PETITE HISTOIRE DE LA MÉLANCOLIE Mélancolie et misanthropie

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PETITE HISTOIRE DE LA MÉLANCOLIE Mélancolie et misanthropie
PETITE HISTOIRE DE LA MÉLANCOLIE
élancolie et misanthropie ont partie liée :
M
il n’est que de considérer le sous-titre que
Molière songe à donner à sa comédie Le Misanthrope,
à savoir « l’atrabilaire amoureux » pour s’en persuader.
La misanthropie est l’un des symptômes, parmi
d’autres, qui permet de reconnaître le mélancolique
(ou atrabilaire)  : « bouffi, le teint terreux, misanthrope,
le malheureux garde les yeux au sol, marche de
travers, alterne tristesse et rire (la rate d’où provient
la bile noire, étant aussi le siège de l’hilarité) ; il est
fourbe et avare, sombre et tourmenté, tout à la fois
libidineux et lent »1. Toute forme de misanthropie
relèverait d’un tempérament mélancolique. Mais
si la mélancolie intéresse les médecins – elle est
une maladie – et les philosophes qui l’interrogent
comme perversion de l’imagination, la misanthropie
intéresse beaucoup plus les dramaturges, car elle est
un mode d’être (ou de refuser d’être) au monde : si
Ménandre, Molière, Shakespeare et Hofmannsthal
(entre beaucoup d’autres) ont mis en scène un
misanthrope, c’est qu’il est un « caractère » au sens
1. Yves Hersant, Mélancolies, de l’antiquité à nos jours, Bouquins, Robert
Laffont, 2005, page 569.
Mélancolie / Misanthropie
où l’entendent Théophraste et La Bruyère, et qui au
théâtre devient une « constellation de marques laissées
par le réel et qui peuvent faire effet de réalité »2 ;
leur œuvre est le laboratoire de cette rencontre
improbable et conflictuelle entre le misanthrope
et le monde, cet Autre qu’il rejette violemment
comme faux, mensonger et inauthentique. Se livrer
à l’étude de cette rencontre propre à nourrir un
tissu dramatique, nécessite qu’en amont, on puisse
prendre connaissance des doctrines que les médecins
contemporains ont élaborées à propos de cette
maladie.
La littérature que la mélancolie a engendrée est
tout à fait considérable et il est très malaisé d’aboutir
à une synthèse qui conjugue clarté et cohérence. « La
Tour de Babel n’a jamais produit autant de confusion
des langues que le chaos de la mélancolie de variétés
de symptômes » reconnaît Robert Burton, l’un des
grands spécialistes de cette délicate question. Il nous
a semblé que la méthode la moins incertaine était de
suivre la chronologie des points de vue.
La mélancolie est associée dès son origine à la
médecine des humeurs dont on trouve la définition
dans le pseudo Hippocrate (probablement son
gendre Polybe)3 : ces humeurs ou fluides, au nombre
de quatre, conditionnent la santé de l’homme par
l’équilibre qui règne entre elles. Chacune de ces
humeurs est associée à une qualité (le froid, le sec,
le chaud, l’humide), à une saison, à un élément
cosmique (Jupiter, Mars, La Lune et Saturne) et à un
âge de la vie.
Le sang est une humeur chaude, douce,
tempérée, rouge ; il est préparé dans les veines
2. Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Tel,
Gallimard, 1994, p. 17.
3. Fin du Ve siècle av. J.-C.
8
Introduction
mésentriques et fabriqué dans le foie à partir de
parties les plus tempérées du chyle ; il irrigue
toutes les parties du corps par l’intermédiaire des
vaisseaux et sa fonction est de nourrir le corps tout
entier, de lui donner de la force et de la couleur.
C’est à partir de lui que les esprits vitaux sont tout
d’abord créés dans le cœur, puis conduits vers les
autres parties par les artères.
La pituite, ou flegme, est une humeur froide et
humide fabriquée dans le foie à partir des parties
les plus froides du chyle (ou suc blanc provenant
de la nourriture digérée par l’estomac) ; sa fonction
est de nourrir et d’humidifier les organes du corps
qui, comme la langue, sont mobiles, afin qu’ils ne
deviennent pas trop secs.
