Genocides et politiques memorielles

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Genocides et politiques memorielles
Génocides
et politiques
mémorielles
Sommaire
Introduction__________________________
Génocides Et Politiques Mémorielles_________
3
5
La Pologne et le génocide des Juifs.................................................. 6
Par Jean-Charles Szurek1
La RDA face au génocide juif ou la Shoah sous silence..................11
Par Laure Billon
Les politiques mémorielles de l’Italie................................................18
Par Paola Bertilotti
II. Commémorer la Shoah : une reconnaissance récente............... 23
Mémoire du génocide et politique en République d’Arménie........ 37
Par Claire Mouradian
Rwanda_____________________________ 43
Le génocide des Tutsi du Rwanda.................................................. 44
Par Jean-Pierre Chrétien
Le malentendu culturel :.................................................................. 55
Par Catherine Coquio
Travail de mémoire en post-colonie . .............................................. 62
Le tiers, la mémoire et le deuil........................................................ 73
Par Catherine Coquio
Mémoriaux du Rwanda__________________ 94
Gizosi, Kigali : itinéraire de la mémoire et de l’oubli......................... 95
Par Nathan Réra
Bisesero, palimpseste mémoriel ?.................................................103
Murambi, le livre des ossements................................................... 111
Par Boris Boubacar Diop
Nyamata et Ntarama : églises et mémoriaux, église mémorielle .117
par Françoise Blum
Nyuarubuye, quelque part, entre les vivants et les morts.............121
Par Nathan Réra
Introduction
Par Françoise Blum
« Ils nous enlèveront jusqu’à
notre nom : et si nous voulons
le conserver, nous devrons
trouver en nous la force
nécessaire pour que derrière
ce nom, quelque chose de
nous, de ce que nous étions,
subsiste » Primo Levi
Le projet de cette exposition virtuelle est né après un voyage
au Rwanda en 2008 voyage dicté par une empathie difficile à
expliquer à l’égard d’un pays martyr, où les traces du dernier
génocide du XXe siècle sont encore brûlantes, où les rescapés
coexistent avec leurs bourreaux. La visite des sites mémoriaux
était le moindre des hommages à rendre aux centaines de
milliers de victimes du génocide de 1994. Cette visite, comme
l’écoute des dizaines de témoignages entendus de la part des
rescapés a suscité, au-delà de l’immédiate émotion, bien des
interrogations, peut-être nécessaires mises à distance. Les
grands mémoriaux rwandais, Gizosi, Murambi, Nyamata et
N’tarama, Bisesero, Nyarubuye ont chacun une place spécifique
dans une partition mémorielle proposée par l’Etat rwandais.
Chacun joue un rôle bien particulier. Gisozi est en quelque sorte
une « vitrine internationale », avec une réflexion et une mise
en perspective du génocide rwandais par rapport aux autres
génocides et massacres ethniques du XXe siècle [Rera]. Bisesero
est le mémorial de la résistance tutsie [Martz-Kuhn]. Murambi
offre aux regards du visiteur les corps conservés avec de la
chaux vive, dans une terrible nudité [Diop]. A Nyamata, ce sont
les vêtements des victimes qui constituent le « spectacle » en un
tableau très boltanskien [Blum]. Et enfin, à Nyarubuye, ce sont les
objets utilisés par les tueurs [Rera]. Derrière cette mise en scène
fragmentée, il y a eu de multiples négociations, avec les rescapés,
avec les proches des victimes, avec l’Eglise, avec le processus
de deuil d’un pays tout entier….La politique mémorielle ellemême a évolué de 1994 à nos jours, et les mémoriaux avec elle, et
avec elle les pièces à conviction de ce gigantesque massacre de
« proximité » qui a provoqué, dans l’indifférence quasi-générale
de la communauté internationale, la mort en 3 mois de près d’1
million de personnes : pour reprendre le sinistre décompte de
Jonathan Littell, 11 111 assassinés par jour, 463 par heure et 7,
70 par minute, et ce, non point dans les immenses territoires
de «la Shoah par balles» mais dans un tout petit pays…
Bisesero, déjà en 2008, est à l’abandon. Nyamata et N’tarama
reçoivent bien peu de visiteurs. Seuls Gisozi, où l’on entend
des pleurs, et où l’on voit les marques d’immenses douleurs, et
Murambi, accueillent encore rescapés et visiteurs. Si l’on pouvait
essayer de comprendre quelque chose, modestement, c’était bien
la fonction et l’histoire de ces mémoriaux, encore brève mais déjà
riche de multiples transformations. Les photos prises en 2008
- dont on voudra bien excuser l’absence de professionnalismevont donc servir de trame à la présentation des lieux de mémoire
rwandais. Boris Boubacar Diop, Nathan Réra, Emilie Martz ont
accepté d’écrire à propos de leurs visites des différents sites,
nourries de leur savoir sur le Rwanda. Nathan Réra a également
mis ses photos à disposition. Jean-Pierre Chrétien a retracé pour
l’exposition l’histoire du génocide. Catherine Coquio a bien voulu
inscrire les mémoriaux dans l’analyse plus générale des enjeux
de la construction d’une mémoire des génocides. Ces textes et
leurs auteurs ont des statuts très divers : littéraire avec Boris
Boubacar Diop dont le Rwanda a fortement influencé les pratiques
d’écriture, et a marqué l’œuvre d’une profonde empreinte ;
littéraire et historien à la fois avec Catherine Coquio ; historiens
avec Jean-Pierre Chrétien et Emilie Martz ; historien des images
et des manières de voir avec Nathan Réra. Nous les remercions
toutes et tous de leur confiance et de leur contribution.
A côté du cœur de l’exposition, consacrée, on l’aura compris,
au Rwanda, nous avons voulu offrir, à titre comparatif, d’autres
lectures, qui puissent permettre de mieux dégager la spécificité de
l’expérience politique rwandaise, car il s’agit bien ici de politique
d’Etat. En Allemagne de l’Est, ce sont d’ailleurs l’Etat et/ou le
Parti qui se considèrent comme seuls détenteurs légitimes de la
vérité historique. Laure Billon analyse, en particulier à travers
les expositions permanentes du mémorial de Ravensbrück,
ouvert en 1959, les silences d’un Etat est-allemand, qui a flirté
souvent avec l’antisémitisme. Silences aussi de la part de l’Etat
polonais, ce qui n’a pas empêché le travail d’enquête d’instituts
spécialisés. Jean-Charles Szurek nous conduit de l’immédiat
après-guerre jusqu’au développement d’une véritable école
historique polonaise du génocide. Paola Bertilotti s’intéresse
à l’évolution de la législation italienne, reflet d’une lente prise
de conscience d’une spécificité du génocide des juifs, ainsi
qu’au passage de la «mémoire de la déportation» à la «mémoire
de la Shoah». Et ce dans un pays «schizophrène» qui tout en
promulguant à partir de 1938 une législation antisémite a pu
relativement «protéger» les juifs dans les régions qu’il occupait.
Claire Mouradian historicise les pratiques commémoratives du
génocide des Arméniens, de la frappe en 1915 d’une première
médaille à l’inauguration en avril 1995 du musée du génocide à
Tziternakapert en passant par les journées du «24 avril». Merci
également à eux et à elles d’avoir accepté de participer à ce projet.
Une exposition virtuelle, ou, si l’on préfère, une publication
électronique, un objet web a le mérite de n’être jamais close
sur elle-même. Nous nous réservons de pouvoir compléter,
enrichir l’existant d’autres expériences, d’autres textes.
Génocides
Et Politiques
Mémorielles
La Pologne et le génocide
des Juifs
Par Jean-Charles Szurek1
Longtemps, le génocide des Juifs, en particulier les relations
judéo-polonaises sous l’Occupation allemande, ont fait l’objet
d’oublis ou de multiples occultations en Pologne, pays, pourtant,
où il a été accompli par les nazis dans sa phase ultime. C’est
en Pologne que furent érigés les camps d’extermination (ou
« centres de mise à mort » selon la terminologie de Raul
Hilberg) des Juifs européens, y compris des Juifs polonais.
Il y a plusieurs raisons à ces oublis.
La dimension inouïe du drame polonais d’abord. L’Etat polonais
cesse d’exister à la suite de la double agression allemande
et soviétique de septembre 1939. Les pertes humaines et
matérielles de la Pologne ont été immenses durant la Deuxième
guerre mondiale. A la fin de la guerre, elle a perdu plus de cinq
millions de citoyens (dont trois millions de Juifs), ses élites ont
été massivement décimées, sa capitale, Varsovie, détruite. Dans
ce contexte, l’opinion polonaise, très durement éprouvée, n’était
pas prédisposée à distinguer les victimes : au regard des crimes
perpétrés contre la nation polonaise, ceux commis contre les
Juifs semblaient receler une différence de degré, non de nature.
Cette perception n’est d’ailleurs pas propre à la Pologne.
Le camp socialiste qui se met en place, URSS en tête, met
d’abord en avant, dans son écriture de l’histoire de la guerre,
une perspective antifasciste et nationale qui ne fait guère de
place aux victimes considérées comme « secondaires », avant
tout les victimes juives. L’antifascisme d’après-guerre n’est plus
le même que celui des mobilisations d’avant-guerre : il sert
avant tout au camp soviétique d’instrument de propagande en
faveur des Démocraties populaires naissantes et dénonce toutes
les oppositions à la soviétisation. En Pologne, c’est au nom de
l’antifascisme qu’est combattu le Parti Paysan Polonais, principal
parti d’opposition dirigé par Stanislaw Mikolajczyk, ainsi que
l’Eglise. Et comme le fascisme avait agressé une partie importante
des nations européennes, dont les Juifs étaient des citoyens, il
en a résulté un message massif, diffusé dans les médias, les
manuels scolaires et les musées qui indiquaient que les victimes
de Hitler avaient été des Soviétiques, des Polonais, des Français,
des Belges, des Grecs et d’autres nations. Les victimes juives
étaient à peine mentionnées : elles étaient présentes, dans les
énumérations, en dernière position car le mot Juifs, en polonais
commence avec un Z (Zydzi). Dans cette écriture dominante de
l’antifascisme – il n’est que de voir le dispositif muséologique du
musée d’Auschwitz de 1947 à 19891 -, les raisons de l’occultation
du génocide des Juifs sont cumulées. En mettant en avant des
victimes nationales, les autorités communistes polonaises
parlent avant tout des Soviétiques et des Polonais, principales
victimes de la guerre pour elles. En informant que les victimes
1 Cf. Jean-Charles Szurek, «Le camp-musée d’Auschwitz»,
in A l’Est, la mémoire retrouvée, co-dir., préface de Jacques
Le Goff, éd. La Découverte, 1990, pp. 535-565.
des centres de mise à mort étaient des Grecs, des Français, des
Polonais ou des Russes (cas d’un manuel scolaire de 1949), les
responsables omettaient tout simplement que ces victimes étaient
juives. La volonté de promouvoir les résistants et les combattants
prédominait également. Seule l’insurrection du ghetto de
Varsovie, en avril 1943, parce qu’elle exprimait la résistance,
était incluse dans l’écriture nationale. Elle a été souvent même
« polonisée », c’est-à-dire incorporée dans les cycles historiques
des insurrections nationales polonaises alors que la Résistance
polonaise n’avait apporté qu’une aide très limitée aux insurgés.
L’écriture de l’histoire du génocide des Juifs en Pologne
n’est cependant pas réductible aux messages de masse sus
décrits. En fait, deux institutions, à caractère beaucoup plus
restreint, diffusent des recherches qui font une large place
à la destruction des Juifs sur le sol polonais. Il s’agit d’une
part de la Commission d’investigation des crimes allemands
en Pologne et d’autre part de l’Institut Historique Juif.
La Commission d’investigation des crimes allemands en
Pologne naît par décret du gouvernement communiste le
10 novembre 1945. Elle met au jour d’innombrables crimes
allemands et découvre plusieurs milliers de criminels de
guerre nazis, alimentant, notamment, les procès en Pologne
de Rudolf Hoess, commandant du camp d’Auschwitz, Ludwig
Fischer, gouverneur du district de Varsovie, et Arthur Greiser,
gauleiter du Wartheland. Son premier bulletin, paru en 1946,
établit avec une grande exactitude la différence entre camps
d’extermination, camps de concentration, camps de travail. Les
descriptions très précises des camps d’Auschwitz, de Treblinka et
de Chelmno, ne laissent aucun doute quant au fait que ces camps
ont exclusivement servi de centre de mise à mort pour les Juifs.
L’Institut Historique Juif se consacre principalement au
recueil de témoignages de rescapés juifs. Par des protocoles
d’enquête appropriés, il élabore l’un des fonds d’archives les plus
importants de la Shoah, le principal concernant la destruction
des Juifs en terre polonaise. Il abrite aujourd’hui plus de 6500
témoignages et 300 mémoires. Ces documents constituent l’une
des sources les plus importantes, sinon la plus importante,
pour connaître le sort des Juifs en Pologne pendant la guerre,
leurs conditions d’(in)existence, leurs stratégies de survie, leurs
relations avec le monde environnant1. De ces documents, des
ouvrages mondialement connus sont issus, tels la Chronique
du ghetto de Varsovie d’Emmanuel Ringelblum2, les Archives
d’Emmanuel Ringelblum3 ou le Journal de Calel Perechodnik 4.
1 Pour une description des conditions initiales du travail des historiens
juifs, cf. Jean-Charles Szurek, « Etre témoin sous le stalinisme : les premières
années de l’Institut Historique Juif de Varsovie», in Bechtel D., Patlagean E.,
Szurek J.C., Zawadzki P., (dir.), Ecriture de l’Histoire et Identité Juive. L’Europe
ashkénaze, XIXème-Xxème siècle, Paris, éd. Les Belles Lettres, 2003, pp. 51-82.
2 Emmanuel Ringelblum, Chronique du ghetto de Varsovie,
Robert Laffont, 1959. La version française mériterait d’être
intégralement reprise car la traduction en cours a été établie à partir
de l’anglais et ne constitue qu’une sélection du texte initial.
3 Archives clandestines du ghetto de Varsovie, tome 1 : Lettres sur
l’anéantissement des Juifs de Pologne, tome 2 : Les enfants et l’enseignement
clandestin dans le ghetto de Varsovie, éd. Fayard-BDIC, 2007.
4 Calel Perechodnik, Suis-je un meurtrier ?, Liana Levi, 1995.
Malgré ces institutions, l’oubli du sort des Juifs pendant la guerre
et une écriture polonisée de leur extermination prédominent
durant la période communiste. Au point que lorsque la revue de
l’intelligentsia catholique Znak, organe de l’opposition légale au
pouvoir communiste, organise, en 1970, un des tout premiers
débats entre catholiques polonais et protestants allemands,
venus de RDA, sur la signification d’Auschwitz, les Juifs n’y sont
tout simplement pas mentionnés. Comme l’écrira en 1983 Stefan
Wilkanowicz, l’un des artisans du dialogue judéo-chrétien :
«
Pendant de nombreuses années, Auschwitz fut pour
nous avant tout un problème polono-allemand. Chez les uns, il provoquait
de la haine, chez les autres, le besoin de la dominer et la nécessité de
construire un avenir qui pourrait nous protéger d’un recommencement.
C’est comme si le problème juif n’existait pas. Les Juifs avaient été
là, ils étaient morts – on peut le regretter et compatir ou respirer
avec soulagement – mais que faire ? Les Juifs aussi ne semblaient pas
s’intéresser à Auschwitz, si bien que le cercle paraissait se refermer. »1
Au cours des années 1980, cet oubli est réparé par trois
événements qui secouent l’opinion polonaise : la diffusion en
Pologne du film Shoah de Claude Lanzmann (1985), la publication
de l’article « Les pauvres Polonais regardent le ghetto » de Jan
Blonski (1987), premier intellectuel polonais à poser la question
de la coresponsabilité polonaise dans le génocide, et l’affaire du
carmel d’Auschwitz qui, commencée en 1984, atteindra plusieurs
points d’orgue, notamment en août 1989 lors du discours du
cardinal Glemp qui, dans une apostrophe aux « Juifs », établissait
« une mémoire géographique » du site, puis dans les années 1990.
Chacun de ces événements pose crûment et avec âpreté la question
de l’histoire refoulée. La discussion qui s’engage autour de Shoah
se révèle particulièrement féconde, dans la presse officielle
comme dans la presse clandestine, où elle donne lieu à des prises
de positions de générations qui n’ont pas connu la guerre et dont
les questionnements paraissent débarrassés du poids du passé2.
Il est remarquable qu’en l’absence de groupes porteurs de la
mémoire juive, ce soient les milieux catholiques, regroupés
autour de Znak, Wiez et Tygodnik Powszechny qui, par leurs
publications et diverses actions, convoquent la présence juive
en terre polonaise. Dans les conflits entre la mémoire juive et
la mémoire polonaise des années 1980, ces milieux catholiques
tentent de comprendre les arguments de l’autre partie et, diffusant
largement ses textes, se font les porteurs de la mémoire juive3.
Ainsi la revue Znak publie-t-elle en 1990 un numéro consacré au
conflit lié à la présence des carmélites à Auschwitz, dans lequel les
rédacteurs se livrent à une réflexion sur leur propre amnésie du
fait juif. Le même Stefan Wilkanowicz écrit alors un article intitulé
« Auschwitz, problème des Allemands, des Polonais et Juifs »4.
1 Stefan Wilkanowicz, « Problem Oswiecimia » (Le problème
d’Auschwitz), Tygodnik Powszechny, 5 novembre 1989.
2 Cf. Jean-Charles Szurek, «De la question juive à la question polonaise», in Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann, éd. Belin, 1990, pp. 258-275.
3 Jean-Charles Szurek, « Les juifs et le judaïsme dans les revues
catholiques polonaises Znak et Wiez», in Patrick Michel (dir.),
Les Religions à l’Est, Paris, éd. du Cerf, 1992, pp.147-159.
4 Stefan Wilkanowicz, «Auschwitz, problème des Allemands,
des Polonais et des Juifs», Znak, n°419-420, avril-mai 1990.
