Bibliographie - Sciences Croisées

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Bibliographie - Sciences Croisées
Sciences-Croisées
Numéro 11 : Souci de soi - souci de l'autre
L'injure : réaction ou provocation ?
Évelyne Larguèche
Collège de France
(CNRS - Laboratoire d'Anthropologie Sociale)
[email protected]
« C'est lui qui a commencé ! »
L'injure : réaction ou provocation ?
Résumé
« C’est lui qui a commencé ! »
Cette défense enfantine rejetant sur l’autre la responsabilité d’une dispute qui
vire à la bagarre, n’est pas loin de ressembler à la justification à laquelle a
recours l’injure, c’est-à-dire à la provocation. Mais ce terme de provocation
désigne tout aussi bien l’injure elle-même lorsque rien ne peut la justifier. La
question est alors : en quoi l’injure est-elle une réaction, en quoi est-elle une
provocation ?
Mots-clés : – L'injure – provocation – responsabilité – réaction – relation
sociale.
Introduction
« Mais c’est lui qui a commencé ! » se défend l’écolier qui vient
de décocher un coup de pied ou de poing à un autre alors que l’adulte
témoin de la scène le réprimande. Ou encore bredouille-t-il tout
simplement cette excuse : « Msieur, Mdame, il m’a traité ! ». Et quel
parent n’a pas eu droit à la même protestation quand la dispute
continuelle des enfants tourne mal et qu’il surprend un geste violent de
la part de l’un d’eux ? Celui qui se voit ainsi reprocher son
comportement explique qu’il ne fait que répliquer à celui qui
précisément « a commencé ». Mais commencé quoi ? Y a-t-il eu un
geste que l’adulte n’a pas vu, une de ces agaceries que les enfants se
font entre eux quand ils s’amusent en se querellant ou se querellent en
jouant ? Ou bien étaient-ils en pleine dispute et brusquement un mot,
une réflexion, n’a pas trouvé d’autre réplique qu’un coup ? Ou bien
même encore, le geste n’est-il qu’une réponse, en quelque sorte
différée, à une position de faiblesse à la suite d’une confrontation qui a
eu lieu bien antérieurement ?
Cette défense, cependant, est loin d’être le propre du monde
enfantin. Faut-il le rappeler, le « coup de tête » ou « de boule » de
Zinedine Zidane lors de la finale de la coupe du monde de foot-ball de
-1-
2006 opposant la France à l’Italie, a été maintes fois interprété en ce
sens, au point de vouloir déchiffrer (à l’aide d’appareils audio
sophistiqués sinon scientifiques) les paroles qu’avait lancées le joueur
italien Materrazi au joueur français, alors qu’ils étaient sur le terrain en
pleine course. Il fallait que ce fût une injure grave pour qu’aux mots
répondît ainsi un coup, en plein match de finale, avec les conséquences
inévitables qu’elles devaient entraîner (carton rouge pour Zidane,
coupe remportée par l’Italie) ! Et il fallait coûte que coûte en retrouver
les mots, quitte à leur faire dire ce qu’ils ne disaient pas (Beaumatin,
2007). Il fallait justifier le « coup de boule » alors que l’auteur ne
l’expliquait par rien d’autre qu’un « c’est lui qui a commencé ! ».
Ainsi, ce qui apparaît comme une défense plus ou moins lâche,
le rejet de la responsabilité sur l’autre, exprime peut-être davantage
quelque chose du genre, il l’a cherché, il fallait que je le fasse taire,
cesser, etc., ou tout simplement il est allé trop loin pour que je puisse
répliquer uniquement par des mots. L’un tient à une accumulation de
tracasseries, l’autre à l’attaque d’un point bien précis, d’un « point
faible ». Dans un cas comme dans l’autre, « c’est lui qui a
commencé ! » signifie : il m’a provoqué ! Qu’une altercation ait lieu
entre automobilistes et les répliques se transforment en coups de poing.
Sans aller jusqu’au geste violent, à l’injure réplique le plus
souvent l’injure, et le ou les tiers assistant à la scène ne manquent pas
de déclarer : « Il l’a bien cherchée (l’injure) », ou en désignant
l’injurié : « Il l’a provoqué ». Mais il se peut aussi que s’agissant de
certains propos, gestes, comportements ou représentations, on entende :
« C’est une provocation », « C’est de la provoque » (en langage plus
trivial), ce qui n’a plus vraiment le même sens. Le terme provocation
désigne ainsi tantôt le contexte comme l’élément déclencheur qui
permet d’expliquer, de rationaliser, et d’une certaine façon de justifier
la réaction d’injure, et tantôt l’injure elle-même à laquelle aucun
contexte ne peut être rattaché et qui est alors perçue comme une sorte
d’acte gratuit, qui n’a pas d’explication. À cette double acception dans
le langage courant font écho dans la législation elle-même d’une part la
notion d’« excuse de provocation » pour l’injure, et d’autre part, celle
de « provocation aux crimes et délits ».
La recherche que nous avons menée depuis de nombreuses
années, en se centrant sur l’effet injure, a d’emblée pris le parti d’une
approche pragmatique, c’est-à-dire d’une analyse de l’injure dans la
situation où elle se produit (Larguèche, 1983, 1993, 1997, 2009).
Nous avons choisi ici un point particulier qui est peu soulevé et
qu’il nous semble intéressant de questionner, car il met l’accent sur
l’importance du contexte tout en renvoyant d’une certaine façon à la
difficile délimitation de celui-ci. Ainsi, à côté de l’injure des lexiques et
des dictionnaires, qui séduit et fait rire, c’est évidemment de l’injure
comme « trouble de l’agir » dont il sera question, avec son
corollaire qui n’est autre que l’expression d’une souffrance.
