Le monde yiddish polonais et ses bibliothèques dans l`entre

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Le monde yiddish polonais et ses bibliothèques dans l`entre
Le monde yiddish polonais
et ses bibliothèques dans l’entre-deux-guerres à Paris
Patricia HIDIROGLOU
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Histoire et Anthropologie des mondes juifs
Cette journée d’études « Grecs, Juifs, Polonais : à la recherche des racines
de la civilisation européenne » célèbre l’itinéraire personnel du professeur Joseph
Mélèze Modrzejewski, ainsi que le rayonnement international de ses recherches
menées en tant que juriste, historien des droits antiques et papyrologue1. Pour
rendre hommage à un savant européen dont le parcours débute à Varsovie pour se
poursuivre à Paris, je vais parler de la bibliothèque Medem de Paris, qui doit
beaucoup au monde juif de Pologne.
La bibliothèque Medem est certainement aujourd’hui la plus grande
bibliothèque yiddish d’Europe. Son fonds yiddish – plus de 30 000 volumes –
couvre des domaines très divers : littérature yiddish (8000 volumes), langue et
philologie yiddish, critique littéraire (1100 volumes), sciences sociales (1500
volumes) et histoire (1500 volumes) pour citer les collections les plus imposantes,
mais l’éventail des collections se déploie également vers les sciences naturelles et
physiques, les livres pour la jeunesse, la religion, la philosophie et les arts. Aux
côtés des collections de journaux parisiens yiddish Unzer Shtime, Unzer Vort,
Unzer Weg, Unzer Kiyoum, on trouve plus d’un millier de titres de revues
différents, dont deux cents titres sont des collections complètes, notamment celles
de l’entre-deux guerre en Pologne.
Si aujourd’hui la bibliothèque répond principalement aux exigences de
documentation d’étudiants, d’universitaires et d’artistes faisant des recherches
particulières sur l’univers yiddish ou sur le monde juif, elle continue pourtant,
pour certains lecteurs, à représenter ce qu’elle a été pour plusieurs générations
d’immigrants dont la langue maternelle était le yiddish : un espace de sociabilité
et de culture.
1 Cf. P. HIDIROGLOU, « Pour le professeur Joseph Melèze-Modrzejewski », Entre Héritage et
devenir. La construction de la famille juive, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 7-12.
214
Nous allons donc souligner les étapes qui ont conduit à la mutation d’une
bibliothèque populaire et prolétaire en une bibliothèque de type universitaire. Si la
date officielle de la création de la bibliothèque – 1929 –, est liée à l’immigration
juive polonaise de l’entre-deux-guerres, l’histoire de ses collections et de ses
lecteurs est plus vaste puisqu’elle commence avec la première vague
d’immigration des juifs des provinces polonaises et russes de l’empire tsariste de
la fin du XIX e siècle et se poursuit toujours, un siècle plus tard, dans les années
1990-2000, avec l’intégration d’une partie des ouvrages et archives des autres
bibliothèques yiddish de la capitale, laquelle en comptait six dans l’entre-deuxguerres.
En étudiant l’évolution du lectorat de la bibliothèque Medem et ses
diverses collections, nous allons décrire la bibliothèque comme un lieu de
mémoire nous conviant à découvrir tout un pan de l’univers yiddishophone. Nous
avons complété les sources rares, éparses et souvent contradictoires sur le milieu
yiddish de la capitale, par quelques entretiens avec des hommes et des femmes
témoins des évolutions et des transformations de cette bibliothèque : lecteurs
assidus ou occasionnels, membres du Cercle amical (Arbeiter Ring) auquel la
bibliothèque était intrinsèquement liée depuis sa création en 1929. Nous avons
aussi rencontré à plusieurs reprises une de ses bibliothécaires et son directeur,
lesquels ont plusieurs fois guidé les étudiants d’histoire de l’Université Paris I,
leur ont présenté cette bibliothèque qui est également aujourd’hui un centre
culturel1.
LA PREMIERE BIBLIOTHEQUE YIDDISH : 1904-1917
L’éclectisme des collections de cette bibliothèque reflète en fait plusieurs
vagues d’immigration, plusieurs générations d’immigrés et également la diversité
des engagements sociaux, culturels ou politiques de l’époque.
Une première bibliothèque yiddish a vu le jour à Paris, en 1904, dans le
contexte de l’immigration des juifs en provenance l’empire tsariste et du
Royaume de Pologne, la Pologne du Congrès. Ces immigrés, plus de 5000 entre
1881 et 1905 et environ 10 000 avant le début de la Grande Guerre, se regroupent
à l’époque dans toutes sortes d’associations. Ces associations reprennent les
structures de solidarité souvent déjà mises en place au « vieux pays » sur le
1 Je suis particulièrement redevable pour cette étude à Ariel Sion, ancienne responsable de la
bibliothèque Medem ; que trouvent également ici l’expression de ma reconnaissance : Gilles
Rozier, Henri et Léa Mincélès, Jacqueline Glucksman et Szulim Rozenberg.
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modèle des anciennes hevrot (confréries religieuses), mais il s’agit d’activités
séculières. La solidarité s’exerce en cas de maladie, de mort d’un proche, de
recherche de travail. En raison de la pauvreté des émigrés, des conditions de vie et
d’adaptation particulièrement difficiles, le rôle des associations se diversifie,
passant de la simple charité à l’action en vue de l’amélioration des conditions de
vie de leurs membres et de l’accueil des autres émigrés victimes des pogroms ou
des discriminations des originaires de l’empire tsariste.
Chaque type d’association à sa caractéristique : société de secours mutuels,
associations d’originaires, associations de type syndical ou politique. Il n’y a pas à
l’époque d’association juive spécifiquement religieuse et le judaïsme est
représenté par un système consistorial centralisé qui, depuis 1808, contribue à
fondre les spécificités des diverses communautés juives dans un moule unique.
Les juifs de France, acculturés et sécularisés, souvent bien intégrés dans la
communauté nationale, ont pour la plupart un rapport distancié face à la religion.
Cet « israélitisme » ou « religion israélite à la française » est fondé sur le modèle
de la religion majoritaire catholique. Il séduit les juifs français mais apparaît quasi
inaccessible aux juifs polonais habitués à d’autres expressions du judaïsme –
culturel, politique ou religieux –. Aussi pour les émigrés 1, la yiddishkeit, la
manière d’être juif ou de se sentir juif, va se développer dans l’appartenance à
l’une de ces associations.
