Infime, immense, infime. Plus on regarde les images d`Andreas

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Infime, immense, infime. Plus on regarde les images d`Andreas
Infime, immense, infime. Plus on regarde les images d'Andreas Gursky et plus on s'achemine vers ce
constat, au premier abord surprenant, qu'elles ne sont pas destinées à l'oeil. Faites pour lui, assurément,
elles ne s'adressent cependant pas seulement à la réception oculaire. Pourtant, la prolifération des détails,
le foisonnement des matières, l'abondance des coloris ou la multiplicité des textures contrastent fortement
avec le peu de variété des plans d'ensemble, le manque de diversité des angles de vue et des cadrages,
toutes choses qui induisent une dialectique de la perception allant sans cesse du particulier au général, du
petit au grand, du singulier au pluriel, et cela sans que le regard puisse se fixer sur un point de la
photographie. L'émerveillement visuel tient sans doute à cet étrange sentiment qu'il n'existe pas de lieu
dans les photographies auquel se rattacher, bien que l'on soit immédiatement frappé par une sorte de
nomenclature, de typologie, de relevé des sites établis par l'artiste. Le spectateur perçoit des photographies
de lieux, mais son oeil ne peut trouver son propre lieu à l'intérieur de celles-ci. Et cela n'est pas dû aux
grands formats réalisés depuis 1991, même s'ils peuvent accentuer l'effet de non-lieu, puisque les oeuvres
plus petites, produites à partir de 1984, présentent déjà des images où tout est essentiel, qu'il s'agisse d'un
caillou, d'un pont ou d'une montagne, d'un fleuve, d'une maison ou d'un brin d'herbe.
Continuellement sollicité, attiré, intrigué par tel élément dans la photographie, par ce qui passe d'abord
inaperçu lors d'une vision synoptique, l'oeil repart aussitôt vers des fragments plus importants, des parties
entières plus grandes encore, pour constater que quelque chose lui avait échappé et qu'il faut regarder de
plus près. Regard rapproché et regard englobant se complètent autant qu'ils séparent les dimensions et les
hiérarchies des différentes grandeurs. La taille de la photographie intitulée Klausenpass, (1984, 92 x 81 cm)
- première oeuvre dans la nouvelle manière d'alors -, n'implique nullement les effets scalaires d'une image
pourtant marquée par l'immensité. Que l'échelle de ce qui se trouve présenté dans les strictes limites du
support surpasse la taille de ce dernier est une vieille recette picturale. Et comme dans le cas de la
photographie de Gursky, le regard capte simultanément, mais aussi tour à tour, la taille quantitativement
saisissable du support, qui semble effectuer un saut qualitatif dans l'échelle de l'image, et l'échelle
qualitative, qui ne saurait se résorber dans les dimensions de son support. Paysage dont le vaste espace et
le massif montagneux noient et écrasent les quelques promeneurs que l'on distingue ici et là, le lieu de
Klausenpass est certes un sujet immense en soi, mais l'inévitable comparaison d'échelle entre les
personnes et le milieu alentour est bien plus qu'un appel au réflexe optique, et constitue déjà ce qui sera
une problématique récurrente dans l'oeuvre de Gursky. Lors de ses allers et retours au sein des différents
réseaux scalaires de l'image, notre regard fabrique et construit le perçu qu'il semble être en train de
découvrir. Il existe bien sûr des tailles, des mesures, des quantités vérifiables internes et externes à l'image,
intérieures et extérieures aux sujets (les promeneurs, la montagne et ses flancs), mais les relations entre
les diverses modalités scalaires sont le fait d'une perception subjective qui compare, distancie ou
rapproche, fragmente ou rassemble tels éléments ou parties. Dans une autre photographie un peu plus
grande, Téléphérique, Dolomites, (1987, 104 x 128 cm), le téléphérique, perdu dans l'immensité des
brumes et des montagnes, constitue un point d'ancrage pour le regard et simultanément le précipite dans
une image aux confins inaccessibles. La photographie n'est pas très grande, mais sa signification évoque
une vision dantesque du monde.
