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Jean-Claude Le Gouic
Dufy
La Fée Électricité
Éditions de la Différence
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La Fée Électricité, 1937
huile sur toile marouflée sur panneau, 10 x 60 m.
Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
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pavillon de l’Électricité à l’Exposition internationale, Paris.
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La visite du Musée d’art moderne de la Ville de
Paris commence souvent, pour des touristes étrangers ou provinciaux, par la découverte d’une œuvre
étonnante. Après avoir gravi quelques marches, ils se
trouvent dans le vaste hall et aperçoivent un peu plus
haut encore une grande salle. Attirés par la lumière
et les couleurs qui semblent en sortir, ils grimpent les
marches supplémentaires leur permettant d’accéder
au premier étage. Pénétrant dans cette salle ovale,
les spectateurs, pas toujours avertis du contenu du
musée, sont tout à fait étonnés de se retrouver au
centre d’une gigantesque peinture ; celle-ci recouvre
entièrement les murs du sol au plafond. À l’entrée un
panneau indicatif leur apporte quelques informations.
L’œuvre est intitulée La Fée Électricité1 ; elle a été
1. L’expression la « Fée Électricité » est antérieure au monumental tableau de Raoul Dufy. Elle est employée pour signifier combien
l’électricité est porteuse d’innovations technologiques apportant une
phénoménale amélioration aux conditions de vie des populations.
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réalisée en 1937 par Raoul Dufy, né au Havre en
1877 et décédé à Forcalquier en 1953. Cet ouvrage
voudrait apporter quelques informations complémentaires sur l’histoire de cette peinture monumentale et aussi sur les remarquables innovations plastiques et artistiques développées par l’artiste dans
cette réalisation.
Histoire et expérience.
En 1936, la Compagnie Parisienne de Distribution
d’Électricité (CPDE) demanda à Raoul Dufy de réaliser une fresque, pour le Palais de l’Électricité et de
la Lumière de l’Exposition internationale de Paris en
1937, consacrée aux Arts et techniques du temps présent. Malgré les temps troublés sur les plans économiques et politiques, le public fut nombreux à venir visiter le parc d’attractions, le parc colonial et à emprunter
le train électrique pour circuler jusqu’aux fontaines
illuminées du Trocadéro. Couvrant tout un quartier de
Paris, de la colline de Chaillot à la place d’Iéna, l’« Expo », occupait une superficie totale de 100 hectares.
Pour cette manifestation le Palais du Trocadéro fut démoli et remplacé par l’actuel Palais de Chaillot.
Le Pavillon de l’Électricité était l’un des bâtiments imposants de l’Exposition ; son architecture
avait été conçue par Robert Mallet-Stevens. C’est
également pour cette manifestation que fut construit
l’ensemble architectural du Palais de Tokyo1 qui
1. « Le concours d’architecture ouvert en 1935 recevra environ
130 projets, dont ceux de Le Corbusier et de Mallet-Stevens. Le
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abrite aujourd’hui deux musées, celui de la Ville de
Paris et celui d’État (dénomination actuelle : Palais
de Tokyo).
La « fresque » de Raoul Dufy est souvent
considérée comme la plus grande peinture au monde ;
elle mesure plus de 60 mètres de long et elle est haute
de 10 mètres, elle est constituée de 250 panneaux de
contreplaqué de 2 mètres de hauteur sur 1,20 mètre
de large. Comme le montrent les photographies
d’époque, la peinture, dans sa disposition originale,
se déployait linéairement avec seulement une très
légère courbure. La disposition concave actuelle est
une adaptation à la configuration du salon d’honneur
du bâtiment ; elle date de 1964 lorsque fut installée
dans cette salle cette œuvre majeure de Dufy.
En 1936, lorsque la commande lui est faite, Raoul
Dufy a cinquante-neuf ans, il est en pleine possession de
ses moyens plastiques, artistiques et techniques. C’est
un artiste connu et reconnu. Alors que débutent les années trente, quatre livres viennent de lui être consacrés
par Christian Zervos (1928), Pierre Courthion (1929),
Marcelle Berr de Turque (1930), Fernand Fleuret (1931).
Il est apprécié pour ses nombreuses peintures sur toile,
mais aussi pour avoir exercé son talent dans différentes
créations orientées vers la décoration. En 1933, trois ans
avant que lui soit passée commande pour l’exposition
internationale, il venait d’achever la décoration de la
salle à manger du docteur Viard.
jury retiendra finalement celui des architectes Aubert, Dastugue,
Dondel, Viard qui proposeront un portique à double colonnade entourant un patio central séparant les deux musées.