Associations et yiddishkeit
Ainsi à Paris, ce sont des ouvriers juifs russes immigrés politiques qui ont
créé la première association de secours mutuels fondé sur le métier (1882). Quant
aux landmanschaften, elles regroupent des originaires d’une même ville : ainsi Le
secours mutuel de Varsovie (1889), Les amis de Lodz (1902), Amis de Wloclawek
(1904). Associations professionnelles ou d’originaires, elles sont au début de taille
modeste, comptant une trentaine ou cinquantaine de membres. Mais rapidement
un bon nombre d’associations d’ouvriers et artisans immigrés vont s’affilier à la
CGT, fondée en 1895. C’est notamment le cas du syndicat des casquettiers animé
par Salomon Lozovsky, à qui l’on doit le journal Der Yidisher Arbeter, L’Ouvrier
juif. D’autres landmanschaften vont apparaître au fur et à mesure du flux de
réfugiés : La Polonaise (1913), Originaires de Rowno (1913), Amis de Kowno
(1915).
1
On utilise le terme émigré jusqu’à la première guerre mondiale, ensuite on parle de « réfugié ».
216
Certaines de ces associations, qu’elles soient fondées sur le métier ou sur
l’origine géographique, regroupent des partisans de trois grandes mouvances de
gauche, apparues dès la fin du XIXe siècle dans l’empire tsariste et dans le monde
juif polono-russe de l’époque : communistes, sionistes de gauche (Poale Tsion
Linke) et bundistes. En 1912 une fédération des sociétés juives regroupe une
vingtaine d’associations d’émigrés de toute obédience1.
C’est une association d’ouvriers et d’étudiants Arbeter-Tareyn Kemfer
(Union des travailleurs “le combattant”) qui crée cette première bibliothèque. Les
ouvriers, principalement bundistes et communistes avaient déjà formé quelques
années plus tôt, en 1900, L’union des travailleurs juifs. Ces deux courants avaient
en commun non seulement de s’opposer à la religion et au sionisme, mais surtout
de s’appuyer sur le marxisme et sur le yiddish pour défendre les masses ouvrières.
Le Bund (sigle abrégé de Algemayner Bund fun die Yiddishe Arbeter fun
Russland, Poyln un Lite) avait été officiellement fondé en 1897 à Vilna par des
intellectuels et des ouvriers juifs de l’empire tsariste. Il s’appuyait sur une
plateforme politique préconisant la défense du prolétariat et le soutien au yiddish
en tant que langue nationale du peuple juif2. L’égalité entre hommes et femmes
était également l’un des mots d’ordre de ce mouvement.
La première bibliothèque yiddish est située au 27 rue des Ecouffes, dans le
quartier du Marais, que les immigrants juifs ont appelé le Pletzl, « la petite
place », en yiddish. A cette époque le Marais est un quartier pauvre où se
concentrent essentiellement des provinciaux et des étrangers : les associations
d’originaires français provinciaux y sont très nombreuses, constituant de
véritables réseaux de placement pour le travail, organisant des fêtes et banquets
qui contribuent au déploiement des stratégies matrimoniales. Il en est de même
pour les associations d’originaires étrangers, dont nos juifs polonais et russes.
Une troupe de théâtre se constitue également dans cette association de
travailleurs, Fraye yididshe arbeter Bine3.Cela n’a rien d’étonnant puisqu’il y a
une véritable passion pour le théâtre dans le monde juif polono-russe. Rappelons
que le premier groupe amateur en Pologne a été constitué par des ouvriers
1 Elle disparaît à la guerre mais une nouvelle fédération est fondée en 1923, la Fédération des
Sociétés juives de France (FSJF).
2
Le Bund aurait été déjà représenté à Paris en 1898, un an après sa naissance à Vilna. Cf. Didier
EPELBAUM, Les Enfants de papier. Les Juifs de Pologne immigrés en France jusqu’en 1940, Paris,
Grasset, 2002, p. 249, qui cite l’archiviste du Bund, Franz Kurski.
3
D. EPELBAUM, Les Enfants…, op..cit., p. 249.
217
tisserands de Lodz ; que dans des cercles d’amateurs à Cracovie et à Varsovie on
pratique des séances de lecture de théâtre. Au tournant du siècle Avrom Yitshak et
Esther-Rahel Kaminski viennent de fonder une troupe itinérante dans la zone de
résidence1 tandis qu’un véritable théâtre yiddish avec des professionnels s’installe
à Lwow, en 1908.
On peut donc supposer que cette première bibliothèque a servi de lieu de
sociabilité pour des migrants confrontés dans leur quotidien à un mode de vie très
éloigné de ce qu’ils avaient laissé derrière eux. Les frontières des associations, des
syndicats ou des partis politiques sont encore poreuses et le yiddish est le trésor
commun apporté du « vieux pays ».
Des milieux très divers en effet parlent et lisent en yiddish dans le Paris
d’avant la Grande guerre. Parmi les réfugiés des pogroms de Kichinev (1903) et
de ceux qui suivent la révolution de 1905-1906 et sa terrible répression se
trouvent des ouvriers et artisans, parfois issus des milieux hassidim, parfois issus
des mouvements révolutionnaires, ou encore des étudiants de l’École d’art Vilna2
qui se retrouvent à La Ruche ou cité Falguière : les sculpteurs Jacques Lipchitz et
Léon Indenbaum arrivés de Vilna respectivement en 1909 et 1910 après les
pogromes de Bialystok, Moïse Kisling envoyé à Paris par Joseph Pankiewicz son
maître à l’Académie des Beaux-arts de Cracovie, Marc Chagall qui s’installe à La
Ruche en 1911, Pinhas Krémègne arrivé en 1912 qui est rejoint par son ami
Michel Kikoïne, ou encore Haïm Soutine et Isaac Dobrinsky qui arrivent en 1913.
La plupart de ces artistes parlent et lisent plusieurs langues, mais ils ont en
commun avec les autres émigrés, politisés ou non, d’être partis le plus souvent en
raison de la tourmente de violences, de vivre dans des conditions de grande
pauvreté et de partager la mame loshn, c’est-à-dire le yiddish.
Que lit-on alors à Paris lorsque l’on est un « émigré3 » de langue yiddish ?
Quelles sont les lectures de tous ces hommes ?
1 Dans les années 1900. Sur cette famille et le théâtre yiddish, voir A. M ESSER et Ch. SZAJNMESSER « Les Kaminski dans le théâtre yiddish de Pologne », Entre Héritage…, op. cit., P.
Hidiroglou (dir.), p. 267-281. En 1910, en Pologne, on comptait trois cent soixante clubs de théâtre
amateur, clubs associés à des organisations sociales ou politiques ou à des écoles.
2
Vilna avec l’école des Beaux-Arts et la bibliothèque Strashun, constituait un attrait culturel
exceptionnel pour les jeunes gens juifs. En 1914, la bibliothèque Strashun, fondée par un noble
polonais au milieu du XIXe, était riche de vingt mille manuscrits et ouvrages en yiddish et hébreu.
3 Jusqu’à la guerre de 1914 on utilise le mot « émigré » et non « réfugié ».
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Lectures
Des éditions datant de cette époque et quelques ouvrages aux reliures
anciennes, conservés à la bibliothèque Medem, nous permettent de tracer quelques
pistes.