Partant de ces interrelations entre la taille et l'échelle, on pourrait gloser sur les conditions nécessaires à
l'estimation perceptive de la « grandeur» 1 d'une photographie, car l'appréciation scalaire n'est pas une
science exacte. Elle s'enracine non seulement dans une culture des images, mais également dans des
souvenirs, des expériences et des sensations qui règlent le monde, naturel ou fabriqué, sur l'échelle du
vécu de l'homme. En ce sens, les photographies de Gursky ne sont pas destinées à l'œil ; elles sont plutôt
le résultat d'un vécu qui découpe le monde à son échelle. Cependant, lorsque ces photographies requièrent
des déplacements corporels, rapprochements, éloignements - et pas seulement des mouvements oculaires
- permettant au spectateur de trouver la bonne distance nécessaire à une observation qui fonctionne par
découpage et recomposition, alors cette question de l'échelle se trouve mise en abyme par la taille des
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photographies. Est-il pertinent de parler ici de « photographie » ? En tant qu'images, les oeuvres de Gursky
se rattachent bien sûr à l'histoire de la photographie ou du cinéma. Mais leur forte présence pourrait les
inclure dans le domaine de l'objet, avec son épaisseur, sa masse, sa texture. Qu'elles soient petites ou très
grandes, les photographies de Gursky demeurent à échelle humaine : À cet égard, on les rapprochera de
Die de Tony Smith et notamment de ce que le sculpteur en dit dans ses célèbres réponses laconiques: «
Pourquoi ne l'avez-vous pas fait plus grand de sorte qu'il surplombe l'observateur ? - Je ne faisais pas un
monument. - Alors pourquoi ne l'avez-vous pas fait plus petit de sorte que l'observateur puisse voir [le]
dessus ? - Je ne faisais pas un objet 1. »
À mi-chemin entre le gigantesque et le minuscule, les photographies d'Andreas Gursky, en tant que
supports, ressortissent également au refus de l'image surdimensionnée et à celui de la photographie
manipulable. Mais, en tant qu'images, elles comportent bel et bien, simultanément, le monument et l'objet.
L'une de leurs troublantes particularités étant que l'objet peut devenir monument, et le monument, objet.
Technologiques ou organiques, humains ou artificiels, industriels ou naturels, les sujets des images de
Gursky peuvent être considérés sans grandiloquence comme les monuments et objets contemporains d'un
monde désenchanté, dans la mesure où l'esthétisation que nous leur conférons réifie le réel. Des
photographies comme Vallée de la Ruhr, (1989), Schiphol, (1994), Atlanta, (1996), Brasilia, salle
d'assemblée plénière I, (1994), Sans titre V, (1997), parmi d'autres, élèvent des parties d'objet à l'échelle du
monumental ou rabaissent une immense construction à l'échelle d'un objet. Ces opérations de
réduction/agrandissement apparaissent plus nettement encore dans Prada II, (1997), image vidée de tout
élément qui en permettrait l'identification, et la rendent de ce fait inassignable à l'une ou à l'autre catégorie.
De manière générale, Gursky produit une sorte de circuit fermé de la perception dans lequel le support,
l'objet photographié et son image sont variables, mais se répondent. Salerno, (1990), propose une vision
panoramique où les petites voitures accolées prennent une grande force visuelle et où, inversement,
comme dans une peinture pointilliste, ces grains de couleur du premier plan s'étendent aux conteneurs puis
aux immeubles et finissent par se dissoudre dans le lointain, rendant l'image dans son ensemble sujette à
dissémination. Le rôle dévolu au spectateur dans la construction de ce mode perceptif est fondamental.