La bile jaune est chaude, sèche et amère,
créée dans les parties les plus chaudes du chyle et
contenue dans la vésicule biliaire : elle contribue à
la chaleur naturelle et au fonctionnement des sens,
et sert à l’élimination des excréments.
La bile noire (mélancolie) est froide, sèche,
épaisse, noire et aigre, créée dans la rate, elle
provient des parties les plus épaisses de la
nourriture, elle bride les deux humeurs chaudes, le
sang et la bile, les maintient dans le sang et nourrit
les os. Ces quatre humeurs peuvent être mises en
parallèle avec les quatre éléments et les quatre Âges
de l’homme.4
Le détour par le grec nous apprend que le verbe
cholân signifie « avoir de la bile », « être colérique »,
les mots désignant la bile (cholé) et la colère (cholos)
étant proches l’un de l’autre. Le verbe mélancholân
ajoute une notion de couleur noire (melan-). La
mélancolie est donc avant tout la maladie de celui
4. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, 3 volumes, José Corti, 2000,
p. 235.
9
Mélancolie / Misanthropie
qui souffre d’un excès de bile noire. Cependant
dans les Aphorismes d’Hippocrate, on trouve aussi
la formule : « Quand tristesse et crainte persistent
longtemps, un tel état est mélancolique. » Cette
brève sentence allait avoir un retentissement
d’importance dans toute la littérature consacrée à la
mélancolie. En effet, l’aphorisme créait une relation
entre maladie du corps et maladie de l’âme, sans dire
clairement si l’excès de bile noire était la cause du
comportement remarqué ou au contraire un de ses
effets. L’affectif et le physique se trouvaient ainsi liés
pour fort longtemps. Une autre association allait
être suggérée qui, elle aussi, connaîtrait une fortune
remarquable. Dans un texte appelé Les problèmes
attribués à Aristote, on trouve cette question :
Pourquoi tous les hommes qui ont été des
êtres d’exception en philosophie, en politique, en
poésie, dans les arts, étaient-ils bilieux, et bilieux
à ce point de souffrir de maladies qui viennent de
la bile noire […] ?
Ainsi se trouvent réunis mélancolie et génie
bien avant que le romantisme n’en fasse un de
ses credos. L’auteur de ce texte observe aussi la
propension des mélancoliques à l’autodestruction
et plus particulièrement au suicide par pendaison.
Le mélancolique est un être d’excès par le fait, nous
explique-t-on, que la bile est susceptible d’être portée
à un haut degré de chaleur comme elle peut l’être à
un bas de gré de froid.5
Une autre figure de l’antiquité doit être convoquée
à propos de la mélancolie, celle de Démocrite. Ce
personnage de sage est le héros d’une suite de lettres
5. Au chapitre des grands théoriciens et thérapeutes de la mélancolie, il
faudrait encore citer Galien, le plus grand médecin de l’antiquité après
Hippocrate qui écrit un opuscule plus ou moins polémique, De la Bile
noire.
10
Introduction
où Hippocrate est censé relater la visite qu’il lui
rend sur la demande des Abdéritains inquiets de
la santé mentale du grand homme qui s’isole pour
disséquer des animaux et… pour rire. Une fois la
visite accomplie, la leçon qu’en tire Hippocrate est
riche d’enseignements : non seulement Démocrite
n’est pas fou, mais au contraire il est l’emblème de
la plus grande des sagesses, le thérapeute n’a rien à
guérir mais tout à apprendre, et les Abdéritains qui
croyaient incarner la normalité sont eux-mêmes
atteints de la folie qu’ils croyaient voir en Démocrite.
Ce dernier explique à Hippocrate les raisons de son
hilarité :
je ris d’un unique objet, l’homme plein de
déraison, vide d’œuvres droites, puéril en tous ses
projets, souffrant sans nul bénéfice des épreuves
sans fin, poussé par ses désirs immodérés à
s’aventurer jusqu’aux limites de la terre et dans
ses immenses cavités, fondant l’argent et l’or,
ne cessant jamais d’en acquérir, se démenant
toujours pour en posséder d’avantage afin de ne
pas déchoir.