Au début du XXe siècle la littérature yiddish est déjà considérable : elle
compte parmi les ouvrages les plus imprimés les anciens « classiques » : la
Guemara en yiddish, le Mayse Bukh (1602), les ouvrages de bonne conduite
comme le Sefer Lev Tov (1720), le Sefer khakires-ha-lev (1731) ou encore le
Tsene Ureneh, encyclopédie midrashique populaire éditée plus de deux cents fois
depuis le XVIIe siècle, très prisée des femmes. Mais intellectuels comme ouvriers,
artisans ou artistes, hommes ou femmes apprécient davantage encore les romans,
nouvelles, et pièces de théâtre des « pères » fondateurs de la littérature yiddish
moderne : Mendele Moyher Sforim1, Ytzkahk Leybush Peretz2 et Sholem
Aleikhem3. Grâce à leurs œuvres déjà considérées comme des classiques, ces
écrivains contribuent à donner un statut de langue littéraire au yiddish et font
entrer la littérature yiddish dans la littérature européenne et même internationale.
Essayant d’étancher cette soif de connaissance et de répondre à l’ouverture
d’esprit de l’ensemble du monde yiddish, ils ont renoncé à l’emploi de l’hébreu,
langue savante et intellectuelle, pour atteindre les masses pauvres et leur apporter,
par le divertissement, la modernité. Les lecteurs de Sholem Aleikhem, sans doute
le plus populaire de ces trois auteurs yiddish, suivent en feuilleton, dans la presse
et les publications périodiques, les aventures de leurs héros favoris, Tevie le
laitier, Motel fils du chantre et retrouvent aussi avec nostalgie l’univers du shtetl à
travers l’archétype de la bourgade Kasrilevke. Ils peuvent également suivre
l’espoir d’une condition de vie meilleure, régulièrement déçu de Menahem-Mendl
à travers les lettres qu’il écrit à sa bien-aimée épouse, Shayne-Shaynndl, restée au
shtetl.
Plusieurs journaux ouvriers en yiddish viennent de naître « au vieux pays »
et sont imprimés clandestinement : en 1896 Der Yiddishe Arbeter, L’Ouvrier juif,
1 « Mendele le colporteur de livres » est le pseudonyme de Sholem Yankev A BRAMOVITCH
(1836?-1917) qui a notamment écrit Fishke le boiteux, Les Voyages de Benjamin III, L’Anneau
magique, La Jument et une anthologie de la littérature yiddish : Di yiddishe folks-bibliotek, La
Bibliothèque populaire yiddish.
2 Y.L. PERETZ (1852-1915), dramaturge et conteur, est particulièrement connu pour La Chaîne
d’or, La Nuit sur le vieux marché, Contes hassidiques.
3 SHOLEM ALEIKHEM (Que la paix soit sur vous) est le pseudonyme de Salomon Rabinovitch
(1859-1916).
219
tiré à Vilna à mille exemplaires, devient de 1889 à 1902 l’organe du comité du
Bund à l’étranger ; en 1897 Di Arbeter Shtime, La Voix du travailleur, est tiré à
cinq mille exemplaires pour le premier numéro. D’autres journaux encore
permettent de garder le lien avec le monde du travail et de la culture du pays
d’origine. Ainsi Der Fraynd, L’Ami, à Saint Petersbourg en 1903, Dos Yiddishe
Vort, La Parole yiddish, à Varsovie en 1905.
Ces journaux circulent sur place, souvent sous le manteau et, quand ils
sont interdits, passent les frontières. Ce sont avant tout d’extraordinaires outils
pour la propagation des idées de gauche et du combat pour l’émancipation des
juifs, de ceux qui sont privés de droits, des pauvres parmi les pauvres.
A cette époque où la société traverse une crise autant économique que
sociale la lecture des ouvrages de pensée révolutionnaires occupe une place
importante. Le Manifeste du parti communiste vient d’être traduit en yiddish par
le Bund avec une préface du théoricien socialiste Haïm Zhitlovski, un des
organisateurs, avec Nathan Birnbaum et Jacob Gordin, de la conférence de
Czernovitz de 1908, laquelle a vu le yiddish reconnu comme une des langues
nationales du peuple juif.
La bibliothèque est donc un lieu essentiel, stratégique où l’on peut certes
retrouver les dernières nouvelles de l’univers que l’on a quitté et les plus récentes
parutions des auteurs que l’on apprécie, mais également se tenir au courant de la
littérature marxiste et socialiste qui est traduite très rapidement en yiddish, de
même que les grands auteurs de la littérature mondiale. Grâce à la langue et aux
références d’un univers encore proche de l’émigré, la lecture fait le lien entre
plusieurs mondes : entre celui des intellectuels et celui des ouvriers, entre le
monde des traditions, celui d’où l’on vient et le monde séculier étranger où il faut
vivre et s’enraciner peut-être.
Cependant, malgré un lectorat potentiel important, nombre de dirigeants de
cette union des travailleurs retournent en Russie lors de la Révolution d’octobre et
la bibliothèque va donc être fermée en 1917. Une partie des livres de l’actuelle
bibliothèque Medem proviennent de cette première bibliothèque yiddish connue.
L’ENTRE-DEUX-GUERRES ET LES YIDDISHOPHONES A PARIS
Après l’effrayante hécatombe de la Grande Guerre, la France qui cherche à
compenser son déficit démographique ouvre largement ses frontières et fait appel
aux travailleurs étrangers. Elle élargit considérablement ses aires de recrutement
jusque là réservé aux frontaliers, belges et italiens. Ainsi plusieurs centaines de
220
milliers de Polonais sont recrutés par des organismes spécialement créés pour
l’immigration et transplantés en France. Les juifs polonais sont souvent exclus des
commissions de recrutement de Pologne. Illégaux, les nouveaux arrivants vivent
pendant un temps dans la clandestinité. Pourtant la réputation de terre d’asile de la
France ne cesse de se développer et Paris devient, entre les deux guerres, une des
destinations principales pour les immigrés d’Europe orientale, en particulier à
partir du moment où les Etats-Unis imposent des quotas et limitent le nombre
d’immigrants juifs 1.
Des estimations différentes font varier, pour le Paris de l’entre-deux
guerres, de soixante dix mille à cent mille 2 la population juive d’Europe centrale
et orientale dont quarante ou quarante cinq mille polonais, seize mille russes,
mille sept cents lituaniens et lettons3. Les associations d’entraide et les amicales
d’originaires vont se développer au fur et à mesure des arrivées en raison des
mesures discriminatoires et des violences à l’encontre des juifs qui s’accentuent
au cours des années 1920 et 1930 dans une Pologne qui a recouvré son
indépendance nationale 4.