Au cours de la dernière décennie (2000-2011), l’historien
américain Jan Gross1 a suscité en Pologne, avec trois ouvrages
marquants, Les Voisins2 (2000), La Peur 3 (2008) et Zlote zniwa4
(moisson d’or), des débats d’ampleur nationale qui ont conduit
à un réexamen global des relations judéo-polonaises sous
l’Occupation. Les Voisins est certainement l’ouvrage qui a le plus
marqué l’opinion polonaise. Il porte sur un massacre perpétré
par une partie notable des habitants polonais de la bourgade de
Jedwabne (est de la Pologne) à l’encontre de la quasi-totalité de
leurs voisins juifs le 10 juillet 1941. Ce qui a choqué l’opinion,
c’est que, en Pologne, pays-martyr de la 2ème guerre mondiale,
pays sans Pétain ni Quisling, fort d’une résistance clandestine de
400 000 personnes (la fameuse Armia Krajowa, l’Armée du Pays),
il ait pu y avoir des tueries de Juifs dont le pillage constituait
la motivation principale. L’Institut de la Mémoire nationale,
institution chargée d’enquêter sur les crimes commis contre
la nation polonaise par le régime communiste et les nazis (elle
abrite les archives de la Commission d’investigation des crimes
allemands en Pologne), se chargea de vérifier les propos de Jan
Gross en demandant à plusieurs historiens d’examiner les faits.
Un gros ouvrage de deux volumes en résulta qui établit qu’une
vingtaine de massacres antijuifs eut lieu à l’est de la Pologne à la
même époque5. C’était un acte d’Etat, tout comme la repentance
officielle que manifesta le président de la République, Aleksander
Kwasniewski, qui se rendit à Jedwabne le 10 juillet 2001, pour
demander pardon au nom du peuple polonais pour ce crime.
Depuis lors, une nouvelle génération d’historiens polonais est née,
regroupée, sous la houlette de Barbara Engelking, chercheuse à
l’Académie des Sciences de Pologne, autour d’une revue annuelle,
Zaglada Zydow (Extermination des Juifs), excellente depuis
son premier numéro paru en 2005. Ces nouveaux historiens
abordent de façon frontale, décomplexée, les relations judéopolonaises sous l’Occupation allemande, s’interrogeant, à partir
de nouvelles sources, sur les raisons du très faible taux de survie
des Juifs en Pologne pendant la guerre : 40 000 à 50 000 Juifs
ont survécu en Pologne même. En 2011, deux ouvrages issus
de ce milieu, après de nombreuses autres publications (sur
la délation, sur le ghetto de Varsovie notamment), ont mis en
évidence le rôle de paysans polonais dans la chasse aux Juifs
qui ont fui les ghettos, les trains de la mort ou qui ont tenté de
se cacher6. Des paysans polonais portent une responsabilité
1 Professeur à l’Université de Princeton, Jan Gross a quitté la Pologne en 1969.
2 Jan Gross, Sasiedzi. Historia zaglady zydowskiego miasteczka
(Les Voisins. Histoire de l’extermination d’une bourgade juive),
éd. Sejny, 2000, version française : Les voisins. 10 juillet 1941.
Un massacre de Juifs en Pologne, Fayard, 2002.
3 Jan Gross, Strach. Antysemityzm w Polsce tuz po wojnie. Historia moralnej
zapasci (La Peur. L’antisémitisme en Pologne dans l’immédiat après-guerre.
Histoire d’une faillite morale), éd. Znak, 2008, version française : la peur.
L’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Calmann-Levy, 2010.
4 Jan Gross, en collaboration avec Irena GrudzinskaGross, Zlote zniwa (Moisson d’or), éd. Znak, 2011.
5 Pawel Machcewicz et Krzysztof Persak (dir.), Wokol Jedwabnego
(Autour de Jedwabne), 2002, 2 volumes, 1700 pages.
6 Barbara Engelking, “ Jest taki piekny sloneczny dzien …” Losy Zydow
szukajacych ratunku na wsi polskiej 1942-1945 (“C’est une si belle journée
ensoleillée”. Le destin des Juifs cherchant de l’aide dans la campagne
polonaise 1942-1945), éd. Stowarzyszenie Centrum badan nad zaglada
Zydow, 2011 ; Jan Grabowski, Judenjagd.Polowanie na Zydow 1942-1945.
Studium dziejow pewnego powiatu (Judenjagd. Histoire d’une région),
éd. Stowarzyszenie Centrum badan nad zaglada Zydow, 2011.
directe ou indirecte dans la mort de plusieurs dizaines de
milliers de Juifs au cours de cette phase du génocide (19421945). Ces travaux ont aussi fait l’objet d’un grand débat public.
Les relations judéo-polonaises durant la Deuxième
guerre mondiale sont désormais devenues l’un des
chantiers principaux des historiens polonais.
La RDA face au génocide juif
ou la Shoah sous silence
Par Laure Billon
Tradition historique, mémoire officielle et
relecture du passé
Le nazisme a été l’un des thèmes de conflit entre les deux
Allemagne, donnant lieu, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, à des
représentations historiques déformées. Dans les deux Etats,
intérêts politiques, traditions historiques et principes idéologiques
ont forgé un rapport au passé différent, à partir duquel s’est
mise en place une politique mémorielle propre à chacun.
Histoire et politique à l’Est En République Démocratique Allemande (RDA), l’histoire est
intimement liée à la politique et donc fortement influencée par
elle : les représentations historiques sont subordonnées aux
volontés de l’Etat et du Parti, et le souvenir et la mémoire des
événements passés sont organisés et contrôlés. L’alignement de
l’histoire sur les exigences politiques n’est certes pas quelque
chose de nouveau, mais jamais le lien de subordination ne fut
établi aussi ouvertement et systématiquement que dans les
sociétés du « socialisme réel ». Le Parti est le moteur de l’écriture
de l’histoire. La direction du Parti communiste allemand, et
de son successeur, le SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne),
commencent à s’intéresser aux questions historiques en Allemagne
de l’Est à partir du moment où les premiers communistes
reviennent de leur exil de Moscou en 1945, équipés de projets
pour réinterpréter l’histoire allemande d’après les perspectives
marxistes. L’objectif des démonstrations historiques est avant
tout d’insister sur les tendances progressistes et les aspects
positifs de l’histoire allemande. Au fil des années, le SED renforce
sa mainmise sur les questions historiques, et les historiens
sont encouragés à tourner leur attention vers les événements
« glorieux » de l’histoire allemande. Dès sa création en octobre
1949, la RDA se présente comme un Etat « antifasciste ». Deux
éléments viennent légitimer cette prédominance du mythe
antifasciste : d’une part la volonté de se présenter comme
l’« héritière » de l’URSS, voire comme une puissance victorieuse
aux côtés des Soviétiques ; d’autre part, la présence, au sein des
groupes politiques qui font autorité, d’hommes politiques qui ont connu la lutte antifasciste et les camps. Aussi, du fait d’une
tradition politique incritiquable, la RDA n’a-t-elle pas eu à intégrer
le régime nazi, d’autant plus que l’Allemagne fédérale tentait de
son côté de l’assumer, avec la volonté de se présenter comme
seule descendante légitime de l’Empire allemand, intégrant de
ce fait le lourd héritage national-socialiste. La RDA a donc pu
présenter ses morts comme des martyrs de la lutte antifasciste
et s’afficher comme l’« héritière » de l’autre Allemagne, celle
qui a résisté, à l’opposé de l’Allemagne de l’Ouest, coupable des
crimes du national-socialisme. La résistance antifasciste est donc
le point de repère historique de l’Etat est-allemand. Le rapport
de l’Allemagne de l’Est au passé nazi est donc beaucoup moins
complexe que celui de l’Allemagne de l’Ouest. Aucun travail de
mémoire n’est à faire : le passé est liquidé, totalement refoulé.
Dans ce contexte, la culture du souvenir reste toujours
subordonnée à la politique historique des groupes dirigeants
du SED. La RDA repousse ainsi une culture du souvenir
spontanée et plurielle : celle-ci, organisée, instrumentalisée et
unique, met en place une hiérarchie des groupes de victimes.
Cette conception de la période 1933-1945 se maintiendra
pendant des décennies. La perspective historique sera
exclusivement dirigée vers la résistance antifasciste, dont les
victimes sont héroïsées, au détriment d’autres groupes dont
le sort est gommé de la culture du souvenir est-allemande.
Poids du passé et travail de mémoire en
République Démocratique Allemande
Si les politiques mémorielles des deux Etats allemands se
recoupent parfois (déformations ou lacunes communes), RDA
et RFA diffèrent sur un point, essentiel pour comprendre la
façon dont ces deux Etats se sont confrontés au génocide juif : la
place donnée, au sein de la politique mémorielle et de la culture
du souvenir, à la culpabilité individuelle et à la responsabilité
collective face aux crimes du régime nazi. Aucun débat n’existe
sur ces sujets en RDA. Aucune analyse politique ou culturelle
du génocide juif n’a lieu ; celui-ci est tout simplement évincé
de la mémoire collective, ou plutôt officielle, les deux étant
intimement liées dans la dictature est-allemande. Cela ne signifie
toutefois pas que la Shoah ait été totalement absente du discours
historique est-allemand. L’extermination des Juifs est souvent
instrumentalisée, soit pour dénoncer une certaine complaisance
de l’Etat ouest-allemand vis-à-vis d’anciens nazis, soit comme
exemple universel de la barbarie nazie. Cette instrumentalisation
est allée de paire avec une absence totale de travail de mémoire
et de recherche historique pour tenter de comprendre l’idéologie
et la politique raciale nazies. La Shoah apparaît en RDA comme
un non-événement et est réduite, dans le meilleur des cas, à n’être
qu’une des composantes de la politique anticommuniste nazie.
Il faut toutefois noter que le rapport de l’Allemagne de l’Est
au génocide juif a été dicté à la fois par des considérations
politiques internes, propres à cet Etat, et par des pressions
externes, les directives de Moscou ayant fortement influencé
la politique mémorielle. Dans les années qui suivent la fin de
la guerre et la création de l’Etat d’Israël, les relations entre les
deux nouveaux Etats sont quasi inexistantes. Israël prend en
compte la responsabilité morale de tous les Allemands ; quant
à la RDA, héritière de l’Allemagne résistante, elle refuse toute
réparation envers les survivants du Génocide. De plus, le régime
est-allemand s’aligne sur la politique anti-israélienne de l’URSS.
Il n’y a donc aucune place, au sein de la politique mémorielle estallemande, pour les victimes juives du nazisme. Aussi étonnant
que cela puisse paraître dans un Etat qui se définit comme
antifasciste et qui souhaite à tout prix venir à bout d’un passé
difficile, l’antisémitisme a été une composante momentanée de
la politique officielle, ce qui a fortement influé sur l’orientation
mémorielle de l’Etat. Avec le temps et l’évolution du statut
national et international de la RDA, certains infléchissements
apparaissent. En effet dans la deuxième moitié des années 1980
se profile une modification de la position officielle de la RDA visà-vis d’Israël. Dans un contexte de reconnaissance internationale
de l’Etat est-allemand par l’Europe de l’Ouest (l’Allemagne de
l’Ouest reconnaît la RDA en juin 1972, la Grande-Bretagne et la
France en février 1973 et les Etats-Unis en 1974), les communautés
juives obtiennent une nouvelle importance politique. La direction
du SED tente alors d’utiliser le « thème juif » pour se présenter
de manière renforcée au sein de la communauté mondiale
comme un Etat allemand antifasciste, et pour obtenir, avec l’aide
d’organisations juives internationales, des concessions politiques
et des avantages commerciaux de la part des Etats-Unis. Cette
évolution résulte donc d’intérêts politiques et économiques
et en aucun cas d’un changement de position idéologique.
Cela se répercutera dans l’historiographie est-allemande qui
commencera progressivement à intégrer le génocide juif.
Le camp de Ravensbrück
Le territoire de la RDA comptait quatre anciens camps
de concentration : Buchenwald près de Weimar, DoraMittelbau en Thuringe, Ravensbrück et Sachsenhausen
au nord de Berlin. Chacun de ces camps possédaient
des camps satellites ou kommandos dans lesquels les
prisonniers étaient envoyés pour travailler dans des usines
ou dans des lieux d’extraction de matières premières.
Le camp de concentration pour femmes de Ravensbrück ouvre ses
portes au printemps 1939. Les femmes qui y sont détenues sont
toutes considérées par la Gestapo comme « ennemies » de l’Etat
et sont, selon leurs fautes, réparties en différentes catégories
(« politiques », « asociales », « droit commun », « homosexuelles »,
« Juives »…). Entre 1939 et 1945, 132 000 femmes, venant de toute
l’Europe, passent par Ravensbrück, dont au moins 92 000 trouvent
la mort. Ravensbrück est avant tout un camp de concentration
où les prisonnières politiques, c’est-à-dire des femmes de la
résistance ou du mouvement ouvrier, étaient les plus nombreuses
et où l’on mourrait de « mort lente » due aux terribles conditions
d’existence. Toutefois, ce camp participe également de la politique
d’extermination des Juifs mise en place par les nazis à partir
de 1941-1942 puisqu’à partir d’octobre 1942, les prisonnières
« indésirables » sont envoyées à Auschwitz pour y être gazées (le
premier de ces convois est celui du 5 octobre 1942 qui compte 622
femmes parmi lesquelles 522 prisonnières juives et 90 Témoins
de Jéhovah). Ce n’est qu’en janvier 1945 que le camp se dote d’une
chambre à gaz en bois, avant qu’une en dur, plus perfectionnée,
ne soit érigée en février-mars 1945, marquant ainsi un tournant
dans l’histoire du camp qui évolue vers un camp d’extermination.
De ce point de vue, il est donc intéressant d’étudier la manière
dont le souvenir des victimes juives en général, et de celles de
Ravensbrück en particulier (qui représentent 15% des prisonnières
en 1944-1945), a pu être intégré à la politique mémorielle
mise en place avec l’érection du Mémorial de Ravensbrück.
La place du mémorial dans le système
politico-mémoriel est-allemand
« Les mémoriaux jouent un rôle important dans le travail de
formation et d’éducation socialiste, surtout en ce qui concerne
l’évolution de la conscience historique des citoyens de notre Etat »
(Ministère de la culture de RDA, 1978)
Le Mémorial de Ravensbrück est inauguré le 12 avril 1959.
Deux ans plus tard, en 1961, ce mémorial, ainsi que ceux de
Sachsenhausen et Buchenwald obtiennent le statut de Mémorial
national qui définit de manière précise leurs missions :
`« représenter la lutte de la classe ouvrière
allemande et de toutes les forces démocratiques
contre le danger fasciste menaçant ;
` montrer que le Parti communiste allemand était
la force conductrice la plus importante dans
la lutte contre le régime criminel nazi ;
` représenter la résistance antifasciste des années 19331945 en Allemagne et dans les pays européens ;
` expliquer la terreur SS dans les camps et ses
méthodes de mépris de la vie humaine ;
` représenter la lutte commune des prisonniers de
tous les pays européens, en particulier la lutte des
prisonniers soviétiques contre la terreur SS, l’importance
de la solidarité internationale dans cette lutte et les
mesures qui ont conduit à la libération des camps ;
` montrer la survivance du fascisme et du
militarisme en Allemagne de l’Ouest ;
` expliquer le rôle historique de la République
Démocratique Allemande ».
Un double constat s’impose. D’une part, les crimes nazis sont
réduits à la seule « terreur SS » et n’intègrent pas les crimes
raciaux et notamment le génocide juif. D’autre part, l’exaltation
de l’antifascisme est le but ultime de ces mémoriaux.
Comme tous les mémoriaux érigés à l’emplacement d’anciens
camps de concentration, le mémorial de Ravensbrück est donc
un instrument au service de l’idéologie au pouvoir. Ce lieu est
un outil à la fois politique et idéologique dans la mesure où il
véhicule la tradition de la résistance antifasciste sur laquelle
repose la légitimité de l’Etat est-allemand. Cela se retrouve
naturellement dans la manière dont est pensé et organisé le
mémorial. Rien n’est au hasard, tout est pensé et fait dans
le seul but de véhiculer la vision de l’histoire établie par les
instances dirigeantes de la RDA et de légitimer le pouvoir en
place. L’implication de la politique dans le travail mémoriel
est évidente. La mémoire officielle, qui véhicule une image
positive, lénifiante et unificatrice de l’Etat en exaltant la lutte
unanime et le martyr des résistances antifascistes, dans
le seul but de s’autojustifier (principalement vis-à-vis de la
RFA), est le fruit d’un lien étroit entre mémoire et histoire.
Les expositions permanentes du Mémorial
de Ravensbrück : reflet des représentations
historiques et de l’interprétation du passé en
Allemagne de l’Est
En 1959, en même temps que l’inauguration officielle du Mémorial,
un « Musée de la résistance» ouvre ses portes dans l’ancien
bâtiment cellulaire. Le culte voué au combat des déportés
antifascistes et communistes, à leur martyre et à leur sacrifice
domine. En 1984, l’exposition permanente est réorganisée
et ouvre en tant que « Musée de la résistance antifasciste ».
Les mêmes thèmes y sont développés, mais l’ouverture
historiographique est plus large et de nouveaux sujets d’étude sont
introduits. L’étude du discours historique des deux expositions
permanentes qui ont été réalisées du temps de la RDA est riche
d’informations à la fois sur la façon dont est interprété le nazisme
et sur la manière dont le génocide juif est perçu par l’Etat estallemand et totalement évincé de la mémoire collective.
De la représentation du nazisme
Dans ces expositions, l’interprétation du nazisme est tout à
fait particulière. A aucun moment, dans ces deux expositions,
le visiteur ne rencontre le terme « nazisme ». La majorité du
temps prévaut « fascisme », ce qui ne rend pas compte de la
singularité et des particularités du nazisme. Le nazisme est certes
un fascisme puisqu’il possède des similitudes incontestables
avec le fascisme italien (présence d’un chef omniscient et toutpuissant, parti unique de masse, politique antisocialiste et
anticommuniste, exacerbation du nationalisme…), mais un
fascisme extrême aux caractéristiques propres qui ne peuvent
être saisies que dans le cadre du développement national allemand
(dynamique de l’idéologie raciale, élévation du Volk au-dessus
de l’Etat, domination totale de l’Etat et de la société par l’ordre
dictatorial…). L’emploi étendu du terme « fascisme » réduit le
nazisme à n’être qu’une forme allemande de fascisme. De plus,
l’interprétation du nazisme est limitée aux facteurs économiques
(c’est-à-dire un nazisme fabriqué de toute pièce et contrôlé
dès l’origine par les intérêts capitalistes) et néglige les aspects
raciaux et antisémites. Pour les communistes est-allemands, la
persécution et la destruction des Juifs (mais aussi des Tsiganes
et des Roms) ne peuvent être comprises qu’en fonction des
intérêts économiques du Capital, puisqu’ils nient la politique
raciale nazie. Cette interprétation permet de faire abstraction du
génocide des Juifs. Aussi n’est-il pas étonnant, dans ce contexte,
que la Shoah ne soit à aucun moment étudiée ou au moins citée
dans la première des expositions. De la Shoah il ne peut être
question, puisque dans la tradition historique est-allemande, la
RDA et les Allemands de l’Est sont les héritiers de l’Allemagne
résistante, antifasciste, contrairement à l’Allemagne de l’Ouest,
héritière du Reich nazi et donc coupable de ses forfaits.
