Untitled - Editions Milan

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Untitled - Editions Milan
Cet ouvrage a été réalisé par les Éditions Milan
avec la collaboration de Claire Debout.
Mise en pages : Pascale Marange
Création graphique : Bruno Douin
© 2013, Éditions Milan
300, rue Léon-Joulin, 31101 Toulouse Cedex 9, France
Loi 49-956 du 16 juillet 1949
sur les publications destinées à la jeunesse
ISBN : 978-2-7459-5976-8
www.editionsmilan.com
À Bruno, pour la musique et la vie qui va avec.
À Mei et Sven, pour leur patience.
À Caro, pour nos mardis soirs.
Et un p’tit clin d’œil à Éva.
INSPIRE…
J’ouvre la porte d’entrée. Ça me tombe dessus, sans prévenir. D’habitude, lorsque je rentre du lycée, c’est le silence
qui m’accueille. C’est tellement surprenant que je reste pétrifiée. Le cartable finit de s’avachir par terre, la veste en
suspens, à mi-parcours du portemanteau.
Ça vient du premier étage. Ça vient de la chambre de
Mathieu. Ça dégringole l’escalier sans se soucier des
marches. Ça prend de la place jusqu’à dilater l’espace. Ça
vient s’enrouler autour de moi. Ça vient m’écraser de caresses. Ça vient jusque sous ma peau. Sans prévenir.
J’écoute. C’est une musique du genre « Love song », en
plus râpeux. La voix, funambule, danse sur la corde raide
d’un piano. La batterie murmure. Et lorsque la mélodie
s’envole, c’est comme un coup de foudre. Elle m’aspire dans
un tourbillon de violon. J’ai alors une vision, un flash. Johan
s’approche de moi, si près que son nez touche le mien. Il me
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prend la main et m’attire dans un slow. La voix répète le
refrain. Le piano-chair de poule court toujours au lointain,
puis s’éloigne et s’éteint. La vision de Johan disparaît avec
la musique. Le silence. Le vide. Je n’ose pas bouger. J’espère
que ce petit miracle va recommencer. La musique retentira
de nouveau et provoquera la délicieuse vision de Johan
m’invitant à danser.
J’attends.
Assise au bas de l’escalier, retenant mon souffle, j’attends.
Impatiente.
Tremblante.
Comme une junkie en manque.
Je me dis que Mathieu va encore écouter la chanson. Il
doit réécouter cette chanson. Aussi fort que la première fois.
Le silence se prolonge. Longtemps. Trop longtemps. Je me
rue à l’étage, vers la chambre de Mathieu, et tambourine à
sa porte. Je dois être ridicule à cogner du poing comme ça
mais je ne peux faire autrement. Je supplie à travers la porte
fermée :
– Mathieu, s’il te plaît, ouvre !
Pas de réponse. On se parle rarement tous les deux. Mathieu
et moi, on ne s’est pas choisis. Son père est tombé amoureux
de ma mère. Nous n’avons rien en commun, aucun gène,
aucune goutte de sang. Et pourtant, la nature fait étrangement
les choses. Physiquement, nous nous ressemblons. Nous
avons le même ovale du visage. Nos yeux sont du même noir,
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nos cheveux sont pareillement épais et sombres. Cette ressemblance a agi comme les pôles négatifs de deux aimants. À la
minute où nous avons été présentés, nous avons pris nos
distances. Ma mère et Ivan, son père, continuent, eux, de
s’extasier les rares fois où nous sommes côte à côte.
Mat est le garçon le plus lisse de la terre, aussi lisse que
ces énormes pommes rouges et luisantes de supermarché.
Totalement aseptisé. D’ordinaire, il se fait jeter parce qu’il
écoute du hard à plein tube – ma mère. Ou parce qu’il passe
trop de temps dans la salle de bains – son père. Mathieu se
coiffe à la perfection. La mèche brune sur l’œil droit, juste
ce qu’il faut pour entretenir le mystère. Mathieu s’habille à
la perfection. Du noir. Rien que du noir, pour éviter toute
faute de goût.