Pendant l’entre-deux guerres on voit se constituer et perdurer à Paris plus
de cent soixante-dix associations d’entraide ou d’amicale juive, dont environ
soixante étaient des landmanschaften polonais : de Kalisz à Grodno en passant par
Kielce, Radom, Lublin, Siedlce, Plock ou Varsovie, nombre de lieux de la
yiddishkeit sont représentés à Paris par ces associations5. Citons notamment pour
mémoire : Originaires de Brest-Litovsk (1924), Société Powazki (1921), Amis de
1
Dielingham bill de 19 mai 1921 et Johnson bill 26 mai 1924.
2 William Oualid, professeur à la faculté de droit de Paris, membre du consistoire et président de
l’ORT (organisation, reconstruction, travail) parle en 1932 de soixante-dix mille juifs de langue
yiddish ". Cf. W. OUALID, « Les caractères de l’immigration juive en France », Kadimah, oct-nov
1932, p. 6-8.
3 A. RUPIN, estime à quarante cinq mille les immigrés des années 1920-1930, quatre-vingt mille
ayant émigré en France entre 1881 et 1930 ; cf. Les Juifs dans le monde moderne, Paris, Payot,
1934, p. 69. M. ROBLIN, quant à lui, dénombre quatre-vingt-dix mille juifs d’Europe orientale et
de langue yiddish, dont quarante mille polonais et estime à cent trente mille les personnes de
langue yiddish à Paris en 1939. Cf. Les juifs de Paris (1952), Paris, Picard, 1976, p. 20. Dans un
travail plus récent D. Weinberg parle lui aussi pour le Paris des années 1930 de quarante cinq mille
juifs polonais, seize mille russes, mille sept ans lituaniens et lettons. Cf. Les Juifs de Paris, 19331939, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
4
Pawel KORZEC, Juifs en Pologne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, Paris, 1980.
5
Cf. J-F. TEITLER « Les amis de Krasnik, Les Amis de Biala-Podlaska, Les amis de MinskMazowiecki. Trois sociétés de secours mutuels de juifs polonais à Paris, de la fin des années vingt
à nos jours », mémoire de maîtrise, Université Paris I, juin 2000.
221
Piotrow (1923), Amis de Radom (1923), Amis de Varsovie, Amis des juifs
polonais en France, Originaires de Pinsk, Originaires de Lukow, Originaires de
Lodz (1926), Originaires d’Ozerow (1936), Originaires de Wilno (1938)…
Pendant cette période de forte immigration et de crises économiques (chômage,
grèves), le PCF comme les organisations syndicales CGTU 1 (communiste) et
CGT (socialiste) connaissent un taux de recrutement important parmi la main
d’œuvre étrangère. Le PCF organise des sous-sections par nationalité et par
langues. Il en est de même à l’organisation syndicale CGTU qui en 1922 a mis sur
pied des sections pour étrangers en regroupant métiers et langues, dont le yiddish.
En tout une quarantaine d’associations professionnelles de type syndical,
dépendant ou non des grandes centrales, regroupent en France des juifs polonais
immigrés2.
Bibliothèque Sholem-Aleikhem (1922) et bibliothèque Nomberg (1928)
Au sein d’une association au nom évocateur Kultur-Liga, une autre
bibliothèque yiddish est ouverte en 1922 par des juifs de gauche, bundistes,
sionistes et communistes. Le modèle en est la ligue juive de l’enseignement qui, a
pour objectif, à Varsovie, de diffuser la culture chez les masses prolétaires. La
bibliothèque s’intitule Yidishe folks-bibliotek untern nomen Sholem-Alekhem et
reste connue sous l’appellation de Bibliothèque Sholem-Aleikhem. Trois ans plus
tard l’association passe aux mains des communistes seuls dont les effectifs vont
augmenter sensiblement dans les années 1935-1938.
Les bundistes se séparent de la Kultur-Liga en 1925, fondant alors leur
propre association Arbeter-klub oyfn nomen Vladimir Medem (Club des
travailleurs Vladimir Medem), appelé aussi Medem-Farband ou encore MedemKlub par ceux qui le fréquentaient3.
Se placer sous l’autorité morale du théoricien du Bun représente un certain
nombre de valeurs et d’idéaux pour les fondateurs. En effet Wladimir Medem4 a
1
Cette commission syndicale est crée en 1921. En 1936 il y a réunification syndicale en une seule
CGT, mais en 1947 la création de Force Ouvrière fait à nouveau éclater le syndicalisme ouvrier.
2
Cf. Didier EPELBAUM, Les Enfants de papier. Les Juifs de Pologne immigrés en France jusqu’en
1940, Paris, Grasset, 2002, p. 372-374.
3
Soixante membres à sa création, deux cent cinquante en 1939 pour D. EPELBAUM, Les Enfants…,
op. cit., p. 249.
4
Wladimir Medem Medem (1879-1923) : né en Lettonie dans une famille assimilée (père médecin
de l’armée russe converti au christianisme), a fait ses études au lycée de Minsk et à l’université de
Kiev. Expulsé après une grève en 1899, il se lie alors avec les socialistes juifs, apprend le yiddish à
22 ans. Réfugié en Suisse, il s’oppose à Lénine sur la question des nationalités.
222
été un symbole de défense des droits des minorités et des droits économiques
avant guerre dans l’empire tsariste. Prisonnier en Pologne, il a été libéré à la fin de
la guerre. Le traité de Versailles ayant reconnu les droits linguistiques de plusieurs
minorités européennes dont la minorité juive, Medem a créé, dans la toute jeune
république polonaise, un réseau scolaire yiddish avec l’aide des écrivains
Y.L. Peretz et Y. Dineson : la Tsentrale Shoul Organizatsye (TSiSHO). Il a aussi
signé de nombreux articles sur l’autonomie culturelle nécessaire aux juifs et aux
autres minorités en absence de droits nationaux. Le réseau scolaire est la première
étape pour que les juifs prennent en main leurs droits et leur culture, notamment
en Pologne. Le Bund redéploye ses forces et ses efforts dans ce pays qui
comprend près de trois millions de juifs1 ; en effet alors que, avant la révolution
russe, il a contribué à la construction du POSDR, parti ouvrier social démocrate, il
va être rapidement interdit en URSS.
Aussi le Medem-Klub parisien, le regard tourné vers la Pologne et donnant
la priorité à l’éducation et à la culture des plus pauvres, va-t-il organiser comme
dans d’autres syndicats, sociétés d’entraide ou associations d’originaires, des
débats où l’on discute de politique et de l’amélioration du sort des juifs, des
soirées pédagogiques et culturelles où l’on récite de la poésie yiddish, ou on lit
des nouveautés, des extraits d’œuvres d’auteurs yiddish restés au pays ou installés
aux États-Unis, où l’on apprend le français et s’initie à la littérature et culture
française. On invite souvent également des journalistes, des poètes et des
comédiens yiddish de passage à Paris. Des bals, des tombolas financent les
diverses actions.