Du fait de cette focalisation sur les rapports entre politique et
économie sous le Troisième Reich, de nombreux aspects, voire les
plus importants, sont passés sous silence. Aucune allusion n’est
faite à la volonté des nazis de créer une société et un homme
nouveaux, projet social qui est pourtant une des causes directes
de l’arrestation et de la déportation de milliers d’hommes et
de femmes. De même, l’idéologie raciale nazie et la politique
d’extermination n’apparaissent nulle part : persécution, exil
forcé, expropriation, expulsion et extermination des Juifs sont
refoulés. Accorder une place spécifique aux victimes juives serait
accorder moins de place aux victimes politiques, aux résistants
antifascistes dont les valeurs et les idéaux fondaient le régime.
Les victimes juives sont anonymes, victimes parmi les victimes.
L’histoire de l’Allemagne entre 1918 et 1945 n’est plus celle du
nazisme, mais de son opposé, la résistance. La Shoah ne trouve
donc aucune place dans ce lieu et dans cette exposition. De la définition du système concentrationnaire nazi
Les expositions développent le thème des camps de concentration
mais laissent de côté des pans entiers de cette histoire. Ainsi,
la définition des camps de concentration donnée durant
l’exposition exclut les prisonniers non politiques tels que les
persécutés raciaux, les homosexuels, les Témoins de Jéhovah et
les criminels de droit commun. Cet oubli est le fruit d’un réel
refoulement dans l’historiographie est-allemande qui laisse
de côté des groupes entiers de victimes au profit des seuls
opposants politiques (et parmi eux des opposants communistes).
De ce point de vue, la lecture d’ouvrages à caractère scientifique
parus en RDA est riche d’informations. Dans l’un d’eux, consacré
au camp de Ravensbrück et paru en 1973, on peut lire : « Ce que
les fascistes avaient pratiqué en Allemagne pendant cinq années
– [c’était] la persécution, l’isolement et l’assassinat d’opposants
politiques du régime nazi, et la discrimination d’autres citoyens
[…]. ». Cet exemple est symptomatique de la façon dont la RDA
réinterprète les persécutions menées par les nazis. Dans la
politique mémorielle est-allemande, les opposants politiques et
les autres groupes, ethniques et sociaux, eux aussi victimes du
régime nazi et de sa politique concentrationnaire, ne sont pas
mis au même niveau : les résistants politiques furent poursuivis,
emprisonnés en camp de concentration pour y être assassinés,
alors que les autres victimes ne connurent « que » la ségrégation.
La politique raciale nazie est donc totalement passée sous silence.
De la Shoah comme non-événement ou de
l’instrumentalisation du génocide juif
La Shoah est indirectement présente dans les expositions
permanentes, en particulier à travers l’instrumentalisation
d’Auschwitz. En effet, à plusieurs reprises, des textes, des
données chiffrées ou des photographies ayant trait au camp
d’extermination se retrouvent dans les expositions au côté
d’éléments propres à Ravensbrück. Se mêlent ainsi des éléments
très différents dans une image commune de l’horreur. En
présentant des faits propres à Auschwitz pour illustrer certains
points de l’histoire de Ravensbrück, les expositions laissent
penser que ces deux camps étaient semblables. Ainsi la spécificité
du camp d’Auschwitz, dans lequel mourut plus d’un million
de Juifs, est-elle diluée dans une comparaison impossible :
Ravensbrück et Auschwitz sont deux camps totalement différents
du point de vue de leur organisation et de leurs objectifs. Parler
d’Auschwitz, ce n’est pas intégrer le génocide juif à l’exposition
permanente et donc indirectement au discours historique estallemand ; parler d’Auschwitz, exemple universel de référence
de l’horreur des crimes nazis, c’est souligner de manière plus
forte l’atrocité qui existait dans les camps de concentration et
dont ont été victimes les opposants politiques, notamment les
« antifascistes ». Tout comme les prisonniers non politiques
(Témoins de Jéhovah, homosexuels, « asociales »), les victimes
juives sont oubliées. A aucun moment durant l’exposition, le
terme « juif » ou les expressions « extermination des Juifs »,
« Shoah » ou « Holocauste » n’apparaissent, pas même dans
un tableau récapitulatif des catégories de prisonnières.
Auschwitz et Birkenau ne sont évoqués qu’indirectement,
en légende. Ce fut d’ailleurs une caractéristique des pays
du bloc communiste, et de la Pologne en particulier, de
chercher à « déjudaïser » Auschwitz pour en faire une
catastrophe spécifiquement nationale, polonaise.
Laisser de côté les victimes juives de Ravensbrück, c’est
une manière de faire disparaître la Shoah de l’histoire.
Certes les prisonniers juifs n’étaient pas nombreux à
Ravensbrück, mais leur présence au camp puis leur
transport à partir d’octobre 1942 vers Auschwitz participa
de la politique d’extermination des Juifs par les nazis.
Dans les années 1980, les infléchissements de la politique
extérieure est-allemande vis-à-vis d’Israël, et l’impact
historiographique qui en découle (intégration progressive
du génocide juif), se reflètent dans la conception de
l’exposition mise en place à partir de 1984.
Toutefois, cette exposition ne présente que quelques
aspects de la politique nazie de persécution des Juifs
(boycott des magasins juifs, Pogrom de 1938). Elle ne
touche jamais l’extermination organisée et systématique
des Juifs. C’est là qu’en réside la lacune majeure.
Les politiques mémorielles
de l’Italie
Par Paola Bertilotti
Introduction
Il existe des « discordances entre la mémoire et l’histoire »
de l’antisémitisme fasciste [Matard-Bonucci 1998]. Jusqu’à
une période récente, l’Italie a largement bénéficié, dans
l’historiographie comme dans l’opinion, de l’image d’un pays
favorable aux juifs, qui aurait constitué une exception en
matière d’antisémitisme par rapport à ses voisins européens.
Notamment en France, où le souvenir des quelques mois
d’occupation italienne dans les départements du Sud-est
(novembre 1942-septembre 1943) a longtemps fait écran à
une analyse approfondie de cet antisémitisme à l’italienne.
Certes, lorsque le fascisme arrive au pouvoir en 1922, il n’est pas
officiellement antisémite. L’Italie dispose d’une forte tradition
d’antijudaïsme catholique, mais n’est pas marquée par la présence
d’un antisémitisme politique organisé. A partir de l’été 1938,
l’Italie fasciste a toutefois procédé à la mise en place extrêmement
rapide d’un antisémitisme d’Etat [Sarfatti 1994 ; Sarfatti 2000 ;
Matard-Bonucci 2007]. L’antisémitisme du fascisme n’a toutefois
pas au départ de visées génocidaires. Ainsi, l’Italie en guerre
adopte-t-elle une attitude apparemment « schizophrène » :
« persécutés dans la péninsule, les juifs sont protégés dans les
régions d’occupation italienne » l’Italie refusant de ‘livrer’ les
juifs présents dans ses zones d’occupation de Yougoslavie, de
Grèce et du Sud-est de la France [Matard-Bonucci, 2007, p. 392 ;
Rodogno, 2003]. Le 8 septembre 1943 marque cependant le début
de l’occupation allemande en Italie de même que la mise en place,
dans la Péninsule, d’une politique antisémite de type génocidaire,
avec la collaboration active de la République de Salo. Au total,
entre 1943 et 1945, 322 juifs sont assassinés sur le sol italien et
7.806 sont déportés – parmi eux seulement 837 rescapés. Seuls
6000 Juifs environ sont parvenus à fuir l’Italie pour se réfugier en
Suisse et près de 500 ont pu gagner les territoires du Sud de la
Péninsule aux mains des Alliés. Le bilan humain de la Shoah est
en Italie, en chiffres absolus, l’un des plus bas de toute l’Europe.
Il faut néanmoins garder à l’esprit les dimensions extrêmement
réduites de la communauté juive italienne d’avant-guerre. En 1945,
7.291 des 39.000 Juifs présents en 1943 dans les territoires sous
le contrôle de la République de Salo et de l’occupant allemand
– soit près de 19% d’entre eux – ont trouvé la mort. [Picciotto].
Cette période dite de la « persécution des vies » des juifs
[Sarfatti, 2000] s’est achevée avec la libération progressive du
territoire italien. La fin du second conflit mondial ne s’est toutefois
pas accompagnée, pour les victimes de la persécution, d’un
retour immédiat à la normale mais a ouvert un long processus
de réintégration et de réinsertion dans la société italienne,
entravé par les insuffisances de l’épuration et les réticences
de l’Etat à reconnaître les responsabilités italiennes dans la
mise en œuvre des politiques antisémites [Sarfatti 1998].
Abrogation de la législation antisémite,
restitutions et réparations : une action à
retardement ?
Le processus d’abrogation de la législation antisémite et de
l’attribution aux anciens persécutés d’indemnisations et de
réparations s’est ouvert en Italie en janvier 1944. Le décret n°
9 du 6 janvier 1944 stipulait « la réintégration dans leur poste
de travail des employés des administrations, des collectivités
territoriales et des entreprises à participation étatique licenciés
sous le fascisme pour des raisons politiques » (l’article 2 étendant
ces dispositions aux « persécutés raciaux »). De manière plus
explicite, le décret n° 25 du 20 janvier 1944 portait « réintégration
dans leurs droits civils et politiques des citoyens italiens ou
étrangers ayant été déclarés ou considérés de race juive ».
L’essentiel des mesures d’abrogation de la législation antisémite
a été adopté entre 1944 et 1947. L’Etat italien continue toutefois
de légiférer dans ce domaine. Ce n’est par exemple qu’en 1997
qu’a été adoptée une loi portant l’attribution aux Communautés
juives italiennes des biens spoliés pendant la persécution
n’ayant pas été restitués à leur légitime propriétaire (loi n°
233 du 18 juillet 1997). En 2003 encore, une loi était adoptée
pour permettre de retarder le départ à la retraite des anciens
persécutés qui en feraient la demande (loi n° 92 du 24 avril 2003).
La lenteur de ce processus témoigne des insuffisances de
la législation abrogative et réparatrice mise en place dans
l’immédiat après-guerre, mais également de la lenteur de la
prise de conscience des difficultés spécifiques aux victimes
de la persécution antisémite et de la profondeur des traces
laissées par la persécution – dont l’ampleur n’était pas
nécessairement prévisible dans l’immédiat après-guerre.
Les lenteurs de la mise en place de la législation dans
l’immédiat après-guerre (1944-1947)
Suite au débarquement allié en Sicile, Mussolini est déposé le 25
juillet 1943 et remplacé à la Présidence du Conseil par le maréchal
Pietro Badoglio. Cette révolution de palais, placée sous le sceau
de la continuité, ne s’accompagne pas d’une remise en cause de la
législation antisémite du fascisme [De Felice]. Pietro Badoglio luimême doit sa carrière au régime fasciste. Il en va de même pour la
majeure partie de son entourage. Ainsi, son ministre de la Justice,
Gaetano Azzariti, a-t-il occupé jusqu’en juillet 1943 les fonctions
de président du « tribunal de la race » [Sarfatti 2000]. Le Vatican,
de son côté, s’il fait pression sur le nouveau gouvernement pour
obtenir la levée des interdictions concernant les mariages mixtes,
se prononce en faveur du maintien d’une politique discriminatoire.
Après le 8 septembre 1943, dans le Nord et le Centre de l’Italie
occupés par l’Allemagne nazie, Mussolini donne naissance à
la République sociale italienne (RSI). Badoglio et le roi ont fui
dans le Sud de la Péninsule sous contrôle allié et sont placés à
la tête de ce qu’il est convenu d’appeler « le Royaume du Sud ».
Alors que le « long armistice », signé le 29 septembre 1943
avec les Alliés, engageait le Royaume du Sud à éliminer de la
législation italienne toute « discrimination de race, de couleur,
de religion et d’opinion politique » (art. 31), ce n’est qu’au mois
de janvier 1944, et sous la pression alliée, que le gouvernement
Badoglio promulgue les premiers décrets d’abrogation de la
législation antisémite. Le décret n° 25 du 20 janvier 1944 stipule
la « réintégration dans leurs droits civils et politiques » des
victimes de la persécution antisémite. La promulgation de normes
à caractère patrimonial est en revanche retardée [Toscano 1988]
Au mois de juin 1944, la libération de Rome et le remplacement
à la Présidence du Conseil de Badoglio par Ivanoe Bonomi –
un représentant de la classe politique préfasciste – accélère
le processus. Il faudra toutefois attendre le mois d’octobre
1944 pour que soit adopté le premier décret stipulant la
restitution des biens spoliés (décret 252 du 5 octobre 1944,
portant abrogation des mesures de confiscation prévues
par les décrets n°1728 du 17 novembre 1938 et n° 126
du 9 février 1939). Les spoliations mises en œuvre par la
République sociale italienne sont quant à elles annulées
plus d’un an après la Libération de l’ensemble du territoire
italien, par le décret n° 393 du 5 mai 1946 [Toscano 1988].
Malgré l’avènement, à partir de juin 1944, de gouvernements
issus de l’antifascisme, le processus d’abrogation de la législation
antisémite se caractérise, en Italie, par sa lenteur. La législation
promulguée se situe, en outre, très en-deçà de celle adoptée par
d’autres pays européens. Seuls les employés du secteur public
sont réintégrés dans leur poste de travail (décret n° 301 du 19
octobre 1944). La cession ou la vente à des tiers de biens spoliés
n’est pas automatiquement annulée – la législation italienne ne
remettant pas en cause la bonne foi de l’acquéreur (décret n° 393
du 5 mai 1946, art. 1). Enfin l’Etat est mis en droit de conditionner
la restitution des biens spoliés au versement par leurs légitimes
propriétaires de frais de gestion (décrets n°252 du 5 octobre
1944 et n° 393 du 5 mai 1946). L’administration en charge de
conseiller les gouvernements en place semble se soucier moins
des intérêts des victimes de la persécution antisémite que de
ceux des acquéreurs de biens spoliés. [Pavan 2004 ; D’Amico].
Dans le contexte chaotique de l’immédiat après-guerre,
la mise en œuvre de ces mesures de restitution n’a pas
été uniforme et a largement dépendu de la bonne volonté
des autorités locales [Commissione Anselmi ; Villa].
D’autre part, l’Etat italien n’accède pas à la demande de versement
de réparations formulée par les communautés juives. Aucune
loi ne reconnaît de statut spécifique ni de droit automatique à
indemnisation aux victimes de la persécution antisémite. Seule
la déportation ouvre le droit à l’obtention d’une aide financière ou
de pensions (décret n°113 du 13 avril 1944 portant assistance aux
familles des civils déportés ; décret n° 467 du 4 août 1945 portant
« extension des mesures en faveur des anciens combattants et
des morts de la guerre aux vétérans et aux familles des morts
de la guerre de libération » ; décret n°372 du 16 septembre
1946 portant « extension aux partisans combattants et aux
victimes des forces nazi-fascistes des dispositions en vigueur
en matière de pensions de guerre »). [Bertilotti 2009 (1), (2)]
Si l’on comprend aisément l’attitude de l’entourage d’un
Badoglio à l’égard des victimes de la persécution antisémite,
plusieurs facteurs peuvent permettre de rendre compte de
celle du personnel politique issu de l’antifascisme. L’Italie en
1944-1945 est dans une situation désastreuse tant au plan
économique qu’au plan administratif. Les gouvernements
successifs manquent de moyens pour venir en aide aux anciens
persécutés. Au regard des quelque 1.200.000 anciens prisonniers
de guerre italiens, les victimes de la persécution antisémite
manquent, en outre, de visibilité et ne représentent pas une
priorité politique (la communauté juive italienne compte moins
de 30.000 inscrits en 1945). Enfin, l’administration chargée
de conseiller les gouvernements et d’appliquer la législation
réparatrice a été largement épargnée par l’épuration et ne se
distingue pas par sa sensibilité au sort des anciens persécutés.
Les blocages des années de guerre froide (1948-1960)
Après mai 1947, la fin des gouvernements d’unité nationale
et l’exacerbation progressive, sur fond de guerre froide,
de l’affrontement entre partis de gauche et partis de
centre droit marquent un tournant dans la vie politique
italienne. Les communistes et les socialistes quittent le
gouvernement. La Démocratie chrétienne se maintient au
pouvoir en formant des gouvernements centristes.
Entre 1948 et 1960, les conflits de guerre froide sont à l’origine
d’une véritable « guerre de la mémoire » entre partis de gauche
et Démocratie chrétienne au pouvoir [Focardi]. L’identification
de la mémoire de l’antifascisme avec les partis de gauche –
et notamment avec le Parti communiste, tend à pousser les
gouvernements démocrates-chrétiens en place à mettre en
œuvre des politiques de type « anti-antifasciste ». C’est ainsi
qu’en 1953 est promulguée une loi d’initiative gouvernementale
relative à l’attribution de « pensions de retraites aux anciens
membres de la milice volontaire pour la sécurité nationale »
fasciste. Au même moment, un certain nombre d’anciens
résistants sont jugés par les tribunaux italiens pour « exercice
illégal de la violence » [Ponzani]. Seuls les partis de gauche
se mobilisent en faveur des anciens persécutés du fascisme.
Contrairement à ce qui se passe en France à la même
période, l’Italie n’adopte pas de statut des déportés. Seul type
d’indemnisation auquel peuvent prétendre les anciens déportés
et internés : les pensions prévues par la loi n° 648 du 10 août
1950 sur les pensions de guerre, qui prévoit le versement de
subsides dans les cas de mort ou d’invalidité consécutives à
« l’internement dans un pays étranger ou, quoi qu’il en soit, à
l’internement imposé par l’ennemi » (art. 10). Mais cette loi,
taillée au départ pour les militaires, fait dépendre le montant
des pensions du grade occupé dans l’armée. Les civils sont
ainsi assimilés, pêle-mêle, aux simples soldats (art. 27). La
loi ne fait en outre aucune place aux pathologies spécifiques
des déportés : maladies à retardement, invalidité dérivant
des « expériences médicales » nazies, etc. [Bertilotti 2009 (1),
(2)]. De là, les difficultés des rescapés et de leurs familles à
obtenir une pension dans l’Italie de l’après-guerre. [Fubini]
En 1955 est cependant promulguée une loi d’initiative communiste
portant « mesures en faveur des anciens persécutés politiques
antifascistes ou raciaux et de leurs ayants-droits », fruit
d’un difficile compromis entre partis de gauche et partis de
gouvernement (loi n° 96 du 10 mars 1955, dite « loi Terracini »,
du nom du sénateur communiste auteur de la proposition de loi).