– S’il te plaît, donne-moi le titre de la chanson. Le nom du
chanteur !
Pas un mot.
– Remets la chanson, au moins !
Assise dans le couloir, j’attends. La musique ne reprend
pas. Mathieu lui-même ne semble plus respirer. J’ai beau
coller l’oreille à sa porte, pas un bruit ne filtre. Il a dû mettre
son casque. Je n’ai plus aucune chance de me faire entendre.
Le lendemain, au lycée, la mélodie tourne toute la journée
dans la cage de mon cerveau. À la fin des cours, je demande
à Élodie, championne olympique catégorie chansons d’amour,
INSPIRE…
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si elle ne la connaît pas. Je chantonne maladroitement. Elle
grimace. À côté d’elle, Mina, connue pour ses reparties moqueuses, plisse le nez. C’est signe qu’elle se retient de lancer
une pique cinglante. Je sais que je chante comme une poêle
trouée. Malgré tout, j’y mets tout mon cœur.
C’est tellement catastrophique qu’Élo m’interrompt rapidement.
– Tu es sûre que c’est une chanson d’amour ? demandet-elle. Parce que quand tu chantes, on pense plutôt à
une…
– … vache qui aurait abusé de la vodka ? propose Mina.
J’essaie de ne pas montrer que je suis vexée.
– Piano, violon, rythme lent, qu’est-ce que ça peut être
d’autre ? je rétorque.
– Les paroles peuvent être sordides.
Élodie vit chez sa grand-mère, ce qui fait que, parfois, sa
façon de parler sent un peu le vieux.
– Tu veux dire « glauques » ?
Elle acquiesce.
– Mathieu écoute des chansons d’amour, maintenant ?
interroge Mina.
Sa remarque fait mouche. Depuis trois ans que je le
connais, Mat n’a jamais écouté que du heavy metal. Obsédée
par la chanson, je n’avais même pas trouvé étrange ce changement de registre musical.
– Vous pensez que…
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Je ne finis pas ma phrase car Johan et Quentin viennent
de nous dépasser. Comme nous, ils longent ce couloir interminable qui conduit à la cour du lycée. Depuis septembre,
dès que je vois Johan, à savoir un million de fois par jour
puisqu’on est dans la même classe, c’est le même scénario.
Mon cœur devient comme un poulet qu’on aurait mis à
rôtir : embroché et brûlant. On comprend pourquoi à part
« bonjour, bonjour, ça va, ça va », rien d’intéressant ne sort.
En réfléchissant tout haut, je me dis que cette chanson
pourrait être un bon moyen d’aborder Johan. Élodie
s’exclame que ce serait romantique. Mina utilise le mot
« minable ». Ces deux filles sont aussi différentes que le jour
et la nuit. Au sens propre comme au figuré. Mina est une
grande black audacieuse, Élo a la peau transparente des
rêveuses.
Nous débouchons dans la cour. Dehors, l’air vif pique les
visages. Mina, exaspérée d’entendre parler de Johan depuis
la rentrée, m’exhorte à aller lui parler. « En revanche, ajoutet-elle, ne chante surtout pas ! » Élodie hoquette de rire, une
main devant la bouche, comme sa mamie lui a appris, afin
de ne pas montrer ses dents. Le temps que nous traversions
la cour, une foule, masse bourdonnante, se presse devant le
goulet d’étranglement de la grille. Johan est déjà loin, de
l’autre côté. Hors de question d’abandonner pour si peu.