Cela, précisément, parce que la vision et le corps de celui qui se trouve face à l'image, de celui qui est
regardeur autant que sujet du spectacle visuel, participent de cette modification cyclique. La continuelle
conversion des tailles et des échelles pousse le spectateur à opérer une adaptation corporelle et une
accommodation visuelle, à circonscrire des détails ou des fragments qu'il réassemble perceptuellement et
mentalement, comportement inévitable puisque les photographies ne permettent pas de séparer le
particulier du général.
Une grande part de l'histoire de la peinture s'est construite sur le mode visuel et discursif dans cet
entremêlement du détail et du tout, où l’oeil a souvent des difficultés à discerner nettement ce qui relève de
l'un ou de l'autre. Les commentateurs de l'oeuvre de Gursky ne manquent pas de souligner que certaines
problématiques picturales classiques, modernes ou contemporaines, présentes dans les peintures de
Claude Lorrain, de Caspar David Friedrich ou de Gerhard Richter, contaminent quelque peu ses
photographies, même si les enjeux sont autres. Les relations entre le détail et l'ensemble ne jouent pas
symboliquement dans les images de Gursky et, une fois perçu, tel élément ou tel fragment ne changera pas
radicalement la signification de la photographie, contrairement à ce qui se produit souvent dans les
peintures du XVIe ou du XVIIe siècle. Andreas Gursky ne saurait faire sienne la phrase de Friedrich à propos
de son tableau Cygnes dans les roseaux : « Le divin est partout, jusque dans un grain de sable. Ici par
exemple, dans les roseaux 2. " Formule qui n'est pas sans rappeler la sentence bouddhique: « L'univers
entier se cache dans un seul grain 3. " On pourrait encore évoquer Platon à propos du Grand et du Petit, et
bien d'autres penseurs qui, à travers différentes civilisations, ont dialectisé le microcosme et le
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macrocosme. Mais l'approche de Gursky ne renferme pas de contenus religieux, allégorique ou symbolique,
et ces parallèles tournent court. Plus pertinent est le rappel d'un principe esthétique de la peinture italienne
relatif à la question du détail, qui n'est autre que la distinction entre les notions de particolare et de dettaglio.
Ainsi que le signale Daniel Arasse dans son ouvrage Le Détail 4 le « détail-particolare est une petite partie
d'une figure, d'un objet ou d'un ensemble », alors que « le détail-dettaglio est le résultat ou la trace de celui
qui « fait le détail » - qu'il s'agisse du peintre ou du spectateur » 5. En dépit des différences de médiums et
d'enjeux existant entre les peintures qui recourent à cette dialectique (toutes, en définitive) et les
photographies d'Andreas Gursky, il est clair que cette conception trouve sa place parmi les relations
complexes qui s'établissent dans ces dernières entre les images comprenant l'infime, le fragment, la partie,
l'ensemble, le spectateur qui opère des découpages et des prélèvements, et le photographe qui agit sur
l'image même, sur le plan non seulement technique mais aussi conceptuel. Recréer des fragments du
monde, infimes ou grands, dans des images, c'est aussi livrer sa conception à la fois sur l'opération et sur le
monde dans lequel on opère.
Dans toute oeuvre d'art, chaque détail a de l'importance - y compris en musique, où il suffit d'une seule note
pour transformer l'esprit d'une pièce. Un seul élément peut ordonner ou dérégler le tout. Dans les oeuvres
de Gursky, la dialectique du particulier et du général, sans chercher une résolution dans quelque
dépassement, ne relève pas principalement de la pure visualisation des choses et des êtres, de leur
spatialisation et de leur agencement en tant que totalité photographique. Sans doute, le fait de savoir que,
depuis 1991, l'artiste compose certaines photographies en les retouchant par ordinateur - il ôte ou ajoute
des détails ou des parties entières, retravaille les images, pixel par pixel, et éventuellement efface un
fragment présent dans le négatif - nous dévoile un processus de fabrication qui influe sur notre perception.