Adoptée après de longs débats et de nombreux amendements
– le projet initial ayant été présenté au Sénat le 20 octobre
1953, cette loi a une portée principalement symbolique. Seuls
sont, en effet, admis au titre de la loi au versement d’une
pension annuelle les « citoyens italiens » présentant « un taux
d’incapacité de travail d’au moins 30 pour cent » (art. 1) et « se
trouvant en situation de besoin économique » (art. 3), « suite à
des persécutions d’ordre politique » ou « racial » « survenues
après le 28 octobre 1922 » et directement imputables « aux
agents de l’Etat italien, à des membres du parti fasciste ou
de formations militaires ou paramilitaires fascistes ». Si l’on
s’en tient à la lettre du décret, les déportés sont ainsi exclus
du bénéfice de la loi. La persécution antisémite du fascisme
n’ayant que très rarement abouti à l’exercice de la violence
physique, cette loi n’a eu, en pratique, qu’un effet limité.
Le tournant des années soixante
L’année 1960 représente une nouvelle césure, notamment
du fait de la répression sanglante orchestrée en juillet
1960 par le gouvernement du démocrate chrétien Tambroni
(bénéficiant du soutien sans participation de l’extrême
droite) de manifestations antifascistes. L’épisode accélère,
en effet, l’avènement de gouvernements de centre-gauche et
sonne le glas des politiques anti-antifascistes de la DC.
Dans ce nouveau contexte, une série de mesures sont adoptées
en faveur des anciens persécutés du régime. La loi n. 75 du 24
mars 1961 précise l’application de la loi de 1950 sur les pensions
de guerre dont elle étend explicitement le bénéfice aux déportés
et aux internés militaires qui, en pratique, n’étaient jusque là pas
parvenus à faire reconnaître par les commissions compétentes
leur droit à pension. Le 2 juin 1961, la République italienne
signe, en outre, avec la RFA un accord stipulant le versement
de réparations aux « citoyens italiens ayant été victimes de
mesures de persécution national socialistes » (accord ratifié par
le parlement italien par la loi n° 404 du 6 février 1963). Le décret
portant répartition des réparations allemandes est promulgué en
1963 (décret du Président de la République n° 2043 du 6 octobre
1963). De manière symptomatique, ce décret exclut du bénéfice
de la loi les internés militaires – dont les associations, proches
de la Démocratie chrétienne, étaient à l’honneur dans les années
cinquante – au profit des déportés – politiques et « raciaux »
confondus – auparavant soupçonnés de sympathies communistes.
Avec la signature de ces accords, la République italienne défend
les droits de ses citoyens persécutés par le nazisme, sans
toutefois reconnaître, ne serait-ce qu’au plan symbolique, les
responsabilités du fascisme en la matière [Focardi - Klinkhammer].
Evolutions récentes
Il faudra attendre le quarantième anniversaire de la législation
antisémite du fascisme pour que le bénéfice du titre « d’expersécuté racial » soit étendu à tous les citoyens italiens ayant
été définis de « race juive » par l’administration italienne (loi
n° 17 du 16 janvier 1978). Il s’agit là, toutefois d’une mesure
purement symbolique, n’ouvrant pas droit au versement de
réparations. Un nouveau pas est franchi en 1980, avec l’institution
d’une pension minimale de vieillesse, à la charge du budget
de l’Etat italien, « en faveur des anciens déportés des camps
d’extermination nazie (KZ) » (loi n° 791, du 18 novembre 1980).
Comme en France, c’est en revanche à une période beaucoup plus
récente qu’a été rouvert en Italie le dossier de la restitution des
biens spoliés – dans un contexte international marqué par la mise
en place de commissions d’enquêtes sur les spoliations et par
la réouverture des processus de restitution en Europe de l’Est.
Revenant sur les normes promulguées dans l’après-guerre – qui
prévoyaient un terme maximal de 10 ans pour la revendication
des biens spoliés, la loi n° 233 du 18 juillet 1997 a notamment
décidé de l’attribution aux Communautés juives des biens spoliés
n’ayant pas pu être restitués à leur légitimes propriétaires.
II. Commémorer la Shoah :
une reconnaissance récente
Les politiques de commémoration de l’Etat ont également
fortement évolué en fonction du contexte italien, marqué par
les enjeux de guerre froide et au rythme de la lente prise
de conscience de la spécificité du génocide, confondu dans
l’immédiat après-guerre avec l’ensemble des crimes du nazisme
et du fascisme – les deux régimes étant d’ailleurs désignés par
les Italiens par un seul et même vocable, le « nazi-fascisme »,
un terme flou tendant à dénationaliser le fascisme.
Les années de l’immédiat après-guerre : une mémoire
unitaire (1945-1947)
Dans les années de l’immédiat après-guerre, l’Etat n’organise
pas de cérémonie spécifique à la mémoire des victimes
des persécutions antisémites. Celles-ci sont en revanche
commémorées au cours de cérémonies unitaires. Dès mars
1945, dans Rome libérée, des cérémonies sont par exemple
organisées en présence des plus hautes autorités de l’Etat, à
l’occasion du premier anniversaire du massacre des Fosses
Ardéatines1. Mais l’identité juive de près du quart des victimes
du massacre n’est presque jamais mentionnée – si ce n’est par
les communautés juives elles-mêmes. Aux yeux du gouvernement
italien comme de la presse, les victimes du fascisme et du
nazisme tendent, en effet, à se confondre en un tout indistinct.
Le gouvernement italien envoie, en revanche, des représentants
aux principales cérémonies commémoratives organisées par les
communautés juives – c’est par exemple le cas en juillet 1947
lors de l’inauguration à Milan d’un « monument au sacrifice
juif ». Mais, comme le faisait remarquer en 1946 le président par
intérim de l’Union des communautés juives, Giuseppe Nathan,
les juifs italiens attendaient « que le Gouvernement se décide
enfin à prononcer un discours de reconnaissance et de réconfort
qui contribue à neutraliser les germes de haine largement
diffusés sous le fascisme ». Jamais, toutefois, dans l’immédiat
après-guerre, les responsabilités italiennes dans la persécution
1 Perpétré dans les environs de Rome, le 24 mars 1944 et au cours
duquel ont été fusillés 335 otages, dont 77 Juifs, en représailles à un
attentat commis le jour précédent par des partisans des Gruppi di azione
patriottica (GAP) et ayant coûté la vie à 33 soldats allemands [Portelli].
antisémite ne sont officiellement reconnues [Schwarz ; Bertilotti
2009 (1)]. L’on assiste au contraire à la mise en place de ce qu’il
est convenu d’appeler le « mythe du bon italien » [Bidussa]
La mémoire de la déportation : une contre-mémoire (19481960)
Avec les débuts de la guerre froide, la Démocratie chrétienne
au pouvoir hésite, par anticommunisme, entre une hostilité de
principe à la mémoire de la lutte antifasciste et une tentative de
récupérer une partie de cet héritage à son compte – notamment
par le biais de la célébration de la mémoire des « martyrs »
de la guerre. Les gouvernements en place mettent à l’honneur
les anciens combattants, les anciens internés militaires et les
victimes de bombardements et de massacres dont les associations
sont dominées par les catholiques, mais dont l’expérience n’est
pas directement liée à l’antifascisme et à la résistance. Les
associations d’anciens partisans et d’anciens persécutés du régime
sont en revanche traitées avec la plus grande méfiance, du fait de
leur proximité – réelle ou supposée – avec les partis de gauche.
Dans le courant des années cinquante, les commémorations
officielles organisées par l’Etat italien sont ainsi essentiellement
militaires et catholiques. Le gouvernement interdit en revanche
la tenue d’un certain nombre de manifestations (rassemblements,
pèlerinages dans les anciens camps de concentration) organisées
par des associations d’antifascistes, de résistants et de déportés.
L’expérience spécifique des victimes de la persécution antisémite
trouve difficilement sa place dans la mémoire catholique et
« ancienne combattante » promue par l’Etat italien. Les seules
commémorations promues par l’Union des communautés
juives italiennes et officiellement soutenues par l’Etat sont
des cérémonies organisées en 1955-1956 à la mémoire du
sauvetage des juifs d’Italie par leurs concitoyens non-juifs.
Les associations d’anciens déportés et d’anciens persécutés
du régime défendent en revanche une mémoire unitaire –
potentiellement ouverte à l’ensemble des victimes « des
fascismes ». Le thème de la déportation acquiert ainsi peu à
peu une visibilité inédite en Italie, mais relève d’une « contremémoire » en contraste avec la mémoire officielle portée par
l’Etat. C’est dans ce cadre que le public italien « redécouvre »
l’histoire du génocide et de la déportation juive. A titre d’exemple
: en 1959, l’Association nationale des anciens déportés politiques
(l’ANED) organise à Turin une conférence autour de Primo Levi en
présence d’un public nombreux. Dans le discours des associations,
la spécificité juive tend cependant à se perdre – le génocide étant
généralement confondu avec la déportation politique. Du fait de
l’investissement des partis de gauche dans le monde associatif,
la mémoire de la déportation est en outre une mémoire politisée
et largement exploitée politiquement – contre la création de
la CECA, contre la politique menée par le bloc occidental.
A titre individuel, un certain nombre d’anciens déportés juifs
– Primo Levi en tête – adhèrent aux associations d’anciens
déportés et d’anciens persécutés du régime. La communauté juive
organisée collabore régulièrement avec ces associations, non sans
éprouver une forme de méfiance contre ce qu’elle perçoit comme
un risque de récupération politique et de dilution de la mémoire
juive dans la mémoire antifasciste. [Bertilotti 2009 (1), (2)]
De l’officialisation de la mémoire de la déportation à
l’avènement d’une mémoire de la Shoah (1960-2001)
En matière de commémorations comme de réparations, les
politiques menées par l’Etat italien connaissent de profondes
évolutions après la chute du gouvernement Tambroni en 1960
et l’avènement de gouvernements de centre gauche. Une
évolution qu’accentue l’élection du social-démocrate Saragat
à la présidence de la République en 1964. Les gouvernements
italiens ne s’opposent plus à la tenue de cérémonies à la
mémoire des déportés et des persécutés du régime. Bien
au contraire : l’Etat organise les célébrations du vingtième
anniversaire de la Résistance (1963-65) en collaboration avec
le monde associatif. La mémoire de la déportation cesse d’être
une contre-mémoire pour devenir une mémoire officielle.
Cette évolution n’implique toutefois pas l’émergence d’une
mémoire spécifique du génocide juif, ni d’ailleurs une remise
en cause du « mythe du bon italien ». Malgré la tenue en 1961
du procès Eichmann, qui a reçu en Italie comme ailleurs un
écho très important dans la presse et dans l’opinion, ce que l’on
appelle alors lo sterminio (l’extermination) des juifs continue
d’être commémoré au cours de cérémonies plus largement
consacrées à la déportation ou aux victimes du « nazifascisme ».
Le procès Eichmann a, d’autre part, contribué à fixer, dans
l’opinion internationale, l’image d’une Italie « quasiment
immunis[ée] contre l’antisémitisme » – pour reprendre le jugement
exprimée par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem. Sur la
base d’une documentation concernant essentiellement l’occupation
italienne dans le Sud-est de la France, l’accusation n’a eu, en effet,
de cesse, concernant l’Italie, d’insister sur l’opposition supposée
de l’ensemble de l’administration et du peuple italiens à toute
forme de politique antisémite d’autant que la documentation
attestant les résistances italiennes révélait également le zèle et
l’acharnement génocidaire de l’accusé. Les gouvernements italiens
des années soixante ne remettent naturellement pas en cause cette
interprétation de l’histoire. A la même période, il s’avère également
impossible, en Italie, d’interroger les « silences du Vatican » face
au génocide. Une représentation du Vicaire de Rolf Hochhuth est
ainsi interdite à Rome en février 1965 [Bertilotti 2009 (1), (2)].
La situation reste globalement inchangée jusqu’à la fin
des années quatre-vingts. Le « mythe du bon italien » ne
commence à être officiellement remis en cause qu’à l’occasion
du cinquantième anniversaire de la campagne antisémite de
1938, avec l’organisation au Sénat d’un colloque consacré à
la réintégration des juifs dans la société italienne après 1945
[Toscano 1988] et à la Chambre des députés – à l’initiative de la
députée communiste présidente de la Chambre Nilde Iotti – d’un
colloque consacré aux législations antisémites mises en place par
le fascisme et par les autres pays européens à la même période.
D’autre part, jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, la
mémoire du génocide continue, dans le discours officiel, d’être
éclipsée par celle de la déportation politique. De manière
emblématique, le pavillon italien du musée d’Auschwitz, inauguré
en 1980, fait l’impasse sur le génocide – le texte introductif,
adressé « au visiteur », bien que de la main de Primo Levi,
opère une identification entre déportation et résistance. Cette
mémoire unitaire de la déportation vole en éclats à la fin des
années quatre-vingts, pour des raisons tenant tout à la fois à la
situation internationale – et à l’émergence dans les autres pays
occidentaux d’une mémoire spécifique de la Shoah – et au contexte
italien – marqué, après 1989, par la disparition du PCI et la crise
de la narration antifasciste dont il était porteur, mais également
par la montée des extrêmes et du racisme [Bertilotti 2009 (2)].
La mémoire de la déportation politique cède ainsi progressivement
le pas à la mémoire du génocide [Clifford]. Cette évolution
s’est officialisée et accélérée après la promulgation de la loi n°
211, du 20 juillet 2000 portant « instauration d’un ‘Jour de la
Mémoire’ en souvenir de l’extermination et des persécutions
subies par le peuple juif et des déportés militaires et politiques
italiens dans les camps nazis » fixé au 27 janvier –date
anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz [Gordon].
La Shoah est désormais officiellement commémorée par l’Etat
italien, sans toutefois que cette évolution n’ait toujours été
accompagnée d’une mise en perspective des responsabilités
italiennes dans la persécution. Le Président de la République
Carlo Azeglio Ciampi, célébrait ainsi dans un discours
prononcé en octobre 2001 toutes les « victimes » de la guerre
– au rang desquelles le Président faisait également figurer les
jeunes gens s’étant engagés dans les milices de la République
sociale italienne, désignés pour l’occasion sous le sobriquet
affectueux de « ragazzi di Salo », « les gars de Salo ».
III. Savoir et punir :
de l’ « épuration manquée »
aux récentes commissions
d’enquête.
Si le processus d’abrogation de la législation antisémite se
caractérise, en Italie, par sa lenteur, l’épuration se distingue en
revanche par sa rapidité. Les premiers décrets portant « sanction
contre le fascisme » sont promulgués en Italie entre les mois
de mai et de juillet 1944. L’Italie est cependant le premier pays
d’Europe occidentale à procéder à une amnistie, par le décret du
22 juin 1946, dit « amnistie Togliatti » – le premier secrétaire du
Parti communiste étant alors Garde des Sceaux [Franzinelli 2006].
Les procès à l’encontre des criminels nazis ayant opéré dans la
Péninsule s’ouvrent en revanche plus tardivement – tout d’abord
devant les tribunaux militaires britanniques en 1946-1947,
puis devant les tribunaux militaires italiens en 1947-1951. Au
regard du cas français, ils sont cependant très peu nombreux
(18 en tout, contre plusieurs centaines en France) et les peines
infligées peu sévères (en France 50 des criminels condamnés
à mort ont été exécutés, aucun en Italie) [Focardi 2006].
Dix ans après la France, l’Italie a connu, dans les années
quatre-vingt-dix, une réouverture tardive des procès contre les
criminels de guerre nazis. Ces procès n’ont toutefois pas conduit
à une reprise des poursuites judiciaires contre les criminels
fascistes en général – et les responsables italiens du génocide en
particulier [Focardi 2006]. La reconnaissance des responsabilités
du fascisme s’est opérée davantage à un niveau collectif (avec
l’instauration de commissions d’enquête gouvernementales
sur les persécutions antisémites) qu’à un niveau individuel.
Entre silence, clémence et occultation. L’Italie de l’immédiat
après-guerre et les responsables du génocide.
Lors de la révolution de palais qui a conduit à la destitution
de Mussolini, le 25 juillet 1943, le roi Victor Emmanuel III se
désolidarise in extremis du régime fasciste afin de sauver la
monarchie, et implicitement l’armée, de la défaite militaire. Le
passage du fascisme au « post-fascisme » se fait ainsi sous le sceau
de la continuité. Le gouvernement Badoglio ne procède pas à une
épuration de l’administration et du personnel politique à l’été 1943.
En souscrivant, à Cassibile, le 3 septembre 1943, à un « armistice
court » avec les Alliés, la Monarchie italienne s’engage toutefois à
procéder à une épuration (art. 12), des dispositions que confirme
le « long armistice », signé le 29 septembre 1943 à Malte. Dans
ce domaine, comme dans celui de l’abrogation de la législation
antisémite, il faut toutefois attendre l’installation du gouvernement
italien à Rome et le remplacement, à la présidence du conseil,
du maréchal Badoglio par Ivanoe Bonomi pour l’adoption du
principal décret fixant les modalités de l’épuration (décret n° 159
du 27 juillet 1944 portant « sanctions contre le fascisme »).
Pendant ce temps, les autorités alliées se chargent, au fur
et à mesure de leur avancée dans la Péninsule, de mener à
bien une première épuration de l’administration et d’écarter
du pouvoir les personnalités les plus compromises avec
le fascisme. Côté allié, la crainte de désordres l’emporte
toutefois sur la volonté de renouveler en profondeur le
personnel administratif et politique en place. [Woller]
A partir de l’été 1944, les autorités italiennes prennent le relai.