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S’il avait mis cinq années pour mener à bien cette
première grande décoration murale, ce n’est pas en
raison de la surface à couvrir (30 m2 environ) mais
sans doute à cause de difficultés rencontrées pour
résoudre certains problèmes plastiques et de conception. Par-delà la dimension de l’œuvre qui pose,
comme le souligne Fanny Guillon-Lafaille1, des
problèmes d’automatismes gestuels (mouvements
du bras et non plus du poignet), de changements
optiques (positions variables de l’observateur et du
peintre, de près et de loin), le vrai problème plastique est de « tenir » le mur. Il lui faut mettre en place
une organisation des masses, différente de celle nécessaire à un tableau ou à un panneau de tissu décoratif. Si Dufy se lance dans ce défi c’est qu’il pense
disposer des moyens propres à trouver quelque satisfaction. Il vient de peindre, en 1927, l’Hommage
à Claude Lorrain. Ce tableau constitue une belle
démonstration des possibilités d’articulation libre
de signes. La peinture n’est plus nécessairement un
espace unique, mais peut être constituée d’espaces
et de temps agglomérés. Pour les tissus et les tentures l’effet d’ensemble provient de la répétition de
quelques formes semblables ou de quelques motifs
associés, les mouvances spatiales sont réduites. Il
faut autre chose pour assurer un effet unitaire des
grandes décorations. Dufy sait qu’il doit ménager
ses effets : « Mais, surtout, sur nos murs nos yeux
doivent trouver du repos. Pas plus que de coloris
1. F. Guillon-Lafaille, Dufy les années 30, catalogue Fondation
Électricité de France, Espace Électra, Paris, 1997, p. 21.
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heurtés nous nous accommoderions d’arabesques
inquiétantes1. » Durant les trois premières années,
Dufy n’est pas satisfait des résultats obtenus. Il efface à trois reprises les premières réalisations des
panneaux, au grand dam du commanditaire qui s’en
serait contenté. Lorsqu’il apprend, en 1930, que le
salon qui jouxte la salle à manger vient d’être décoré
par Robert Delaunay, il redouble d’efforts. En 1933,
cinq ans après la commande, la décoration trouve sa
place dans l’appartement du 100, boulevard Pereire
à Paris2.
La décoration réalisée antérieurement (1928-1929)
pour la villa « Altana » d’Arthur Weisweiller à Antibes
ne posait pas tant de problèmes. Sur quatre panneaux
et vingt six mètres carrés, le peintre avait choisi de ne
figurer qu’un seul paysage ; elle fut achevée en un an.
Les grands aplats de couleur et les dessins sinueux décalés de cette décoration murale reprennent certaines
solutions adoptées pour les projets sur tissus. Elle a été
peinte comme une grande tenture.
La réalisation de La Fée Électricité vient compenser l’abandon en 1935 d’un autre projet de décoration
de grande ampleur. La direction de la Compagnie
Générale Transatlantique avait pris contact avec Dufy
pour la décoration des murs entourant la piscine des
première classe sur le paquebot le Normandie ; la
1. Raoul Dufy, « Carnets du peintre », Musée d’art moderne,
cité par A. Tourlonias-J.Vidal dans Raoul Dufy, l’œuvre en soie,
Avignon, Barthélémy, 1998, p. 90.
2. À la mort du docteur Viard, l’ensemble des huit panneaux fut
démonté (1950) et vendu. Ceux-ci décorent aujourd’hui un appartement au Japon.
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fin de la construction de celui-ci était proche. Raoul
Dufy, intéressé par cette entreprise qui aurait dû aboutir à une céramique de cent vingt-six mètres carrés,
s’était mis au travail. La célébration de sa province
natale, entre mer, campagne et villes, lui tenait particulièrement à cœur ; il y aurait associé des représentations issues de la culture de la Méditerranée, autre
fonds d’inspiration pour lui. Il réalisa, à l’aquarelle,
différentes esquisses pour les treize panneaux de son
projet avant que la Compagnie ne se ravise et décide
de mettre cette décoration en concours. Dufy, vexé,
refusa de participer à la compétition.
C’est après plusieurs expériences, et sur un léger
fond de frustration, que Raoul Dufy se lance dans la
gigantesque entreprise de la décoration du Pavillon
de l’Électricité de l’Exposition internationale.
Recherches et réalisation.
C’est sur les conseils de l’ingénieur en chef
M. Dessus et de l’architecte Robert Mallet-Stevens
que M. Maligarie, directeur de la CPDE passe commande à l’artiste de cette immense décoration qui
devra retracer l’histoire de la découverte de l’électricité.