À Démocrite est associée une autre figure de
penseur de l’antiquité, Héraclite, « [c]e couple
de figures illustres représente deux attitudes
psychologiques opposées, dans une incarnation
figurée où se conjugue la double autorité de la
philosophie et du passé classique […] Héraclite
et Démocrite sont les modèles auxquels doit
nécessairement se référer la quæstio disputata : vaut-il
mieux rire ou pleurer devant l’agitation, les erreurs et
les malheurs des hommes ? »6. Cette double attitude
face au monde trahit un tempérament mélancolique
malgré l’apparente opposition qu’elle illustre. À
6. Jean Starobinski, ??? 1984, p. 59 et suiv.
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Mélancolie / Misanthropie
la fin du XVIe siècle un médecin, autre illustre
spécialiste de l’affection mélancolique, consacrera le
chapitre XXVIII de son Traité de la mélancolie à cette
question : « Comment et pourquoi la mélancolie
provoque les larmes et le rire ». Il y tâche d’expliquer
physiologiquement et de façon fort complexe ces
réactions opposées mais toutes deux nées d’une
même réflexion inspirée par la relation du patient
au monde qui l’entoure. « Vous comprenez assez, je
crois, comment, parmi les mélancoliques, certains
rient et d’autres pleurent, et vous voyez ce qui
cause, chez le même sujet, la gaîté ou les larmes »7
conclut-il. Cette opposition radicale nous intéresse
au premier chef dans la mesure où larmes et rires
sont les deux réactions fondamentales du spectateur
de théâtre. Dans mon fauteuil, face au plateau, je
suis appelé à apprécier le monde, à le juger et sous
l’influence combinée du dramaturge et du metteur
en scène d’être Démocrite ou Héraclite, voire au
cours du même spectacle tantôt l’un, tantôt l’autre.
Avec l’ère chrétienne, la maladie de la mélancolie
est repensée en d’autres termes. Étant à la fois
affection du corps et affection de l’âme, la pensée
chrétienne y associe la notion de péché et donc de
punition. La mélancolie devient l’acédia qui est
« une lourdeur, une torpeur, une absence d’initiative,
un désespoir total à l’égard du salut […] une
aphonie spirituelle, véritable « extinction de voix »
de l’âme. »8 Elle affecte pour l’essentiel les moines,
les anachorètes que Dante évoque au Chant VII de
l’enfer de sa Divine Comédie comme expiant la faute
d’avoir porté au cœur de « chagrineuses fumées ».9
7. Timothy Bright, Traité de la mélancolie, Éd. Jérôme Millon, 1996, p.
177.
8. Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie, des origines à
nos jours à 1900, Bâle, Geigy, coll. « Acta Psychomotica », 1960.
12
Introduction
En ce contexte, l’acédia ou mélancolie est l’œuvre du
Malin10 et Hildegarde de Bingen aussi connue sous le
nom de sainte Hildegarde n’hésite pas, au XIIe siècle,
à faire remonter cette « maladie » au jardin d’Eden :
Au moment où Adam a désobéi à l’ordre divin,
à cet instant même, la mélancolie s’est coagulée
dans son sang […] dont s’élevèrent en lui la
tristesse et le désespoir ; en effet, lors de la chute
d’Adam, le diable a insufflé en lui la mélancolie,
qui rend l’homme tiède et incrédule.
À la fin du XVIe siècle, 1586 plus exactement,
un médecin anglais Timothy Bright fait paraître son
Traité de la Mélancolie, censé s’adresser à un ami qui
lui aurait demandé de le soigner contre cette maladie.
Il semble plus que probable que Shakespeare ait lu
cet ouvrage qui aurait eu quelque influence sur la
composition d’Hamlet entre autres pièces11. En
réaction à un courant de pensée qui, à la Renaissance,
affirme que la mélancolie favorise l’enthousiasme12,
Bright la considère comme une vraie maladie et
s’applique à expliquer l’interaction du corps et de
l’âme dans cette affection ; il développe en des pages
particulièrement intéressantes les terreurs propres au
tempérament mélancolique. La mélancolie qui est
« la partie la plus grossière du sang destiné à nourrir
9. Dante, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1965, p. 925.
10. On peut songer à l’œuvre de Tirso de Molina, Le Damné par manque
d’espoir, le juste pendant de L’Abuseur de Séville, voir Théâtre espagnol du
XVIIe, La Pléiade, Gallimard, 1999.