Nous tenterons donc de voir en quoi l’injure peut être
considérée comme une réaction, et en quoi elle est qualifiée de
provocation. Et même si la référence au juridique ne peut prétendre
rendre compte de ce phénomène de l’injure si complexe et se
produisant dans des situations extrêmement diverses et variées, il est
quand même intéressant de voir comment le problème est abordé et
quelle distinction est proposée.
-2-
1. L’injure, réaction ?
Il vaut la peine de rappeler même brièvement les termes dans
lesquels le délit d’injure est défini par la Loi sur la liberté de la presse,
puisque c’est dans ce cadre qu’il est sanctionné1, et que des conditions
y sont nettement établies.
1.1. Le délit d’injure et l’excuse de provocation
En tant qu’injure publique, elle apparaît associée à la diffamation :
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à
l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le
fait est imputé est une diffamation. […] Toute expression outrageante,
termes de mépris ou invective qui ne referme l’imputation d’aucun fait
est une injure. »2
Toutefois, s’il s’agit du même préjudice qui est bien dans les
deux cas « l’atteinte à l’honneur et à la considération », seule la
diffamation requiert « l’imputation d’un fait », tandis que l’injure est
réduite à : « Toute expression outrageante, termes de mépris ou
invective », et tend ainsi à le faire oublier, si ce n’est que la plainte
pour ce délit implique que c’est bien ce préjudice qui est en cause.
Un autre différence est importante pour notre propos : si la diffamation
peut prétendre à l’« excuse de vérité » et à la bonne foi pour les faits
qu’elle dénonce, l’injure quant à elle, ne peut évidemment y avoir
recours puisqu’il n’y a pas de fait à prouver. En revanche, seule l’injure
peut invoquer l’« excuse de provocation »3, ce qui n’est pas possible
pour la diffamation.
Encore faut-il établir en quoi cette provocation est susceptible
d’entraîner la réaction qualifiée, elle, d’injure. Ainsi : « La provocation
résulte de toute parole ou de tout écrit, tout acte ou toute attitude de
nature à justifier ou même expliquer l’injure, et de nature à atteindre
l’auteur du délit ou de la contravention, soit dans son honneur ou sa
considération, soit dans ses intérêts pécuniaires ou moraux. »4. Sont
alors précisées certaines conditions pour avoir recours à cette excuse.
Un sentiment d’injustice par exemple : « Pour être retenue, la
provocation doit être injuste. » Ou encore, l’émotion suscitée :
« L’injure n’est excusable par une provocation que lorsque celui qui a
proféré ladite injure peut être raisonnablement considéré comme se
trouvant encore sous le coup de l’émotion que cette provocation a pu
lui causer. Le temps écoulé entre la provocation et les injures ne rend
pas nécessairement celle-ci inexcusable. » Et bien sûr le contexte élargi
et non réduit aux seuls actes : « L’appréciation se fait en fonction des
circonstances qui ont entouré les actes présentés comme constitutifs de
1
Qui a longtemps figuré dans le Code pénal, aux « Crimes et délits contre les
personnes », dans une section intitulée : « Faux témoignages, calomnie, injures,
révélation de secrets » et plus particulièrement : « Calomnies, injures, révélation de
secrets », et qui depuis 1881 fait partie de la « Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de
la presse », toujours au sein du Code pénal.
2
Article 29, au chapitre IV : Des crimes et délits commis par la voie de presse ou par
tout autre moyen de publication, au paragraphe 3 : Délits contre les personnes.
3
Cette dernière n’est en fait formulée qu’indirectement à l’article 33, prévoyant une
amende équivalente à celles de l’injure envers certains corps ou institutions, pour
l'injure envers les particuliers, « lorsqu'elle n'aura pas été précédée de provocations »
(ce qui ne figure pas pour la diffamation).
4
Code pénal, Paris, Dalloz, 2001, p.1909-1910.
-3-
la provocation, de l’influence psychologique exercée par ces actes sur
le prévenu ». Enfin, dans tous les cas : « C’est au prévenu qui prétend
en bénéficier qu’il appartient de l’invoquer et d’en administrer la
preuve. »5.
Autrement dit, ces conditions montrent bien qu’il ne suffit pas
de se défendre par un « c’est lui qui a commencé », il faut encore le
justifier. Mais le seul fait que cette excuse puisse être prise en
considération met en évidence la complexité du phénomène de l’injure
qui ne se réduit pas à un lexique, et pour lequel il est indispensable de
tenir compte du contexte. Un examen de la jurisprudence est de ce
point de vue fort intéressant car il montre à quel point les tribunaux
s’en préoccupent et ne se contentent pas de la seule définition de
l’injure de l’article 29.
1.2. Dans l’injure au quotidien ?
Qu’est-ce qui est susceptible d’entraîner une réaction
d’injure dans l’injure au quotidien, telle que chacun de nous y est
confronté ou en est témoin ? Le contexte auquel on se réfère pour
l’expliquer sinon la justifier, n’est pas facile à circonscrire, de même
que dans le cadre juridique. Jusqu’où faut-il « remonter » ? Au dernier
mot évoqué, à la dernière phrase ? À la dernière action, au dernier
geste, à la dernière attitude, etc., ou bien à tout cela ensemble, à
l’avant-dernier comportement, à l’avant-avant-dernier ? Alors que bien
d’autres ont précédé et que des « provocations » peut-être bien plus
virulentes ont eu lieu auparavant. Lorsqu’une animosité latente règne
entre certaines personnes, ce peut être un prétexte futile, que la
« victime » fera passer, de bonne ou de mauvaise foi, pour une
provocation, et à propos duquel les tiers se départageront ou même
s’affronteront, tandis que le véritable contexte à prendre en compte est
sans doute une somme de mesquineries ou d’actes indélicats qui ne
sont pas faciles à cerner.
Toujours est-il que d’une façon générale, c’est le contexte
immédiat, le dernier mot, le dernier geste, qui est pris en considération,
mais pour qu’il entraîne une réaction d’injure, la question est : en quoi
celui-ci peut-il être considéré comme une provocation ?