En 1928 quatre personnalités du monde littéraire yiddish, – Le dramaturge
Peretz Hirshbeyn, le poète Dovid Eynhorn, le romancier Zalmen Shnéour et
Sholem Ash –, sont réunis à l’Arbeter Klub pour une soirée en hommage à Hersh
Dovid Nomberg, un journaliste et nouvelliste yiddish très populaire, décédé
l’année précédente (1927). Au cours de cette soirée est décidée la création d’une
bibliothèque qui portera le nom de l’écrivain défunt et qui aura pour mission de
mettre la culture à portée des plus pauvres. Les dons réunis au cours de cette
soirée permettront d’acheter des livres ainsi que des armoires bibliothèques au
BHV tout proche2.
1
En 1921 : 2 855 318 soit 10,5% de la population totale ; en 1931 : 3 113 933, soit 9,8 % de la
population totale. Cf. P. KORZEC, Juifs en Pologne, op.cit., p. 115.
2
Cf. infra le rôle des armoires en bois plein. Le Bazar de l’Hôtel de ville (BHV) est un grand
magasin situé rue de Rivoli dans le IVe arrondissement.
223
La bibliothèque Nomberg (Nomberg-bibliotek baym Medem-farband) est
d’abord installée au 50 rue des Franc-bourgeois, au dessus d’un café, dans la salle
qui servait de lieu de réunion du club. On est au cœur du Marais, et nombreux
sont les juifs originaires de Varsovie et de sa région qui vivent autour du Pletzl,
place Saint-Paul.
Le fonctionnement est assuré bénévolement, après leur travail, par des
membres du Medem-Farband, fondateurs de la bibliothèque et autodidactes :
Yitzhok Blumenstein, Meir Mendelsohn (le seul à avoir été au lycée), Haïm
Golub, Leyb Tabatchnik, Avraham Zusman, Eli Shirinski, Dovid Leiber et Kiva
Vaisbrot.
Le fonds de la bibliothèque va s’accroître rapidement. Sholem Ash, qui
séjourne alors fréquemment à Paris et qui est l’un des auteurs les plus prisés de
l’époque, offre un premier lot de deux cents livres. Le syndicat des casquettiers
qui va se dissoudre fait don, à son tour, de huit cent titres publiés en yiddish
depuis 18951. Boroukh Vladeck, le directeur du Forvertz à New York et président
du Comité ouvrier offre, de son côté, trois cents livres. D’autres acquisitions se
font par les legs, donations d’auteurs ou de lecteurs de passage, d’imprimeurs, de
bibliothécaires bénévoles, installés ultérieurement en Australie, aux États-Unis, au
Canada.
Parutions yiddish et lecteurs
La littérature yiddish connaît alors un essor remarquable en Pologne, en
Lituanie, en URSS2 ; journaux et revues circulent à travers les divers univers
d’émigration ou d’exil des juifs polonais : Der Hoyzfraynt, L’Ami du foyer, de
Varsovie, Der Yid, Le Juif, à Cracovie, Di Velt, Le Monde, à Vienne. Une édition
parisienne du Haynt, Aujourd’hui, grand quotidien yiddish de Varsovie, connaît
un succès remarquable grâce à ses annonces et à la publicité faite par les
landsmanschaften3.
1 Conférence de Bernard VAISBROT, "Historique de la Bibliothèque Medem », Carrefour des
littératures européennes, 19/10/89, tapuscrit, aimablement communiqué par la Bibliothèque
Medem. Ce document sert de référence tout au long de ce texte. Il a été repris dans plusieurs
présentations de la bibliothèque Medem, en France et à l’étranger. Cf. Gilles ROZIER, « The
Medem-Bibliotek : The yiddish library of Paris », Shofar, spring 1996, vol. 14, n°3, p. 138-143.
2
Cf. R. HERTEL, Le Shtetl. La bourgade juive de Pologne, Paris, Payot 1982. En particulier « La
nouvelle Pologne et les Juifs », p. 173-210 et « Vie associative et vie politique dans le shtetl »,
p. 212-239. Cf. également M. WEINSTEIN (2001), Yiddish. Mots d’un peuple, peuple de mots,
Paris, Autrement, 2003.
3
Il paraît de janvier 1926 à juin 1940.
224
La vulgarisation scientifique en yiddish déjà développée avant guerre,
progresse, ainsi qu’une littérature à destination des enfants. Une cinquantaine
d’ouvrages de littérature enfantine édités entre 1915 et 1920 se trouvent dans les
collections de la bibliothèque Medem.
A Varsovie, Ibsen, Molière, sont joués par les troupes de théâtre yiddish et
le Yung Theater crée des œuvres d’avant-garde : Sacco et Vanzetti est joué plus
de deux cents fois. A Wilno, en territoire polonais, le Yivho forme les maîtres des
écoles juives, publie une revue bundiste et crée une académie yiddish véritable
institut scientifique juif. A partir de 1924, le directeur Max Weinreich, traducteur
en yiddish d’Homère et de Freud, développe des méthodes et des recherches
novatrices en ethnologie, en pédagogie et en histoire de la culture et de la langue
yiddish. C’est dans cette même ville que le groupe avant-gardiste Yung Vilnè unit
arts plastiques et poésie yiddish tandis qu’en URSS Esther Frumkin vient de
traduit les œuvres de Lénine en yiddish et s’attache à défendre cette même langue
dans le système scolaire soviétique. Les publications dans les domaines
économiques, littéraires artistiques et scientifiques se font aussi bien sur les
presses yiddish européennes, en Pologne, France, Angleterre, Russie qu’en
Amérique du Nord ou en Amérique Latine.
Le fonds de la bibliothèque retranscrit cette explosion d’intérêt des
yiddishophones de toute tendance pour les domaines les plus variés : les dernières
méthodes en agriculture, les théories pédagogiques ou économiques les plus
novatrices, la vulgarisation scientifique en médecine, puériculture, sciences
naturelles, les plus récents courants du socialisme, de la psychologie, les
historiens, les philosophes de l’époque. Les collections de la bibliothèque Medem
comporte quatre cent cinquante titres d’ouvrages de philosophie – dont les écrits
de Lao-tseu dans une édition berlinoise de 1923. Aux côtés des œuvres complètes
des historiens du peuple juif, Heinrich Graetz et Simon Doubnov, traduites
respectivement de l’allemand et du russe on trouve l’ouvrage de A. Niemanowsky
sur la Commune de Paris édité en 1918 à Varsovie, celui de A. Dijur sur
l’émigration politique édité à Berlin en 1929 ou encore l’ouvrage de Mayer
Balaban Yidn in Poyln, édité à Vilna en 1930. Notons la taxinomie des « sciences
sociales – socialismes » qui comprend une dizaine de classifications – politique,
économie, démographie, sociologie, socialismes, marxisme, histoire du
socialisme, communisme, révolution russe, URSS –, tandis que celle des
« Mouvements sociaux juifs » comprend moitié moins de rubriques – socialisme
225
juif, Bund, sionisme, sionisme socialiste, histoire du sionisme. Et toujours les
romans, les nouvelles, le théâtre, la poésie yiddish. On peut imaginer les lecteurs
se précipitant pour lire le dernier roman de Sholem Asch ou la nouvelle de I.Y.