11. Voir J. Dover Wilson « Shakespeare’s Kwowledge of A Treatise of
Melancholy by Timothy Bright », What happens in « Hamlet », Cambridge
University Press, 1935, 1967, p. 309-320.
12. Particulièrement Marsile Ficin, médecin et philosophe, dans son
ouvrage De Vita triplici, titre certains de ces chapitres : « combien de
causes expliquent que les hommes de culture sont mélancoliques ou
le deviennent », « Pourquoi les mélancoliques ont du génie ; quels
mélancoliques sont géniaux, et quels autres tout le contraire. »
13
Mélancolie / Misanthropie
le corps », peut se trouver en surabondance ou dans
un état d’échauffement tel que, faute d’évacuation,
son excrément dégénère et rend les passions plus
véhémentes. « Elles accablent et perturbent si
violemment le siège tranquille de l’esprit, que
toutes ses fonctions propres sont entachées de folie
mélancolique, et que la raison se trouve remplacée par
une crainte insensée, ou le désespoir pur et simple. »
La mélancolie acquiert ainsi quelque similitude avec
la folie.
Peu après Timothy Bright, Robert Burton, un
autre anglais, déjà mentionné, publie en 1621,
son Anatomy of Melancholy. Cet ouvrage est une
somme, souvent considérée comme fondatrice de la
mélancolie moderne. Burton est médecin et son livre
se veut l’œuvre d’un thérapeute, mais la rédaction très
influencée par Montaigne13 fourmille en digressions
et le style « à sauts et à gambades » rend compte de
la richesse du regard qu’un homme retiré du monde
jette sur lui. Burton se nomme Démocrite junior et
c’est sous ce nom qu’il s’adresse à son lecteur pour
présenter cet ouvrage qui par son titre se réfère à
une longue tradition qui, par la dissection des corps,
cherche à localiser dans les organes l’origine du mal,
en observant leur corruption ou leur position. Trois
grandes parties structurent l’ouvrage : la première
consacrée aux causes de la mélancolie, la deuxième
aux soins qu’elle requiert, la troisième aborde
deux mélancolies spécifiques, celle liée à l’amour
et celle liée à la religion. La première de ces deux
dernières présente des développements intéressants
sur la jalousie comme symptôme assurément
mélancolique :
Comme je l’ai déjà démontré, l’amour est la
13. Première traduction en anglais des Essais par John Florio en 1603.
14
Introduction
plus violente de toutes les passions et, de toutes les
potions amères que cette mélancolie héroïque nous
fait boire, cette jalousie bâtarde est la pire, comme
on peut le constater aux prodigieux symptômes
qu’elle affiche et qu’elle provoque. Car, outre la
crainte et le chagrin, lesquels sont communs à
toutes les mélancolies, on trouve l’inquiétude de
l’esprit, la suspicion, les accusations, les pensées
fébriles, la pâleur, la maigreur, les affaires laissées
à l’abandon et autres choses semblables : ces
hommes sont encore plus profondément atteints
et leurs symptômes sont plus graves. 14
La France classique élabore son principe de
l’honnesteté 1 5 comme la conception sociale d’un
équilibre humoral : le caractère français est équilibré
et se veut tel face à son voisin et rival espagnol que
l’on perçoit comme plus exalté, plus sombre, plus
mélancolique en somme. L’esprit français conteste
alors que le génie soit l’apanage du mélancolique
ce que l’espagnol Huarte cherchait à établir se
réclamant d’une tradition remontant à l’antique : La
Mothe Le Vayer rédigera, à la demande probable de
Richelieu, un Discours sur la contrariété des humeurs
qui se trouvent entre certaines nations et notamment
le Français et l’Espagnol. La période des Lumières
et les Encyclopédistes particulièrement font faire
un progrès notable à la mélancolie et à la théorie
des humeurs. La mélancolie, pour eux n’est plus
une comme elle l’était pour Burton ou Bright, ils
la déclineront en mélancolie sentimentale qui n’est
pas dépourvue d’agrément, la mélancolie religieuse,
la mélancolie pathologique pour laquelle il reprenne
la grande théorie humorale d’Hippocrate tout en
14. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Folio classique, 2005,
p. 329.