1.2.1. La surenchère de la violence
L’acte de « provoquer » est défini le plus souvent comme une
incitation à réagir, et dans le cas de l’injure, il s’agit donc d’une
incitation à injurier, ce qu’on peut traduire comme une incitation à
imiter. Ainsi, une forme d’injure entraîne presque automatiquement
une réplique et le plus souvent cela ne s’arrête pas à une seule réponse
mais se poursuit par des échanges plus ou moins longs. Le genre de la
réplique est en quelque sorte induit par le genre de ce qui a servi à
provoquer : à l’obscénité répondra l’obscénité, à la grossièreté et la
vulgarité répliqueront la grossièreté et la vulgarité, à des formules de
rejet et d’exclusion répondront d’autres formules de rejet et
d’exclusion, et l’invective entraînera l’invective, etc. La réplique,
cependant, se veut toujours d’un degré au-dessus dans le registre
considéré. La violence verbale, qui en fait contient en elle-même une
part de violence physique dans laquelle les mots sont autant de coups
ou de projectiles lancés sur l’adversaire, entraîne presque
automatiquement, par le passage à un degré toujours au-dessus, la
5
Ibid.
-4-
violence purement physique. En revanche, quand la réaction peut être
différée (notamment parce que les personnes ne sont pas en présence)
cela donne la possibilité de répondre avec un degré au-dessus et
d’asséner ainsi la « bonne » réplique. Mais sur le vif, le caractère
émotionnel de la situation inhibe souvent la réflexion, et combien de
fois n’entend-on pas, à la suite de disputes, ce regret : « J’aurais dû lui
répliquer cela », c’est-à-dire quelque chose de bien pensé ou, selon une
expression plus imagée, de « bien envoyé », et non « n’importe quoi ».
Sans doute faut-il envisager d’éventuels malentendus pouvant entraîner
une réaction d’injure alors qu’on ne décèle pas de provocation. Une
connaissance insuffisante de la langue peut en être la source, car il faut
inclure dans une bonne connaissance ce que partagent ceux qui
appartiennent à une même société, une communauté, une classe
sociale, une culture, une profession, une région, etc., ce qui est à la fois
social et culturel, et qui correspond d’une certaine façon à l’expression
« parler la même langue »6. Ainsi, une différence de milieu socioculturel engendre parfois des malentendus dus pour la plupart aux
divergences des comportements et des attitudes, même si le ton, les
mimiques faciales, le regard, tout ce qui entoure la communication et la
ponctue, permettent de déceler les nuances qui sous-entendent les
propos.
Mais en dehors des possibles malentendus, comment justifier,
expliquer une réaction d’injure lorsqu’il n’y a pas eu provocation au
sens que nous venons de voir, c’est-à-dire comme incitation à réagir et
à imiter ? Il faut alors envisager l’injure sous son autre facette, celle de
ce qui blesse et non plus seulement de ce qui choque, celle qui ne se
réfère pas aux mots d’injure, aux gros mots, à la violence verbale, mais
qui utilise des registres qui sont en quelque sorte potentiellement
injurieux, ou pour lesquels la frontière avec l’injure est toute relative. Il
en est ainsi de procédés qui sous prétexte de faire rire, de révéler la
vérité, ou tout simplement de faire valoir un statut de supériorité, se
situent à la limite de l’injure mais s’autorisent à la méconnaître ou à la
minimiser ?
1.2.2. La vérité qui blesse
« Il n’y a que la vérité qui blesse », « Toute vérité n’est pas
bonne à dire » sont les deux adages les plus souvent cités pour évoquer
ce que peut avoir de blessant, d’injurieux, la vérité. Pourtant, plus que
la vérité en elle-même ce qui blesse c’est le fait que soit révélé, dévoilé,
quelque chose qui devait rester caché. Le fait de révéler est ainsi proche
de l’accusation et de la dénonciation, et lorsqu’il s’agit de l’imputation
d’un fait, c’est typiquement le cas de la diffamation, mais le genre
littéraire du pamphlet en use aussi abondamment. Avec l’injure, les
choses sont moins nettes, il ne s’agit pas de dénoncer un fait mais
plutôt de révéler un défaut physique ou moral, une action ratée, une
situation embarrassante, etc., qui ternit alors l’image de la personne
concernée. Chacun en effet tient à garder la meilleure image de soi
possible, tout en étant en général conscient de ses défauts, de ses
manques, de ses ratés. Mais que quelqu’un s’avise de les révéler, de
mettre en exergue telle caractéristique physique, ou même de supputer
telle ou telle mauvaise intention, cela est à coup sûr ressenti comme
une dévalorisation, un rabaissement de la personne, donc présentant un
6
Connaissance notamment des formules idiomatiques et des connotations péjoratives
qui varient selon les milieux et les époques (Larguèche, 2009 : 42-46).
-5-
caractère injurieux et pouvant à ce titre provoquer une réaction
d’injure. La « vérité » qu’il s’agit de dévoiler peut bien être « vraie », et
même plus ou moins connue de tous y compris de celui qu’elle vise,
mais dévoilée par quelqu’un d’autre, elle équivaut à une sorte de
démasquage comme si la personne s’efforçait de la dissimuler et
voulait à tout prix donner une image opposée. Dévoiler, révéler, incite
alors celui qui en fait les frais à réagir, soit en répliquant par une
attaque du même genre, soit en ayant recours à la violence des mots ou
des actes.