Le décret n° 159 du 27 juillet 1944 prévoit de sanctionner
devant une Haute cour de justice les instigateurs du coup d’Etat
d’octobre 1922, les individus « ayant concouru de manière
notable », à compter de cette date, « à maintenir en vie le
régime fasciste » (art. 3) ou « ayant, après le 8 septembre 1943,
manqué au devoir de loyauté et de défense militaire de l’Etat
en se rendant coupable d’intelligence, de correspondance ou
de collaboration avec l’envahisseur allemand et en lui prêtant
assistance ou main forte » (art. 5). Un Haut commissariat pour
les sanctions contre le fascisme est chargé de l’instruction
des dossiers. D’emblée, les sanctions à l’encontre du fascisme
monarchique (1922-1943) s’annoncent moins sévères que celles
à l’encontre du fascisme républicain (1943-1945). Le Royaume
du Sud représentera ainsi le principal vecteur de continuité
entre le fascisme et la période postfasciste. Le législateur n’a
en outre pas jugé nécessaire d’introduire de nouveaux chefs
d’inculpation et de nouvelles catégories juridiques pour juger
des crimes commis par la République sociale, sanctionnés
en tant qu’actes de collaboration et atteinte aux intérêts
fondamentaux de la nation au titre des articles 51, 54 et 58
du code pénal militaire de guerre. [Woller ; Franzinelli 2006 ;
Pavone 1995] C’est dans ce cadre que se déroulera l’épuration
des responsables de la campagne antisémite du fascisme.
Pendant ce temps, le Nord de l’Italie est en proie à une
véritable guerre civile entre le fascisme républicain et les
forces de la résistance [Pavone 1991]. Dans ce contexte, le
Comité de Libération Nationale de la Haute Italie (CLNAI)
commence dès l’été 1944 à réfléchir aux formes qu’il entend
donner à l’épuration dans l’après-guerre. Le gouvernement
de Rome imposera toutefois un cadre légal en deçà des
solutions envisagées par les acteurs de la résistance.
A la Libération, l’épuration ne se fait toutefois pas uniquement
dans un cadre légal. Au printemps 1945, les règlements de compte
se multiplient, notamment dans le Centre et le Nord, dans un
contexte de vacance du pouvoir. « L’épuration ‘sauvage’ [est]
un phénomène de masse », d’une plus grande ampleur en Italie
que dans les autres pays d’Europe occidentale, puisqu’elle se
poursuit de manière intense jusqu’à la fin de l’année 1945, puis de
manière plus sporadique jusqu’en 1947-1948 [Woller]. On estime
qu’elle a fait au total près de 12.000 morts. Cet état de fait a
influé sur le déroulement de l’épuration légale, les gouvernements
successifs s’efforçant de canaliser cette fièvre épuratrice.
La violence vengeresse de l’épuration « sauvage » et les
jugements sommaires des tribunaux populaires cèdent ainsi
la place à une amnistie aussi large que généreuse (décret
n° 4, du 22 juin 1946) qui est bientôt complétée par de
nouvelles remises de peine (notamment le décret n° 922 du 19
décembre 1953, n. 922) [Franzinelli 2006]. Quelques chiffres
permettent de matérialiser cette inversion de tendance : en
Italie, 43.000 personnes ont fait l’objet de poursuites pour
collaborationnisme, 23.000 affaires ont été classées sans
suite, 14.000 accusés ont obtenu une relaxe tandis que seuls
5928 ont été condamnés à des peines de prison ferme. En
décembre 1952, il ne reste plus dans les prisons italiennes que
266 personnes accusées de collaborationnisme [Woller].
C’est le cadre qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre
le déroulement de l’épuration des responsables de la
persécution antisémite. Les principaux promoteurs de la
campagne antisémite de 1938 – notamment les signataires
du « Manifeste de la race » – sont absous par les tribunaux
d’épuration en 1946-47 (ils ne sont pas reconnus coupables
d’avoir « concouru de manière notable » « à maintenir en vie le
régime fasciste »). [Franzinelli 2006, Dell’Era in Flores et al.]
En ce qui concerne la persécution mise en œuvre par la RSI,
la dimension antijuive de leurs crimes n’est pas toujours
signalée au cours des procès (c’est la dimension antipartisane de leur action qui est le plus souvent soulignée).
Les fonctionnaires ayant agi conformément aux ordres qui
leur avaient été impartis sont généralement absous. Les
délateurs font l’objet de poursuites, mais bénéficient pour
la plupart d’un non-lieu pour insuffisance de preuves ou de
remises de peines importantes suite aux différentes mesures
d’amnistie. [Galimi et Flores in Flores et al. ; Bertilotti 2010]
Concernant les crimes de guerre commis par l’occupant allemand
dans la Péninsule, l’Italie revendique dès la Libération, le
droit de juger elle-même les responsables, en référence à la
« Déclaration sur les atrocités » adoptée à la Conférence de
Moscou du 30 octobre 1943 (http://avalon.law.yale.edu/wwii/
moscow.asp). Les Alliés n’accèdent toutefois pas immédiatement
à cette demande. Malgré la co-belligérance italienne – le
gouvernement du Royaume du Sud ayant déclaré la guerre aux
forces de l’Axe le 13 octobre 1943, le « long armistice » signé le 29
septembre 1943 confère à l’Italie le statut de puissance vaincue
et prévoit le déferrement des criminels de guerre italiens aux
tribunaux alliés. Dans ce contexte, les Alliés décident de juger
eux-mêmes les officiers supérieurs allemands s’étant rendus
responsables de crimes de guerre en Italie et de ne laisser l’Italie
s’occuper directement que des subalternes. [Focardi 2006].
Des procès s’ouvrent ainsi à partir de novembre 1946 devant
des tribunaux militaires britanniques sur la base d’enquêtes
menées en 1945. Les prévenus sont jugés en vertu du code
militaire anglais – et sans qu’il soit fait référence aux innovations
juridiques introduites lors du procès de Nuremberg [Focardi
2006, Galimi et Flores in Flores et al. ]. Un premier procès, à
l’encontre de deux des principaux responsables du massacre des
Ardéatines – les généraux Mältzer et von Mackensen – se déroule
à Rome en novembre 1946 et aboutit à la condamnation à mort
des deux accusés. De février à mai 1947 se tient à Venise un
procès à l’encontre du Generalfeldmarschall Kesselring, mis en
cause pour ses responsabilités dans le massacre des Ardéatines
et dans la répression anti-partisane, qui aboutit également à une
condamnation à mort. Suivent trois autres procès, à l’encontre de
deux commandants et un général impliqués dans les massacres
de civils ayant accompagné la retraite allemande [Focardi
2006]. Au cours des procès des responsables du massacre
des Ardéatines, l’accusation passe sous silence l’identité des
victimes et la dimension antijuive des crimes commis par les
accusés passe inaperçue. C’est une vision totalisante des crimes
du nazisme qui l’emporte [Galimi et Flores in Flores et al.].
Aucune des condamnations à mort prononcées par les tribunaux
militaires britanniques n’a été exécutée. En juin 1947 Kesselring,
Mältzer et von Mackensen voient leur peine commuée en détention
à perpétuité. Mältzer mourra en détention, mais Kesselring
et von Mackensen sont remis en liberté dès 1952. Le début de
la guerre froide et la mise en place par la Grande Bretagne
d’une politique visant à favoriser un redressement rapide de
l’Allemagne ont incité les autorités britanniques à mettre un
terme aux procès contre les criminels nazis. [Focardi 2006]
A partir de 1947, la justice italienne prend le relai. Le parquet
militaire de Rome instruit plus de 2200 dossiers à l’encontre de
criminels de guerre nazis. Mais d’après des données émanant
du Ministère italien des Affaires Etrangères et citées par
Filippo Focardi, seuls dix procès ont effectivement lieu devant
les tribunaux militaires italiens entre 1947 et 1951 – Focardi
parle à ce propos de « véritable anomalie italienne » : « alors
que l’Italie a été l’un des pays d’Europe occidentale qui a
davantage subi les effets de la violence sanguinaire des forces
d’occupation nazie, l’on ne compte qu’un nombre dérisoire de
procès ». Les gouvernements italiens souhaitent, de fait, éviter
de multiplier les demandes d’extradition afin d’éviter un « effet
boomerang » et la multiplication dans les autres pays européens
de procédures à l’encontre de criminels de guerre italiens –
notamment dans les Balkans. Le contexte de guerre froide et la
mise en place, dès la création de la RFA en 1949, de relations
diplomatiques étroites entre l’Allemagne d’Adenauer et l’Italie
du démocrate-chrétien Alcide De Gasperi favorisent également
la fin des poursuites à l’encontre des criminels nazis [Focardi
2006]. La justice militaire a ainsi préféré classer sans suite
les poursuites qui avaient été engagées contre des criminels
de guerre allemands et italiens. Dans les années quatre-vingtdix, le procureur Antonino Intelisano a découvert au siège du
Parquet militaire de Rome, à l’occasion d’une enquête menée
dans le cadre de la réouverture du procès des Ardéatines, ce
qu’il est désormais convenu d’appeler le « placard de la honte »
– un placard scellé contenant 695 dossiers classés sans suite
[Franzinelli 2002 ; Commissione parlamentare di inchiesta sulle
cause dell’occultamento di fascicoli relativi a crimini nazifascisti].
Parmi les procès ayant eu lieu devant les tribunaux militaires
italiens, un seul concerne des responsables allemands ayant
pris part à la persécution antisémite – le procès contre Kappler
et cinq autres militaires allemands impliqués dans le massacre
des Ardéatines, qui se tient à Rome entre le 3 mai et le 20
juillet 1948. C’est l’un des seuls procès de l’immédiat aprèsguerre où l’accusation ait pris en compte la participation
des accusés à la persécution antisémite – parmi les faits
imputés : les cinquante kilogrammes d’or réclamés par les
autorités allemandes d’occupation à la communauté juive
romaine, la rafle du 16 octobre 1943, la déportation de plus
de 1000 juifs romains. [Galimi et Flores in Flores et al.].
Kappler est condamné à la prison à perpétuité. De tous les
criminels allemands condamnés par les tribunaux italiens dans
l’immédiat après-guerre, il est – avec Reder, impliqué dans le
massacre de Marzabotto – l’un des seuls à ne pas bénéficier de
remises de peine. Passé 1951, Reder et Kappler sont en effet les
deux seuls à être encore détenus dans les prisons italiennes.
Tous les autres ont été libérés à la suite d’accords secrets passés
entre les gouvernements italien et allemand et sous l’effet des
pressions exercées par le Vatican. Il eût été difficile de faire
passer inaperçu et de faire admettre de l’opinion italienne la
libération de deux des responsables des massacres les plus
sanglants commis par les forces d’occupation allemandes
dans la Péninsule – Marzabotto et les Fosses Ardéatines, et
c’est sans doute ce qui explique leur maintien en détention.
Kappler s’enfuit toutefois de la prison de Rome où il était
détenu en 1977, Reder est gracié en 1985. [Focardi 2006].
Au total, la justice italienne s’est montrée clémente, dans
l’immédiat après-guerre, à l’égard des responsables de la
persécution antisémite. La dimension antisémite des crimes
commis par les accusés n’ayant pas toujours été mise en
exergue, les quelques procès qui ont eu lieu n’ont, d’autre
part, pas été l’occasion d’une prise de conscience collective
du déroulement et des effets de la persécution. Les procès de
l’immédiat après-guerre n’ont pas non plus permis de dévoiler
l’ampleur des responsabilités italiennes dans la mise en œuvre
de la campagne antisémite. Les principaux responsables
politiques et administratifs de la persécution ont été épargnés
par l’épuration. La justice s’est principalement occupée des
« seconds couteaux » – notamment des délateurs – toutefois
rapidement remis en liberté grâce aux lois d’amnistie.
Dans l’immédiat après-guerre, la justice n’a donc mis au jour que
de manière marginale les responsabilités individuelles des Italiens
dans la persécution antisémite. Sur un plan plus général, l’attitude
du personnel politique et de l’administration italienne a, en outre,
contribué à occulter les responsabilités du régime fasciste. Ainsi,
c’est un haut fonctionnaire déjà en poste sous le régime – Luigi
Vidau – qui se trouve chargé de la rédaction d’un rapport « sur
l’action mise en œuvre par le Ministère des affaires étrangères
entre 1938 et 1943 pour la protection des communautés juives »
– un rapport dont le titre suffit à révéler la teneur [Schwarz].
Sollicité en ce sens par le Ministère des Affaires Etrangères
interrogé sur les persécutions antisémites du fascisme par la
presse internationale, le Ministère de l’Intérieur exige, pour sa
part, en septembre 1945, des préfectures des rapports montrant
que « les initiatives italiennes en matière de race non seulement
n’étaient pas spontanées, mais qu’elles ne furent effectivement
appliquées qu’à partir du moment où l’envahisseur allemand prit
le contrôle direct de leur application » [Villa, Bertilotti 2009 (1)].
Ce faisant, l’administration italienne qui a été largement épargnée
par l’épuration cherche tout naturellement à se couvrir. Le
personnel politique, pour sa part, bien que majoritairement issu en
1945-1947 des rangs de l’antifascisme, est engagé dans l’immédiat
après-guerre dans de difficiles négociations de paix : il tend
de ce fait à dédouaner l’Italie de toute forme de responsabilité
dans la persécution antisémite afin de ne pas compromettre
les positions italiennes lors de la signature des traités.
La reprise tardive des procès et l’ouverture de commissions
d’enquête
Passé l’immédiat après-guerre, les procès à l’encontre des
responsables du génocide se déroulent principalement hors
d’Italie. La communauté juive italienne suit évidemment de
près le procès Eichmann. Le Centre de documentation juive
contemporaine de Milan (CDEC) rassemble également un nombre
important de témoignages et de documents pour le procès à
l’encontre de Friedrich Boßhammer, ancien Sturmbannführer
de la SS et Judenreferent – c’est-à-dire responsable du bureau
des affaires juives (IVB4) – pour l’Italie, dont le procès s’ouvre
à Berlin en novembre 1971 [Galimi et Flores in Flores et al.].
En avril 1976 s’ouvre toutefois à Trieste le procès de la Risiera
di San Sabba – qui avait servi de camp de transit pour les juifs
arrêtés dans la région de Trieste et de camp de concentration
pour les « politiques ». La plupart des responsables identifiés
sont toutefois décédés et les accords en vigueur entre l’Italie et
l’Allemagne ne permettent pas l’extradition du seul accusé encore
en vie – l’ancien commandant du camp et l’Obersturmführer
de la SS, Joseph Oberhauser. Ce dernier est condamné par
contumace à la perpétuité mais ne purgera jamais sa peine – il
décède en Allemagne en 1979 [Scalpelli]. D’autre part, d’après
Marcello Flores et Valeria Galimi, ce procès n’a été l’occasion ni
d’une prise de conscience de la spécificité de la Shoah ni d’une
révélation de l’ampleur de la collaboration de la République sociale
italienne avec l’occupant nazi [Galimi et Flores in Flores et al.].
Contrairement à ce qui s’est passé en France, l’on n’assiste
pas dans l’Italie des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix,
à une véritable reprise des procès contre les responsables du
génocide. La procédure judiciaire engagée entre 1996 et 1998 à
l’encontre de l’ancien Hauptsturmführer de la SS Erich Priebke
fait ainsi figure d’exception. La justice italienne avait émis dès
1946 un mandat d’arrêt à l’encontre de Erich Priebke, mis en
cause dans le massacre des Ardéatines. Retrouvé en Argentine
en 1994 sur indication du centre Simon Wiesenthal, Priebke est
extradé vers l’Italie en 1995. Acquitté en août 1996 par le tribunal
militaire de Rome en raison de « circonstances atténuantes »,
Priebke est condamné après cassation du verdict en juillet 1997
à quinze ans de réclusion par le tribunal militaire de Rebbibia,
puis nouvellement condamné en appel en mars 1998 à la prison à
perpétuité (http://www.difesa.it/GiustiziaMilitare/RassegnaGM/
Processi/Priebke+Erich/). Aux yeux de l’historienne Marie-Anne
Matard-Bonucci, il s’agit toutefois d’une « tentative inaboutie
sur le terrain de la remémoration collective » [Matard-Bonucci,
1998]. Sur le plan de l’analyse des politiques mises en œuvre par
l’occupant nazi tout d’abord. Il est, en effet, à noter que le chef
d’accusation de génocide, retenu par la justice argentine pour
justifier l’extradition, n’a en revanche pas été pris en compte par
la justice italienne en vertu du principe de non rétroactivité de
la loi. Sur le plan de la prise de conscience des responsabilités
italiennes d’autre part. Alors que Priebke assumait les fonctions
d’officier de liaison entre autorités allemandes et autorités
italiennes, la question des implications italiennes dans la mise en
œuvre du massacre reste en marge du procès. Plus largement,
contrairement à ce qui s’était passé en France après le procès
Barbie, qui a été suivi de près par des procédures à l’encontre
des responsables français du génocide, la justice italienne n’a
pas rouvert de procédures à l’encontre d’anciens fonctionnaires
ou miliciens de la RSI [Galimi et Flores in Flores et al.].
Ce n’est pas, en effet, sur le terrain judiciaire que l’Italie
des années quatre-vingt-dix a accepté de reconnaître les
responsabilités du fascisme dans la persécution antisémite.
Un certain nombre de commissions d’enquête ont, en
revanche, vu le jour, qui ont permis de mettre en lumière la
nature des politiques de persécution du fascisme et l’ampleur
de la collaboration du régime avec l’Allemagne nazie.
Ainsi, une « Commission pour la reconstruction des épisodes
ayant caractérisé en Italie les activités d’organismes publics et
privés visant à l’acquisition des biens des citoyens juifs » a-t-elle
été mise en place par un décret de la Présidence du conseil des
ministres du 1er décembre 1998. Cette commission, présidée par
l’ancienne ministre et députée Tina Anselmi et mieux connue sous
le nom de « Commission Anselmi » a été l’équivalent italien de
la « mission Mattéoli » française. Ses travaux ont non seulement
permis une première reconstruction historique des spoliations,
mais encore une première analyse du processus de réinsertion
des anciens persécutés dans la société italienne et de restitution
des postes de travail et des biens spoliés [Commissione Anselmi].
En novembre 2002, une nouvelle Commission a été mise en
place par le gouvernement italien pour tenter de retrouver
les bibliothèques du séminaire rabbinique de Rome et de
la Communauté juive romaine prélevées par l’occupant
allemand entre octobre et décembre 1943. La commission a
rendu son rapport final en février 2009. Ses travaux se sont
toutefois conclus sur un constat d’échec – dans la mesure
où les ouvrages recherchés n’ont pas pu être retrouvés
[Commissione per il recupero del patrimonio bibliografico
della Comunità ebraica di Roma, razziato nel 1943].
