cette technique radicale (également utilisée par Munch) est en adéquation avec le tempérament de Jorn qui laisse libre cours à l’improvisation et achève généralement ses œuvres par des interventions les plus audacieuses, risquant ainsi de ruiner sa création au dernier instant. 16 XI. Aquarelles SOUS-SOL, salle 1 Rarement montrées, les aquarelles présentées dans cette salle ont de quoi surprendre. Issues d’un ensemble de quinze feuilles, elles ont été retrouvées par hasard, dans la bibliothèque de Jorn, glissées dans un catalogue de Jean Arp. Non documentées (on s’accorde à les dater de 1960), sans titre, jouant de la frontière entre figuration et abstraction, elles désarçonnent par la lumineuse sérénité qui contraste avec la peinture puissante et éclatante de l’artiste. Si son geste est parfois rageur dans ses huiles, il est ici léger et précis. Cette technique ne laisse en effet pas de place au repentir : une fois le geste tracé, l’eau fixe irrévocablement le pigment dans la feuille. Y mêlant quelques lignes légères au crayon bleu, Jorn aborde l’aquarelle de manière libre, apparemment spontanée, tout en s’inscrivant dans la tradition d’un médium ayant accompagné les grandes révolutions picturales des XIXe et XXe siècles. Asger Jorn, Sans titre, 1960 crayon bleu, aquarelle, 15,7 x 12,4 cm Museum Jorn, Silkeborg Asger Jorn, Sans titre, 1960 crayon bleu, aquarelle, 13 x 16,5 cm Museum Jorn, Silkeborg Commentaire d’œuvre : Dans ses aquarelles, Jorn témoigne de son attachement au dessin, au trait fin qui ordonne l’espace, au signe qui marque le lien entre l’image et l’écriture. Il se fait l’écho de grands inventeurs de formes comme Sam Francis, Jean Dubuffet ou Henri Michaux. La querelle de l’après-guerre entre abstraits et figuratifs n’a que peu de sens à ses yeux. Ces aquarelles en sont une magnifique illustration : ni exactement des symboles, ni exactement des abstractions, leur interprétation reste ouverte… Des formes semblent parfois surgir, chacun y reconnaissant celles de son propre répertoire imaginaire : ici, la lutte de Jacob avec l’ange, là un paysage où semble se dessiner une ligne de crête, ici encore un oiseau plumage chamarré… . 17 XII. Modifications SOUS-SOL, salle 2 En 1959, Jorn expose à Paris une première série de « modifications », tableaux chinés aux puces qu’il repeint et détourne dans une démarche à la fois iconoclaste et alchimiste. Sur des scènes de genre un peu mièvres et des paysages décoratifs, Jorn ajoute des figures monstrueuses et fantastiques, dont l’intrusion bouleverse l’imagerie tranquille. En se réappropriant le mauvais goût et en lui donnant une nouvelle vie, Jorn rend hommage aux « banalités intimes », aux images triviales du quotidien qui sont pour lui autant de manifestations d’une insouciance de l’art. En 1962, il entame une nouvelle série de modifications, les« nouvelles défigurations », à partir de portraits d’aimables bourgeois anonymes, d’images de soldats et de scènes de batailles. Ces images sont envahies par d’inquiétantes créatures, des bêtes grimaçantes qui assaillent, embrassent, avalent, scrutent les occupants du tableau. A l’instar des inscriptions vikings qu’il a relevées sur les murs des églises normandes, les interventions de Jorn participent du vandalisme et du graffiti sauvage. Ses détournements ironiques touchent également les titres, comme en témoignent les extravagants Lapin, Souriez rue froide, Grand baiser au cardinal d’Amérique, En attendant Godot, elle l’a eu... Commentaire d’œuvre : Certaines de ces œuvres conçues comme des provocations tournent en dérision l’avant-garde elle-même, et sa volonté de faire table rase du passé. Dans une célèbre modification présentée ici, une jeune fille qui s’apprête à recevoir la confirmation arbore une moustache, et une inscription derrière elle avertit les admirateurs de Duchamp : L’avangarde se rend pas ! Asger Jorn, L’avangarde se rend pas, 1962 modification, huile sur toile, 73 x 60 cm Collection