Chronique de la vie d`autrefois L`alambic
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Chronique de la vie d`autrefois L`alambic
Chronique de la vie d’autrefois L’alambic L’hiver est là, et autrefois l’hiver c’était aussi le temps du tue-cochon, du dépouillement des épis de maïs : les despelocadas (prononcer despéloucados) et de la distillation. Comme les dépiquages ou les vendanges la venue de l’alambic constituait une étape incontournable du calendrier paysan, et dans nos campagnes de la Gascogne orientale c’est un distillateur ambulant qui déplaçait son laboratoire de village en village pour proposer ses services. Parlant de ces hommes voici ce qu’écrivait au début du siècle dernier Joseph de Pesquidoux, écrivain et poète gascon, membre de l’Académie française, dans son livre « Chez nous en Gascogne ». Une seule chose n’a pas changé : la race des hommes voués à cette profession. Ce sont ordinairement des Ariégeois. Habitants de mornes collines, réduits à l’inaction par l’hiver qui rend plus vides encore leurs bruyères, ils descendent vers nos régions à la recherche de leur pain [.] Accoutumés durant l’été à la solitude de leurs pacages, aux veilles des nuits lactées, propices aux troupeaux errants, ils ont instinctivement les sens aux aguets. Le silence ne leur pèse point [.] Quelques uns font ce métier de père en fils. Ceux-là opèrent empiriquement. Ils dédaignent le pèse-vin aussi bien que l’alcoomètre. Ils n’ont point cure de cet instrument pour savoir ce que tant de vin rend d’eau-de-vie. Et ce sont bien des Ariégeois qui, pendant de nombreuses décennies, ont arrêté leur alambic à Sarrant. Trois générations de Loubet habitant Le Port, petit village du canton de Massat : Guillaume, Robert et Irénée. Maçons et cultivateurs en Ariège durant la belle saison, ils devenaient distillateurs ambulants quand leurs Pyrénées se couvraient de neige. Tous ceux qui les ont bien connus se plaisent encore à souligner leur gentillesse et leur compétence professionnelle. Calmes et sobres comme leurs prédécesseurs si bien décrits par Joseph de Pesquidoux, la lecture remplissait les longues soirées d’hiver passées loin de leur famille. Les Loubet étaient originaires de la haute vallée du Salat dans les Pyrénées ariégeoises. Ce patronyme dérive très probablement du mot loup. Leurs lointains ancêtres avaient sans doute été des chasseurs de loup. Robert Loubet racontait qu’un siècle auparavant son grand-père partait à sabots pour la Provence ou la Dordogne. Son alambic en cuivre sur l’épaule, sa « berreto » (large béret) sur la tête, mouchoir autour du cou, il allait de ferme en ferme, criant « brûlo bi, brûlo bi! » 1 Cet alambic portatif est resté très longtemps stocké à Sarrant dans l’ancien local situé au rez-de-chaussée de la cage d’escalier de la porte-tour jusqu’au jour où, impuissant, Pierre Forgues a assisté à sa mise hors service par deux agents du Service des douanes qui percèrent et martelèrent les parois en cuivre de l’appareil pour le rendre inutilisable. Mais c’est un alambic beaucoup plus conséquent et plus performant qu’utilisaient ses descendants qui n’allaient plus de ferme en ferme mais restaient stationnés plusieurs jours, voire plusieurs semaines dans le même village. Sarrant avec Solomiac, Bouvées et Cologne faisait partie de leurs tournées hivernales. Avant qu’Irénée, le dernier de la lignée, n’acquière une camionnette, et par là même beaucoup plus d’autonomie, ils venaient en train de leur Ariège natale pour récupérer l’alambic stocké dans un local municipal de la halle de Cologne. Leur séjour gersois se prolongeait pendant plusieurs mois sans qu’ils ne retournent chez eux. Á l’origine celui qui avait fait distiller son vin dans la journée leur offrait le repas du soir. Mais cette tradition avait fini par disparaître pour laisser place à une formule de pension complète dans une famille du village. Á Sarrant les familles Bourguignon et Lagarde firent longtemps partie des hôtes villageois qui les hébergèrent. C’est dans cette dernière famille que Robert Loubet chantait des tyroliennes à la petite fille pour qui il avait façonné une paire de sabots de bois qu’elle a précieusement conservés. Le site choisi pour l’installation de l’alambic devenait, pour quelques semaines, le lieu où se retrouvaient tous ceux à qui la morte saison laissait quelques répits et qui venaient passer là un moment agréable autour du laboratoire où s’élaborait le précieux nectar. La douce chaleur libérée par la machine, les vapeurs d’alcool flottant dans l’air froid et les petites dégustations permettant d’apprécier la qualité du produit, tous les 1 Site Internet « Ariège profonde, la vallée de Massat » ingrédients étaient réunis pour assurer la