La cartographie du visible s'en trouve considérablement transformée. La formule de Korzybski affirmant
qu'« une carte n'est pas le territoire » s'applique ainsi à merveille aux grandes photographies de Gursky,
puisqu'elles ne sont pas littéralement les images des choses telles que celles-ci sont censées être en leur
lieu et place dans le territoire réel. L'artiste procède par le dettaglio, il découpe, prélève, fabrique et agence
les parties et les fragments pour aboutir à une image générale où rien de ces différentes opérations n'est
apparent. Tout cela semble effectué lors d'une seule prise de vue, alors qu'il en a fallu plusieurs, avec des
angles et des cadrages différents, pour obtenir une image globale évidente, sans accroc, sans fissure. Le
caractère de straight photography, d'objectivité ou de frontalité, souvent attribué à la méthode et aux images
de Gursky - dans lequel on a vu la dette de l'ancien élève des Becher, ou les influences mutuelles d'une
génération de photographes allemands tels Thomas Struth, Thomas Ruff, Candida Rôfer - n'en est que plus
renforcé par cette construction après-coup. Mais Gursky ne travaille pas de manière sérielle et opte pour
l'unicité d'une image pourtant produite d'après le multiple. Car ce qui apparaît souvent comme une prise de
vue panoramique n'est en réalité qu'une succession de frontalités locales, de circonscriptions parcellaires
plus ou moins importantes, de focalisations sur des morceaux d'espace-temps, qui sont ensuite assemblées
pour obtenir une image unifiée et unifiante. Le pouvoir d'unification est autre chose que la recherche
d'unicité ou de cohérence de ces images à la frontalité élargie, parce qu'il s'agit alors d'interpréter le réel et
non de s'adonner simplement à des expérimentations photographiques. Pourquoi recomposer les images
du réel, si ce n'est pour le faire parler, lui faire signifier autre chose que ce qui est censé être présent dans
une image photographique brute, dont on connaît par ailleurs la parfaite absence d'objectivité ? La frontalité
élargie des images de Gursky nous donne l'impression d'embrasser du regard tout ce qu'elles offrent à nos
yeux et d'intégrer tout ce qu'elles présentent à nos corps. Il serait tentant d'en parler comme d'une straight
field photography où le corps et le regard du spectateur seraient plongés, surtout dans le cas de Sans titre
VI, (1997), qui n'est autre que l'image du tableau de Jackson Pollock, One : Number 31. Qu'elles présentent
des êtres et des choses parfaitement identifiables ou non, la plupart des photographies de Gursky
incorporent aisément, et malgré lui, le spectateur à l'image. Mais il est tout aussi vrai que cette même
frontalité élargie le repousse et le tient à distance.
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De l'infime à l'immense, les photographies de Gursky sont construites selon les modalités du proche et du
lointain. La majorité des prises de vue montre des sujets perçus dans une distance irréelle, dans un lointain
flottant, et semblant toutefois très proches tant la précision des différents éléments de l'image est uniforme,
étale et dense. À cet égard, bien que le réalisme des images paraisse indéniable, on saisit vaguement que
ces lieux sont impossibles. Mais toute tromperie est à exclure, même si l'on sait que nombre d'images sont
pour ainsi dire truquées. Par ces transformations, il ne s'agit ni de révéler l'éventuelle illusion du monde ni
de traquer le vérisme de la réalité qui nous fait face quotidiennement. Les prouesses techniques sont soustendues par un tout autre projet qui est de rendre compte de notre propension humaine à laisser notre trace
dans le réel, de notre volonté constante de projeter sur lui des réseaux de dettagli. Mais « faire le détail »,
détailler le réel n'apparaît pas comme un résultat immédiat de la contemplation des photographies de
Gursky, dans la mesure où la dialectique du particulier et du général ne peut, par nature, être scindée sans
tomber aussitôt dans l'inanité du visible et de sa signification. Et pour ces images en apparence si limpides
et si simples d'accès, le terme de dialectique n'est pas trop fort, car elles contiennent bien davantage que ce
que la magie de leurs surfaces et matières laisse supposer.
