Untitled - Editions Milan
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Cet ouvrage a été réalisé par les Éditions Milan avec la collaboration de Claire Debout. Mise en pages : Pascale Marange Création graphique : Bruno Douin © 2013, Éditions Milan 300, rue Léon-Joulin, 31101 Toulouse Cedex 9, France Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse ISBN : 978-2-7459-5976-8 www.editionsmilan.com À Bruno, pour la musique et la vie qui va avec. À Mei et Sven, pour leur patience. À Caro, pour nos mardis soirs. Et un p’tit clin d’œil à Éva. INSPIRE… J’ouvre la porte d’entrée. Ça me tombe dessus, sans prévenir. D’habitude, lorsque je rentre du lycée, c’est le silence qui m’accueille. C’est tellement surprenant que je reste pétrifiée. Le cartable finit de s’avachir par terre, la veste en suspens, à mi-parcours du portemanteau. Ça vient du premier étage. Ça vient de la chambre de Mathieu. Ça dégringole l’escalier sans se soucier des marches. Ça prend de la place jusqu’à dilater l’espace. Ça vient s’enrouler autour de moi. Ça vient m’écraser de caresses. Ça vient jusque sous ma peau. Sans prévenir. J’écoute. C’est une musique du genre « Love song », en plus râpeux. La voix, funambule, danse sur la corde raide d’un piano. La batterie murmure. Et lorsque la mélodie s’envole, c’est comme un coup de foudre. Elle m’aspire dans un tourbillon de violon. J’ai alors une vision, un flash. Johan s’approche de moi, si près que son nez touche le mien. Il me INSPIRE… 9 prend la main et m’attire dans un slow. La voix répète le refrain. Le piano-chair de poule court toujours au lointain, puis s’éloigne et s’éteint. La vision de Johan disparaît avec la musique. Le silence. Le vide. Je n’ose pas bouger. J’espère que ce petit miracle va recommencer. La musique retentira de nouveau et provoquera la délicieuse vision de Johan m’invitant à danser. J’attends. Assise au bas de l’escalier, retenant mon souffle, j’attends. Impatiente. Tremblante. Comme une junkie en manque. Je me dis que Mathieu va encore écouter la chanson. Il doit réécouter cette chanson. Aussi fort que la première fois. Le silence se prolonge. Longtemps. Trop longtemps. Je me rue à l’étage, vers la chambre de Mathieu, et tambourine à sa porte. Je dois être ridicule à cogner du poing comme ça mais je ne peux faire autrement. Je supplie à travers la porte fermée : – Mathieu, s’il te plaît, ouvre ! Pas de réponse. On se parle rarement tous les deux. Mathieu et moi, on ne s’est pas choisis. Son père est tombé amoureux de ma mère. Nous n’avons rien en commun, aucun gène, aucune goutte de sang. Et pourtant, la nature fait étrangement les choses. Physiquement, nous nous ressemblons. Nous avons le même ovale du visage. Nos yeux sont du même noir, 10 J’AI PAS CHOISI nos cheveux sont pareillement épais et sombres. Cette ressemblance a agi comme les pôles négatifs de deux aimants. À la minute où nous avons été présentés, nous avons pris nos distances. Ma mère et Ivan, son père, continuent, eux, de s’extasier les rares fois où nous sommes côte à côte. Mat est le garçon le plus lisse de la terre, aussi lisse que ces énormes pommes rouges et luisantes de supermarché. Totalement aseptisé. D’ordinaire, il se fait jeter parce qu’il écoute du hard à plein tube – ma mère. Ou parce qu’il passe trop de temps dans la salle de bains – son père. Mathieu se coiffe à la perfection. La mèche brune sur l’œil droit, juste ce qu’il faut pour entretenir le mystère. Mathieu s’habille à la perfection. Du noir. Rien que du noir, pour éviter toute faute de goût. – S’il te plaît, donne-moi le titre de la chanson. Le nom du chanteur ! Pas un mot. – Remets la chanson, au moins ! Assise dans le couloir, j’attends. La musique ne reprend pas. Mathieu lui-même ne semble plus respirer. J’ai beau coller l’oreille à sa porte, pas un bruit ne filtre. Il a dû mettre son casque. Je n’ai plus aucune chance de me faire entendre. Le lendemain, au lycée, la mélodie tourne toute la journée