Pierre et Micky Alechinsky Marcel Duchamp, LHOOQ, 1919 carte postale, 19,7 × 12,4 cm Paris, musée national d’Art moderne — Centre Georges Pompidou Destiné au grand public. Se lit sans effort : « Soyez modernes,collectionneurs, musées. Si vous avez des peintures anciennes, ne désespérez pas. Gardez vos souvenirs mais détournez-les pour qu’ils correspondent à votre époque. Pourquoi rejeter l’ancien si on peut le moderniser avec quelques traits de pinceau ? Ça jette de l’actualité sur votre vieille culture. Soyez à la page, et distingués du même coup. La peinture, c’est fini. Autant donner le coup de grâce. Détournez. Vive la peinture. » Extrait de Peinture détournée, Asger Jorn 18 XIII. Les années de maturité SOUS-SOL, galerie Tous les tableaux de cette section se situent en lisière de la figuration. Libérée des influences, la peinture de Jorn trouve son aboutissement à la fin des années 1960. Fluides, explosives, les couleurs se déploient avec luxuriance et virtuosité. L’ironie, la satire et la noirceur qui marquent certaines toiles des années 1950 cèdent la place à une sensualité renouvelée. Les toiles très denses et violemment empâtées deviennent rares dans les dernières années. Désormais, les couches appliquées à la spatule côtoient des plages diluées à la térébenthine, les contrastes s’adoucissent. Asger Jorn travaillant en 1961 sur une Peinture de luxe selon la technique du fil trempé dans la peinture. Asger Jorn, The Minstrels of Meigle | Les ménestrels de Meigle, 1966 huile sur toile, 89 x 116 cm Collection privée Asger Jorn, Paris by Night, 1962 modification, huile sur toile, 53 x 37 cm Collection Pierre et Micky Alechinsky Commentaire d’œuvre : Dans Les ménestrels de Meigle, comme dans certaines modifications (Paris by Night), on perçoit la marque d’autres explorations créatrices que Jorn opère au début des années 60 : les Luxury paintings, où il reprend certains aspects de la peinture gestuelle et du tachisme. Il emploie des couleurs acryliques qu’il verse ou projette sur la toile ou qu’il applique avec une corde trempée dans la peinture. Jusqu’au bout, Jorn joue avec les mots, offrant des titres toujours poétiques, brouillant l’interprétation de ses œuvres envoûtantes, oscillant entre figuration et abstraction. Ainsi, derrière les courbes et les épaisseurs d’Image confite semble se dessiner la silhouette d’un vieux lion assis en adoration devant une jeune dame. Jorn précise : « Je travaille avec des cellules d’origine de la vie même, des formes primitives. Il me semble qu’il faut reconstruire le monde végétal et animal du symbolisme entièrement, l’univers est notre lieu précis. » 19 Commentaire d’œuvre : Dans ses œuvres de maturité, comme La luxure lucide de l’hyperesthésie ou Kyotosmorama, Jorn parvient à cette autonomie de la couleur à laquelle il aspirait depuis longtemps. C’est le surgissement de la couleur, plus lumineuse et intense que jamais, qui dicte la composition. On découvre ici ou là un large coup de pinceau semblable à ceux des calligraphes japonais. Le tracé des contours intervient quelquefois au dernier stade de l’exécution, avec de la couleur pure directement sortie du tube. Asger Jorn, Kyotosmorama, 1969-1970, huile sur toile, 114 x 162 cm, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle ; achat en 1971 Dans les dernières années aussi, Jorn se tourne vers d’autres techniques : la lithographie, le bois gravé, l’eau-forte et, tout à la fin, les sculptures modelées en terre et fondues en bronze ou taillées dans le marbre. A l’état brut, ces œuvres biomorphiques présentent une configuration différente sous chaque angle et révèlent une autre dimension de la force créative de Jorn, capable de faire naître sans cesse de nouvelles images. Brutto scherzo | Mauvaise plaisanterie, 1972 bronze, 54 x 45 x 33 cm, Museum Jorn, Silkeborg Conclusion C’est un artiste au sommet de son art qui décède en 1973. Se sachant condamné, l’infatigable rassembleur avait organisé son départ : les amis rencontrés tout au long de son intense vie nomade furent invités à Silkeborg pour fêter la nuit de la Saint-Jean, entre lacs et forêts nordiques. En rupture radicale avec l’idéal classique, Jorn laisse une œuvre foisonnante, protéiforme, exploratrice, audacieuse, qui incarne magistralement l’avant-garde de l’aprèsguerre. Asger Jorn dans son atelier, entouré des tableaux destinés à l’exposition de la galerie Jeanne Bucher, La luxure de l’esthésie, Colombes, 1970. Photo Luc et Lala Joubert. 