Moines copistes et pierres parlantes

Transcription

Moines copistes et pierres parlantes
Les Cahiers nouveaux N° 79
Septembre 2011
25
25-27
Florence Close
Université de Liège
Département des Sciences
historiques
Service d’Histoire du
Moyen Âge
Chargée de recherche FNRS
Moines copistes et pierres parlantes
Conséquence de la chute de l’empire romain,
la copie et le commerce des livres destinés à
un public de lettrés cessent à la fin du 5e siècle.
Seules les institutions ne pouvant vivre sans
un minimum de livres – les monastères et les
églises – entretiennent le goût à la lecture de
leurs membres. Et, bientôt, elles se trouvent
contraintes d’assumer, dans un but, non
commercial mais pratique, la production des
manuscrits considérés comme vecteurs du message divin. C’est dans ce contexte qu’il convient
de replacer l’aménagement précoce, au sein des
monastères et à l’ombre des cathédrales, d’un
espace dédié à la copie depuis la préparation du
parchemin jusqu’à la reliure : le scriptorium.
L’importance concédée à ce lieu et à son
activité se maintiendra durant la période
médiévale. Du 5e au 14e siècle, la fabrication
des livres y est collective, supervisée par un
maître d’atelier. Il n’est pas rare de déceler
différentes mains dans un même volume.
Des correcteurs sont chargés de réviser la
transcription en vue de relever les éventuelles erreurs de fatigue ou de distraction.
L’enluminure – l’ornementation du manuscrit – est une compétence particulière. Les
copistes œuvrent gracieusement, dans l’anonymat, par obéissance à la règle bénédictine.
Chaque atelier présente des caractéristiques
particulières, régionales ou propres à son
ordre monastique : des habitudes de mise
en page, une prédilection pour un système
d’abréviations ou de ponctuation, des techniques de reliure, un type d’écriture. Aussi les
meilleurs copistes peuvent -ils être amenés à
se déplacer pour mettre leur plume au service
d’une communauté voisine ou enseigner leur
savoir -faire. Si les hommes voyagent, les
volumes voyagent également, envoyés, parfois
au loin, en cadeaux ou prêtés à d’autres communautés pour être copiés.
L’activité des scriptoria monastiques revêt
un caractère éminemment religieux. Les
moines copistes ne travaillent pas dans
le but de préserver le patrimoine antique
mais dans celui de fournir à leurs frères les
supports nécessaires à la vie liturgique et à la
méditation des écritures. Livres liturgiques,
bibles et commentaires bibliques, œuvres
patristiques et textes édifiants constituent
donc la base d’une bibliothèque monastique médiévale mais aucune catégorie de
lecture n’est formellement exclue. Les arts
libéraux sont considérés comme les sciences
auxiliaires des études bibliques et exégétiques. Notre dette à l’égard de ces copistes
médiévaux est immense. Nous leur devons
une bonne part de notre connaissance des
auteurs classiques et patristiques.
L’histoire de la culture occidentale du haut
Moyen Âge et du Moyen Âge central (5e-12e
siècle) est indissociable de celle de ces scriptoria ecclésiastiques. L’activité de copie semble
s’être développée dans la jeune Église d’Irlande dès la 1re moitié du 5e siècle, caractérisée
par une écriture particulière dite insulaire
et des motifs décoratifs marqués par l’héritage celtique. À une époque très légèrement
postérieure, apparaissent, en Grande-Bretagne,
les premiers grands centres intellectuels fondés
par les missionnaires romains dépêchés sur l’île
par le pape Grégoire le Grand (†604). Aussitôt
christianisés, quelques moines irlandais et
anglo-saxons gagnent le continent bien décidés
à convertir à leur tour les païens. Ils emportent
avec eux quelques livres dont l’influence sur les
plus anciens manuscrits continentaux est incontestable ; en atteste l’écriture de type insulaire
des manuscrits provenant d’abbayes fondées
par l’Irlandais Colomban (†615) – Luxeuil
et Bobbio – ou des nouveaux et prestigieux
centres de copie qu’elles fondèrent à leur tour
(Corbie, Corvey (en Saxe), Saint-Wandrille…).
Le plus ancien témoin de cette influence
irlando-celtique sur les scribes de nos régions
est l’Évangéliaire de Maaseik ou Codex Eyckensis
Chaque table avait tout ce qui pouvait servir à
enluminer et à copier : cornes à encre, plumes
fines que certains moines affilaient à l’aide
d’une lamelle de canif, pierre ponce pour
rendre lisse le parchemin, règles pour tracer
les lignes où coucher l’écriture. À côté de
chaque scribe, ou au sommet du plan incliné
de chaque table, se trouvait un lutrin, où était
posé le manuscrit à copier, la page recouverte
de caches qui encadraient la ligne qu’on était
en train de transcrire.