dans la cage de mon cerveau. À la fin des cours, je demande à Élodie, championne olympique catégorie chansons d’amour, INSPIRE… 11 si elle ne la connaît pas. Je chantonne maladroitement. Elle grimace. À côté d’elle, Mina, connue pour ses reparties moqueuses, plisse le nez. C’est signe qu’elle se retient de lancer une pique cinglante. Je sais que je chante comme une poêle trouée. Malgré tout, j’y mets tout mon cœur. C’est tellement catastrophique qu’Élo m’interrompt rapidement. – Tu es sûre que c’est une chanson d’amour ? demandet-elle. Parce que quand tu chantes, on pense plutôt à une… – … vache qui aurait abusé de la vodka ? propose Mina. J’essaie de ne pas montrer que je suis vexée. – Piano, violon, rythme lent, qu’est-ce que ça peut être d’autre ? je rétorque. – Les paroles peuvent être sordides. Élodie vit chez sa grand-mère, ce qui fait que, parfois, sa façon de parler sent un peu le vieux. – Tu veux dire « glauques » ? Elle acquiesce. – Mathieu écoute des chansons d’amour, maintenant ? interroge Mina. Sa remarque fait mouche. Depuis trois ans que je le connais, Mat n’a jamais écouté que du heavy metal. Obsédée par la chanson, je n’avais même pas trouvé étrange ce changement de registre musical. – Vous pensez que… 12 J’AI PAS CHOISI Je ne finis pas ma phrase car Johan et Quentin viennent de nous dépasser. Comme nous, ils longent ce couloir interminable qui conduit à la cour du lycée. Depuis septembre, dès que je vois Johan, à savoir un million de fois par jour puisqu’on est dans la même classe, c’est le même scénario. Mon cœur devient comme un poulet qu’on aurait mis à rôtir : embroché et brûlant. On comprend pourquoi à part « bonjour, bonjour, ça va, ça va », rien d’intéressant ne sort. En réfléchissant tout haut, je me dis que cette chanson pourrait être un bon moyen d’aborder Johan. Élodie s’exclame que ce serait romantique. Mina utilise le mot « minable ». Ces deux filles sont aussi différentes que le jour et la nuit. Au sens propre comme au figuré. Mina est une grande black audacieuse, Élo a la peau transparente des rêveuses. Nous débouchons dans la cour. Dehors, l’air vif pique les visages. Mina, exaspérée d’entendre parler de Johan depuis la rentrée, m’exhorte à aller lui parler. « En revanche, ajoutet-elle, ne chante surtout pas ! » Élodie hoquette de rire, une main devant la bouche, comme sa mamie lui a appris, afin de ne pas montrer ses dents. Le temps que nous traversions la cour, une foule, masse bourdonnante, se presse devant le goulet d’étranglement de la grille. Johan est déjà loin, de l’autre côté. Hors de question d’abandonner pour si peu. Allez, serre les dents, ma fille, et taille ta route dans la jungle INSPIRE… 13 de bras, de jambes, de têtes, de pieds. À coups de sac, je me fraie un passage, Élodie et Mina dans mon sillage. Je m’extirpe à l’air libre juste à temps pour voir Johan de dos, faire un signe de la main. Je zoome de l’autre côté de la rue. Une adolescente blonde, mince et incroyablement grande lui répond. Le genre de fille qu’on croise dans les magazines ou à la télé et qui paraissent fabriquées, tellement elles sont parfaites. Une phrase tourne dans ma tête : « C’est sa sœur, c’est sa sœur. » Mais Johan rejoint la fille et l’embrasse. Un baiser à couper le souffle, un baiser de cinéma tendre et fougueux à la fois, un baiser à tout casser. La douleur, immédiate, genre mon cœur dans un mixeur, me broie. Fermer les yeux, les faire disparaître, dans l’espoir de panser la blessure. Leur image est tenace, imprimée sur ma rétine. Du coup, je rouvre les paupières, aspirant la lumière comme un noyé cherche l’air. L’image de Johan et de cette fille s’estompe. La douleur qui m’enserre, elle, est bien nette. Le lycée se vide. Je prends n’importe quelle direction, à l’opposé de celle que Jo a prise avec la fille, et je marche la tête haute, vite, très vite. Élo et Mina trottinent pour rester à ma hauteur. – Ça va ? s’inquiète Mina, au bout d’un moment. La question