15. Publication en 1629 de L’Honneste homme ou l’art de plaire à la cour
de Nicolas Faret.
15
Mélancolie / Misanthropie
la tenant à distance. À ce sujet, ils fondent leur
remarques sur la dissection et observent que « très
souvent les cadavres de mélancoliques examinés
nous font voir un dérangement considérable dans le
bas-ventre » ; ils ajoutent cette remarque essentielle :
« ces parties sont parsemées d’une grande quantité
de nerfs extrêmement sensibles », détournant ainsi
la recherche médicale sur la mélancolie des voies
sanguines et digestives pour l’orienter vers le système
nerveux. Les Encyclopédistes inaugurent également
une idée de cure qui n’est plus fondée sur le régime
ou l’exercice physique, mais sur une relation entre
médecin et malade qui annonce les analyses à venir :
il faut qu’un médecin prudent sache s’attirer
la confiance du malade, qu’il entre dans son
idée, qu’il s’accommode à son délire, qu’il
paraisse persuadé que les choses sont telles que le
mélancolique les imagine.16
Avec le XIXe siècle s’ouvre une période que
l’on peut envisager sous un double aspect : chez
les penseurs et les artistes, la mélancolie est quasi
sacralisée, tandis que les médecins l’intègrent à la
recherche sur la folie et inaugurent ainsi la démarche
psychiatrique.
C’est Kant qui vers 1780 propose en s’inspirant
des thèses d’Edmund Burke, une identification de
la mélancolie et du Sublime. Dans Observations
du sentiment du Beau et du Sublime, il en arrive à
affirmer que « le mélancolique a surtout le sentiment
du sublime […] Aussi se montre-t-il très sensible
à la beauté dont il attend non seulement qu’elle le
charme mais qu’elle l’émeuve en lui inspirant de
l’admiration. Ses plaisirs, pour être sérieux, n’en
16. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,
édition de Genève, 1778.
16
Introduction
sont pas moins vifs. Toutes les émotions du sublime
l’enchantent plus que les folâtres attraits du beau. »
Ainsi le sentiment mélancolique est engendré par
« l’effroi qu’éprouve une âme remplie d’un grand
dessein, lorsqu’elle considère les obstacles, les dangers
à surmonter, et cette difficile mais grande victoire qu’il
lui faut remporter sur elle-même. » Cette définition
de la mélancolie allait avoir une influence décisive
sur les Stürmers17 et au-delà sur l’homo romanticus. Le
lien ainsi établi entre mélancolique et sublime, fait
du mélancolique un être d’exception, un artiste dont
la sensibilité excessive devient source de souffrance
et de volupté indissociablement liées ce qu’exprime
parfaitement la question que Senancour prête à son
héros Oberman :
D’où vient à l’homme la plus durable des
jouissances de son cœur, cette volupté de la
mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait
vivre de ses douleurs et s’aimer encore dans le
sentiment de sa ruine ?
C’est aussi ce type de réflexion qui nourrit
Le Génie du christianisme qui redonne à l’acedia
une nouvelle existence, le péché mortel en moins.
Baudelaire lui-même par son recours au spleen est
un héritier de cette conception de la mélancolie ;
et sa conception de l’art moderne est tout entière
contenue dans l’association entre art et mélancolie.
Delacroix est pour lui le plus grand peintre de son
temps car il est éminemment mélancolique.
Parallèlement donc à cette façon de penser la
mélancolie et plus souvent encore de la vivre, les
médecins du XIXe siècle travaillent sur la mélancolie
en postulant que les causes de cette maladie sont
17. Schiller dont on sait la dette qu’il contracte à l’égard de l’idée du
Sublime kantien écrit un drame inachevé titré Le Misanthrope (1790).