Allez, serre les dents, ma fille, et taille ta route dans la jungle
INSPIRE…
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de bras, de jambes, de têtes, de pieds. À coups de sac, je me
fraie un passage, Élodie et Mina dans mon sillage. Je m’extirpe à l’air libre juste à temps pour voir Johan de dos, faire
un signe de la main. Je zoome de l’autre côté de la rue. Une
adolescente blonde, mince et incroyablement grande lui
répond. Le genre de fille qu’on croise dans les magazines ou
à la télé et qui paraissent fabriquées, tellement elles sont parfaites. Une phrase tourne dans ma tête : « C’est sa sœur, c’est
sa sœur. » Mais Johan rejoint la fille et l’embrasse. Un baiser
à couper le souffle, un baiser de cinéma tendre et fougueux à
la fois, un baiser à tout casser. La douleur, immédiate, genre
mon cœur dans un mixeur, me broie. Fermer les yeux, les faire
disparaître, dans l’espoir de panser la blessure. Leur image
est tenace, imprimée sur ma rétine. Du coup, je rouvre les
paupières, aspirant la lumière comme un noyé cherche l’air.
L’image de Johan et de cette fille s’estompe. La douleur qui
m’enserre, elle, est bien nette.
Le lycée se vide. Je prends n’importe quelle direction, à
l’opposé de celle que Jo a prise avec la fille, et je marche la
tête haute, vite, très vite. Élo et Mina trottinent pour rester
à ma hauteur.
– Ça va ? s’inquiète Mina, au bout d’un moment.
La question me fait l’effet d’une aiguille dans un ballon de
baudruche. Je ralentis, dégonflée.
Élodie murmure quelque chose à propos de la beauté
renversante de la fille. Ensuite, nous nous taisons tout le
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J’AI PAS CHOISI
long de l’avenue bruyante. C’est seulement au bout de la
rue que Mina me demande ce que je vais faire. Je réponds,
vivement :
– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Tu as vu cette fille
comme moi, non ? Tu as vu ma gueule ? Je ne joue pas dans
la même cour, faut être honnête !
Les filles se tiennent devant moi. Mina est navrée. Élodie
a son air farouche, elle me prend par les épaules et me
secoue si fort qu’à l’intérieur de mon cartable, mes stylos
s’entrechoquent dans ma trousse.
– Il faut te battre, Faustine. Tu sais, en amour, rien n’est
jamais perdu. Si ça se trouve, cette fille est bête à manger
du foin !
La naïveté d’Élodie m’étonnera toujours. La fille que vient
d’embrasser Johan est belle. Et cette beauté lui sert le monde
sur un plateau. L’hypothèse qu’elle soit idiote est comme
l’os en plastique qu’on donne à ronger au chien. Une maigre
consolation.
Je finis le trajet jusque chez moi, seule, perdue dans mes
pensées. Des mots me viennent, épars, comme des pièces
d’un puzzle. Et tout d’un coup, il est là, dans ma tête. Un
slam court, âpre. Et je marche en martelant les mots. Un
pas, un mot à la mesure de la situation.
La douleur
Près de mon cœur
C’est tes yeux
INSPIRE…
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Heureux
Qui sourient
À cette fille
Brindille
La douleur
Près de mon cœur
C’est mon rêve
Qui s’évanouit
Et qui fuit
Sans trêve
C’est que mon corps
Je perds pas le nord
Sera jamais à la hauteur
Sera jamais à l’heure
De ton idéal de fille-femme
Trop loin de ce qui t’enflamme
La douleur
Près de mon cœur
C’est le goût amer
De ne pas connaître le diable
Pour être à son image
Je n’ai le droit à aucun réglage
Et c’est mon corps
Alors
Irrémédiable
Que je garderai
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J’AI PAS CHOISI
Avec mes mots
Et ma douleur
Le ciel s’est couvert. Les nuages sont énormes, gonflés
d’eau. Il pleut quelques gouttes. Puis comme si les nuages
n’attendaient que ça, que l’un d’entre eux s’effrite, il pleut
à torrents. M’enfermer dans ma chambre et pleurer avec
la pluie : bon programme. Une fois arrivée, tandis que je
cherche mes clés, un son étrange, un martèlement sonore
au bout de la rue, me fait tourner la tête. Un chien fonce
sur moi. Babines retroussées, langue pendante, il court
comme un dératé. Tétanisée, je suis incapable de faire un
geste. Il va me sauter dessus, me mordre, et je reste les bras
ballants ! Ah ! Si ! Enfin ! Je me mets à crier, ce qui, c’est bien
connu, est très utile pour se protéger d’un animal qui vous
prend pour un bon steak. Au dernier instant, il fait un
crochet, m’évite et continue de dévaler la rue. Soulagée,
j’attrape la clé de la maison au fond de ma poche, la relâche
aussitôt. Le chien a fait demi-tour. Je me tasse contre la
porte en pensant que cette fois, il va m’attaquer pour de
bon. Mais il s’arrête à quelques pas, et se tient debout,
majestueux. Il jappe, tend son museau vers moi. Le molosse
est un animal magnifique. Un poil sombre, soyeux, et des
yeux étincelants comme une rivière. Il tend son museau un
peu plus, me cherche du regard. Toujours collée à la porte,
je n’ose m’approcher de lui. Ma mère a les bêtes en horreur.