me fait l’effet d’une aiguille dans un ballon de baudruche. Je ralentis, dégonflée. Élodie murmure quelque chose à propos de la beauté renversante de la fille. Ensuite, nous nous taisons tout le 14 J’AI PAS CHOISI long de l’avenue bruyante. C’est seulement au bout de la rue que Mina me demande ce que je vais faire. Je réponds, vivement : – Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Tu as vu cette fille comme moi, non ? Tu as vu ma gueule ? Je ne joue pas dans la même cour, faut être honnête ! Les filles se tiennent devant moi. Mina est navrée. Élodie a son air farouche, elle me prend par les épaules et me secoue si fort qu’à l’intérieur de mon cartable, mes stylos s’entrechoquent dans ma trousse. – Il faut te battre, Faustine. Tu sais, en amour, rien n’est jamais perdu. Si ça se trouve, cette fille est bête à manger du foin ! La naïveté d’Élodie m’étonnera toujours. La fille que vient d’embrasser Johan est belle. Et cette beauté lui sert le monde sur un plateau. L’hypothèse qu’elle soit idiote est comme l’os en plastique qu’on donne à ronger au chien. Une maigre consolation. Je finis le trajet jusque chez moi, seule, perdue dans mes pensées. Des mots me viennent, épars, comme des pièces d’un puzzle. Et tout d’un coup, il est là, dans ma tête. Un slam court, âpre. Et je marche en martelant les mots. Un pas, un mot à la mesure de la situation. La douleur Près de mon cœur C’est tes yeux INSPIRE… 15 Heureux Qui sourient À cette fille Brindille La douleur Près de mon cœur C’est mon rêve Qui s’évanouit Et qui fuit Sans trêve C’est que mon corps Je perds pas le nord Sera jamais à la hauteur Sera jamais à l’heure De ton idéal de fille-femme Trop loin de ce qui t’enflamme La douleur Près de mon cœur C’est le goût amer De ne pas connaître le diable Pour être à son image Je n’ai le droit à aucun réglage Et c’est mon corps Alors Irrémédiable Que je garderai 16 J’AI PAS CHOISI Avec mes mots Et ma douleur Le ciel s’est couvert. Les nuages sont énormes, gonflés d’eau. Il pleut quelques gouttes. Puis comme si les nuages n’attendaient que ça, que l’un d’entre eux s’effrite, il pleut à torrents. M’enfermer dans ma chambre et pleurer avec la pluie : bon programme. Une fois arrivée, tandis que je cherche mes clés, un son étrange, un martèlement sonore au bout de la rue, me fait tourner la tête. Un chien fonce sur moi. Babines retroussées, langue pendante, il court comme un dératé. Tétanisée, je suis incapable de faire un geste. Il va me sauter dessus, me mordre, et je reste les bras ballants ! Ah ! Si ! Enfin ! Je me mets à crier, ce qui, c’est bien connu, est très utile pour se protéger d’un animal qui vous prend pour un bon steak. Au dernier instant, il fait un crochet, m’évite et continue de dévaler la rue. Soulagée, j’attrape la clé de la maison au fond de ma poche, la relâche aussitôt. Le chien a fait demi-tour. Je me tasse contre la porte en pensant que cette fois, il va m’attaquer pour de bon. Mais il s’arrête à quelques pas, et se tient debout, majestueux. Il jappe, tend son museau vers moi. Le molosse est un animal magnifique. Un poil sombre, soyeux, et des yeux étincelants comme une rivière. Il tend son museau un peu plus, me cherche du regard. Toujours collée à la porte, je n’ose m’approcher de lui. Ma mère a les bêtes en horreur. INSPIRE… 17 Les animaux, même en peluche, n’ont jamais fait partie de ma vie. Pourtant, ce chien m’attire pour une raison inexpliquée. Je m’agenouille afin d’être à sa hauteur. Je tends la main vers lui. – Tu sais que tu es beau, toi ? Il apprécie ma caresse timide. Son pelage épais glisse sous mes doigts comme de la fourrure. – Tu es perdu, mon tout beau ? Où est ton maître ? Il love sa tête tout contre mon bras. Mes doigts fouillent sous son cou, à la recherche d’un collier, d’une plaque… Il n’y a rien. – Tu n’as pas l’air abandonné pourtant, tu es tout propre. Et tu ne sembles pas mourir de faim. Allez, raconte-moi ton histoire… Ça me fait rire de parler à un chien, comme s’il allait me répondre ! Subitement, tel un hoquet, le souvenir de Jo embrassant cette sirène me revient en tête. Je me détourne de l’animal, et me redresse. Lui, mordillant le coin de mon manteau, me tire. Il a l’air de réclamer une promenade. Je le flatte encore de la main. Il est seul, comme moi, une solitude de chien, un vide, une misère. – Allez, laisse-moi. Je dois rentrer, tu comprends ? Je l’entends japper encore, une fois la porte d’entrée refermée. 