réussite de ces réunions impromptues. Rien de tel qu’une petite goutte d’alcool pour délier les langues et les esprits ! Pendant très longtemps c’est la famille Arqué qui accueillera l’alambic. Bien à l’abri sous l’appentis situé à l’Est de leur maison, les gens venaient y consacrer de longues heures de palabres. Mais sur le tard Irénée Loubet effectuera ses dernières campagnes de distillation à proximité du lavoir municipal. Qu’est devenu son alambic ? A-t-il pu échapper au zèle douanier contrairement à celui de son arrière grand-père? Cet alambic était constitué de deux réservoirs cylindriques en cuivre. L’un, la bouilloire située au dessus du foyer, contenait le vin ou les fruits fermentés à distiller. L’autre, rempli d’eau froide, était traversé par le serpentin dans lequel se condensait la vapeur saturée d’alcool. Ce principe fut utilisé très tôt par les Grecs puis par les Arabes sous le nom d’al inbïq pour fabriquer des parfums. Il apparut en Gascogne vers la fin du 16ème siècle, utilisé pour la distillation du vin et la fabrication de l’eau-de-vie : l’aiga ardenta (prononcer aïgourdént). Jusqu’à une période récente le statut de bouilleur de cru était le privilège de tous les agriculteurs producteurs de vin et désireux de distiller une partie de leur récolte. Ce statut, qui se transmettait de père en fils, les exonérait de toute taxe sur les mille premiers degrés d’alcool (soit 10 litres d’alcool pur ou 20 litres d’alcool à 50°). Mais en 1960 l’État supprimait ce privilège. Á compter de cette date le droit de distillation disparaissait avec la mort de l’exploitant, et le nombre de bouilleurs de cru s’amenuisait rapidement. On brûlait le vin au feu de bois : du chêne bien sec de préférence. C’est le bouilleur de cru qui fournissait le bois nécessaire à sa part de distillation. Ce bois et le fût contenant le vin ou les prunes fermentées arrivaient arrimés sur un tombereau tiré par une paire de vaches. Si transvaser le vin du fût dans la bouilloire était chose aisée, il en allait tout autrement des prunes prisonnières de leur barrique qu’il fallait partiellement démanteler pour en extraire le contenu. Commençait alors le lent processus de la distillation. L’alcool, plus volatil que l’eau, était donc libéré en plus grande quantité, le rapport des deux constituants définissant le degré du distillat. Tout l’art du brulaire (prononcer brulaïré) consistait à contrôler le foyer et la chaleur du contenu de la bouilloire pour maîtriser ce subtil équilibre. Les eaux-de-vie étaient conservées dans de grandes bonbonnes de verre protégées par une enveloppe en osier tressé. Même si on pouvait y introduire de petits bâtonnets de chêne afin de donner à l’alcool une belle couleur dorée, ce mode de conservation ne permettait pas à nos eaux-de-vie de vin d’acquérir les qualités gustatives des Armagnacs de la Gascogne occidentale, vieillis dans des fûts de chêne. Mais elles n’en étaient pas moins appréciées pour leurs multiples usages. Si le pousse-café, la goutte ou le canard constituaient son utilisation la plus répandue, on pouvait également l’utiliser comme agent de conservation des aliments, pour flamber une omelette ou parfumer une pâtisserie, mais aussi pour donner un coup de fouet, soigner un rhume, calmer une rage de dent ou aseptiser une plaie. Quant aux eaux-de-vie de prune, plus délicates à cause de leur saveur fruitée, elles bénéficiaient d’un prestige particulier qui limitait leur usage aux plaisirs de la table. Mais producteur d’alcool ne veut pas dire consommateur. Dans nos campagnes la fabrication d’eau-de-vie était plus une tradition qu’une nécessité économique, et contrairement à d’autres milieux socio-économiques, dans sa grande majorité le monde paysan gascon, bon vivant mais sachant raison garder, a toujours fait un usage modéré des produits de la vigne. Durant la première moitié du 20ème siècle toutes les familles possédaient une vigne : les agriculteurs, mais aussi les artisans et parfois même le curé, à l’image du curé Vignais, au nom prédestiné, curé de Sarrant de 1922 à 1937, grand spécialiste de la vigne et du vin et producteur de son propre vin de messe. Aujourd’hui le vignoble de la Gascogne orientale a presque entièrement disparu, et avec lui tout un pan de la culture paysanne et des traditions liées à l’activité vinicole. L’alambic ne s’arrête plus à Sarrant et les vendanges ne sont plus qu’un lointain souvenir. Seules quelques comportes ou quelques vieilles barriques vermoulues qui finissent de se disloquer au fond des granges rappellent cette époque révolue aux plus âgés d’entre nous. Claude Saint Leu pour l’association « Glanes d’Histoire » avec le concours d’Élie Demouix, de Pierre Forgues et de Madeleine Lagarde.