Singer, relisant la pièce d’Anski le Dibbouk, qui va donner lieu à un film tourné
par le cinéaste Mikhail Waszynski dans la Pologne d’avant la Shoah. On est en
droit de percevoir aussi, à travers ces collections, l’intérêt toujours grandissant des
familles pour les traductions yiddish du théâtre international et de la littérature
européenne : Eugène Sue, Dickens, Dostoïevski, Tolstoï, Zola, H.G. Wells,
Romain Rolland, Maupassant. Les œuvres du romancier fétiche des Polonais
Wladyslaw Reymont, prix Nobel de littérature en 1924, sont toutes traduites en
yiddish et sa saga naturaliste en quatre tomes Poyern1, Les Paysans, figure dans le
catalogue, en plusieurs exemplaires.
Le lectorat yiddishophone de la capitale ne cesse de s’accroître, en raison
de la situation critique faite aux juifs en Pologne. Même si l’immigration devient
de plus en plus difficile en France après la crise économique de 1929, les
restrictions à l’immigration ne se font sentir à partir de 19312.
A Paris, le mouvement bundiste est créé (ou recréé) en 19323 sous
l’appellation Yiddisher sotsialisticher Farband. Installé au Marais, d’abord dans
la rue des Franc-bourgeois, il déménage au 110 rue Vieille du Temple, au
troisième étage d’un vieil immeuble, regroupant plusieurs de ses organisations
sociale et culturelles : une université populaire, une stugob-shul, école
complémentaire, un dispensaire, une société de secours mutuels, Arbeter Ring,
« Cercle des travailleurs ».
Ce dernier compte environ cinq cent membres dans les années trente. Il
semble que malgré leur nombre relativement restreint, puisqu’il ne dépasse sans
doute jamais les deux mille membres actifs, les bundistes parisiens aient, par leur
militantisme aigu, contribué à stimuler les juifs émigrés communistes.
Quoiqu’il en soit, jusqu’en 1932, ils s’occupent surtout de l’aide aux
bundistes en Europe orientale et restent subordonnés à leur siège central à
Varsovie. Après 1932 ils se consacrent à la transmission de la culture juive dans le
milieu émigré parisien, en gardant leur attention sur les événements politiques de
1
Les quatre tomes sont parus entre 1904 et 1909 et les éditions en yiddish de Varsovie datent des
années 1920. Influencé par Zola, l’auteur, W. Reymont (1868-1925), a écrit de nombreux romans
historiques et symbolistes.
2
En 1934, la France compte environ trois millions d’étrangers.
3
Cf. supra, n. 5.
226
Pologne1 : théâtre populaire, chorale, école complémentaire yiddish, Union
socialiste des enfants, mouvement de jeunesse (Tsoukounft) et club sportif (1936)
reproduisent à une échelle très réduite ce qui se fait à la fois chez les bundistes de
Pologne, dans le milieu immigré communiste parisien et à la Fédération des
sociétés juives de France.
La bibliothèque de ce cercle de travailleurs occupe deux pièces au dessus
d’une cantine ouvrière 2, l’une pour l’accueil des lecteurs et l’autre plus grande de
lecture. Elle accueille cent quatre vingt cinq lecteurs réguliers et se retrouve avec
un fonds de trois mille trois cents volumes en 1939.
Son lectorat est-il uniquement bundiste ? Il est difficile de le dire tant les
frontières du monde yiddish parisien apparaissent mobiles. On peut penser que la
proximité des autres bibliothèques yiddish qui sont créées à la même époque
favorise le sentiment identitaire – juif et immigré polonais – malgré les
dissensions politiques ou syndicales, notamment entre dirigeants bundistes et
communistes. Les lecteurs évoluent selon les occasions dans un périmètre de
quelques arrondissements qui circonscrivent tout un espace culturel yiddish qui,
pour eux, n’est pas toujours politisé.
C’est en effet dans ce quartier populaire, très animé, que se développe
l’univers yiddish d’avant guerre à Paris. La population juive s’installe pourtant à
Montmartre, à Belleville, en banlieue, mais le Marais reste le lieu de passage
obligé des immigrés polonais. Lieu de transit, mais aussi lieu où convergent toutes
les potentialités du monde des migrants. Quelques mitnagdim et hassidim polonais
et lithuaniens ouvrent de petits oratoires ou des salles d’études dans des arrières
boutiques, dans des pièces d’un habitat ouvrier assez insalubre, dans des ateliers.
La synagogue des juifs polonais et russes, construite rue Pavée par Hector
Guimard, a signé l’intégration de ce groupe dans le quartier, mais elle ne suffit
plus pour la célébration des fêtes. De petites bibliothèques se créent et si certaines
bénéficient du soutien d’un autodidacte averti membre d’une « section juive »
d’un parti ou syndicat, d’autres s’ouvrent souvent à l’initiative d’un membre
d’une landsmanschaft ou d’un philanthrope, avec très peu de livres. Il y a une
1 D.H. WEINBERG, Les Juifs à Paris, op. cit., p. 56, n.1, p. 57, n.1.
2
Créée et dirigée par Ika Richter, cette cantine sera le point d’accueil des réfugiés et des émigrés
clandestins. Pédagogue à Varsovie puis immigrée à Paris où elle est employée de banque,
I. Richter s’engage dans la résistance, est arrêtée et meurt en octobre 1941.Cf. D. E PELBAUM, Les
Enfants…, op. cit., p. 249-250.
227
émulation entre les différents types d’association pour transmettre et développer la
culture yiddish, la culture en général, et les transmettre aux enfants d’immigrés.
Les lecteurs en yiddish sont donc potentiellement importants et si la
bibliothèque de l’Arbeter Heim (Foyer de l’ouvrier), ouverte par des membres du
Poalei Tsion Linke, privilégie les ouvrages en hébreu, elle n’en compte pas moins
quelques centaines de livres en yiddish.
La bibliothèque la plus importante est alors celle appelée du nom de son
philanthrope Yefim Pernikov. Gérée par la Fédération des Sociétés juives de
France, elle est d’abord installée rue du Faubourg du Temple dans le XIe
arrondissement. On y trouve non seulement plusieurs milliers de volumes yiddish
et hébreu mais également des livres en français, polonais, russe et allemand qui
s’adressent au public divers des landsmandshaften et à ceux qui suivent les cours
de l’université populaire fondée en 1931. La Fédération, dirigée jusqu’en 1936 par
Israel Jefroykin1, l’ancien militant du Folkspartei en Lithuanie, a ensuite pour
président Marc Jarblum, arrivé de Varsovie à Paris en 1907, à l’âge de vingt ans et
longtemps rédacteur en chef du Naye Tsayt2.