18 J’AI PAS CHOISI Je danse, ou plutôt, je secoue la tête de façon frénétique sur un bon vieux Green Day : 21 Guns. Un excellent moyen pour se débarrasser de la vision de Johan tout contre cette fille. Plus je tente d’oublier, plus l’image est tenace. Vingt et une balles dans son corps et la fille serait tout de suite moins belle. Je me campe devant mon grand miroir. Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi elle, elle a droit à un mètre soixantequinze, des cheveux blonds épais, des yeux de biche et une peau caramel ? Je ne vais pas teindre en blond mes boucles brunes. Je ne vais pas étirer mes jambes pour atteindre le mètre quatre-vingts. J’attrape un stylo. Je veux caler les mots, ceux qui ont mariné dans ma tête sur le chemin du retour, après Johan, avant le chien. Élodie raffole de séries télé. Mina collectionne les bonnes notes. Moi, j’écris. Chacun son truc. Quelques minutes plus tard, ma mère m’appelle pour le repas. Pas le temps de finir. Je planque la feuille. Écrire est mon secret, même ma mère ne le sait pas. Heureusement d’ailleurs, parce que parfois, c’est tellement barré qu’elle m’enverrait chez le psy avant que j’aie eu le temps de glapir : « Et la valeur artistique, bordel ? » Dès que je vois Ivan à table, ça fait tilt dans mon cerveau. S’il y a une personne qui peut m’aider, c’est bien lui. – Ivan, qui est-ce qui chante ça ? Et je me mets à chantonner. Ivan est un Deezer à lui tout seul. Passionné de musique et ingénieur du son, il sait tout INSPIRE… 19 sur tout. Comme c’est un collectionneur, les CD et vinyles s’entassent. Ivan est très mince, mais il prend de la place. Il va pouvoir me renseigner sur cette chanson qui me rend dingue. Si je ne peux pas avoir Johan, je pourrai, au moins, essorer ma déprime sur de la bonne musique. Ivan me fait chanter à nouveau les quelques notes maigrelettes dont j’ai pu me souvenir. Il a l’air surpris. – C’est un vieux morceau. Où est-ce que tu as entendu ça ? Mat me lance un regard, du style « Si tu dis que c’est moi, je t’étripe ». Je passe outre. – C’est Mathieu. Son père s’étonne. – Tu écoutes autre chose que du heavy metal ? Tu vas bien, au moins ? Mathieu fait une moue parfaite. – C’est bon, Papa. Lou Reed, c’est pas Céline Dion. – Donc, on s’inquiétera quand tu te mettras à chanter Titanic, c’est ça ? – Lou Reed, c’est le nom du chanteur ? Et le titre ? je demande pour qu’on recentre la conversation. – Perfect Day. Je suis déjà devant l’ordi du salon : Youtube. Ma mère râle parce qu’on est en plein repas, Ivan prend ma défense : « C’est pour de la musique », et la musique passe avant tout. La chanson est telle que je m’en souvenais. Piano, batterie, voix, envolée de violons, émotion, silence. Je remets la 20 J’AI PAS CHOISI chanson, encore une fois. Ma mère insiste pour qu’on revienne à table, et je quitte à regret le Perfect day de Lou Reed. Ivan m’apprend que cette chanson est issue de son deuxième album solo. – Transformer, c’est le nom de l’album. Il date de 1972 et a été produit par David Bowie. Je dois l’avoir en CD. – Tu es tellement calé, Ivan, que tu aurais pu écrire l’article pour Wikipédia ! dis-je, pour le taquiner. – Je n’ai toujours pas compris pourquoi cette chanson n’est pas devenue un standard absolu, s’indigne-t-il. Sur la pochette de l’album, Lou Reed ressemble à un mort-vivant avec une guitare. Après le repas, je copie l’album sur mon MP4, puis m’enferme dans ma chambre. Dans ma planque, sous la couette, toujours au creux