— Umberto ECO, Le nom de la rose, Le Livre de Poche,
Paris, 1980, p. 82-83 (n° 5859).
26
La lettre N enluminée de
l’Évangéliaire d'Averbode,
Région mosane, 12e siècle.
© Université de Liège,
Bibliothèque générale de
Philosophie et Lettres (ms.
363, f° 1v)
La lettrine D enluminée du
Psautier de «Lambert le
Bègue», Liège, 13e siècle,
avec la représentation de
la tentation du Christ par
le démon au sommet du
temple.
© Université de Liège,
Bibliothèque générale de
Philosophie et Lettres (ms.
431, f° 56)
(Maaseik, Église Sainte-Catherine), daté de
la 2e moitié du 8e siècle, que les plus récentes
recherches attribuent à des scribes masculins
de l’abbaye d’Echternach. Les centres de haute
culture de Germanie centrale et d’outre-Rhin –
l’abbaye de Fulda et les diocèses de Ratisbonne,
de Freising et de Salzbourg – doivent, quant à
eux, leur fondation, dans le courant du 8e siècle,
à l’anglo-saxon Boniface (†754) et à ses disciples.
Ce schéma concède une large part de l’histoire
des scriptoria monastiques à l’intense activité
missionnaire déployée entre le 6e et le 8e siècle
mais il ne peut éclipser l’influence de Benoît de
Nursie, auteur de la fameuse règle bénédictine.
En témoignent le florissant scriptorium et la très
riche bibliothèque de l’abbaye du Mont-Cassin,
fondée en 529.
La production livresque du haut Moyen Âge
présente quelques caractéristiques nationales remarquables autorisant les tentatives
de rattachement des manuscrits à l’un ou
l’autre grand centre de production tels
Corbie ou Luxeuil. Le domaine de l’écriture est particulièrement représentatif de
ces particularismes locaux : l’écriture dite
«bénéventine» eu égard à sa région d’origine
apparaît au Mont- Cassin et se maintient
en Italie jusqu’au bas Moyen Âge ; l’écriture
«wisigothique» est propre aux manuscrits de
la péninsule ibérique et des régions culturellement influencées par celle-ci.
Durant le dernier quart du 8e siècle,
Charlemagne promeut une vaste réforme culturelle, plus tard poursuivie par son fils, Louis le
Pieux, et destinée à unifier l’immense espace
soumis à sa domination ; le latin patristique est
ainsi appelé à devenir le ciment administratif
de l’empire chrétien. Apparaît alors une nouvelle écriture calligraphique d’une très grande
clarté : la minuscule caroline. Celle-ci remporte
un formidable et durable succès. D'elle dérivent
l’écriture latine occidentale et nos caractères
d’imprimerie. La réforme carolingienne se
manifeste également par une intensification
de l’activité des copistes. On établit et diffuse
une version «officielle» de la traduction
latine de la Bible, encourage la rédaction de
commentaires exégétiques de l’Écriture sainte
et la copie des grands classiques de l’Antiquité
latine – Cicéron, César, Suétone… – en tant
que modèles indispensables à la restauration de
la langue. Charlemagne veille enfin à la large
diffusion des sacramentaires et lectionnaires
nécessaires à la célébration du culte divin sur
le modèle romain. On estime à environ huit
mille le nombre de manuscrits retranscrits
au cours des 8e et 9e siècles. De cette époque,
datent quelques joyaux de l’enluminure tels les
Évangiles de Saint-Médard de Soissons (BNF, ms
lat. 8850, Aix-la-Chapelle, ca. 800) ou la Bible de
Vivien, dite «première Bible de Charles le Chauve»
(BNF, ms lat. 1, Saint-Martin de Tours, 845).
Quelques monastères brillent alors par leur
production artistique et littéraire rehaussée par la forte personnalité intellectuelle
de leurs abbés : Alcuin à Saint -Martin de
Tours, Loup à Ferrières-en- Gâtinais ou
27
encore Hilduin à Saint -Denis. La réforme
carolingienne atteint également les écoles
cathédrales placées sous la houlette de
l’évêque : Agobard à Lyon (816-835), Théodulf
à Orléans (798-818), Hildebald à Cologne
(787-818). Dans certains diocèses – tel celui
de Constance – on constate une étroite collaboration entre les scriptoria monastiques et
la cathédrale qui nous empêche de distinguer
la part de la production attribuable à chaque
école. Le Carmen paschale du moine irlandais
Sédulius (5e siècle) (Anvers, Musée PlantinMorétus, ms. 17.4) atteste l’existence d’un
atelier de copie et d’enluminure à Liège au
début du 9e siècle.