Outre ce trait commun consistant à faire jouer le proche et le lointain, parfait redoublement des relations
d'échelle entre le détail et le tout ensemble, la plupart des images frappent par le fait qu'elles privent le
spectateur de toute possibilité d'identification. Phénomène paradoxal, puisqu'elles semblent avoir été
conçues comme des pièges pour le regard et pour le corps. Mais en réalité aucune empathie n'est possible.
L'immersion dans l'image dont il a été question est finalement une fausse piste. Non que la proximité avec
l'image soit inexistante ; c'est la proximité dans l'image qui ne peut s'accomplir. Nous comprenons bien qu'il
ne saurait être question de confondre support et image du réel, encore moins image du réel et réel.
Cependant, on ne saurait nier que Gursky fait tout pour nous attirer vers une identification à des images
dont nous savons pertinemment qu'elles nous mettent simultanément à distance. Notre position
d'observateur privilégié, dominant les spectacles du monde, nous fait assister, comme si nous y étions, à la
marche des skieurs de fond dans Engadine, (1995), au match de football dans EM, Arena, Amsterdam I,
(2000), à une session parlementaire dans Bundestag, Bonn, (1998), ou encore au voisinage des
appartements dans les immeubles d'Atlanta, (1996), ou de Shangai, (2000). Ce sont là des lieux et des
situations que nous avons pu ou pourrions connaître. Mais ces mêmes postes d'observation nous tiennent
radicalement hors d'atteinte de ce qui se déroule sous nos yeux. Tout cela est bien trop lointain pour que
nous ressentions quelque sentiment d'empathie avec ces êtres et ces choses, encore moins une
identification à des situations somme toute banales. Toutefois, notre retrait n'est pas tant le résultat de
l'éloignement mis en scène par Gursky que le fait qu'il nous intègre à ce lointain, et cette opération est
immédiatement perceptible par le spectateur. Toutes proportions gardées, nous pourrions évoquer ici la
notion de « distanciation » élaborée par Bertolt Brecht - que ce dernier appliquait indifféremment aux arts
plastiques et au cinéma -, laquelle est un principe actif qui fait précisément participer le spectateur à la mise
à distance de l'objet contemplé 6. Assurément, dans les photographies de Gursky, la distanciation n'est pas
seulement psychique ou morale, elle est aussi physiquement établie dans l'image. Celle-ci n'en reste pas
moins opérante en tant que principe esthétique, puisqu'elle nous permet de fouiller du regard le moindre
recoin de l'image et par là même nous implique dans l'objectivation de notre acte perceptif.
De la même manière que l'on a qualifié Poussin de peintre du lointain, on pourrait dire de Gurksy qu'il est un
photographe du lointain. Comme sur une scène, là-bas se déroulent les actions des hommes, résonnent les
bruits de la nature, se déploient des états, des transformations, des mouvements passagers ou durables.