L’humour est le plus souvent appelé à la rescousse, l’objectif du
rire étant alors censé prévaloir sur celui de démasquer. Dans la sphère
publique, la moquerie élevée au rang d’institution devient satire ou
caricature. Procédés spirituels, humoristiques ou même grotesques,
passent ainsi au premier plan. Pour le public sans doute, mais pour la
cible, tout personnage public qu’elle soit, elle ne peut pas ne pas être
touchée d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce qu’en voyant des traits
de sa personne utilisés pour faire rire, ou des défauts et des travers mis
en évidence de façon triviale, qu’elle les connaisse ou les ignore,
qu’elle les accepte ou les rejette, qu’elle en soit fière ou qu’elle en ait
honte. Provocation certes, incitation à réagir, contredite par la loi du
genre qui invite celui qui se sent blessé précisément à ne pas réagir car
cela risquerait d’apparaître comme un aveu (« il n’y a que la vérité qui
blesse » !) et, peut-être surtout, serait-il tenu pour un trouble-fête qui
vient gâcher le plaisir et empêcher de rire. Dans la sphère privée, il
n’en va pas tout à fait de même, le démasquage, l’exhibition de défauts,
pour rire, ce dont la moquerie use et abuse, se situent bien souvent du
côté de l’injure et constituent bel et bien une incitation à réagir, ce qui
entre écoliers et adolescents peut se traduire comme un déclencheur de
bagarre. Entre pairs, dans une atmosphère amicale, elle peut s’accepter
et même être renchérie par de l’auto-dérision, mais cela dépend
évidemment en premier lieu de la représentation que la personne a
d’elle-même, de celle qu’elle entend donner aux autres, etc., et on parle
alors de plus ou moins grande susceptibilité quant à l’image de soi.
La vérité blessante, injurieuse, et sérieuse cette fois, sans le
prétexte de faire rire, n’est-elle pas tout simplement le propre d’un
registre qui semble bien loin de l’injure et qui est celui de la critique ?
Critiquer, juger, évaluer, sont des procédés qui portent généralement
sur des actions, des idées, des productions, dans ce qu’elles ont de bon
et dans ce qu’elles ont de mauvais, et cela ne devrait aucunement avoir
un caractère injurieux. Pourtant, dans la pratique, il apparaît difficile de
séparer les actions, les idées ou les productions de ceux qui en sont les
auteurs, et cela autant de la part de celui qui critique que de celui qui en
est l’objet. Ainsi, la difficulté à admettre un jugement défavorable
concernant ce qui vient de soi n’a d’égal que la facilité à le reconnaître
lorsqu’il est favorable. La critique prend bien souvent un sens de
reproche7, de désapprobation, elle incite à réagir, à répliquer, à se
7
Ainsi cette leçon de « civilité » qui entraîne répliques et « montée en tension »,
relatée par Claudine Moïse (2009 : 201-215) : « J’attends ma fille devant l’école. Une
voiture se gare, les fenêtres sont ouvertes. La conductrice jette un paquet de cigarettes
vide par terre. - C. (ramasse le paquet de cigarettes ). Vous avez jeté votre paquet par
terre - Qui t’es toi / t’es de la police - Une citoyenne comme vous - Tu n’as que ça à
faire - Y a des poubelles / vous n’apprenez pas ça à vos enfants - Ta gueule connasse /
tu votes front national - Écolo / la rue appartient à tout le monde - Y a rien qui
m’appartient / on paye les impôts / ça donne du travail - Du travail pour ramasser la
merde des autres (jette le paquet dans la voiture) - Tu le jettes dans ma voiture : je vais
t’éclater la gueule (la conductrice sort de sa voiture). Elles se regardent. La
-6-
défendre. Et si elle est censée comporter un aspect positif, qui est
d’aider à voir les éventuels défauts pour pouvoir les corriger ou tout
simplement en débattre, il y faut en général toutes sortes de précautions
oratoires pour le faire admettre par l’intéressé. Pourtant faite avec la
meilleure intention, elle sera même susceptible de blesser du seul fait
qu’un tiers en soit témoin ou surtout, qu’elle ait lieu publiquement.
Lorsqu’elle ne vise qu’à détruire, la critique devient
dénigrement et son caractère injurieux est évident, l’incitation à réagir
tout autant. Mais le dénigrement se cache le plus souvent sous le
procédé de la médisance, qui vise de même à « salir » l’image d’autrui
avec la particularité qu’elle agit « dans le dos » (Larguèche, 2004 :
203-220), c’est-à-dire en l’absence de la personne concernée, ne
pouvant ainsi être considérée comme une provocation. Toutefois, le
colportage, les ragots, le commérage, ne manqueront pas d’en informer
l’intéressé et de l’inciter ainsi à une réaction d’injure au moindre
prétexte sans donc que le contexte immédiat présente le caractère
injurieux d’une provocation.
1.2.3. La supériorité qui méprise
Une certaine provocation peut tenir à des propos, des actes ou
des comportements, qui ne sont pas potentiellement injurieux en euxmêmes, mais qui le deviennent du fait des statuts dans lesquels se
trouvent les protagonistes. Ainsi, au sein d’une relation de type
hiérarchique, c’est-à-dire comportant une inégalité de statut, le fait
d’avoir une position supérieure n’a pas en soi de caractère blessant,
mais cette position de dominant engendre facilement des
comportements méprisants, ou ressentis comme tels, à l’égard de ceux
qui sont d’un statut inférieur et donc dans une position de dominés
(Both, 2007). Dans ce type de relation, ce qui relève de la fonction ou
du pouvoir du dominant peut résonner, du côté du dominé, comme un
mépris sinon comme une humiliation. La remontrance de l’enseignant
vis-à-vis de l’élève en est certainement un des exemples les plus
courants (Merle, 2005), et la réaction d’injure, la réplique insultante est
tout proche. Les représentants de statuts détenteurs de l’autorité (police,
gardiens de prison, juges même) peuvent en abuser et leurs
comportements sont parfois tellement dédaigneux et méprisants qu’ils
entraînent des réactions violentes. Mais il est des statuts inégalitaires
qu’instaurent les normes en vigueur d’une société qui font que ceux qui
n’y sont pas conformes ne bénéficient pas des mêmes droits que ceux
qui représentent la norme et s’estiment alors méprisés sinon exclus 8. Il
en est de même lorsque le fort s’oppose au faible, celui qui détient la
force peut ne pas se contenter de l’imposer mais ajoute à sa domination
de fait une humiliation blessante pour celui qui n’est pas en état de se
défendre.