On le voit, ces commissions d’enquête ont toutefois porté sur
la dimension matérielle de la persécution. Aucune commission
d’enquête nationale n’a été chargée d’évaluer les responsabilités
proprement italiennes dans les arrestations et les déportations
des années 1943-1945. Ce sont principalement les recherches
menées au Centre de documentation juive contemporaine de Milan
(CDEC) qui ont permis de faire la lumière sur ce point [Picciotto].
Bibliographie essentielle
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hanno caratterizzato in Italia le attività di acquisizione
dei beni dei cittadini ebrei da parte di organismi
pubblici e privati [dite Commissione Anselmi], Rapporto
generale, Rome, Presidenza del Consiglio dei ministri/
Dipartimento per l’informazione e l’editoria, 2001.
Commissione per il recupero del patrimonio bibliografico
della Comunità ebraica di Roma, razziato nel 1943, Rapporto
finale, consultable sur Internet à l’adresse suivante:
http://www.governo.it/Presidenza/USRI/confessioni/
rapporto/rapporto_finale_attivita_Commissione2.pdf
Parlamento italiano, Commissione parlamentare di inchiesta sulle
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http://www.camera.it/_bicamerali/nochiosco.
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à nos jours. Droit, politiques de la mémoire et mémoires
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Paris, CNRS Editions, 2009, p. 377-402. (2009,2)
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Mémoire du génocide et
politique en République
d’Arménie
Par Claire Mouradian
De l’hommage aux morts à la
commémoration ritualisée de la « Grande
Catastrophe
Les Arméniens de l’Empire russe, observateurs
« privilégiés » du génocide
Dès décembre 1914, et surtout à partir du printemps de 1915,
face à l’afflux au Caucase de quelques 300 000 réfugiés des
provinces arméniennes de l’Empire ottoman frontalières,
les dirigeants politiques et la population de l’Arménie russe,
base territoriale de l’Etat actuel, sont très tôt informés des
déportations et des massacres et se mobilisent massivement
pour venir en aide aux rescapés. Des comités de secours se
constituent à Erévan et surtout dans les centres urbains de
l’Empire russe où sont regroupées les couches aisées et les élites
intellectuelles et politiques : Tiflis, Bakou, Nor Nakhitchevan
près de Rostov-sur-le-Don, Moscou, Saint- Petersbourg.
Le 24 mai 1915, par une déclaration commune solennelle, la
Russie tsariste s’est d’ailleurs associée à ses alliés de l’Entente, la
France et la Grande-Bretagne, pour faire «savoir publiquement à
la Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables les
membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents
qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres», des
massacres déjà désignés comme des «crimes contre l’humanité
et la civilisation» ou des «crimes de lèse-humanité». Cette même
année, une médaille commémorative, sans doute la première du
genre, est frappée en Russie. Elle porte l’inscription : «Russes
et Arméniens unis dans l’épreuve». Le produit de sa vente est
destiné à aider les réfugiés dont on fait connaître le sort au cours
de conférences et de soirées dans les centres communautaires.
On y projette des reportages de guerre russes sur le front du
Caucase. Certaines de leurs images seront reprises, dès 1915, dans
des premiers films documentaires ou de fiction comme Ariounod
Arevelk (Orient sanglant) de A. Arkadov (Moscou) et Krderi ltzi
dak (sous le joug des Kurdes) de A. Minervine (Ekaterinodar).
Ce n’est cependant qu’en 1916, avec l’avance de l’armée russe
en Anatolie orientale, à travers villes et villages dévastés et
déserts, que les Arméniens du Caucase prennent réellement la
mesure de l’ampleur de la catastrophe, également confirmée
par les premiers témoignages publiés en Occident dès 1915. En
1919, la traduction russe du témoignage de H. Barby est publiée
à Tiflis, tandis que paraissent à Constantinople des traductions
arméniennes de Morgenthau, Lepsius, Bryce, Pinon. La perception
des événements se fait néanmoins au travers du prisme de la
guerre, premier conflit mondial où l’hécatombe a atteint un
degré sans précédent sur tous les fronts. On espère que la paix
signifiera un retour à la «normale» et le retour des réfugiés dans
leurs foyers. C’est l’un des thèmes à l’ordre du jour de l’Assemblée
arménienne qui réunit à Petrograd, en mai 1916, les organisations
nationales de l’Empire russe. L’éclatement de l’empire tsariste
consécutif aux défaites et révolutions de 1917 plonge bientôt les
Arméniens orientaux, comme l’ensemble du Caucase dans une
autre tourmente. L’offensive de l’armée ottomane profitant du
vide laissé par le départ des troupes russes pour marcher sur
Bakou, à travers le Nakhitchevan, le Zanguezour, le nord de l’Iran
et le Karabagh, prolonge les massacres d’Anatolie et démontre la
volonté d’anéantissement de l’ensemble des Arméniens au-delà
des frontières de l’Empire ottoman. Dans la région de Erévan,
le sursaut de résistance d’une population consciente du sort
qui l’attend en cas de victoire turque, pour avoir été confrontée
aux flux de réfugiés depuis le printemps 1915, permettra la
naissance de l’Etat arménien. Entre le 21 et le 25 mai 1918, les
Turcs sont ainsi repoussés aux portes de Erévan par les forces
nationales, constituées par les soldats arméniens de l’ancienne
armée tsariste et les légions de volontaires, soutenues par une
levée en masse, lors de batailles désespérées aux portes de
Erévan. L’éphémère tentative de Fédération transcaucasienne
ne résiste pas à la poussée turque et aux intérêts divergents de
ses composantes arménienne, géorgienne et azérie. Et après les
proclamations unilatérales d’indépendance par la Géorgie, forte
de la protection allemande (26 mai), suivie par l’Azerbaïdjan, les
représentants arméniens se résignent, à leur tour, à proclamer
l’indépendance le 28 mai. Une indépendance qui n’avait pas
été envisagée pour l’ancien gouvernorat tsariste de Erévan,
province arriérée et à la population mixte, mais devenue
nécessaire pour conclure la paix avec la Turquie, et finalement
assumée comme une nécessité historique pour réaliser le projet
historique de rassemblement des terres et des hommes.
Un héritage douloureux pour un Etat nouveau-né
Comme pour les Juifs, le génocide, même si on ne le nomme
pas encore ainsi, est un des éléments constitutifs de l’identité
nationale des Arméniens à l’époque contemporaine. Cependant,
à la différence des Juifs, il ne constitue pas un des arguments de
légitimation de la création ou de la renaissance d’un Etat national,
un lieu où il existerait la possibilité de vivre normalement, sans
discrimination et en sécurité, un lieu qui permettrait le retour
et la fin de la diaspora, conçue comme une situation «hors
norme», sinon «dangereuse». Pour les Arméniens, le génocide
symbolise l’échec du projet national d’émancipation, plus
fédéraliste qu’indépendantiste à l’origine, un projet prônant une
plus grande autonomie locale et des réformes en vue d’établir
l’égalité des droits et la sécurité des personnes et des biens
dans un cadre impérial rénové, respectueux des minorités. Le
génocide signifie la disparition des terres ancestrales, du cœur
de la «vraie» patrie située dans l’Empire ottoman, là où devait
s’incarner ce projet. La république créée autour de Erévan,
dans une province périphérique du Yerkir (pays), ne s’imposera
pas d’emblée comme République d’Arménie : elle est désignée
à ses débuts comme «République araratienne» ou «République
de Erévan», ne recouvrant qu’une partie du projet d’»Arménie
intégrale» présenté à la Conférence de la Paix de Paris, devant
laquelle se présentent deux délégations, celle de la République
et des Arméniens de Russie, menée par Avétis Aharonian, et
celle des Arméniens de Turquie, dirigée par Boghos Noubar
Pacha. A l’inverse des Juifs, le génocide constitue l’acte fondateur
non de l’Etat, mais de la diaspora, quand la nouvelle entité
politique créée autour de Erévan ne réussira ni à sauvegarder
sa souveraineté, ni à inclure dans ses frontières les vilayets
d’Anatolie orientale attribués par le traité de Sèvres (10 août
1920), ni à obtenir le retour des réfugiés dans leurs foyers.
D’où la difficulté originelle de l’Etat arménien à assumer l’héritage
du génocide, sauf à héroïser le martyr et à revendiquer des
réparations pour effacer l’injustice. Ce sera le cas dès le premier
anniversaire de la proclamation de l’indépendance, le 28 mai
1919. Le souvenir des victimes, s’il est évoqué, est mis au second
plan par l’Acte d’Union des deux Arménies, une décision prise en
réponse au IIe Congrès des Arméniens occidentaux de février 1919
qui exigeait le jugement en cour martiale des auteurs des crimes
contre les Arméniens - Guillaume II, principaux dirigeants JeunesTurcs, Enver, Talaat, Djemal, Nazim, Behaeddin Shakir, ainsi que
les gouverneurs et responsables administratifs - et demandait
l’indemnisation des victimes ainsi que le retour dans leurs foyers.
La naissance du «24 avril» dans les capitales des pays
coupables : Constantinople et Berlin
Ce n’est donc pas à Erévan, la capitale de l’Etat Arménien,
mais à Constantinople, sur le lieu même des événements - la
rafle des notables arméniens de la capitale ottomane qui, en
décapitant la nation, donne le coup d’envoi de l’extermination qu’a lieu la première commémoration du 24 avril (11 avril selon
l’ancien calendrier). Dans la ville occupée par les Alliés depuis
l’armistice de Moudros (30 octobre 1918), tandis que s’organise
le procès des criminels de guerre Jeunes Turcs, le 12 avril 1919,
une cérémonie laïque et religieuse en hommage aux grandes
figures nationales disparues est organisée par un «Comité du
souvenir du 11 (24 avril)». Evocation des disparus, lecture de
poèmes, discours politiques et partie artistique alternent au
cours de la cérémonie où l’on annonce aussi le projet de création
d’un fonds d’aide aux familles des victimes. Pour l’occasion, un
premier ouvrage mémorial a aussi été préparé par l’auteur de
célèbres almanachs, Théodik. Des extraits en ont régulièrement
été publiés dans la presse diasporique. Les rééditions en fac
similé de 1985 et 1990 à Erevan, précédées d’une introduction
de l’historien Galouste Galoyan, constituent en elles mêmes
une étape dans la «récupération» de la mémoire à l’époque
soviétique. Il comprend des biographies et des photographies
des grandes figures déportées, des témoignages, un article
d’Aram Andonian, lui-même rescapé de la déportation. Jusqu’au
tournant du cinquantenaire en 1965 quand commencent les
manifestations de rue, la commémoration du 24 avril 1919 de
Constantinople servira de modèle au rituel du souvenir. A la
même époque, une autre commémoration a lieu dans la capitale
de l’ancien allié vaincu de l’Empire ottoman, à Berlin, où la
toute jeune République de Weimar essaie de se démarquer de la
politique du Reich et du Kaiser déchu. Le 14 mai, dans la grande
église catholique Ste Edwige, une messe de requiem, chantée
par la chorale de l’opéra de Berlin-Charlottenburg, est célébrée,
en présence de députés du Reichstag, du corps diplomatique, de
membres du clergé, d’intellectuels, de la presse. Auparavant, la
communauté arménienne de Berlin, qui avait été l’un des grands
lieux de formation des intellectuels avant 1914, avait organisé, le
20 mars, une soirée d’hommage dans la salle du théâtre Urania,
en présence du Professeur et arménologue Marquart. Armin
Wegner, ancien officier du Corps sanitaire allemand dans l’Empire
ottoman et, à ce titre, témoin oculaire des événements dont il
vient de publier le récit, y présente une conférence, «la tragédie
du peuple arménien dans les déserts de Mésopotamie», illustrée
par ses photographies personnelles qui constituent, à ce jour,
la principale documentation iconographique sur le génocide.
La soirée sera perturbée par une centaine d’étudiants turcs
dont le fils de l’ambassadeur ottoman, et leurs amis allemands.
Une bagarre s’ensuit provoquant l’intervention de la police.
Le long «oubli» de Erévan
La première cérémonie du souvenir officielle dans l’Etat arménien
ne semble avoir été organisée que l’année suivante, en avril
1920, sous la forme d’une messe de requiem spéciale, célébrée
par le catholicos Kévork V Souréniantz dans la cathédrale
d’Etchmiadzine, en présence de représentants des autres cultes
- catholique et protestant. Le catholicos annonce sa décision
de faire du 11/24 avril une «journée nationale du souvenir des
victimes de la Première guerre mondiale», «fête» religieuse à
introduire dans le calendrier liturgique dès l’année suivante.
Mais un an plus tard, en avril 1921, la République d’Arménie,
prise en tenaille entre la Russie bolchevique et la Turquie
kémaliste a été soviétisée (2 décembre 1920), retombant dans
l’orbite russe. Le traumatisme du génocide n’a pas été pour
rien dans la résignation à la perte de l’indépendance : «Mieux
vaut les Russes que les Turcs» sera le principal argument de
légitimation du régime soviétique en Arménie. Pour la nouvelle
Russie bolchévique et «internationaliste», l’»axe Ankara-Moscou»
devient le fondement des nouvelles relations entre les deux
pays «ennemis historiques» (treize guerres en deux siècles).
C’est l’alliance des Etats successeurs des défunts empires
tsariste et ottoman, unis par la défaite dans une commune
détermination à consolider leur nouveau régime respectif et
à s’affirmer comme puissances régionales face à l’Entente
franco-britannique victorieuse. S’il n’est pas exempt d’arrièrepensée de part et d’autre, le traité d’Amitié soviéto-turc de
Moscou (16 mars 1921) scelle l’entente en fixant les frontières
de Transcaucasie par dessus la tête des trois républiques
concernées, dont l’Arménie qui en est la grande perdante.
Dès lors, et jusqu’au cinquantenaire, le 24 avril ne sera plus
commémoré que dans l’émigration, non sans dissensions. Certes,
en diaspora, les tensions entre partisans et opposants du régime
soviétique se manifestent surtout autour des commémorations
à connotation directement politiques, comme l’anniversaire de
l’indépendance (28 mai 1918) ou celui de l’insurrection populaire
contre les bolchéviks du 18 février 1921, célébrés par le parti
Dachnaktsoutioun, tandis que la déclaration de soviétisation
(29 novembre 1920) est fêtée par les courants communistes et
les divers «compagnons de route». La journée du souvenir du
24 avril devient aussi l’enjeu de ces luttes au caractère parfois
extrême, suivant en cela les tensions provoquées par la volonté
de l’URSS d’une contagion révolutionnaire. En 1933, l’évêque
de New York, Mgr Levon Dourian, est assassiné en pleine messe
de Noël. Cette même année où les Etats-Unis avaient fini par
reconnaître l’URSS, la querelle autour du maintien du drapeau
tricolore de la république indépendante comme emblème national
s’était exacerbée et Mgr Dourian, primat d’un diocèse contrôlé
par le pouvoir soviétique par l’intermédiaire d’Etchmiadzine,
avait refusé de participer à une soirée organisée par l’Association
des amis des écrivains disparus le 24 avril, au prétexte que
le tricolore y était déployé. En France, autre grand terrain
d’affrontements entre pro- et anti-soviétiques, lieu de refuge
du gouvernement en exil de la République indépendante, on a
aussi des exemples des combats autour de cette commémoration.
Ainsi Missak Manouchian, lui-même orphelin de 1915, peutil écrire que cette cérémonie est un «attirail du bazar
nationaliste des dachnaks» qui «attise les haines raciales».
Il faudra attendre 1965 et le dégel post-stalinien, pour qu’à
l’occasion du cinquantenaire, le 24 avril devienne une journée
du souvenir autorisée, commémorée en général dans l’unité,
en diaspora comme dans la RSS d’Arménie. Pour la première
fois depuis la soviétisation, une messe est alors célébrée à
Etchmiadzine, tandis que les autorités organisent une cérémonie
à l’Opéra de Erévan, en présence des dignitaires du régime et
de personnalités de la diaspora. Pour la première fois aussi, une
énorme manifestation politique de 100 000 à 200 000 personnes
déferle dans les rues de Erévan aux cris de «justice» et «nos
terres», débordant le cadre feutré de la commémoration officielle.
Une manifestation plus modeste, mais fortement symbolique, se
déroule en même temps à Moscou devant l’ambassade turque.
Dans les mois qui suivent, la direction du parti est purgée
avec une mise en accusation en règle des «survivances du
nationalisme bourgeois». Néanmoins, la manifestation de rue à
l’occasion du 24 avril fera partie du nouveau rituel commémoratif
en Arménie, comme en diaspora, où jusque-là, la célébration
de cette journée du souvenir ne sortait pas des salles.
Ce n’est cependant que le 22 novembre 1988, dans le contexte
de la montée du mouvement démocratique et national que
le Soviet Suprême de la RSS d’Arménie fera du 24 avril une
journée nationale fériée du souvenir des victimes du génocide
des Arméniens. A l’automne 1990, alors que l’Arménie s’était
engagée dans le processus d’accès à l’indépendance par la voie
légale, Levon Ter Pétrossian, président du Parlement issu des
premières élections relativement libres, déclarait en privé que
ce vote constituait à ses yeux une des grandes victoires du
Comité Karabagh. C’était la première fois où, sous la pression
populaire, le Soviet suprême républicain sortait de son rôle de
chambre d’enregistrement des décisions du pouvoir central.
La création de lieux de mémoire
Au delà d’une date anniversaire symbolique, la mémoire
institutionnelle a besoin de lieux et de monuments pour s’incarner.