Théâtralisation, scénographie ou cinématographie du réel sont autant de termes qui viennent à l'esprit pour
désigner la démarche du photographe. Mais les spectacles du monde, donnés à voir dans la distance et
avec distanciation, sont aussi une part de l'histoire des hommes et des choses. Le monde n'est pas que
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théâtre, il est aussi projet humain. Gursky est également photographe d'histoire. Une histoire qui s'énonce
dans le silence. Évidence, puisqu'il s'agit de photographies. On sent confusément leur mutisme, elles ne
parlent pas, elles n'expriment pas. Une comparaison, sur ce point, entre l'oeuvre de Jeff Wall et celle
d'Andreas Gursky peut être éclairante : la première pourrait être considérée comme une « photographie
parlante » et la seconde comme une « photographie muette ». Toutes deux signifient, mais l'une est
discursive et narrative, l'autre en appelle à l'état des choses ou, plutôt, au simple constat qu'il y a des
choses, des actions, des êtres, des lieux « sans qualités », selon la terminologie de Robert Musil. Pour cet
auteur, être sans qualités c'est ne pas avoir d'essence, de qualités propres, de nature définitive, et donc
s'ouvrir aux possibles. Les passages de L'Homme sans qualités choisis par Gursky pour ses immenses
photographies Sans titre XII, 1999, sont les seuls commentaires sur son oeuvre que certains auteurs ont
appréhendée comme narrative. Or l'essence des images de Gursky n'est pas la narration : c'est le monde
muet attendant qu'on le parle. Muet et vide. Foules, attroupements, rassemblements ont beau remplir
certaines images, leur concentration ou saturation n'en est pas moins inexpressive. Il suffit de comparer les
foules de Klitschko, (1999), de Bourse de Chicago, (1999), ou de May Day IV, (2000), à celles des objets de
Sans titre V, (1997), de Paris, Monparnasse, (1993), ou de Salerno, (1990). Chaque chaussure, fenêtre ou
voiture est isolée parmi les autres comme chaque homme est isolé de ses semblables tout en étant parmi
eux. D'autres photographies telles Schiphol, Téléphérique, Dolomites, Vallée de la Ruhr, Atlanta, ou Prada,
(1997), sont d'un calme éloquent en comparaison du grouillement, du bruissement, de l'effervescence des
précédentes. Il s'agit pourtant du même monde. La trace de l'homme est partout présente et visible, y
compris dans certaines images d'une nature qui n'est sauvage qu'en apparence. Une fois encore, dans cet
échelonnement qui semble aller du rien au trop-plein, Andreas Gursky agit en dialecticien, puisque, aux
relations du détail et de l'immense, du particulier et du général, il faut adjoindre celle du vide et du plein.
Cependant, il convient d'introduire ici une distinction entre forme et contenu: dans la mesure où toutes les
photographies sont matériellement pleines, leurs significations diffèrent selon que le sujet montre ou non
des êtres humains. Certaines images nous semblent vides car la silhouette humaine en est absente. La
trace humaine y est pourtant omniprésente ; cette désignation de « vide » est donc impropre, en dépit du
fait que, par habitude, nous avons tendance à considérer les images non directement peuplées comme de
moindre signifiance. Une fois admise la plénitude de toutes les images en tant que telles, il est bien difficile
de ne pas attribuer une signification négative inquiétante, voire angoissante, aux espaces vides de toute
forme humaine effective, alors que les images montrant des foules ou des groupes passent pour plus
rassurantes. À moins qu'il ne faille souligner le contraire: le vide de figures humaines est leur signification
positive, le plein de figures humaines, leur signification négative.
Dialectique appauvrie, manichéisme au rabais ? À contempler les immenses rassemblements
photographiés par Gursky, pourtant tous pacifistes, on ne peut s'empêcher de penser à la formidable force
négative potentielle que recèle la foule. Et plus qu'à l'«ornement des masses» de Siegfried Kracauer, c'est à
Masse et Puissance d'Elias Canetti 7 que font songer ces photographies de foule humaine. Dans cet essai,
Canetti a analysé les dangers inhérents aux manifestations de foules, dans les domaines du sport, de la
fête ou de la politique, montrant ainsi que la puissance physique que constituent les grands
rassemblements d'individus peut basculer en quelques secondes dans la folie, la violence, la haine. La
puissance de la masse détermine la limite entre le contrôlable et l'incontrôlable. Canetti a aussi dégagé
quatre propriétés de la masse: « La masse tend toujours à s'accroître ; au sein de la masse règne l'égalité ;
la masse aime la densité ; la masse a besoin d'une direction ». Ces propriétés l'ont conduit à définir cinq
catégories : les masses ameutées, les masses de fuite, les masses de refus, les masses de renversement,