INSPIRE…
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Les animaux, même en peluche, n’ont jamais fait partie de
ma vie. Pourtant, ce chien m’attire pour une raison inexpliquée. Je m’agenouille afin d’être à sa hauteur. Je tends la
main vers lui.
– Tu sais que tu es beau, toi ?
Il apprécie ma caresse timide. Son pelage épais glisse sous
mes doigts comme de la fourrure.
– Tu es perdu, mon tout beau ? Où est ton maître ?
Il love sa tête tout contre mon bras. Mes doigts fouillent
sous son cou, à la recherche d’un collier, d’une plaque… Il
n’y a rien.
– Tu n’as pas l’air abandonné pourtant, tu es tout propre.
Et tu ne sembles pas mourir de faim. Allez, raconte-moi ton
histoire…
Ça me fait rire de parler à un chien, comme s’il allait me
répondre !
Subitement, tel un hoquet, le souvenir de Jo embrassant
cette sirène me revient en tête. Je me détourne de l’animal,
et me redresse. Lui, mordillant le coin de mon manteau, me
tire. Il a l’air de réclamer une promenade. Je le flatte encore
de la main. Il est seul, comme moi, une solitude de chien,
un vide, une misère.
– Allez, laisse-moi. Je dois rentrer, tu comprends ?
Je l’entends japper encore, une fois la porte d’entrée
refermée.
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J’AI PAS CHOISI
Je danse, ou plutôt, je secoue la tête de façon frénétique
sur un bon vieux Green Day : 21 Guns. Un excellent moyen
pour se débarrasser de la vision de Johan tout contre cette
fille. Plus je tente d’oublier, plus l’image est tenace. Vingt et
une balles dans son corps et la fille serait tout de suite moins
belle. Je me campe devant mon grand miroir. Pourquoi elle
et pas moi ? Pourquoi elle, elle a droit à un mètre soixantequinze, des cheveux blonds épais, des yeux de biche et une
peau caramel ? Je ne vais pas teindre en blond mes boucles
brunes. Je ne vais pas étirer mes jambes pour atteindre le
mètre quatre-vingts. J’attrape un stylo. Je veux caler les
mots, ceux qui ont mariné dans ma tête sur le chemin du
retour, après Johan, avant le chien. Élodie raffole de séries
télé. Mina collectionne les bonnes notes. Moi, j’écris.
Chacun son truc. Quelques minutes plus tard, ma mère
m’appelle pour le repas. Pas le temps de finir. Je planque la
feuille. Écrire est mon secret, même ma mère ne le sait pas.
Heureusement d’ailleurs, parce que parfois, c’est tellement
barré qu’elle m’enverrait chez le psy avant que j’aie eu le
temps de glapir : « Et la valeur artistique, bordel ? »
Dès que je vois Ivan à table, ça fait tilt dans mon cerveau.
S’il y a une personne qui peut m’aider, c’est bien lui.