Le plus étonnant cependant est que même au sein d’une relation
de type égalitaire, donc dans laquelle il n’y a pas de différence de
statut, la concurrence ou la compétitivité rétablit d’une certaine façon
une inégalité, une hiérarchie. Ainsi le fait de perdre, donc d’être
dominé (ne serait-ce que de façon temporaire), qu’il s’agisse de débats
ou de compétitions, peut prendre valeur d’injure. Là où il ne devrait
conductrice rentre dans sa voiture : - Tu es vilaine - Ne me tutoyez pas - Occupe-toi
de ta vie et de ton cul / Je t’emmerde connasse. (La voiture démarre) » (2009 : 211212).
8
Le cas des homosexuels et de l’homophobie qu’ils dénoncent en est évidemment un
exemple. Et le statut inférieur des femmes et le sexisme dont elles ont à souffrir, en est
un autre (Larguèche, 2009 : 95-111).
-7-
être question que d’avoir raison ou d’avoir tort, de gagner ou de perdre,
l’enjeu devient celui de « ne pas perdre la face », c’est-à-dire que tout
comme dans le cas de la critique, la séparation entre la personne et
l’acte ne s’opère pas, c’est l’image de soi qui est mise en cause.
Ces divers registres ont ainsi en commun une caractéristique,
pour ainsi dire « essentielle », ils portent en eux une potentialité
injurieuse qui peut donc les faire considérer comme une provocation
entraînant une réaction d’injure. Car ne pas réagir, ne pas riposter, c’est
accepter, se soumettre, ou encore s’avouer vaincu, c’est perdre son
honneur, c’est perdre la face. Toutefois bien souvent la provocation
passe inaperçue pour tout autre que celui qui la ressent comme telle, et
la réaction apparaît alors comme une injure qui ne s’explique pas.
Enfin, en ne se référant qu’au seul contexte plus ou moins
immédiat, comment savoir si la provocation invoquée pour justifier la
réaction d’injure n’a pas été elle-même précédée d’une autre
provocation provenant cette fois de celui qui prétend que c’est l’autre
qui a « commencé » ? Allons plus loin : et si aucune provocation n’était
repérable, sinon dans l’esprit de celui qui s’en croit la cible, sous le
moindre prétexte, à la moindre occasion, faut-il en conclure que
l’injure ne peut plus être considérée comme une réaction, et qu’elle est
alors une provocation ?
2. L’injure, provocation ?
La provocation désignerait alors l’injure elle-même à laquelle
aucun contexte ne peut être rattaché et qui est ainsi perçue comme une
sorte d’acte gratuit, qui n’a pas d’explication, qui ne se justifie ni ne
s’excuse. En quoi consiste-t-elle ? La référence juridique est ici encore
intéressante même si elle ne rend compte que d’un aspect particulier
par rapport à ce que le langage courant entend sous cette qualification.
À moins que l’on puisse y déceler certains rapprochements.
2.1. Le délit de provocation aux crimes et délits
La provocation est considérée comme un délit et figure dans
cette même Loi sur la liberté de la presse, toujours au chapitre IV mais
au paragraphe 1, intitulé : Provocation aux crimes et délits (donc
différent de celui concernant la diffamation et l’injure). L’article 23
énumère les divers moyens de publicité concernés, que la provocation
soit ou non suivie d’effet :
« Seront punis comme complices d'une action qualifiée crime ou
délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans
des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés,
dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre
support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués,
mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit
par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit
par tout moyen de communication au public par voie électronique,
auront directement provoqué l'auteur ou les auteurs à commettre
ladite action, si la provocation a été suivie d'effet.
Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation
n'aura été suivie que d'une tentative de crime prévue par l'article 2
du code pénal. »
L’article 24 détaille les délits sanctionnés. À noter que la
-8-
provocation dont il est question pour l’excuse de provocation ne
renvoie pas, en tout cas pas directement, à cet article. La différence
essentielle semble tenir au fait qu’il n’y a pas ici de véritable
destinataire, ou pour dire les choses autrement, qu’il s’agit de propos
ou d’actes qui ne s’adressent pas à des personnes physiques mais qui
lancent, presque comme une publicité, des opinions, des jugements, des
appels, (des cris même), pour rallier des partisans ou tout simplement
exprimer rancœur et haine et qui incitent, non plus à réagir aux propos
mais plutôt à agir selon les propos. L’objectif pénal n’est pas le même
et ce qui est en cause ici n’est pas l’excuse de la provocation comme
incitation à réagir mais le danger de la provocation comme incitation à
imiter.
Il ne semble pas que l’on puisse considérer cette provocation
aux crimes et délits comme une injure, mais certains délits sanctionnés
par l’article 24 font état des mêmes particularités qui se retrouvent
concernant l’injure et la diffamation. Ainsi en est-il notamment de la
« provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, envers
une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de
leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation,
une race ou une religion déterminée », puis (ajouté avec la modification
du 20.12.2004) : « envers une personne ou un groupe de personnes à
raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap »,
qui figurent pour l’injure et la diffamation aux articles 33 et 32. Il
semble d’ailleurs que la distinction entre le délit de provocation et celui
d’injure soit ici souvent difficile à établir, la différence ne tenant en
général qu’à l’origine de la plainte.
2.2. Qu’en est-il de la provocation au quotidien ?
Au quotidien et dans le langage courant, la référence juridique
de la « provocation aux crimes et délits » semble bien lointaine. Dire
« c’est une provocation » ou encore, et la nuance est significative,
« c’est de la provocation », implique que l’acte en cause est jugé
négativement et qu’il est réprouvé, et peut-être tout autant qu’il
convient de le négliger et de ne pas y prêter attention, de ne pas tomber
dans le piège, précisément de l’incitation à réagir. Mais il n’en demeure
pas moins que malgré ce jugement, la provocation attire et même
fascine, elle surprend, étonne et parfois renverse les opinions au point
que la réprobation et le rejet font place à l’approbation et à
l’admiration. L’incitation à imiter en devient alors la conséquence.