les masses de fête. Certes, jusqu'à présent, Gursky n'a pas pris pour sujet des foules politiques
déchaînées, des groupes mécontents ou quelques troupes guerrières usant de la force. Mais face à des
oeuvres telles que May Day IV, Klitschko, ou Madonna l, (2001), il est facile d'imaginer un possible
renversement immédiat de cette puissance de la masse, ainsi que certains récents événements sportifs,
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festifs et politiques à travers le monde en ont témoigné. Chez Gursky, les images de masses festives
dominent - les personnes au travail sont plutôt des groupes -, et dans les loisirs, rassemblements sportifs ou
concerts, momentanément communautaires, l'on retrouve l'auto-jouissance de la foule. Narcissisme mis en
scène dans les écrans géants de Klitschko : la jouissance de se voir ensemble, la jouissance de l'individu
au sein d'un tout. Seulement, la jouissance pour la jouissance peut être aveugle. La haine n'est pas
forcément enracinée dans le coeur de l'homme isolé, mais, entraîné par la foule, ce même homme pourra
agir avec sauvagerie. On notera la rareté des portraits chez Gursky. L'être humain, si présent par ses traces
ou par son corps, n'est jamais vu de près, comme l'est une personne à qui l'on s'adresse dans l'altérité de la
proximité. Chez Gursky, autrui se résume à la foule, à la masse des inconnus. Cette masse étant prête à
tout, de l'acte le plus civilisé au plus barbare sans que l'on sache ce qui va en surgir, l'image
photographique que Gursky en donne n'est pas si narrative, du moins ses photographies ne racontent-elles
pas, ne signifient-elles pas de manière immanente. Cette suspension de la narration, de quelque
déroulement, d'un état ou d'un acte, liée à la plénitude d'images prêtes à déborder, ne va pas jusqu'à
plonger le spectateur dans l'anxiété, mais est certainement à l'origine de ce que l'on a nommé
l'« inhumanité» des photographies de Gursky. Netteté impeccable, images trop précises et exagérément
colorées, prises de vues improbables, perspectives impossibles, voilà des remarques qui tendraient à faire
de la démarche de Gursky un nouveau formalisme photographique revendiquant la surenchère technique
du médium. Or, c'est précisément cette artificialité du médium qui conduit à l'idée qu'il ne s'agit pas pour le
photographe de retoucher le réel, de réaménager le monde à sa convenance. Le but pour lui est de faire
parler le réel et de lui donner un vocabulaire. L'esthétisation du réel, qui lui fut reprochée, doit donc être
comprise tout autrement, en ce sens qu'elle n'attire pas seulement l'attention sur des faits et gestes, sur des
situations, des lieux qui passeraient inaperçus, mais souligne l'artificialité de notre perception du monde en
général. Le photographe n'attend pas que la réalité vienne à lui, il va vers le monde, le reconstruit, lui donne
forme et sens, cherche à voir l'herbe, à repérer telle lumière dans la baie, à dégager ce petit personnage
sous le pont, à mettre en valeur les couleurs des vêtements, à saisir le jeu des lumières sur les visages et
les corps. Cela n'a rien d'inhumain.
La distanciation autant que le « sans qualités» des photographies rappellent le continuel travail perceptif
auquel nous devons nous livrer afin de dégager le sens politique, social ou esthétique des oeuvres, qui,
contrairement à ce que l'on ressent au premier coup d'oeil, n'est pas un pur donné de l'image. On oublie
souvent que les photographies de Gursky ne sont pas des images documentaires rapportées des quatre
coins du monde par quelque voyageur passionné. Il s'agit de documents sur l'humanité. Que l'on puisse voir
l'inhumain dans la réduction de la réalité du monde à une série d'objets et d'actes de réification montre bien
que le prétendu donné de l'image n'est qu'une couche d'apparences, créée de toutes pièces par le
spectateur, et qui lui voile des lectures plus significatives. La critique estima que Le Parti pris des choses de
Francis Ponge témoignait d'une certaine « inhumanité ». Il parlait des objets, des choses, des paysages,
mais jamais de l'homme. Grossière erreur. Qu'il écrive sur la Seine, sur un galet ou sur un arbre, la
précision et la minutie rhétoriques qui étaient mobilisées, détail par détail, point par point, mot par mot,
n'avaient-elles pas pour seule source la pensée, la langue et la perception de l'homme ? Avec un tout autre
médium, Gursky recourt à la rhétorique du choix très précis d'un terme plastique pour aborder tel détail, à
celle du prélèvement de la forme singulière et unique susceptible de rendre sensible tel fragment, à celle
enfin de la circonscription d'un lieu et d'un moment pour donner consistance à ce que le photographe
nomme l'« état existentiel des choses ». Attitude très proche de celle de Ponge, pour qui le langage devait
rendre compte de cet état d'existence des choses nous apparaissant fondamentalement dans leur mutisme.