17
Mélancolie / Misanthropie
surtout morales  : nous sommes bien loin de la théorie
des humeurs qui présentait la mélancolie comme une
affection essentiellement organique et prétendait
la guérir par des régimes appropriés. Philippe
Pinel médecin de Bicêtre puis de la Salpêtrière en
publiant en 1801 son Traité médico-philosophique
sur l’aliénation mentale fonde donc toute la science
psychiatrique dont on sait l’importance qu’elle
prendra au cours des siècles suivants. Le médecin
devient alors, comme le titre de l’ouvrage de Pinel le
laisse entendre, un spécialiste des passions. L’origine
de la mélancolie se trouve dans une idée exclusive
qui parasite tout le fonctionnement émotionnel du
patient. Il faut donc pouvoir remonter à cette idée
pour en délivrer le mélancolique, il faut « subjuguer
la passion qui, maîtrisant sa pensée, entretient son
délire ». Le traitement est donc moral, il faut faire
naître des émotions vives et profondes capables de
faire diversion à l’idée mélancolique. La cure du
mélancolique se fonde avant tout sur un dialogue
avec son médecin dont les compétences doivent
dépasser et de très loin la seule connaissance de la
physiologie. Le malade doit être isolé, coupé du
monde extérieur et soumis à l’autorité du médecin
dont la méthode d’approche de la maladie n’exclut
pas la ruse : « Il faut le plus souvent entrer dans leurs
vues, paraître persuadé de l’existence de leurs maux
imaginaires, enfin déraisonner avec eux pour les
ramener à la raison » n’hésite pas à écrire Pinel ou
encore :
il est quelquefois à propos d’exciter chez eux
des passions qui leur fassent oublier le sujet de
leur délire. Pinel est particulièrement
comportements cyclothymiques
caractéristique des mélancoliques :
18
sensible aux
qui sont la
Introduction
[r]ien n’est plus inexplicable, et cependant rien
n’est mieux constaté que les deux formes opposées
que peut prendre la mélancolie. C’est quelquefois
une bouffissure d’orgueil, et l’idée chimérique de
posséder des richesses immenses ou un pouvoir
sans bornes : c’est, d’autres fois, l’abattement le
plus pusillanime, une consternation profonde ou
même le désespoir. Étienne Esquirol poursuit les travaux et recherches
de Pinel en matière d’affections mentales 
; il
s’intéresse plus encore que son maître aux problèmes
d’organisation des asiles psychiatriques et propose
des modifications en matière de nosographie. Il
distingue au sein des maladies mentales l’idiotie, la
manie et le groupe des monomanies dans lesquelles
il classe la mélancolie qu’il rebaptise « lypémanie »
qui est un « délire partiel chronique, entretenu par
une passion triste, débilitante et oppressive. »
La dernière étape de notre petite histoire de la
mélancolie nous conduit en 1917 où Freud nourrit le
projet d’écrire des Éléments pour une métapsychologie ;
dans cet ouvrage, il s’agit pour lui d’en venir à une
théorisation des expériences conduites en matière
de psychanalyse et particulièrement de travailler sur
la notion de narcissisme. C’est dans cet ensemble
d’essais que l’on trouve « Deuil et mélancolie ».
Freud part du constat qu’une personne confrontée
à une perte qui l’affecte passe par une période de
deuil qu’elle finit par surmonter alors que d’autres
sombrent dans un état mélancolique. Deuil et
mélancolie se trouvent ainsi mis en parallèle avec
pour point commun un désintérêt marqué pour le
monde extérieur, un refus d’activité et la perte de la
capacité d’aimer. En revanche, si le deuil n’entraîne
pas d’abaissement du sentiment du moi et l’attente
d’un châtiment inéluctable, l’état mélancolique,
19
Mélancolie / Misanthropie
quant à lui, se manifeste par une véritable perte du
moi consécutive à la perte de l’objet. La mélancolie
serait donc un deuil qui n’aurait pu s’accomplir,
comme une blessure interne qui refuse de cicatriser.