2.2.1. De l’outrance à l’outrage
L’outrance représente certainement une part importante dans ce
qui produit un jugement négatif de la provocation. Que ce soit par
rapport aux mœurs en vigueur dans la société ou par rapport au respect
d’autrui, la volonté de choquer, de faire ce qui ne se fait pas, de dire ce
qui ne se dit pas, contrevient aux règles de la politesse et de la
bienséance. Reste que ce qui pouvait apparaître comme une
provocation à une certaine époque, relève de la banalité à l’époque qui
lui succède. Du côté des mœurs par exemple, l’affiche sur laquelle dans
les années 1970 Michel Polnareff, en travesti, exhibait ses fesses ne
provoquerait certainement pas de nos jours la moindre indignation, et
ne serait en tout cas certainement pas censurée, alors qu’elle l’a été à ce
moment-là. En revanche, il semble que le danger ait changé de nature,
et qu’il soit aussi bien plus difficile à « censurer ». Peut-être même que
-9-
le processus est inverse, à savoir que c’est la banalisation à laquelle il
faut mettre un frein et qu’il faut donc rendre « choquante », ce qui
explique du côté du juridique, les ajouts concernant le délit de
provocation aux crimes et délits « envers une personne ou un groupe de
personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur
handicap » (cf. plus haut). La provocation ici rejoint d’une certaine
façon l’injure.
L’outrance n’est pas appréciée et bien souvent il se produit
plutôt un effet boomerang à l’encontre de celui qui s’y livre ou encore
des injures lui sont adressées, qui se voient en quelque sorte justifiées
tant la provocation « dépasse les bornes »9, ce qui rejoint d’une certaine
façon l’excuse de la provocation dans l’injure réaction. La provocation
représente ainsi parfois une technique médiatique consistant à grossir le
trait, à faire du sensationnel pour faire réagir, faire parler, ou encore à
prêcher le faux pour savoir le vrai notamment quand il s’agit
d’interviews de personnalités politiques. Banalisée, elle ne se remarque
presque pas, si ce n’est lorsque les interviewés eux-mêmes s’insurgent
contre le procédé. On notera que le grotesque est aussi un genre qui se
sert de l’outrance pour attirer l’attention en grossissant le trait mais la
réalité ainsi déformée (et le cadre particulier dans lequel il se produit),
instaure une distance qui la rend acceptable .
L’objectif de l’outrance est en général de choquer et en cela la
provocation se rapprocherait d’un des aspects de l’injure, mais avec
cette différence qu’elle apparaît comme un acte gratuit, sans rapport
avec quoi que ce soit qui puisse l’expliquer sinon l’excuser, et sans un
contexte émotionnel qui puisse en justifier le surgissement involontaire.
La différence tient aussi au fait que cette volonté de choquer ne
s’adresse pas vraiment à une personne ou à un groupe mais qu’elle fait
fi des valeurs établies à tel moment et dans telle société, les rendant au
mieux ridicules et au pire méprisables et à rejeter. L’intention de nuire
semble constitutive de la provocation, l’image qu’elle entend donner
des valeurs qui ne sont pas les siennes est une image négative,
rabaissée, ridiculisée, méprisée. La provocation dans cette optique
s’entend bien comme une injure.
La sacro-sainte « liberté d’expression » est là pour faire
admettre que « ce qui choque » n’est que relatif ou n’atteint que les
esprits étroits et sectaires, incapables de supporter la vérité ou la crudité
qu’il s’agisse de propos, d’actes ou de représentations. Cette « liberté »
s’abrite néanmoins le plus souvent derrière le masque des genres de la
satire et de la caricature, et il ne lui est pas toujours facile de ne pas se
laisser abuser par son « droit » ou ce qu’elle estime, de bonne foi, être
le sien. Or la pure subjectivité consistant à faire passer « sa » vérité
sans s’occuper de celle des autres, court le risque d’en devenir la règle.
S’agissant de provocation concernant les croyances, le « droit au
blasphème » est une formule qui fait recette pour s’autoriser cette
liberté sans limites. L’affaire des « caricatures de Mahomet » en est
l’exemple sans doute le plus criant et le plus tragique10.
À l’instar des mœurs, la permissivité ou même la réception,
dépend des époques et ce qui sera considéré comme choquant,
intolérable, inacceptable, à telle période deviendra tout à fait banal, et
9
Comme l’illustrent notamment les réactions à la « provocation » de la célébration du
mariage de deux homosexuels (de Chanay, 2008 : 151-176).
10
Les « excuses » présentées récemment aux musulmans par le journal danois duquel
émanaient ces caricatures laissent néanmoins augurer d’une certaine prise de
conscience.
- 10 -
ne heurtera plus personne, l’incitation que contient la provocation ne
présentant plus de danger. Injure et provocation subissent les mêmes
fluctuations, et si l’on peut trouver un intérêt, autre que littéraire et
ludique, aux divers dictionnaires, florilèges et anthologies, d’injures,
c’est précisément celui de révéler en négatif, les valeurs d’une société
donnée à une époque donnée.