Si, selon le poète, « le monde muet est notre seule patrie » 8, il nous revient d'en extraire les sens sans pour
autant nous le soumettre. Le langage plastique créé par Gursky est une manière de rendre compte du
monde non pas tel qu'il est, mais tel qu'on le perçoit et le parle, tel que nous le mettons en forme à travers
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la résistance qu'il nous oppose, et par le sens que nous donnons à cette relation. Foule, brin d'herbe et
montagne, immeuble immense, technologique et naturel, petit et grand, tout cela ne doit pas être séparé
dans les photographies. Tous ces composants visibles sont aussi des éléments, des états de l'existence, au
moyen desquels il ne s'agit de rien d'autre que de parler du vécu de l'homme. Les multiples perceptions qu'il
nous propose sont des découpes effectuées par notre oeil sur le monde, mais aussi par notre corps et nos
modes d'être. Un extrait du court texte de Francis Ponge « Les façons du regard », semble étonnamment
correspondre à la démarche esthétique d'Andreas Gursky : « Il est une occupation à chaque instant en
réserve à l'homme : c'est le regard de-telle-sorte-qu'on-Ie-parle, la remarque de ce qui l'entoure et de son
propre état au milieu de ce qui l'entoure. Il reconnaîtra aussitôt l'importance de chaque chose, et la muette
supplication, les muettes instances qu'elles font qu'on les parle, à leur valeur, et pour elles-mêmes, - en
dehors de leur valeur habituelle de signification, - sans choix et pourtant avec mesure, mais quelle mesure :
la leur propre 9. »
Jacinto Lageira, in Catalogue Andreas Gursky, Centre Pompidou, 2002
1. Tony Smith, cité par Robert Morris dans" Notes on Sculpture. [Note, sur la sculpture, 1966], Claude Gin (tract.), Regards sur l'art
américain des années soixante, Paris, Territoires, 1979, p. 88.
2. Gaspar David Friedrich. Carl Gustav Caruso De la peinture de paysage dans l'Allemagne romantique. Neuf lettres sur la peinture
de paysage [1831], L. Brion Guerry (collab.), E. Dickenherr & A. Pernet (trad.), Paris Klincksieck, " L’Esprit et les formes ", 1988, p.
64, note 1.
3. Cité par Rolf Alfred Stein, Le Monde en petit, Paris, Flammarion, 1987, p. 60.
4. Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.
5. Ibid., p. 11.
6. Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, J.-M. Valentin (dir.), Paris, Gallimard, BibI. de la Pléiade, 2000 ; et notamment : « La pièce
didactique », « La dramaturgie non aristotélicienne », « Petit organon pour le théâtre » et « La dialectique et le théâtre », où la
problématique de la distanciation est longuement présentée.
7. Elias Canetti, Masse et Puissance [1960], R. Rovini (tract.), Paris, Gallimard, 1966.
8. Francis Ponge, “Le monde muet est notre seule patrie ", Oeuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, " BibI. de la Pléiade ", 1999, p.
629-631, ainsi que p. 644-684 sur les relations entre monde muet et monde du langage.
9. Id., " Les façons du regard.. [1927], Ibid., p.173.
Cours de Jean pierre Morcrette – Jacinto LAGEIRTA, Infime, immense, infime (Andreas GURSKY)
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