Comme chez les bundistes et les communistes la salle de lecture de la
bibliothèque se trouve dans un immeuble, où la Fédération concentre, dans
quelques pièces et sur un ou deux étages, tous ses services dont un dispensaire
accessible même à ceux qui ne font pas partie de son association. En 1939 cette
bibliothèque est riche de plus de 6000 ouvrages et compte plus de 600 lecteurs
réguliers.
Quant à la Bibliothèque Sholem Aleikhem dont j’ai déjà parlée, elle s’est
développée, au sein des communistes de la Kultur-Liga. En 1934 ces derniers
créent un théâtre yiddish, le PYAT (Parizer yiddisher arbeter theater) en même
temps qu’une université populaire. Cet ensemble culturel attire les foules
yiddishophones. En 1938, des landsmanschaften proches des communistes
rompent avec la Fédération et constituent l’Union des sociétés juives de France
(USJF), renforçant la fréquentation de cette bibliothèque. En 1939 cette dernière,
à peu près de même taille que la bibliothèque Nomberg est riche de trois mille
huit cent volumes.
1 Né en 1884 en Lithuanie, il est arrivé à Paris en 1920. Le parti folkiste qui défendait une
autonomie de la minorité juive avait été fondé par l’historien Simon Doubnov.
2 Marc Jarblum (1887-1972). Agrégé de philosophie, militant socialiste et figure centrale du
mouvement Poale Tsion, il devient le représentant des émigrés non communistes et la Fédération,
sous sa direction, marque son ouverture aux idées sionistes.
228
Pour comprendre cette soif de culture et de lectures en yiddish, rappelons
qu’avant guerre en Pologne les écoles yiddish étaient fréquentées par six cent
mille élèves et qu’un réseau de mille quatre cent cinquante bibliothèques
populaires fonctionnait avec chacune un fonds d’un millier de volumes.
Aussi à Paris, les émigrés, lecteurs réguliers de chaque bibliothèque sontils sans doute les spectateurs du théâtre yiddish qui est joué soit par des troupes de
passage polonaises, américaines, ou soviétiques soit par des groupes dramatiques
constitués par les membres des différentes associations et syndicats. Les
quotidiens et périodiques yiddish annoncent fréquemment les spectacles yiddish
de la capitale.
En effet dans le Paris des années 1920 et 1930 de nombreux périodiques
yiddish naissent et disparaissent. Le Bund publie d’abord Unzer Tsayt, Notre
Temps puis à partir de 1936, Unzer Shtime, Notre Voix. Deux quotidiens
connaissent de gros tirages : le Parizer Haynt et la Naye Presse. Le premier, La
Journée parisienne, fondé en 1926, est considéré par les communistes comme de
droite et bourgeois ; après avoir été très critique vis-à-vis du sionisme, sa position
évolue au milieu des années trente. Le second, La Nouvelle presse, fondé en 1934,
est de tendance communiste. La Naye Presse qui paraît à huit mille exemplaire en
1936 et 1937, distançant son concurrent immédiat Le Parizer Yaynt, présente les
habitudes de lecture des immigrés et montre que les ouvrages sur le communisme
sont davantage lus à la bibliothèque bundiste que chez les communistes, mais que
le lectorat respectif s’accorde pour préférer de toute façon les auteurs classiques
yiddish1. Les ouvrages les plus prisés sont ensuite les grands auteurs français du
moment : Henri Barbusse, Romain Rolland et André Malraux. On lit alors
également beaucoup de poésie et le fonds de la bibliothèque Medem actuelle
compte encore rien moins que mille six cents ouvrages de poésie, de Oser
Warszawski à Abraham Reisen, de Yankev Glatshteyn à Peretz Markish.
Pendant la guerre, sous l’occupation allemande et surtout après la rafle du
Vel d’Hiv (16 et 17 juillet 1942 où treize mille juifs parisiens sont déportés), la
plupart des activités culturelles juives cessent dans la capitale. La cantine de
l’Arbeter Ring continue cependant à fonctionner, notamment pour les familles de
prisonniers de guerre et les plus démunis. En octobre 1942 la Gestapo fait une
intrusion dans le local de la bibliothèque, mais les réserves de la cantine bloquent
1 D.H. WEINBERG, Les Juifs à Paris, op. cit, p. 92, n.3.
229
l’accès aux armoires de bois plein (celle du BHV). Les Allemands menacent de
revenir et de les fouiller.
Les livres passent la guerre dans des caisses en bois fermées qu’un
membre du Bund, Nathan Shachnovski, avec l’aide de sa femme et du concierge a
pris soin de descendre dans les caves qui sont très profondes dans cet immeuble
(au deuxième sous-sol).
MEDEM-BIBLIOTEK ET LE LECTORAT D’APRES-GUERRE
Lieu de sociabilité et de mémoire
Rouverte un mois et demi après la libération de Paris, le samedi 14 octobre
1944, la Nomberg-bibliotek compte les disparus. Deux des fondateurs,
L. Tabatchnik et E. Shvirinskil, sont morts en déportation, la majorité des enfants
de l’école et des étudiants de l’université populaire, de nombreux lecteurs
également et surtout la presque totalité du monde yiddishophone d’Europe
centrale. Le Medem-Farband n’existe plus et l’Arbeter Ring redevient
essentiellement une société de secours mutuels. Les bundistes souhaitent pourtant
garder le nom de Medem, aussi la bibliothèque est-elle renommée Medem
Bibliothek baym Arbeter Ring.
Entre 1945 et 1955, la bibliothèque conserve un lectorat yiddishophone
important, public constitué d’immigrés des vagues précédentes et surtout
nouveaux migrants, réfugiés d’Europe centrale et orientale qui affluent vers Paris
au lendemain de la guerre.
Une nouvelle littérature apparaît : les livres de mémoires, livres de
souvenir intègrent les collections. Écrits en yiddish ou hébreu dès 1943 par des
survivants de la Shoah, ils retracent le passé, les noms, les souvenirs de villages,
de villes entièrement anéantis. Plus de six cents seront écrits et la bibliothèque
Medem en conserve cent cinquante.
Les trois principales vagues de migration des juifs polonais en 1948, 1956
et en 1968 contribuent également à renouveler le public.
Les migrants parlent en yiddish mais ils connaissent souvent plusieurs
langues (le polonais, l’allemand, le russe, le lituanien) ; beaucoup d’entre eux n’en
sont pas à leur première migration. Paris n’est parfois qu’une étape avant de
gagner l’Argentine, l’Amérique, le nouvel État d’Israël ou il est un second choix
dans l’itinéraire brisé des rescapés.