Bien plus, comment ne pas constater que ce qui choque est aussi
ce qui attire et d’une certaine façon fascine ? Celui qui ose passer outre
la transgression, celui qui, selon l’expression, « ose dire tout haut ce
que d’autres pensent tout bas », celui qui a son « franc-parler », celui
qui dit à autrui « ses quatre vérités », n’est-il pas sinon applaudi du
moins pas vraiment réprouvé ? S’il s’y risque c’est bien parce qu’il sait
qu’il a un public prêt à l’écouter, sinon prêt à le soutenir. Ne
représente-t-il pas le non-conformisme, ou même la révolte que
d’aucuns ne parviennent pas à exprimer ou mettre en œuvre mais qu’ils
souhaitent au fond d’eux mêmes ? Et dans cette perspective, nul besoin
des procédés humoristiques, les choses sont dites crûment, sans
ambages, sans précautions oratoires, de façon brute et violente. C’est
même de cette manière que la provocation attire l’attention, et c’est
aussi par la forme qu’elle représente en elle-même la révolte et la
transgression. Dans les domaines de l’art ou la littérature, le
provocateur ne devient-il pas un novateur, qui au départ choque et a
tout le monde contre lui, pour ensuite être encensé plus que de raison et
faire l’unanimité ? Sans oublier que bien des idéologies, avant
d’entraîner l’adhésion et même de s’imposer, n’étaient que des
provocations vis-à-vis de celles qu’elles contestaient.
2.2.2. De l’outrance à l’appel
Se réclamant aussi d’une autre façon de la liberté d’expression
ou peut-être davantage de la liberté tout court, la contestation des
valeurs quelles qu’elles soient constitue le plus souvent un
comportement ressenti comme une provocation. C’est dans cette
perspective que se situent notamment certains genres littéraires et/ou
musicaux (rap, hip-hop) dont les paroles apparaissent comme de
véritables réquisitoires contre les injustices auxquelles conduisent les
normes de la société, mais aussi comme des injures du fait de la
violence et la grossièreté avec lesquelles elles s’expriment 11, et des
provocations (pour ainsi dire au sens juridique) du fait de leur incitation
à l’action violente12.
Provoquer signifie certes inciter à réagir et à imiter mais aussi
appeler, du latin provocare « appeler [vocare] dehors ». Mais appel à
quoi ? Et pourquoi ne pas y entendre plutôt un cri ? Manière de
s’exprimer qui n’entend pas communiquer quoi que ce soit à l’autre
11
Une enquête, pourtant ancienne, faisait apparaître des réflexions tout à fait
pertinentes : « Si des hommes profèrent des injures parce qu’ils sont libérés des lois,
d’autres […] les profèrent pour se croire libérés des lois ou pour faire accroire qu’ils
le sont. En s’attaquant aux normes, ils s’attaquent aux individus dits normaux qui
obéissent à celles-là. Ils ont donc besoin d’un public devant lequel ils exposent leurs
paroles illicites. Public qui peut être composé de ces individus effrayés ou scandalisés
contre lesquels ils dirigent leurs gros mots ; mais qui peut être aussi constitué de
complices, de comparses ou d’arbitres. Public devant lequel ils triomphent de la loi et
de ses serviteurs. ». (Chastaing &Abdi, 1980 : 37).
12
Pourtant, une analyse du rap plus approfondie montre qu’il y a deux sortes de rap, le
« rap criminel » (gangsta rap) et le « rap savant » (knowledge rap) et que ce dernier se
situe dans une tout autre perspective, de remise en question, d’incitation à la
connaissance de soi, qui précisément combat l’autre forme violente. En ce sens le rap
serait une « infraction positive » (Richard Shusterman : 1991).
- 11 -
mais n’est qu’une manifestation de soi qui s’échappe, presque
involontairement, impossible à maîtriser13, comme une injure lancée à
la cantonade (« Tous des… »), une imprécation, ou tout simplement un
juron.
Les « incivilités » et les divers comportements qualifiés
d’injurieux auxquels se livrent certains adolescents, sont en général
envisagés comme le refus de ce qui constitue la politesse sur laquelle
repose le lien social, le refus donc de ce qui permet de vivre ensemble
dans une même société, un refus qui apparaît comme une contestation
de l’autorité quand il s’agit de l’école ou de la famille notamment, mais
qui prend valeur de provocation lorsqu’il se manifeste vis-à-vis de la
société en général.
Pourtant certains n’hésitent pas à considérer les incivilités
comme une réponse à l’exclusion, à la « stigmatisation » de ceux qui
s’y livrent. Norbert Elias, par exemple, n’y voit que la conséquence à
s’exclure soi-même14. La question est alors posée : s’agit-il d’une
démonstration de force comme moyen d’affirmation de soi ou d’une
défense, donc d’une réaction, à quelque chose qui serait ressentie
comme une attaque ? Et dans ce cas, l’attaque est-elle ponctuelle,
fonction de certaines circonstances, ou permanente ? Le contexte est-il
proche ou lointain, immédiat ou « historique », objectif ou subjectif ?
Si la provocation ne trouve pas d’explication, n’est-ce pas faute
précisément d’un recours à un contexte suffisamment étendu et ne se
contentant pas des seuls éléments tangibles ? Dans cette perspective,
l’appel, le cri, qui sonne comme une injure sous le masque de la
provocation, ne constitue-t-elle pas alors une injure réaction que
justifierait une provocation ?
2.2.3. De l’outrance à la toute-puissance
La provocation, dans sa volonté de choquer, semble cependant
présenter une dimension qui ne se retrouve pas dans l’injure. Si
l’intention de nuire est dirigée sur les autres, elle apparaît tout autant
dirigée contre soi, comme s’il s’agissait d’une volonté de déplaire, de
donner une image négative de soi, alors que l’injure entend au contraire
préserver une image positive de soi. Sans doute est-ce pour cela qu’au
lieu de l’incitation à réagir, c’est souvent l’inverse qui se produit,
comme un rejet, pour ne pas dire une indifférence. En 1984, le geste de
Serge Gainsbourg brûlant un billet de 500 francs en direct lors d’une
interview à la télévision en avait choqué plus d’un et avait été ressenti
comme une provocation, ou même une injure, et avait quelque peu nui
à son image. À moins évidemment qu’il ne se soit agi d’une volonté
d’affirmer une sorte de toute-puissance, celle du défi et de la
contestation, ou d’une liberté sans limites, qui pouvait trouver un
13
Par exemple l’analyse de Jean-Paul Gavard-Perret (2009) : « Pour Beckett, les mots
grossiers, les insultes représentent donc la révolte grossière (dans tous les sens du
terme) contre l’impossibilité d’être, le cri désespéré » (2009 : 227) ; « Séparés de
leurs corps, séparés de la vie, les personnages beckettiens n’ont donc souvent que les
accents aigus de l’insulte pour tenir. Elle représente leur chemin ou plutôt leur trace
d’égarés, leur revendication illusoire, leur seule révolte. C’est pourquoi ils jouent avec
ses mots pour croire se sentir exister » (2009 : 228).