– Ivan, qui est-ce qui chante ça ?
Et je me mets à chantonner. Ivan est un Deezer à lui tout
seul. Passionné de musique et ingénieur du son, il sait tout
INSPIRE…
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sur tout. Comme c’est un collectionneur, les CD et vinyles
s’entassent. Ivan est très mince, mais il prend de la place. Il
va pouvoir me renseigner sur cette chanson qui me rend
dingue. Si je ne peux pas avoir Johan, je pourrai, au moins,
essorer ma déprime sur de la bonne musique. Ivan me fait
chanter à nouveau les quelques notes maigrelettes dont j’ai
pu me souvenir. Il a l’air surpris.
– C’est un vieux morceau. Où est-ce que tu as entendu ça ?
Mat me lance un regard, du style « Si tu dis que c’est moi,
je t’étripe ». Je passe outre.
– C’est Mathieu.
Son père s’étonne.
– Tu écoutes autre chose que du heavy metal ? Tu vas bien,
au moins ?
Mathieu fait une moue parfaite.
– C’est bon, Papa. Lou Reed, c’est pas Céline Dion.
– Donc, on s’inquiétera quand tu te mettras à chanter
Titanic, c’est ça ?
– Lou Reed, c’est le nom du chanteur ? Et le titre ? je demande pour qu’on recentre la conversation.
– Perfect Day.
Je suis déjà devant l’ordi du salon : Youtube. Ma mère râle
parce qu’on est en plein repas, Ivan prend ma défense :
« C’est pour de la musique », et la musique passe avant tout.
La chanson est telle que je m’en souvenais. Piano, batterie,
voix, envolée de violons, émotion, silence. Je remets la
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J’AI PAS CHOISI
chanson, encore une fois. Ma mère insiste pour qu’on revienne à table, et je quitte à regret le Perfect day de Lou
Reed. Ivan m’apprend que cette chanson est issue de son
deuxième album solo.
– Transformer, c’est le nom de l’album. Il date de 1972 et
a été produit par David Bowie. Je dois l’avoir en CD.
– Tu es tellement calé, Ivan, que tu aurais pu écrire l’article
pour Wikipédia ! dis-je, pour le taquiner.
– Je n’ai toujours pas compris pourquoi cette chanson n’est
pas devenue un standard absolu, s’indigne-t-il.
Sur la pochette de l’album, Lou Reed ressemble à un
mort-vivant avec une guitare. Après le repas, je copie
l’album sur mon MP4, puis m’enferme dans ma chambre.
Dans ma planque, sous la couette, toujours au creux de
Perfect Day, mes pensées tournent autour de Johan. Si
Élodie était là, elle m’encouragerait à partir en croisade
de mon bel amoureux. Elle échafauderait des stratégies,
inventerait des potions, rêverait d’un miracle. J’aimerais
avoir le quart de sa fougue. Moi, je m’aplatis. Je décide
de cesser d’être amoureuse. La voix de Lou Reed scelle ma
décision.
Je m’étais donc bien préparée. Néanmoins, dès que je vois
Johan le lendemain matin, mon cœur fait des mauvais loopings. Mes belles résolutions explosent en plein vol. Je
revois la scène de la veille : Jo, cette fille et leur baiser. Ma
INSPIRE…
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peine, aiguisée comme un couteau de boucher, est difficile
à faire passer.
Essayer de faire bonne figure.
Zyed et Quentin s’approchent du groupe que je forme avec
Élo et Mina. Cette dernière semble nerveuse. Zyed, un minuscule grain de beauté près de la bouche, a la classe d’un
prince du désert. Quentin nous demande si nous connaissons
la nouvelle petite amie de Johan. Aucune d’entre nous ne
répond. Il y a de la gêne dans les regards, Quentin, lui, ne
s’en rend pas compte. Une fois qu’il est lancé, il ne s’arrête
plus.