Durant la 2e moitié du 9e siècle et la première du suivant, les guerres fratricides des
petits-fils de Charlemagne, les invasions des
Vikings puis celles des Hongrois ébranlent
les foyers de culture du cœur de l’empire
carolingien, devenu le royaume de Lothaire
en 855. Néanmoins, ces institutions conservent leur potentiel intellectuel. À Liège,
les écoles se développent sous l’épiscopat
d’Éracle et, surtout, de Notger. Des dizaines
de scriptoria monastiques sont attestés dans
la région mosane entre le 9 e et le 14e siècle.
Le processus de développement de ce type
d’ateliers est à son apogée dans la 2e moitié
du 12e siècle, époque à laquelle l’implantation des Prémontrés (Averbode, Floreffe) et
des Cisterciens (Val Saint -Lambert) vient
redynamiser l’activité de copie jusqu’alors
exercée par les anciennes maisons bénédictines (Saint -Laurent, Stavelot, Lobbes…) en
ravivant le goût pour les études et la liturgie
fastueuse. «Un cloître sans bibliothèque –
affirme un dicton du 12e siècle – c’est comme
une armée sans armes».
Dès le 12 e siècle, les conditions de production dans les monastères s’avèrent
insuffisantes pour répondre à la demande
croissante de livres profanes et religieux
de la part de la noblesse et d’une certaine
bourgeoisie. La naissance des universités au
13 e siècle donne une impulsion sans précédent à la vente de livres «scientifiques» bon
marché qui devient peu à peu une véritable
industrie. Apparaissent alors diverses corporations – celles des parcheminiers, des copistes professionnels, des enlumineurs, des
relieurs – intervenant aux différentes étapes
de la fabrication des manuscrits, supervisée
par les libraires laïcs. On trouve également
quelques scribes indépendants. Ceux - ci
s’illustrent notamment dans un secteur particulier, celui du commerce de manuscrits
de luxe – richement illustrés ou finement
calligraphiés – pour des bibliophiles, issus
de la noblesse laïque. Ces manuscrits de
luxe destinés à l’élite survivront quelques
temps à l’apparition de l’imprimerie. À
Liège, les artistes laïques itinérants de
l’époque gothique n’éclipsent pas la production monastique ; la plupart des scriptoria
monastiques demeurent prospères jusqu’à la
fin du Moyen Âge.
J’avais alors passé une petite partie de ma
vie dans un scriptorium, j’en passai une
grande par la suite et je sais combien il en
coûte de souffrance au scribe, au rubricaire
et au chercheur de rester à sa table les
longues heures d’hiver, avec les doigts qui
s’engourdissent sur le stylet (quand déjà avec
une température normale, après six heures
d’écriture, les doigts sont pris de la terrible
crampe du moine et que le pouce fait mal
comme s’il avait été écrasé). Et cela explique
pourquoi nous trouvons souvent en marge des
manuscrits des phrases laissées par le scribe
comme témoignage de souffrance (à la limite
de la patience) telles que «Grâce à Dieu, il ne
va pas tarder à faire sombre», ou bien «Oh !
si j’avais un bon verre de vin !», ou encore
«Aujourd’hui, il fait froid, la lumière est faible,
cette peau est pleine de poils, quelque chose
ne colle pas.» Comme dit un ancien proverbe,
trois doigts tiennent la plume, mais le corps
entier travaille dur. Et endure.
— Umberto ECO, Le nom de la rose, Le Livre de Poche,
Paris, 1980, p. 139-140 (n° 5859).
Bibliographie:
J. GLENISSON (dir.), Le livre
au moyen âge, préface de
L. Holz, Brepols, Turnhout,
1988 (en particulier les
contributions de
M. PEYRAFORT, «Les
ateliers de copistes», p.
40-42 ; «Les scriptoria
ecclésiastiques dans le
monde occidental», p.
43-48 ; «L’essor des ateliers
laïcs (XIIe-XVe siècle), p. 7175 et celle de M. GARAND,
«Manuscrits monastiques
et scriptoria aux XIe et XIIe
siècles», p. 54-55.
A. MARCHANDISSE & P.
BRUYÈRE (dir.), Florilège du
livre en principauté de Liège
du IXe au XVIIIe siècle, Liège,
2009 (en particulier J.-L.
KUPPER, «Introduction. La
principauté de Liège. Terre
fertile de culture : le Moyen
Âge. Prier, lire, écrire,
étudier, enseigner», p. 5-8 ;
J. OLIVER, «Le livre
manuscrit et l’enluminure
des origines au XIVe siècle»,
p. 19-33).
M.-P. LAFFITTE & C.
DENOËL (dir.), Trésors
carolingiens. Livres
manuscrits de Charlemagne
à Charles le Chauve, Paris,
2007.