14
« Leur seule façon de montrer qu’ils étaient ‘quelqu’un’ à ceux qui les considéraient
comme des rien-du-tout était entièrement négative, comme le sentiment qu’ils avaient
de leur identité : c’était celle de marginaux rejetés qui, animés d’une compulsion sans
fondement (dream-like) et sans effet, se rebellaient contre l’exclusion en livrant une
sorte de guérilla, en provoquant et en perturbant, en agressant et, autant qu’ils le
pouvaient, en détruisant le monde policé dont ils étaient exclus sans comprendre
pourquoi » (Elias & Scotson, 1997 : 199).
- 12 -
certain écho .
Reste que la volonté de choquer, dans la mesure où la réaction
négative est en quelque sorte prévue d’avance, peut aussi s’entendre
comme un moyen de se rendre maître de la situation et de démontrer
ainsi une supériorité, un certain pouvoir. Dans le jeu ou le sport, où il
ne s’agit pas de choquer, la provocation consiste à agir en prévision de
la réaction connue de l’adversaire vis-à-vis de telle action, ce qui en
permet la maîtrise et donc assure une supériorité vis-à-vis de
l’adversaire.
On peut alors faire l’hypothèse que si la volonté de choquer
avec l’outrance donne une image négative de soi, la dimension de
supériorité, de toute-puissance, du fait de la maîtrise que procure la
prévision de la réaction, permettrait alors de faire de cette image
négative de soi un pouvoir sur l’autre. Alors que dans l’injure c’est une
image positive de soi qu’il s’agit de sauvegarder ou d’imposer.
Mais si l’on admet que la provocation est une réaction à une
injure, la question est évidemment de savoir quelle sorte d’injure est en
cause. L’image négative de soi, vécue comme une sorte d’auto-injure,
en serait probablement un élément important, et la provocation dans ce
cas permettrait de s’en rendre maître en l’imposant à l’autre, et en
exerçant par là même un certain pouvoir. Cette hypothèse est peut-être
plausible pour la provocation entendue comme une volonté de choquer
ou comme un appel, mais qu’en est-il pour la provocation comprise
comme l’expression d’une toute-puissance ? Se libérer de toutes les
entraves quelles qu’elles soient, faire valoir son opinion quelle qu’elle
soit, ne pas suivre les idées reçues ni les productions admises et
reconnues, sont des aspects souvent ressentis comme de la provocation.
Il est difficile ici d’y voir la réaction à une injure, tout autant que d’y
déceler une image négative à maîtriser. Peut-être en revanche est-il
possible d’y percevoir une capacité à prévoir la réaction produisant une
image négative, à ne pas y prêter attention ou du moins à ne pas lui
donner d’importance, un peu comme dans un déni, un « je sais bien,
mais quand même, ce qui d’une certaine façon revient à s’imposer sans
tenir compte des autres, à moins qu’il ne s’agisse de la susciter pour
pouvoir l’affirmer en se confrontant aux autres ? Toujours est-il que
cette dimension de provocation, sinon d’injure, apparaît bien souvent,
rétrospectivement, à l’origine de nombre de productions nouvelles qui
ne tardent pas à faire l’unanimité.
Conclusion
Examiner en quoi l’injure peut être une réaction ou au contraire
une provocation, renvoie ainsi d’une certaine façon à ses deux natures
ou fondements, qui entretiennent une confusion dont il est bien difficile
de se départir. La raison en est certainement l’importance primordiale
accordée au lexique, même si dans les faits, un recours au contexte en
nuance l’exclusive. S’il est en effet relativement facile de repérer « ce
qui choque » à tel moment et dans telle société, les registres de « ce qui
blesse » sont beaucoup plus difficiles à cerner et dépendent au bout du
compte de la plus ou moins grande susceptibilité de chacun quant à
l’image de soi, désignée juridiquement comme « l’honneur et la
considération ». La provocation, en tant que danger, ne s’y intéresse
apparemment pas, elle se cantonne dans « ce qui choque », c’est-à-dire
ce qui trouble, ou risque de troubler, l’ordre établi. À moins que cet
- 13 -
ordre corresponde d’une certaine façon à l’image que la société veut
donner d’elle-même, et que le moindre écart devienne ainsi « ce qui
blesse » dont l’acceptation dépend de la plus ou moins grande
susceptibilité vis-à-vis de cette image.
À considérer l’injure comme une réaction par tout ce qui
l’« excuse » ou la justifie, on en arrive à lui prêter une fonction
salutaire, en ce qu’elle rétablit en quelque sorte l’intégrité de la
personne ou sa maîtrise, alors qu’elle a été blessée ou déstabilisée.
Mais ne peut-on penser que l’injure à laquelle on ne trouve ni excuse ni
justification, l’injure qualifiée de provocation, en mettant en cause
l’ordre établi, n’assure pas elle aussi et paradoxalement une fonction
salutaire ? Car le danger qu’elle fait naître, le trouble qu’elle suscite,
n’est-il pas ce qui permet de (se) remettre en question, de provoquer ce
danger qui vient ébranler les certitudes, ce que d’aucuns nommeraient
le doute, sans lequel esprit critique et réflexion n’ont pas droit de cité ?
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