– Hier, je suis allé au ciné avec mon frère, glousse-t-il. Et
ils y étaient !
– Qui ? demande Mina, pour l’exaspérer.
– Jo et sa meuf !
Élodie lui jette un regard noir, sa grand-mère déteste ce
mot.
– N’empêche que j’ai jamais vu une fille comme ça, reprend Quentin, envieux. Des yeux en amande, dorés, une
peau satinée, une bouche… Ah ! Sa bouche !
Quentin est intarissable sur la beauté de la fille dont il ne
sait rien. Ni prénom, ni âge. Jo ne leur a rien dit.
– Ce que je me demande, c’est comment Jo a fait pour la
séduire ! s’exclame Quentin.
– Eh ! Qu’est-ce qui t’arrive, Faustine ? Pourquoi tu t’en
vas ? s’écrie Zyed.
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J’AI PAS CHOISI
Les jours passent, poisseux comme une flaque d’huile.
Nous sommes à la mi-octobre, il bruine tous les jours.
Depuis plusieurs semaines déjà, ma mère ne cesse de répéter
qu’elle me trouve pâle. Elle m’exhorte à sortir, tente tous
les stratagèmes : balade en vélo, shopping, musée, piscine…
Je refuse tout ce qu’elle propose. Finalement, sans laisser le
choix à personne, elle décide qu’on partira tous les quatre
à la mer pour le week-end. Une de ses collègues lui prête sa
maison. De la fenêtre du salon, on aperçoit les vagues.
Le seul inconvénient, c’est qu’il n’y a que deux chambres.
Je vais devoir partager avec Mathieu. Il a râlé tout le voyage.
Même la compil’ spécial week-end d’Ivan n’a pas réussi à
le faire taire. Je le laisse choisir son lit. Il prend celui qui se
trouve près de la fenêtre et décrète que le bureau est pour
lui. Il bougonne qu’il aurait dû rester à la maison, parce
qu’il a trop de devoirs, avec le bac à préparer. Mat a deux
ans de plus que moi. Depuis l’année dernière, son bac, c’est
l’affaire de sa vie. Ivan le soupçonne d’en parler plus que
de travailler.
Je n’ai qu’à traverser la route, descendre un petit chemin
et je débouche sur la plage.
Quelle claque ! Là où je m’attendais à trouver sable
et coquillages, s’étendent des dunes de galets. Des galets
gris, veinés de bleu, arrondis par la mer. Ils grondent
doucement à chaque pas. C’est marée basse, je marche
INSPIRE…
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quelque temps pour rejoindre le rivage. Sous le roulis des
vagues, les galets s’égrènent. Le choc des pierres s’adoucit
dans l’eau. Cela crée un son particulier. J’écoute ce bruit,
les cailloux que la vague enroule dans une sorte de valse,
la vague, le ressac, les galets, la vague, le ressac, les
galets… L’image de Johan monte en moi, si distincte que
je dois fermer les yeux. Je chantonne Perfect Day. La
chanson coule dans le paysage, glisse sur les vagues et
s’intercale dans le rythme de la mer. Et je me sens submergée par la beauté du lieu, une beauté qui me dépasse
parce qu’elle a toujours été là, et sera toujours là.
Heureusement que la mer n’en a rien à foutre de mes états
d’âme.
À l’autre bout de la plage, Ivan et ma mère me font de
grands signes. Vite, inspirer à fond, chasser Johan de mon
esprit, car ils se dirigent vers moi, et derrière eux, Mathieu.
Il marche les bras écartés, la tête rivée vers le sol, mesurant
chacun de ses pas. Il a gardé ses richelieus aux pieds, et il
ne veut pas les abîmer.
– Vous avez réussi à le traîner ici ? fis-je, étonnée.
– Je lui ai dit que s’il venait, tu prendrais son tour de vaisselle, me répond Ivan, narquois.
Je me jette sur lui, en criant qu’il va payer cher sa blague
minable. Ivan m’esquive, il est rapide, même sur les remous
des cailloux. Nous jouons ainsi, ma mère rit, les galets aussi.