Dans ce domaine, on peut également constater le «retard» de
l’Etat arménien sur la diaspora. C’est en effet à Antelias, près de
Beyrouth, au siège du catholicossat arménien de Cilicie qu’est
érigé, dans les années 1950, le premier monument mémorial : une
chapelle votive où sont déposés des ossements recueillis dans le
désert de Deir-ez Zor. Le second monument du souvenir est érigé
en 1960, toujours au Liban, dans la cour du patriarcat catholique
arménien de Bzommar. C’est le début d’une longue série dont le
tableau permet de mesurer le dynamisme et le pouvoir d’influence
des diverses communautés. La construction de ces monuments
ne va pas toujours sans mal, en raison des pressions turques,
même lorsqu’ils sont situés dans des espaces privés, le plus
souvent dans la cour des églises locales. On se souvient encore
des incidents diplomatiques liés à la construction du monument
de Marseille en 1973. En Arménie, le premier monument est
aussi érigé dans l’enceinte de l’Eglise, à Etchmiadzine en 1965
et inauguré par le catholicos Vazken Ier. C’est un ensemble
de khatchkars (croix de pierres) surmonté d’un aigle, avec un
bouclier et une épée, emblèmes des royaumes arméniens ... et de
la République indépendante, avec les noms gravés des hauts lieux
de résistance. Une symbolique patriotique similaire transparaît
aussi dans le monument plus modeste, érigé la même année rue
des Katchakortz (preux) à Erévan. Mais ce n’est qu’en 1967 que
l’Etat arménien inscrit la commémoration dans l’espace public
avec la construction du mémorial de Tzitzernakapert, la colline
aux hirondelles. Il convient néanmoins de noter que l’inauguration
n’a pas lieu le 24 avril, mais le 29 novembre, le jour anniversaire
de la soviétisation. Le souvenir des victimes et de la catastrophe
majeure de l’histoire nationale est ainsi à nouveau associé au
thème récurrent de la propagande en faveur du régime : la survie
grâce au protectorat russe. D’autres monuments commémoratifs
commencent à parsemer le paysage du pays, d’abord dans les
villages créés par les réfugiés de 1915, aux noms évocateurs
de la patrie perdue : à Nor (nouvelle) Kharpert (en 1965), Nor
Sebastia (1970), Nor Erzenka (1973), ou encore Noubarachen/
Sovetachen, qui a accueilli des «rapatriés» en 1936 ou 1946-1948
(1975), Palahovid (1979), Mardouni (1980), ou encore Tzovachen,
dans la région de Taline où se sont regroupés les rescapés du
Sassoun. A la fin des années 1980, de nouveaux monuments
allient le souvenir des victimes de la barbarie turque de 1915
à celui des victimes des pogroms azéris de Soumgaït (février
1988) : c’est le cas notamment à Ohanavan (région d’Achtarak)
en 1989 et à Stepanakert, la capitale du Haut Karabagh.
Le rappel des «résistances héroïques» aux Turcs est une autre
façon d’entretenir indirectement la mémoire du génocide :
mémorial à la bataille de Sardarabad qui, en mai 1918, permit
d’arrêter les troupes ottomanes aux portes de Erévan quelques
jours avant la proclamation d’indépendance (1968) ; stèles
rappelant les résistances d’Hadjin (Nor Hadjin, 1976) ou celle
de Moussa Ler, dans le village près d’Etchmiadzine qui a
repris le nom de la montagne de Moïse immortalisée par Franz
Werfel ; monument à l’insurrection de Van (Achtarak, 1981).
Citons également les statues aux héros de ces luttes (Antranik
(1987), Kévork Tchavouch (1987 ; dans la région de Taline),
Nejdeh (1990), ou encore aux fédaïs anonymes, réunissant le
culte des combattants de la fin du siècle dernier avec ceux du
mouvement du Karabagh (1989). Pour ce qui est des victimes,
le moine musicien Komitas, rescapé du massacres des élites
de Constantinople du 24 avril, mais qui en perdit la raison et
mourut en exil à Paris, est le premier et de loin celui auquel
on a rendu le plus hommage (monuments, noms de rues ou
d’écoles, etc.). Inauguré en avril 1995, pour le 80e anniversaire,
le musée du génocide à Tzitzernakapert, à proximité du
mémorial, parachève la prise en charge officielle de la mémoire
de 1915 par l’Etat arménien, tout en figeant ses contours.
Rwanda
Le génocide des Tutsi du
Rwanda
Par Jean-Pierre Chrétien
En 100 jours, entre le 7 avril et le 4 juillet 1994, près d’un
million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été tués au
Rwanda, un pays de 7 millions d’habitants. Les organisations
internationales ont constaté l’horrible réalité de ce génocide
dès novembre 1994 quand a été décidée la création d’un
Tribunal pénal international pour en juger les responsables.
1. Le Rwanda avant le génocide : les
anciens clivages sociaux et politiques et les
remodelages de l’époque coloniale
Depuis deux millénaires au moins le Rwanda est peuplé par
les ancêtres des Hutu, des Tutsi et des Twa, trois identités
sociales héréditaires en voie patrilinéaire. Les trois groupes
se distinguaient par leurs activités sociales : l’agriculture
pour les Hutu, l’élevage des bovins pour les Tutsi, la chasse et
la poterie pour les Twa. Ces métiers, complémentaires dans
l’économie de subsistance du pays, n’étaient pas exclusifs :
les Hutu élevaient aussi des vaches et les Tutsi étaient
devenus aussi des agriculteurs. Les hiérarchies étaient liées à
l’organisation politique du royaume qui avait peu à peu contrôlé
le territoire actuel du Rwanda entre le 17e et le 19e siècle :
Cette situation inégalitaire va être investie dès la fin du 19e siècle
par les théories raciales européennes. La théorie opposant ainsi
Tutsi et Hutu sous les vocables de « Hamites » et « Bantous »
fut dès lors développée et propagée de manière lancinante.
Cela fut suivi d’une série de décisions prises à l’unisson tant
par l’administration civile que par les autorités ecclésiastiques
catholiques, qui aboutirent à la consolidation d’une aristocratie
tutsi, jugée « naturelle », travaillant au service de l’ordre
colonial. Cette scolarisation inégalitaire fut la cause de graves
frustrations dans la jeunesse instruite. Dans les années 1930,
les Belges introduisirent sur les livrets d’identité imposés aux
hommes adultes valides la mention de leur ethnie (Hutu, Tutsi
ou Twa) en lieu et place du clan et souvent cette inscription
des différences se basa sur le nombre de vaches possédées
2. La « Révolution sociale » et la reproduction
du racisme colonial
L’élite hutu de la fin des années 1950 accusait les Tutsi d’être
responsables de tous les choix politiques et sociaux, tout en
sachant que le pouvoir réel était dans les mains des autorités
politiques et ecclésiastiques européennes. Les ressentiments
créés au sein de la couche instruite rwandaise par les privilèges
accordés aux Tutsi dans le cadre colonial ont donc creusé de
façon perverse un fossé social calqué sur l’idéologie raciale
qui l’accompagnait. Le choix tactique de l’élite hutu, adopté en
connivence avec ses protecteurs missionnaires, et consistant
à dénoncer globalement la monarchie tutsi et même tous les
Tutsi comme responsables des souffrances globales des Hutu
(en oubliant le sort équivalent des paysans tutsi), va prolonger
ce quiproquo au moment de la décolonisation. Des leaders hutu
publient le Manifeste des Bahutu (le 24 mars 1957) qui lie tout
le débat social à la question ethnique comme le souligne le soustitre du document, « note sur l’aspect social du problème racial
indigène au Rwanda ». Dès lors, avec la bénédiction de l’Eglise
et de l’administration coloniale, « le peuple hutu, autochtone et
majoritaire », est opposé à « la minorité conquérante des seigneurs
tutsi ». Face aux revendications d’indépendance de leaders proches
du mwami, le « colonialisme tutsi » est dénoncé en priorité.
La Toussaint marqua l’irruption de la violence. La fin 1959 vit
aussi la création des partis politiques : l’Aprosoma (Association
pour la promotion sociale de la masse) insistait sur les droits de
la masse populaire hutu ; l’Unar (Union nationale rwandaise),
composée à peu près de deux tiers de Tutsi et d’un tiers de Hutu,
soutenait la monarchie et réclamait l’indépendance immédiate ; le
Rader (Rassemblement démocratique rwandais) était également
composé de Hutu et de Tutsi, il comprenait beaucoup d’auxiliaires
tutsi de l’administration et était hostile à la monarchie ; enfin
le Parmehutu (Parti du mouvement pour l’émancipation hutu)
affichait par définition la promotion d’un pouvoir hutu.
Grégoire Kayibanda, le fondateur de ce parti, parlait dès
octobre 1959 de « restituer le pays à ses propriétaires » et en
mai 1960 son Comité national déclarait que « le Rwanda est le
pays des Bahutu (Bantu) et de tous ceux, blancs ou noirs, tutsi,
européens ou d’autres provenances, qui se débarrasseront
des visées féodo-colonialistes ». Selon le Parmehutu, seuls les
Hutu étaient donc des Rwandais dignes de ce nom, les Tutsi
venant après les « Blancs » pour être admis sous condition. Le
Parmehutu triompha aux élections communales de 1960 avec
plus de 70 % des voix. La tournure raciste de cette révolution
politique, organisée à l’ombre de la Tutelle belge toujours
présente, transparaît dans la propagande qui l’accompagne.
Il faut bien constater la dimension raciste du choix politique dit
« démocratique » dans ce contexte, puisqu’il définit une majorité
de naissance et met en scène une globalisation « ethnique » des
problèmes sociaux. « L’équilibre » recherché s’exprima dans
un système de quotas, officialisé dès la Première République
sous le président Kayibanda (1962-1973) dans l’Instruction n°
01/38/7102 du 28 février 1971 et dans les résolutions du Séminaire
de formation du MDR-Parmehutu tenu à Kigali en 1972 : dans
les écoles, les Hutu devaient être 85%, les Tutsi 14% et les Twa
1%. Par ailleurs, environ la moitié des Tutsi rwandais se sont
enfuis dans les pays voisins (Burundi, Congo, Tanzanie, Ouganda)
depuis le début des années 1960 et ensuite chaque crise interne
du régime se solda par des reprises de violences contre les
Tutsi, traités en boucs émissaires récurrents. A la Noël de 1963
un petit raid de réfugiés dits inyenzi (« les cafards ») venus du
Burundi (rapidement bloqués au Bugesera, au sud-est du pays)
suscite une répression massive contre les Tutsi restés au Rwanda
(au moins 10000 morts en préfecture de Gikongoro au début de
1964) qui s’avère aussi très utile pour le régime, fragilisé par des
divisions internes au sein du Parmehutu devenu parti unique.
Une situation analogue déclenche encore au début de 1973 des
persécutions contre les Tutsi et une nouvelle vague de réfugiés
En juillet 1973, Habyarimana, accueilli d’abord comme un leader
moins sectaire que son prédécesseur, renforça la politique
de « l’équilibre ethnique et régional ». Ce système fonctionna
durant trente ans dans l’enseignement et l’administration, mais
aussi dans le secteur privé, barrant la route de l’éducation à
de nombreux jeunes Tutsi (la tolérance légale, compte tenu de
l’émigration, étant estimée a priori à 9%), mais aussi à des Hutu
issus d’autres régions que celle du président. Cette situation
entretint la méfiance, la haine et la peur réciproques au sein
des nouvelles générations, en dépit de l’évolution économique
et sociale qui aurait pu favoriser l’abandon d’un tel carcan.
Les difficultés économiques et politiques du régime à la fin
des années 1980 ravivèrent deux antagonismes : élites du Sud
contre élites du Nord et Hutu contre Tutsi. C’est dans ce contexte
qu’intervient le 1er octobre 1990 une attaque, sur la frontière
nord, de réfugiés rwandais de deuxième génération, regroupés
dans le Front Patriotique Rwandais (FPR), un mouvement dont
le programme était nationaliste et progressiste à l’image du
régime de Museveni en Ouganda. Cette guerre civile suscite
durant trois ans une course contre la montre entre une logique de
compromis, de recherche de la paix et de démocratisation et une
logique de guerre et de recours systématique à la haine du Tutsi.
Dès lors le jeu politique à Kigali tourne autour de trois pôles, le
président, l’opposition hutu et le FPR, ce qui offrait une chance
de dépasser le dualisme « ethnique ». Mais parallèlement, la
« maisonnée » présidentielle (l’akazu) et les durs du MRND
déploient une stratégie de revitalisation du racisme antitutsi.
En décembre 1990 est diffusé un « appel à la conscience des
Bahutu contenant « dix commandements » qui appellent à la
haine et à l’exclusion : « Les Batutsi sont assoiffés de sang... Ils
se sont servis de deux armes contre les Bahutu, l’argent et les
femmes... Les Bahutu doivent cesser d’avoir pitié des Batutsi ».
Cette propagande est relayée par une presse extrémiste
officieuse, notamment le bimensuel Kangura (« Réveil »).
Les Hutu sont invités à partager une pensée unique, celle
du « peuple majoritaire » (rubanda nyamwinshi), fondement
d’un Hutu power solidaire et exclusif. Quant aux Tutsi,
intrinsèquement pervers, ils doivent être neutralisés. Ils ne
seraient que des immigrés étrangers qui ont appris le gihutu
(la langue kinyarwanda étant attribuée aux seuls Hutu).
Les violences dans le pays font écho à cette propagande : tuerie
de Kibirira, près de Gisenyi à la fin d’octobre1990, massacre des
Bagogwe (un groupe traditionnel de pasteurs tutsi du nord-ouest
sans aucune influence politique, mais proche d’un camp de parascommandos) en janvier 1991, massacres du Bugesera, au sud-est
du pays, en mars 1992, sur la base d’une provocation orchestrée
par la radio nationale. A chaque avancée des négociations à
Arusha, des pogromes éclatent, avec la caution d’autorités locales,
pour déstabiliser le processus de paix : à Kibuye en août 1992,
à Gisenyi en janvier 1993. Par ailleurs, depuis septembre 1991,
l’Etat-major a demandé à l’administration locale de mettre en
place « un système d’autodéfense civile et, en septembre 1992,
son chef, le colonel Déogratias Nsabimana, présente les travaux
d’une commission spéciale sur « l’identification de l’ennemi »,
ce terme englobant les Tutsi de l’extérieur et de l’intérieur, les
Hutu ayant des relations avec eux ou opposants au régime, les
étrangers mariés à des femmes tutsi et « toutes les peuplades
nilo-hamitiques » de la région. En mars 1992 un nouveau parti
extrémiste, proche du pouvoir, la Coalition pour la Défense de la
République (CDR) est créé. Il agit à l’unisson des médias de la
haine. Entre mai et juillet 1992, des Hutu modérés dénoncent le
péril : lancement d’une milice dite interahamwe (« les attaquants
solidaires ») par le MRND, existence d’un « réseau zéro » de
style « commandos de la mort ». En novembre 1992, le président
Habyarimana traite de « chiffon de papier » un accord intervenu à
Arusha et un universitaire, leader du MRND en région de Gisenyi,
Léon Mugesera, déclare publiquement à l’intention des Tutsi :
« La faute que nous avons faite en 1959…c’est que nous vous
avons laissés sortir sains et saufs. […] Moi je t’apprends que votre
pays c’est l’Éthiopie, et nous allons vous expédier sous peu via
Nyabarongo en voyage express ». Dès lors le milieu extrémiste va
s’employer à faire éclater l’opposition intérieure, en agitant plus
que jamais la menace tutsi et en traitant de « complices » (ibyitso)
les Hutu qui refusent d’adhérer à ses thèses. La reprise des
attaques du FPR en février 1993 va favoriser la scission souhaitée :
un courant dit Hutu power, hostile aux négociations avec le FPR
et favorable à un rapprochement avec Habyarimana, se développe
au cours de l’année 1993. Cette logique va être défendue avec
virulence par une nouvelle radio privée, la RTLM (Radio Télévision
libre des Mille Collines), créée durant l’été de 1993, et qui est en
fait liée à l’akazu et aux extrémistes, dans la ligne de Kangura.
La signature des accords d’Arusha en août 1993, la perspective
d’un partage du pouvoir avec l’opposition démocratique et le
FPR, enfin le départ des troupes françaises, solidaires du régime,
en décembre 1993, au profit d’un contingent de Casques bleus
(dits de la Minuar) furent vécus comme une catastrophe par
les extrémistes qui s’employèrent à saboter l’application de ces
accords et à faire monter la tension en utilisant méthodiquement
la tactique de la « propagande en miroir », qui consistait à
prophétiser un massacre de Hutu tout en préparant le génocide
des Tutsi. Un lynchage médiatique a précédé le passage à
l’acte en préparant la mise en condition de la population
3. Des tueries organisées : déroulement, lieux
et formes du génocide
Le soir du 6 avril, le président Habyarimana périt dans un
attentat qui abat son avion sur l’aéroport de Kigali. La machine
du génocide se déclenche aussitôt. Les tueries ne se développent
pas comme le fruit incontrôlé d’une « colère populaire », comme
l’affirma le gouvernement intérimaire (dit des « sauveurs »,
abatabazi) dirigé par le président Théodore Sindikubwabo et le
Premier ministre Jean Kambanda, constitué le 8 avril sous l’égide
du comité militaire formé dès les premières heures par le colonel
Bagosora. Les deux fers de lance des massacres sont, d’une
part, des unités de l’armée et de la gendarmerie, en premier lieu
la Garde présidentielle, d’autre part, les milices interahamwe,
organisées depuis des mois en formation paramilitaire au titre de
« l’autodéfense civile ». Ce qui va être appelé une « guerre », à
savoir l’extermination planifiée des Tutsi se présente comme une
campagne durant laquelle vont être progressivement mobilisés les
autorités politiques de la mouvance dite Hutu power, regroupant
l’ancien parti unique MRND et les secteurs extrémistes des
partis MDR, PL et PSD, et les cadres militaires, administratifs
et sociaux, du pays, sous l’effet conjoint des convictions
racistes, de la menace et des promesses de récompense. Des
milliers de Hutu, rétifs à cette logique, seront également
victimes des massacres en tant que « complices des Tutsi ».
Avant même la mort du Président, des témoignages attestent
les préparatifs : entraînements de miliciens, armes cachées,
réunions secrètes chez des bourgmestres. On assiste donc à une
stratégie par étapes. Des meurtres ciblés de personnes fichées
sur des listes préétablies (journalistes, avocats, des hommes
d’affaires, fonctionnaires, médecins…) ont lieu à Kigali dès le 7
avril, incluant parmi les victimes les personnalités hutu libérales
qui devaient faire appliquer les accords d’Arusha, à commencer
par le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, et dix Casques
bleus belges, dont la mort va provoquer le retrait d’une grande
partie du contingent de la Minuar. Le même jour, des tueries
commencent dans différentes régions frontalières, préludant
à la fermeture du pays qui ôte aux Tutsi même la possibilité de
s’exiler. Par exemple, dans la soirée du 6 avril, immédiatement
après l’annonce de la mort du Président, le lieutenant-colonel
Anatole Nsengiyumva, commandant de la région nord-ouest et
ancien chef des services des renseignements, lance le « travail »
pour « en finir avec les inyenzi » et, le lendemain, à Gisenyi, il
proclame que les Tutsi « doivent être exterminés parce qu’ils
ont tué le Président » : dans tout le pays, les Hutu extrémistes
propageaient la rumeur selon laquelle le FPR et ses complices
avaient abattu l’avion du Président et qu’il fallait le venger.