de Perfect Day, mes pensées tournent autour de Johan. Si Élodie était là, elle m’encouragerait à partir en croisade de mon bel amoureux. Elle échafauderait des stratégies, inventerait des potions, rêverait d’un miracle. J’aimerais avoir le quart de sa fougue. Moi, je m’aplatis. Je décide de cesser d’être amoureuse. La voix de Lou Reed scelle ma décision. Je m’étais donc bien préparée. Néanmoins, dès que je vois Johan le lendemain matin, mon cœur fait des mauvais loopings. Mes belles résolutions explosent en plein vol. Je revois la scène de la veille : Jo, cette fille et leur baiser. Ma INSPIRE… 21 peine, aiguisée comme un couteau de boucher, est difficile à faire passer. Essayer de faire bonne figure. Zyed et Quentin s’approchent du groupe que je forme avec Élo et Mina. Cette dernière semble nerveuse. Zyed, un minuscule grain de beauté près de la bouche, a la classe d’un prince du désert. Quentin nous demande si nous connaissons la nouvelle petite amie de Johan. Aucune d’entre nous ne répond. Il y a de la gêne dans les regards, Quentin, lui, ne s’en rend pas compte. Une fois qu’il est lancé, il ne s’arrête plus. – Hier, je suis allé au ciné avec mon frère, glousse-t-il. Et ils y étaient ! – Qui ? demande Mina, pour l’exaspérer. – Jo et sa meuf ! Élodie lui jette un regard noir, sa grand-mère déteste ce mot. – N’empêche que j’ai jamais vu une fille comme ça, reprend Quentin, envieux. Des yeux en amande, dorés, une peau satinée, une bouche… Ah ! Sa bouche ! Quentin est intarissable sur la beauté de la fille dont il ne sait rien. Ni prénom, ni âge. Jo ne leur a rien dit. – Ce que je me demande, c’est comment Jo a fait pour la séduire ! s’exclame Quentin. – Eh ! Qu’est-ce qui t’arrive, Faustine ? Pourquoi tu t’en vas ? s’écrie Zyed. 22 J’AI PAS CHOISI Les jours passent, poisseux comme une flaque d’huile. Nous sommes à la mi-octobre, il bruine tous les jours. Depuis plusieurs semaines déjà, ma mère ne cesse de répéter qu’elle me trouve pâle. Elle m’exhorte à sortir, tente tous les stratagèmes : balade en vélo, shopping, musée, piscine… Je refuse tout ce qu’elle propose. Finalement, sans laisser le choix à personne, elle décide qu’on partira tous les quatre à la mer pour le week-end. Une de ses collègues lui prête sa maison. De la fenêtre du salon, on aperçoit les vagues. Le seul inconvénient, c’est qu’il n’y a que deux chambres. Je vais devoir partager avec Mathieu. Il a râlé tout le voyage. Même la compil’ spécial week-end d’Ivan n’a pas réussi à le faire taire. Je le laisse choisir son lit. Il prend celui qui se trouve près de la fenêtre et décrète que le bureau est pour lui. Il bougonne qu’il aurait dû rester à la maison, parce qu’il a trop de devoirs, avec le bac à préparer. Mat a deux ans de plus que moi. Depuis l’année dernière, son bac, c’est l’affaire de sa vie. Ivan le soupçonne d’en parler plus que de travailler. Je n’ai qu’à traverser la route, descendre un petit chemin et je débouche sur la plage. Quelle claque ! Là où je m’attendais à trouver sable et coquillages, s’étendent des dunes de galets. Des galets gris, veinés de bleu, arrondis par la mer. Ils grondent doucement à chaque pas. C’est marée basse, je marche INSPIRE… 23 quelque temps pour rejoindre le rivage. Sous le roulis des vagues, les galets s’égrènent. Le choc des pierres s’adoucit dans l’eau. Cela crée un son particulier. J’écoute ce bruit, les cailloux que la vague enroule dans une sorte de valse, la vague, le ressac, les galets, la vague, le ressac, les galets… L’image de Johan monte en moi, si distincte que je dois fermer les yeux. Je chantonne Perfect Day. La chanson coule dans le paysage, glisse sur les vagues et s’intercale dans le rythme de la mer. Et je me sens submergée par la beauté du lieu, une beauté qui me dépasse parce qu’elle a toujours été là, et sera toujours là. Heureusement que la mer n’en a rien à foutre de mes états d’âme. À l’autre bout de la plage, Ivan et ma mère me font de grands