230
A travers les témoignages que nous avons recueillis, il appert que la
bibliothèque Medem est souvent le premier lieu amical, d’entraide, de solidarité
que l’on découvre à Paris : les bundistes de la Pologne de 1948 arrivés
clandestinement à Strasbourg grâce à un passeur du mouvement sont conduits à
Paris, où de la gare de l’Est ils viennent directement en métro rue Vieille du
Temple. Les témoignages insistent sur la prise en charge totale, le dévouement, la
fraternité. Quelle que soit l’heure ou le jour, des lecteurs, des bénévoles, vont
trouver à la famille un hébergement, parfois même un travail. La bibliothèque
Medem se confond avec le cercle amical et les secours multiples qu’il prodigue.
Le lectorat est un lectorat d’ouvriers, de boutiquiers, de « petites gens »
pour qui le livre est sacré. Plusieurs personnes ont évoqué l’atmosphère religieuse,
sacrée qui régnait dans la salle de lecture. D’autres ont évoqué les soirées
culturelles où l’on lisait les poèmes d’Arom Sutzkever et de Moïshe Kulbak, où
l’on retrouvait avec leurs œuvres les poètes disparus lors de ce qui devait
s’appeler, de sinistre mémoire, « la Nuit des poètes assassinés » (1952) : Dovid
Bergelson, Itsik Fefer, Leyb Kvitko, Dovid Hofstein et tant d’autres encore.
La permanence est assurée par le directeur Chiva Vaisbrot et des
bénévoles : le prêt d’un livre est de trois semaines, la bibliothèque, suivant la ligne
socialiste et antireligieuse du Bund fonctionne également le samedi. Là encore les
témoignages abondent : les bénévoles n’auraient pour rien au monde sacrifier leur
permanence du samedi alors qu’eux-mêmes auraient pu travailler ce jour-là.
La bibliothèque est aussi un lieu de sociabilité, où l’on s’arrête, où l’on
retrouve des gens qui ont connu le même itinéraire, les mêmes persécutions ou qui
ont vécu les mêmes épreuves... Les évoquer en yiddish, c’est se comprendre et
peut-être faire le deuil.
C’est toujours le lieu de la lecture des journaux yiddish, on y rencontre
même ceux qui les écrivent, les journalistes ; on y rencontre aussi les écrivains et
poètes immigrés ici ou ailleurs qui viennent se ressourcer et écrire, parler d’avant.
Parmi les lecteurs de 1968, l’historien Pavel Korzec1, auteur d’une histoire des
juifs en Pologne dans l’entre-deux-guerres…
La bibliothèque s’agrandit et, en 1965, déménage ses dix mille ouvrages
au 52 rue René Boulanger, cette fois dans le Xe arrondissement, autre quartier
populaire, très près de la place de la République, laquelle connaît une forte
implantation de familles juives et de familles immigrés.
1
Cf. supra, n.16 et 22.
231
Pourtant le lectorat diminue, la création en yiddish décline également,
faute de yiddishophones, les journaux yiddish disparaissent, partout
l’acculturation et l’assimilation ayant raison d’une langue qui n’est plus
vernaculaire. Les vagues d’émigrés polonais de 1956 et de 1968 ne sont plus
scolarisées en yiddish.
Du populaire au savant
Une nouvelle catégorie de lecteurs apparaît : des chercheurs, souvent
encore yiddishophones enquêtant sur la littérature ou la civilisation yiddish. Mais
la bibliothèque n’est déjà plus une bibliothèque populaire.
Au lendemain de mai 1968 et du large mouvement dit des racines, la
bibliothèque va développer ses collections françaises et attirer un lectorat de
chercheurs spécialisés. Recherche identitaire de familles ou d’individus qui ne se
reconnaissent ni dans les courants religieux du judaïsme à la française ni dans la
culture israélienne.
En 1979 la bibliothèque prend son autonomie en devenant une association
1901 et recrute pour quelques mois un bibliothécaire spécialisé qui doit
moderniser les fichiers yiddish et en faire une bibliothèque de référence. Le
bibliothécaire, né à Buenos-Aires en 1947 et instruit dans une école yiddish
bundiste en Argentine, se révèle être un savant et un véritable chercheur. Les
cercles yiddishistes de la capitale lui demandent de rester et il devient très vite le
centre d’un renouveau de la culture et de la langue yiddish. Les premiers cours de
yiddish commencent la même année.
Désormais, il ne s’agit plus d’ouvrir au monde environnant et à la culture
moderne de pauvres travailleurs juifs émigrés, mais de donner à des étudiants de
toute origine les moyens de pénétrer dans l’univers magique de la langue et la
littérature yiddish. Il faut maintenant rechercher et découvrir ses merveilles et ses
secrets et, de manière plus profonde, faire revivre par l’étude, un monde à jamais
disparu.
C’est ainsi que depuis les années 1990, les autres bibliothèques yiddish qui
avaient survécu à la guerre ont fermé, faute de lecteurs et de bénévoles pour s’en
occuper. Avec celles-ci, des bibliothèques de particuliers rejoignent les fonds de
la bibliothèque Medem. En 1993, environ cinq mille livres de l’UJRE (Union des
juifs pour la Résistance et l’Entraide) intègrent les rayons de la bibliothèque
Medem qui ainsi reçoit le fonds ancien mis en place dans les années 1920 par la
Kultur Liga, ouvrages auxquels s’étaient ajoutées de nombreuses publications
232
soviétiques ; la même année c’est la bibliothèque Kouliche 1, créée par un médecin
philanthrope, qui ferme et qui lègue environ trois mille ouvrages ; le centre
Jefroykin2 (FSJF) cède environ cinq mille livres en 1997 et enfin, en 1998, le
Foyer ouvrier de Poalei Tsion, avec un fonds essentiellement hébreu, donne
environ deux mille ouvrages, les archives et la collection du journal Unzer Wort,
religieux sioniste. C’est pourquoi dans cet ensemble déjà très éclectique on peut
trouver un fonds intitulé « religion – judaïsme » relativement important qui, outre
des ouvrages généraux sur les religions, comprend des rubriques traditionnelles :
judaïsme, Bible, Talmud, Autres commentaires, Mystique, Fêtes Juives,
Folklore/Humour.
D’acquisition en acquisition, de legs en legs, la Bibliothèque Medem a
ainsi presque triplé son fonds depuis dix ans. Signe de son indépendance ou
rançon de son succès, la bibliothèque s’est séparée de l’Arbeter Ring pour devenir
un centre culturel à part entière, situé impasse Saint-Pierre Amelot, dans le X e
arrondissement.
Depuis, génération ancienne et nouvelle se côtoient : locuteurs de langue
maternelle yiddish et ceux qui, de tout horizon, l’apprennent académiquement. Le
monde yiddish n’est plus, mais l’intérêt que ses œuvres et sa langue suscitent est
bien vivant.
Située au 87 rue de Turenne, dans le IIIe arrondissement.
2
Situé au 68 rue de la Folie-Méricourt, dans le XIe arrondissement.
1
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