20 INFORMATIONS PRATIQUES Titre de l'exposition Asger Jorn, un artiste libre Lieu Fondation de l’Hermitage 2, route du Signal, CH – 1000 Lausanne 8 Bellevaux tél. +41 (0)21 320 50 01 www.fondation-hermitage.ch [email protected] Direction Sylvie Wuhrmann Dates 22 juin – 21 octobre 2012 Horaires du mardi au dimanche de 10h à 18h, le jeudi jusqu'à 21h, fermé le lundi ouvert le 1er août et le lundi du Jeûne Fédéral (17 septembre) de 10h à 18h Prix adultes : CHF 18.- / tarif réduit pour groupes dès 10 personnes retraités : CHF 15.handicapés (avec carte AI) : CHF 15.étudiants et apprentis, chômeurs : CHF 7.jeunes jusqu’à 18 ans : gratuit possibilité de payer en euros Nombre d'œuvres 150 Commissariat général Sylvie Wuhrmann Catalogue 224 pages, 24 x 29 cm, 152 illustrations couleur, Fondation de l’Hermitage, en coédition avec La Bibliothèque des Arts, Lausanne Animations visites commentées soirées Art & Gastronomie dimanches Art & Brunch rencontre autour d’Asger Jorn avec Pierre Alechinsky (26 juin) conférence sur Cobra et l’écriture (20 septembre) balades à la découverte l’Hermitage (25 août, 8 septembre, 6 octobre) moissons à l’ancienne (4 août) nuit des musées (22 septembre) Pour les enfants et les écoles visites-ateliers pour enfants, visites-ateliers enfants & adultes, parcours-jeux dossier pédagogique et visite commentée spéciale pour les enseignants Café-restaurant L’esquisse +41 (0)21 320 50 07 ou www.lesquisse.ch Accès en bus Accès en voiture bus n° 3, 8, 22 ou 60 : arrêt Motte, ou bus n° 16 : arrêt Hermitage suivre les panneaux après les sorties d’autoroute Lausanne-Blécherette (n° 9) ou Lausanne-Vennes (n° 10), parking du Signal (Place des Fêtes de Sauvabelin) Prochaine exposition La collection d’art BCV 9 novembre – 16 décembre 2012 21 ANIMATIONS POUR LES ÉCOLES VISITE COMMENTÉE POUR LES ENSEIGNANTS Une visite guidée gratuite de l’exposition est organisée spécialement pour les enseignants, le mercredi 5 septembre 2012 à 14h afin de leur permettre de préparer la visite de l’exposition avec leurs élèves. Inscription obligatoire au +41 (0)21 320 50 01 ou sur [email protected] VISITES LIBRES La Fondation de l’Hermitage accueille les classes sur réservation préalable. Afin de faciliter la préparation des enseignants, elle offre l’entrée gratuite à tout enseignant désirant venir individuellement préparer sa visite. VISITES COMMENTÉES Il est possible d’organiser des visites commentées interactives d’une heure, adaptées à l’âge des enfants (prix: CHF 130.- par conférencière). Le nombre de participants est limité à 25 écoliers. Sur inscription préalable au +41 (0)21 320 50 01 ATELIERS POUR LES CLASSES Sur le modèle des activités organisées pour les enfants de 6 à 12 ans, les classes peuvent réserver une visite-découverte de l’exposition suivie d’un atelier de peinture inspiré par les chefsd’œuvre de l’exposition en compagnie d’une animatrice. Prix : CHF 8.- par écolier, comprenant la visite de l’exposition et le matériel pour la peinture. Le nombre de participants est limité à 25 écoliers. Inscription obligatoire au +41 (0)21 320 50 01 Durée : 2 heures PARCOURS-JEU Visite ludique et didactique de l’exposition pour les enfants de 6 à 12 ans, à l’aide d’une brochure gratuite, sur demande à l’accueil. L’entrée est gratuite jusqu’à 18 ans. Pour tout renseignement, vous pouvez prendre contact par email: [email protected] ou par téléphone au +41 21 320 50 01 Informations pratiques sur www.fondation-hermitage.ch 22