Fragment de texte Charlotte de David Foenkinos

Transcription

Fragment de texte Charlotte de David Foenkinos
Fragment de texte
Charlotte – David Foenkinos
Editions Gallimard
ISBN 978-2-07-014568-3
p. 68-71
En juillet 2004, j’ai obtenu une bourse pour un voyage littéraire.
On appelle ça une mission Stendhal.
Il me fallait aller à Hambourg, visiter la maison natale de Warburg.
Je voulais écrire un livre sur lui, bien sûr.
Mais aussi confronter mon trouble à la réalité.
Car je ne cessais de penser à lui.
Sa personnalité, son époque, l’histoire de la bibliothèque en exil.
Je suis parti, persuadé de l’illumination à venir.
Mais il ne se passa rien.
Qu’attendais- je au juste ?
Je ne savais même plus ce que j’étais venu chercher.
De plus en plus, j’étais attiré par l’Allemagne.
Et obsédé par la langue.
J’écoutais des lieder chantés par Kathleen Ferrier.
Dans plusieurs de mes romans, mes personnages parlent allemand.
Certaines héroïnes enseignent ou traduisent cette langue.
Je naviguais sur cette intuition floue.
Tous les artistes que j’aimais étaient germaniques.
Et même les designers, c’est dire.
Rien ne m’intéresse moins que le mobilier.
Je me suis mis à adorer les bureaux de la période Bauhaus.
J’allais chez Conran Shop juste pour les regarder.
J’ouvrais les tiroirs, comme d’autres essayent des chaussures.
Et Berlin, j’ai commencé à aimer Berlin.
Je restais des heures à la terrasse d’un café, à Savignyplatz.
Ou feuilletant les livres d’art des libraires de ce quartier.
On m’a dit que mon attirance était à la mode.
C’est vrai, tout le monde adore Berlin.
Je suis entouré de gens qui veulent y vivre.
Mais je ne me sentais pas à la mode.
Au contraire, j’étais vieux et démodé.
Et puis, j’ai découvert l’œuvre de Charlotte.
Par le plus grand des hasards.
Je ne savais pas ce qui j’allais voir.
Je devais déjeuner avec une amie qui travaillait dans un musée.
Elle m’a dit : tu devrais aller voir l’exposition.
C’est tout ce qu’elle m’a dit.
Peut-être a-t-elle ajouté : ça devrait te plaire.
Mais je ne suis pas sûr.
Rien de prémédité.
Elle m’a guidé vers la salle.
Et ce fut immédiat.
Le sentiment d’avoir enfin trouvé ce que je cherchais.
Le dénouement inattendu de mes attirances.
Mes errances m’avaient conduit au bon endroit.
Je le sus dès l’instant où je découvris Vie ? ou Théâtre ?
Tout ce que j’aimais.
Tout ce qui me troublait depuis des années.
Warburg et la peinture.
Les écrivains allemands.
La musique et la fantaisie.
Le désespoir et la folie.
Tout était là.
Dans un éclat de couleurs vives.
La connivence immédiate avec quelqu’un.
La sensation étrange d’être déjà venu dans un lieu.
J’avais tout cela avec l’œuvre de Charlotte.
Je connaissais ce que je découvrais.
L’amie qui se tenait près de moi m’a demandé : alors, tu aimes ?
Je n’ai pas pu répondre.
L’émotion m’en empêchait.
Elle a dû croire que cela ne m’intéressait pas.
Alors que.
Je ne sais pas.
Je ne savais comment exprimer ce que je ressentais.
Il y a peu de temps, je suis tombé sur un texte de Jonathan Safran Foer.
Je ne connais pas vraiment cet auteur.
Mais j’éprouve une sympathie un peu idiote pour lui.
Car nous sommes parfois collés dans les rayonnages.
On se crée des liens comme on peut.
Une autre version de la théorie du bon voisinage.
Il raconte le choc que fut pour lui la découverte de Charlotte.
C’était à Amsterdam.
Tombé sur elle par hasard, lui aussi.
Il évoque le rendez-vous important qu’il avait ce jour-là.
Et qui s’est littéralement échappé de sa mémoire.
Je suis ressorti dans le même était d’esprit.
Plus rien n’avait d’importance.
C’est tellement rare cette sensation d’être envahi totalement.
J’étais un pays occupé.
Les jours ont passé sans que rien ne vienne altérer cette sensation.
Pendant des années, j’ai pris des notes.
J’ai parcouru son œuvre sans cesse.
J’ai cité ou évoqué Charlotte dans plusieurs de mes romans.
J’ai tenté d’écrire ce livre tant de fois.
Mais comment ?
Devais-je être présent ?
Devais-je romancer son histoire ?
Quelle forme mon obsession devait-elle prendre ?
Je commençais, j’essayais, puis j’abandonnais.
Je n’arrivais pas à écrire deux phrases de suite.
Je me sentais à l’arrêt à chaque point.
Impossible d’avancer.
C’était une sensation physique, une oppression.
J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer.
Alors, j’ai compris qu’il fallait l’écrire ainsi.

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