Et si l’attitude du mélancolique se manifeste
majoritairement par des auto-accusations, Freud met
en lumière qu’elle a pour cible essentielle l’entourage
du malade :
on reconnaît que les auto-reproches sont des
reproches contre un objet d’amour, qui sont
renversés de celui-ci sur le moi propre. Autre trait distinctif du mélancolique, son
exhibitionnisme : « il s’épanche auprès d’autrui de
façon importune, trouvant satisfaction à s’exposer
à nu. » Freud tente de reconstruire le processus qui
conduit à l’état mélancolique:
Il existait d’abord un choix d’objet, une liaison
de la libido à une personne déterminée ; sous
l’influence d’un préjudice réel ou d’une déception
de la part de la personne aimée, cette relation fut
ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait
été normal, à savoir un retrait de la libido de cet
objet et son déplacement sur un nouvel objet,
mais un résultat différent, qui semble exiger pour
se produire plusieurs conditions. L’investissement
d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais
la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet,
elle fut retirée dans le moi. Mais là elle ne fut pas
utilisée de façon quelconque : elle servit à établir
une identification du moi avec l’objet abandonné.
L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui
put alors être jugé par une instance particulière
comme un objet, comme l’objet abandonné. De
cette façon la perte de l’objet s’était transformée
en une perte du moi et le conflit entre le moi et
20
Introduction
la personne aimée en une scission entre la critique
du moi et le moi modifié par identification. 
Dans la lignée des études de Freud puis de Lacan,
les psychanalystes continuent à travailler sur la
mélancolie comme le fait par exemple Marie-Claude
Lambotte qui dans un article titré « La souffrance
mélancolique »18 met en lumière la dimension
nostalgique qui préside à l’état de mélancolie :
la souffrance du sujet mélancolique apparaît
en effet comme une souffrance essentiellement
nostalgique qui, modelée par une aspiration au
‘ tout ou rien ’ enlève inévitablement à la réalité
tout son intérêt et tout son relief.
Au terme de ce rapide tour d’horizon de l’histoire
de la mélancolie, on est en mesure de constater
combien les études en la matière ont été riches,
variées. À l’origine, maladie du corps interprétée par
la théorie des quatre humeurs qui la baptise sous le
signe de la « bile noire », elle se déplace très vite à
l’intersection du corps et de l’âme pour devenir enfin
une affection directement liée à la psyché. Cette
évolution assez spectaculaire n’est pas en soi l’aspect
le plus étrange de la mélancolie ; il est beaucoup plus
curieux d’observer l’évolution anthropologique de la
mélancolie. Entre maladie qu’il convient de soigner
avec la plus grande vigilance ou signe distinctif
d’une forme de génie, on comprend aisément que
la mélancolie pose le problème de la perception de
la relation de l’individu au groupe, de la relation de
Soi à l’Autre, mais aussi de Soi à Soi. Transportée
dans l’univers du théâtre, la misanthropie devient
un des signes de la mélancolie, mais déclarer que le
18. Repris dans La Mélancolie, Études cliniques, Economica, Anthropos,
2007.
21
Mélancolie / Misanthropie
mélancolique est misanthrope c’est aussi le condamner
au nom d’une perception de l’humain qui voudrait
en faire un être essentiellement social : dans cette
perspective le misanthrope est le monstre qu’il s’agit
d’éradiquer, l’insoumis qu’il faut rejeter de la sphère
sociale sous peine de la mettre en danger. Mettre en
scène un misanthrope est-ce nécessairement en faire
le procès ? Chaque pièce de théâtre est-elle la mise en
œuvre du précepte sur lequel s’achève L’Anatomie de
la Mélancolie :
ne vous laissez pas aller à la solitude et à
l’oisiveté. Ne soyez pas solitaire, ne soyez pas oisif.
SPERATE MISERI, CAVETE FÆLICES.
Oui probablement, dans la mesure où la
représentation théâtrale est célébration du groupe.
Quelle chance le misanthrope a-t-il, sur la scène
théâtrale, de faire entendre, et peut-être comprendre,
sa mélancolie ?
Georges ZARAGOZA
Professeur de littérature comparée
Bibliographie :
Jean Clair (dir.), Mélancolie, génie et folie en
Occident, Gallimard, 2005.
Yves Hersant, Mélancolies, de l’antiquité au XXe
siècle, Bouquins, Laffont, 2005.
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