Mathieu finit par nous rejoindre, l’air buté. Nous com-
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J’AI PAS CHOISI
mençons à nous défier au lancer de ricochets. Mat, tout
compte fait, se déride.
J’aime voir la pierre se suspendre au-dessus de l’eau. On
pense qu’elle va tomber, dans un plouf lamentable, mais elle
rebondit avec élégance. À la mer, contrairement aux lacs
lisses, la difficulté vient des vagues qui avalent la pierre
traîtreusement. Chacun fait un stock de galets plats et ronds.
Ma mère est précise, elle parvient à jouer avec le dos des
vagues et aligne six rebonds d’un coup. Mat se prend au jeu
et bientôt la compétition se joue entre eux. Ivan et moi, nous
comptons les points. Ivan encourage son fils, moi, ma mère.
On singe les supporteurs, on invente une danse de pom-pom
girls. Puis ma mère s’incline. Son dernier jet se fait engloutir
par une vague perverse. Les garçons surjouent la victoire,
nous, le désespoir de la défaite.
Ivan enlace ma mère et l’emmène pour une promenade à
deux. Je m’assois face à la mer, je ne suis pas encore rassasiée
d’horizon. Mat s’installe à côté de moi avec douceur, pour ne
pas me déranger. J’aurais préféré être seule. Les genoux sous
le menton, je me laisse absorber par le paysage.
Le silence ricoche entre nous. Plusieurs fois, Mat ouvre la
bouche pour essayer d’entamer la conversation, la referme aussitôt. Puis, sans quitter la mer des yeux, il finit par murmurer :
– Je suis amoureux.
Plus encore que la confidence, ce qui me surprend, c’est le
ton de sa voix. Tant de tristesse que j’en reste muette.
INSPIRE…
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Je coule un regard vers lui. Son profil régulier, ses cheveux
noirs, épais, ses épaules larges, il a tout pour lui. Il ne peut
pas être malheureux. Je fais comme s’il n’avait rien dit.
– Il fait froid, assis à rien faire. Ça te dirait de faire un
château de sable, pour se réchauffer ?
Je lui ai demandé ça très sérieusement. Il m’observe,
interdit, jette un coup d’œil à la masse de cailloux gris et
éclate de rire. Sa réaction me cloue le bec, moi qui pensais
juste récolter un « MDR » cynique. Son rire grave couvre
celui de la mer. Je ris avec lui. Et nous sommes là, tous les
deux, le ventre brûlant de notre fou rire.
Le dimanche soir, sur le trajet du retour, il pleut des
trombes d’eau. Dans la voiture, l’ambiance est détendue.
On chante les plus beaux standards qu’on puisse trouver de
Stand by Me à No Woman, No Cry. Mat paraît différent.
Sa confidence sur la plage a ouvert une fissure dans le personnage. Un ver dans la pomme aseptisée du supermarché.
Il en deviendrait presque intéressant. Lorsque nous arrivons,
il fait nuit. Ivan gare la voiture à quelques mètres de chez
nous. Le nez à la vitre, j’aperçois un grand chien noir qui
semble monter la garde. C’est le chien que j’avais caressé le
soir où Johan avait embrassé cette fille. Même avec son poil
trempé, je le reconnais. Le temps de descendre de voiture et
de décharger les quelques bagages, il a disparu.
– Vous n’avez pas remarqué un chien devant la maison ?
je demande.
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J’AI PAS CHOISI
– Un chien, devant chez moi ? crie ma mère, paniquée.
Ivan la rassure et lui dit qu’il n’a rien vu. Mat chante toujours et fait signe que non avec la tête.
– C’est la pluie et les ombres de la nuit qui t’ont joué un
tour, décrète Ivan.
Mais à quelques mètres de la porte d’entrée, une trace
sèche ressemblant à celle d’un chien assis se découpe sur
l’asphalte.

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