signes. Vite, inspirer à fond, chasser Johan de mon esprit, car ils se dirigent vers moi, et derrière eux, Mathieu. Il marche les bras écartés, la tête rivée vers le sol, mesurant chacun de ses pas. Il a gardé ses richelieus aux pieds, et il ne veut pas les abîmer. – Vous avez réussi à le traîner ici ? fis-je, étonnée. – Je lui ai dit que s’il venait, tu prendrais son tour de vaisselle, me répond Ivan, narquois. Je me jette sur lui, en criant qu’il va payer cher sa blague minable. Ivan m’esquive, il est rapide, même sur les remous des cailloux. Nous jouons ainsi, ma mère rit, les galets aussi. Mathieu finit par nous rejoindre, l’air buté. Nous com- 24 J’AI PAS CHOISI mençons à nous défier au lancer de ricochets. Mat, tout compte fait, se déride. J’aime voir la pierre se suspendre au-dessus de l’eau. On pense qu’elle va tomber, dans un plouf lamentable, mais elle rebondit avec élégance. À la mer, contrairement aux lacs lisses, la difficulté vient des vagues qui avalent la pierre traîtreusement. Chacun fait un stock de galets plats et ronds. Ma mère est précise, elle parvient à jouer avec le dos des vagues et aligne six rebonds d’un coup. Mat se prend au jeu et bientôt la compétition se joue entre eux. Ivan et moi, nous comptons les points. Ivan encourage son fils, moi, ma mère. On singe les supporteurs, on invente une danse de pom-pom girls. Puis ma mère s’incline. Son dernier jet se fait engloutir par une vague perverse. Les garçons surjouent la victoire, nous, le désespoir de la défaite. Ivan enlace ma mère et l’emmène pour une promenade à deux. Je m’assois face à la mer, je ne suis pas encore rassasiée d’horizon. Mat s’installe à côté de moi avec douceur, pour ne pas me déranger. J’aurais préféré être seule. Les genoux sous le menton, je me laisse absorber par le paysage. Le silence ricoche entre nous. Plusieurs fois, Mat ouvre la bouche pour essayer d’entamer la conversation, la referme aussitôt. Puis, sans quitter la mer des yeux, il finit par murmurer : – Je suis amoureux. Plus encore que la confidence, ce qui me surprend, c’est le ton de sa voix. Tant de tristesse que j’en reste muette. INSPIRE… 25 Je coule un regard vers lui. Son profil régulier, ses cheveux noirs, épais, ses épaules larges, il a tout pour lui. Il ne peut pas être malheureux. Je fais comme s’il n’avait rien dit. – Il fait froid, assis à rien faire. Ça te dirait de faire un château de sable, pour se réchauffer ? Je lui ai demandé ça très sérieusement. Il m’observe, interdit, jette un coup d’œil à la masse de cailloux gris et éclate de rire. Sa réaction me cloue le bec, moi qui pensais juste récolter un « MDR » cynique. Son rire grave couvre celui de la mer. Je ris avec lui. Et nous sommes là, tous les deux, le ventre brûlant de notre fou rire. Le dimanche soir, sur le trajet du retour, il pleut des trombes d’eau. Dans la voiture, l’ambiance est détendue. On chante les plus beaux standards qu’on puisse trouver de Stand by Me à No Woman, No Cry. Mat paraît différent. Sa confidence sur la plage a ouvert une fissure dans le personnage. Un ver dans la pomme aseptisée du supermarché. Il en deviendrait presque intéressant. Lorsque nous arrivons, il fait nuit. Ivan gare la voiture à quelques mètres de chez nous. Le nez à la vitre, j’aperçois un grand chien noir qui semble monter la garde. C’est le chien que j’avais caressé le soir où Johan avait embrassé cette fille. Même avec son poil trempé, je le reconnais. Le temps de descendre de voiture et de décharger les quelques bagages, il a disparu. – Vous n’avez pas remarqué un chien devant la maison ? je demande. 26 J’AI PAS CHOISI – Un chien, devant chez moi ? crie ma mère, paniquée. Ivan la rassure et lui dit qu’il n’a rien vu. Mat chante toujours et fait signe que non avec la tête. – C’est la pluie et les ombres de la nuit qui t’ont joué un tour, décrète Ivan. Mais à quelques mètres de la porte d’entrée, une trace sèche ressemblant à celle d’un chien assis se découpe sur l’asphalte.