Dufy hésite trois semaines durant lesquelles il
commence à se documenter. Curieusement ce n’est
pas l’actualité récente du développement de la science qui le décide mais la lecture de De natura rerum
de Lucrèce. Il travaille ensuite de manière très pro-
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Minerve (Projet pour La Fée Électricité), vers 1937
gouache sur papier
50 x 65 cm.
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La Centrale ou la Foudre (Projet pour La Fée Électricité), vers 1937
gouache sur papier
50 x 65 cm.
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fessionnelle. Il se fait aider pour la recherche des informations historiques ainsi que dans la recherche de
documents iconiques. Son frère Jean, lui-même artiste, lui sera tout au long de ce projet un collaborateur
précieux. C’est lui qui court les musées (en particulier celui des Arts et Métiers) et les bibliothèques à
la recherche d’informations sur l’invention de l’électricité et les applications développées au service du
bonheur des hommes. Un assistant de la Sorbonne,
M. Volkinger, apportera aux deux frères des informations scientifiques très précises. Raoul Dufy entreprend aussi un très important travail d’études et de
croquis sur le vif. Il visite différents lieux industriels
comme des aciéries, des chantiers navals (à commencer par celui de sa ville natale : Le Havre), et
bien entendu il se rend dans une centrale électrique
proche de Paris, celle de Vitry. Chaque fois, il réalise des croquis, des gouaches sur papier. Toujours
avec un souci d’exactitude et de vérité historique,
il décide de faire poser des modèles qui prendront
l’attitude dans laquelle il souhaite faire figurer un
panthéon de dieux et de savants. Dans certains cas il
réalisera d’abord une étude de nus afin de bien saisir
les aplombs et ensuite une études en costumes d’époque. Des figurants de la Comédie française vinrent
ainsi poser devant Dufy pendant que celui-ci préparait ou même exécutait sa grande œuvre. À partir de
ces croquis sur le vif, l’artiste élabore par parties sa
composition sur des formats raisin (50 x 65 cm). Il
réalise ainsi plusieurs pochades et lorsqu’il est satisfait du résultat obtenu il procède à des réalisations
partielles sur des feuilles préalablement préparées
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avec une mise au carreau (quadrillage 10 x 6,5 cm).
Dans le même temps, il réalise également de petites
peintures à l’huile sur contreplaqué. Il s’agissait sans
doute de vérifier le bon fonctionnement de la préparation du support, à base de colle de peau chauffée
afin d’obtenir une surface peu absorbante, avec le
médium mis au point par Jacques Maroger1. Ce vernis qui associait, à la peinture à l’huile, un médium
spécial élaboré par le chimiste qui cherchait à retrouver la technique de Rubens2. Ce gel permettait de
travailler l’œuvre monumentale comme on procède
à l’aquarelle : en jouant avec des superpositions de
transparences et en conservant une certaine matité.
La lumière traverse les pigments pour se réfléchir sur
le fond blanc. Le caractère physique de la couleur
est changé sans que la nature chimique de celle-ci
soit modifiée. Autre avantage la durée de séchage
était réduite, cela était essentiel vu les délais de livraisons.
1. Jacques Maroger était chimiste ; il dirigeait une recherche au
Laboratoire d’études scientifiques du musée du Louvre dans les années 1930. Durant cette époque, il fit connaissance de Marc Havel
qui travaillait chez le fabricant de couleurs Lefranc. Les deux chimistes entretinrent une abondante correspondance par delà l’océan,
puisque Maroger choisit, à la guerre, l’exil aux États-Unis. Jacques
Maroger continua à prodiguer ses conseils techniques à Dufy jusque 1952, comme en témoignent leurs échanges épistolaires. Dufy,
peintre de la vie moderne, restait attaché au métier de peintre et au
savoir-faire des anciens.
2. Rubens avait élaboré un mélange d’huile noire, de résine et
de térébenthine qui incorporé aux couleurs permettait une rapidité
d’exécution sans égal. Les notes mêmes de Rubens précisent que la
Kermesse du Louvre a été réalisée en un jour.
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DU MÊME AUTEUR
La réussite en peinture, comment peut-on voir ou quand peuton dire qu’une œuvre est réussie ?, L’Harmattan, 2001.
L’Art du semis, L’Harmattan, 2003.
Cézanne et la modernité, entretiens posthumes, Transbordeurs,
2006.
Raoul Dufy, la modernité en mouvement, La Différence,
2008.
© ADAGP.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris,
2008.
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