La « colère populaire » était donc programmée en vue du
« travail » (akazi), un mot désignant habituellement des tâches
collectives (défrichements, constructions de routes) et dont
l’emploi pour signifier « tuer les Tutsi » avait déjà été rodé lors
des massacres antérieurs, depuis les années 1960. Personne
ne devait cette fois échapper à son sort, y compris les malades,
les vieillards et les enfants. Un témoin interrogé par African
Rights raconte comment, dans le quartier de Nyamirambo (à
Kigali) le 8 avril, des soldats et des interahamwe ont massacré
d’abord des adultes réfugiés dans une école de la paroisse StAndré, avant qu’un autre groupe de tueurs ne s’inquiète de
voir la vingtaine d’enfants épargnés, disant : « Paul Kagame
(le chef militaire du FPR) avait trois ans quand il a quitté le
Rwanda. Comme lui, ces enfants reviendront et nous causeront
des problèmes. Nous ne pouvons pas les laisser en vie ». Alors
les soldats les firent asseoir sur la route et les abattirent.
Le lundi 11 avril, tous les préfets sont convoqués à Kigali par les
nouvelles autorités. Seuls les préfets de Butare et de Gitarama ne
firent pas le déplacement : ils seront éliminés une semaine plus
tard. Les préfets présents reçurent les consignes organisant la
décentralisation du « travail ». A partir du 16 avril, les préfets et
bourgmestres hostiles à ce processus furent décrétés «inactifs» et
destitués, plusieurs furent tués. Le chef d’Etat-major fut changé le
17 avril : Augustin Bizimungu remplaça Marcel Gatsinzi, jugé trop
modéré. Le 19 avril, le président Sindikubwabo en personne va
installer à Butare un nouveau préfet chargé de mener l’épuration
de cette région du sud, y donnant ainsi le signal des tueries.
Le ministre de la Jeunesse Callixte Nzabonimana fait de même
à Gitarama, au centre du pays. Le 16 mai le président viendra
à Kibuye féliciter le préfet pour son œuvre, c’est-à-dire pour
l’efficacité du « maintien de l’ordre » entre le 15 et le 25 avril dans
cette localité des bords du lac Kivu. Les massacres ne sont donc
pas spontanés. Selon un rescapé de la région de Kibuye, « quand
les autorités ne venaient pas, les paysans ne venaient pas ».
Ce pays rural à plus de 90%, dont l’habitat, malgré la densité
démographique (270 hab./km2), est dispersé (des «collines»
sans villages), était en fait étroitement encadré et fiché par
une hiérarchie administrative qui descend du président aux
préfets et sous-préfets, puis aux bourgmestres et aux chefs de
colline et aux cellules, tous nommés par le pouvoir de Kigali.
De ce point de vue, le génocide est décentralisé. C’est grâce
à cette bureaucratisation en milieu rural que des dizaines de
milliers de personnes sont exterminées (gutsembatsemba)
dans chaque préfecture avant la fin d’avril. Dès le milieu de
la première semaine les Tutsi sont incités à se réfugier dans
des lieux publics (écoles, dispensaires, églises, stades…), où
ils vont être encerclés et massacrés méthodiquement.
Les séquences se répètent de manière lancinante. Les miliciens
encerclent ces lieux, devenus des abattoirs. Les militaires y
jettent des gaz lacrymogènes, des grenades à fragmentation
et tirent pour briser toute résistance, puis y pénètrent pour
déloger les réfugiés à la fois terrorisés et résignés. Les miliciens
attendent aux sorties avec leurs machettes, leurs lances et leurs
gourdins cloutés. Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi
massacrées en quelques jours : 20 000 à la paroisse de Cyahinda
et 35 à 40 000 à Karama (en préfecture de Butare). A N’tarama,
à Nyamata, à Rukara, à Zaza (à l’est de Kigali), on a pu voir en
mai 1994 ces milliers de corps joncher le sol, les blessures ont
été portées à la tête, au cou, aux chevilles, aux bras. A Nyamata,
entre le lundi 11 avril et le samedi 14 mai, environ 50 000 Tutsis,
sur une population d’environ 59000, ont été massacrés à la
machette, tous les jours de la semaine, de 9h30 à 16 heures, par
leurs voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata,
au Rwanda. Les tueurs participent à de véritables battues dont
les gibiers sont les « cafards », un « travail » bien fait que l’on
revient parachever le matin s’il n’est pas terminé le soir.
Les routes sont contrôlées par la population mobilisée de gré ou
de force, qui appuie les miliciens postés aux barrières, souvent
parées de feuilles de bananier, qui contrôlent les passants au
faciès ou d’après les cartes d’identité. Les Tutsi sont par définition
«l’ennemi infiltré». L’administration répartit les forces, envoie
des patrouilles de gendarmes appuyer les miliciens et s’occupe,
non sans retard, de déverser les cadavres dans des charniers.
Les témoignages sur les tueries ont été multiples : observateurs
étrangers (notamment «humanitaires») à Kigali et en d’autres
points d’avril à juillet, journalistes suivant la progression du FPR
et découvrant les charniers dans l’est du pays à partir du milieu
d’avril, récits des rares rescapés rencontrés dans les pays voisins,
enfin contact quasi direct avec les tueurs et leurs victimes dans
la zone « humanitaire sûre » créée par la France au sud-ouest
dans le cadre de « l’opération Turquoise » du 22 juin au 21 août.
Le génocide révèle une double obsession d’élimination de
l’ennemi intérieur et de négation de son humanité. La cruauté
va jusqu’à décapiter des bébés en présence de leur mère ou à
laisser des orphelins hurler sur le cadavre de leurs parents, à
emmener des filles pour les violer quotidiennement, à forcer
un homme à tuer son frère ou sa femme, à laisser crever à
petit feu dans les marais ou à jeter dans des fosses d’aisance
des gens préalablement liés et blessés à coups de machettes
et de gourdins cloutés, à amputer méthodiquement, à forcer
les victimes à creuser leur tombe, etc. Tout cela répond à une
volonté d’humilier des êtres dans leur chair et dans leur âme.
Avant d’être tués, les Tutsi doivent reconnaître qu’ils ne sont
pas des Rwandais, à peine des hommes, seulement des «rats»,
des «serpents», des «cafards». Des témoignages accablants
existent sur toutes les régions du Rwanda. Chez les rescapés le
traumatisme reste encore aujourd’hui insondable et les silences
sont souvent plus éloquents que les phrases dans leurs récits.
La RTLM n’a cessé d’accompagner le génocide d’avril à juillet.
Environ 10% des Rwandais ont un poste de radio et cette
chaîne, contrôlée par la faction extrémiste hutu, est entendue
dans tout le pays depuis mars 1994. La RTLM se présente
comme « l’Etat-Major des mots », chargé de stimuler le zèle des
« combattants » de cette « guerre finale ». Ils dialoguent avec
« les jeunes des barrières ». Désignant les Tutsi par les termes
inyenzi et inkotanyi, ils décrivent de façon significative ces
« ennemis » comme de pauvres hères en fuite, qu’il faut repérer
et exterminer. Face à ce « groupuscule de 10% », ils annoncent la
victoire totale du « peuple des défricheurs ». Le racisme affiché
contre les « petits nez » se double de justifications politiques :
ces tueries sont comparées avec l’action de Robespierre durant
la Révolution française. Et pourtant la conscience de la nature
génocidaire de ce « combat » est démasquée par les conseils
des « intellectuels hutu » diffusés à l’approche de l’arrivée des
Français : rester prudent dans la parole et cacher les cadavres.
La future justice internationale est défiée au nom d’arguments
déjà négationnistes : cette guerre « interethnique » serait due
à la reprise du conflit par le FPR et les menaces judiciaires
viendraient « complices » des Tutsi (comme le général canadien
Roméo Dallaire ou le juriste ivoirien René Degni-Ségui, venu
enquêter pour la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, et
qui est traité de « Sénégalais Machin ». Jusqu’au début de juillet,
cette propagande annonce à la fois l’extermination des Tutsi,
la nécessité de vaincre pour échapper à la justice et le devoir
de garder en son cœur « cette petite chose », à savoir le grand
dessein criminel qui doit mobiliser tous les Hutu contre les Tutsi
et qui a permis de parler de « nazisme tropical » : « Exterminonsles pour que nos enfants et petits-enfants n’entendent plus parler
du nom d’inkotanyi ». Cette radio a aussi fonctionné comme un
outil de délation, préparant des raids meurtriers, par exemple
contre les réfugiés de la mosquée de Nyamirambo les 10-12 avril.
« L’ennemi est là ! Allez le chercher ! Les tombes sont seulement à
moitié pleines ! », ce slogan recueilli par un journaliste américain
résume le rôle décisif de la propagande durant ce génocide.
4. Un génocide « populaire » : les exécutants,
les voisins, les cautions étrangères
Mais ce génocide n’a pu réussir que grâce à la conjonction
depuis la fin de 1993 de plusieurs forces politiques autour du
projet de Hutu power. Aux militants du MRND, s’ajoutent les
extrémistes de la CDR, mais aussi ceux du parti d’opposition
MDR, ralliés au racisme antitutsi, comme cela apparaît clairement
dans l’organisation des tueries en préfecture de Butare.
Et ce qui est le plus frappant, c’est la participation populaire aux
tueries. Des centaines de milliers de personnes sont impliquées
dans les meurtres eux-mêmes ou dans le contrôle et la poursuite
des Tutsi. C’est un génocide de proximité où les tueurs sont
souvent des voisins. Le journaliste Jean Hatzfeld a recueilli
le témoignage de « repentis » de Nyamata qui décrivent leur
« travail » quotidien : « On s’éveillait à 6 heure, on mangeait des
brochettes et des denrées nourrissantes, à cause des longues
courses qu’ils allaient nous demander. On se retrouvait au centre
de négoce et on se dirigeait, à travers les bavardages, vers le
terrain de football. Là-bas, on nous promulguait les consignes de
tueries et les itinéraires de terrain pour la journée ; et on allait
en fouillant les brousses, jusqu’à descendre vers les marigots. On
formait une chaîne pour entrer dans les papyrus et la boue. Puis
on se séparait en petites compagnies de connaissance et d’amitié ».
Les frustrations sociales de la paysannerie ont pu être mobilisées
à cette occasion. Les exploitations agricoles sont en moyenne
de 1 hectare, la production vivrière peine à suivre la croissance
démographique, 60% de la population a moins de 20 ans et
une masse de jeunes est sans avenir professionnel. Cela étant,
il n’y a pas un rapport mécanique entre densité et génocide
et la démographie apparaît souvent comme une justification a
posteriori. La misère paysanne est un terreau de violence, mais
le choix des Tutsi comme boucs émissaires fait intervenir d’autres
facteurs. Le monde rural a plusieurs visages : il inclut aussi une
petite bourgeoisie rurale, une sorte de « quatrième ethnie »,
des intermédiaires entre les collines et les centres urbains. Ces
notables « profitent de leurs assises rurales pour renforcer leur
position économique dans une stratégie d’accès à la ville, et de
leur accès à la ville pour ne respecter, des obligations sociales,
que celles qui les servent ». Dans cette lutte pour les ressources
de la « modernité », l’ethnisme joue un rôle crucial, comme outil
de contrôle des ressorts de la puissance dès le niveau local.
Lors des tueries, le rôle de ces cadres locaux apparaît comme
décisif : directeurs d’école, instituteurs, médecins, catéchistes,
employés communaux, moniteurs agricoles, transporteurs,
commerçants et, parmi les paysans, les anciens militaires.
Ce sont des intellectuels qui sont, sinon aux premières lignes,
du moins juste derrière les paysans envoyés chasser le gibier
tutsi, organisant les réunions, les barrières et les battues,
programmant les actions et lançant les mots d’ordre, parfois
parés de feuilles de bananier en signe de ruralité populaire. Le
témoignage d’un médecin allemand, présent à Kibuye en avrilmai 1994, montre le rôle de certains commerçants, celui de
gendarmes, qui viennent expliquer que, d’après la radio, « tous
les Tutsi doivent être exterminés, pour achever et venger des
siècles de domination », mais aussi la responsabilité de certains
de ses collègues de l’hôpital dans l’épuration de la population
de cette localité des bords du lac Kivu (dont 20% environ
étaient tutsi), notamment celui d’un cadre médical régional,
par ailleurs militant de la CDR. A la mi-mai les fonctionnaires
sont invités à aller à leur bureau comme si de rien n’était pour
toucher la paie du gouvernement intérimaire. Tout était normal
à Kibuye ! Quand les militaires français de l’opération Turquoise
arriveront dans cette région, à la fin de juin, ils seront frappés
par le calme qui y régnait et par l’amabilité de l’accueil, avant
de retrouver quelques rescapés, véritables loques humaines
qui avaient passé des semaines cachés dans des trous.
La responsabilité politique des élites avait été analysée avec
lucidité dès 1993 par un magistrat, François-Xavier Nsanzuwera.
Il montrait que pour les jeunes militants des partis extrémistes,
leur participation était « une revanche des déshérités », mais
menacée par la dérive raciste vers laquelle on les entraînait :
« Pour ces jeunes affamés, je pense qu’il n’y a que deux ethnies,
les riches et les pauvres. Les Rwandais devraient faire attention
à l’ethnisme déguisé. C’est comme cela qu’est né le nazisme ».
La montée du racisme comme solution à tous les problèmes
mérite donc d’être analysée au niveau des élites. Elle reflétait
l’échec de l’idéal « démocratique » sur lequel s’était jouée
la construction du pouvoir hutu depuis une génération. Ce
sentiment de voir la « révolution sociale » avortée ou dévoyée
inspira deux attitudes : l’émergence d’une opposition intérieure
en quête de réformes politiques réelles ou la fuite en avant (ou
plutôt en arrière) dans une relance de la dénonciation d’un péril
tutsi. Il est significatif d’entendre les idéologues du Hutu power
développer la notion de révolution «trahie». Un climat de guerre
civile régnait en fait au Rwanda même avant l’attaque du FPR.
En outre, le régime rwandais se heurtait pour la première fois
aux critiques de ses amis étrangers traditionnels en Belgique.
La déception ressentie devant cette sorte de panne du « modèle
rwandais » rappelle le malaise des Allemands qui se sentaient
« trahis » à l’issue de la Première guerre mondiale, alors que leur
pays avait faisait figure en 1914 de modèle de modernité, ou le
désarroi des Jeunes Turcs, décidés à sortir l’ancien empire ottoman
de son archaïsme et qui se retrouvaient en difficulté majeure face
à la pression des alliés lancés dans le dépècement final de cet
empire. Dans chaque cas des boucs émissaires, perçus comme
responsables du blocage, ont été recherchés dans des minorités
intérieures (les Juifs, les Arméniens). Au Rwanda ce sont les Tutsi
qui ont été décrétés coupables des échecs du fameux modèle
chrétien, social et développementaliste louangé jusqu’aux années
1980. Le génocide de 1994 n’a-t-il pas été justifié par les médias
hutu extrémistes en termes de poursuite de la « révolution » ?
Ces réflexions conduisent aussi à s’interroger sur la responsabilité
des partenaires internationaux. L’incapacité de l’ONU à empêcher
le génocide est essentiellement due au refus du Conseil de Sécurité
de prendre acte de cette situation et d’en tirer les conséquences
pour les moyens et le mandat de la Minuar (Mission des Nations
unies pour le Rwanda). Bien au contraire le retrait des Casques
bleus belges laissait le général canadien Dallaire chargé d’une
mission impossible, confronté à un Secrétariat général qui
ne parlait que de « guerre » et d’affrontements ethniques,
soucieux de la reprise des hostilités avec le FPR, mais aveugle
sur le génocide. Les Etats-Unis, traumatisés par l’expérience
somalienne, jouèrent un grand rôle dans cette inertie durant un
mois et demi, avant que la Commission des Droits de l’homme de
l’ONU, réunie le 25 mai, n’enclenche le processus d’identification
du génocide (officiel le 28 juin). Cependant les deux principaux
partenaires occidentaux du Rwanda, la France et la Belgique,
avaient évacué leurs ressortissants dès le 9 avril. En Belgique
cependant, l’opinion publique, traumatisée par le meurtre des
dix Casques bleus, mais aussi par la tragédie d’un pays qui était
plus familier à Bruxelles qu’à Paris, se mobilise, et se déchire.
La politique française au Rwanda reste lourde d’interrogations. Et
surtout en 1992 et 1993, on avait vu les autorités politiques et une
partie de la grande presse adhérer aux thèses de Habyarimana
et rester aveugle face à la montée du racisme antitutsi cultivé par
les extrémistes du régime, devenus « amis de la France ». Les
thèses de ceux-ci sont reprises par Paris : le caractère ethnique
du conflit, la légitimité du combat du « peuple majoritaire », la
menace « anglophone » sur le Rwanda « francophone ». Ensuite
« l’opération Turquoise » qui intervient à partir du 23 juin dans
l’ouest du pays sous un label « humanitaire » a pour résultat
une partition temporaire du pays, puis l’évacuation en bon ordre
des forces génocidaires au Zaïre, non sans compromissions avec
ces dernières, alors que des agents rwandais de la coopération
française avaient été abandonnés à Kigali en avril précédent.
Ce contexte n’a pu que conforter la bonne conscience fascinante
des acteurs du génocide durant et après son déroulement.
5. Après le génocide : Justice, négation et
coût social
Pour une majorité de Rwandais, que ce soit du côté des bourreaux
ou des victimes, l’essentiel est que justice soit rendue. Rendre
justice signifie à la fois punir les coupables mais aussi faire
réparation aux victimes qui souffrent tous les jours des séquelles
du génocide. Les défis concrets à l’application de cette justice
ont été énormes : la masse des suspects potentiels, et d’abord
la masse des gens arrêtés (environ 130 000), la dispersion de
coupables importants à travers le monde et l’effondrement
du système judiciaire rwandais au lendemain du génocide
semblaient rendre la tâche impossible. Néanmoins le nouveau
régime rwandais a mis en priorité cette exigence et plusieurs
milliers de cas ont été jugés par les tribunaux du pays. Mais
il aurait fallu plus d’un siècle pour juger tous les prisonniers,
malgré des milliers de libérations pour raisons humanitaires.
La loi d’août 1996 sur la poursuite de crimes de génocide ou
crimes contre l’humanité a créé quatre catégories d’inculpés :
les planificateurs, les organisateurs et les leaders du génocide,
ceux qui ont agi en position d’autorité, les meurtriers de grand
renom ainsi que ceux qui sont coupables de tortures sexuelles
et de viols ; les auteurs ou complices d’homicides ; ceux qui ont
commis des atteintes graves sans intention de causer la mort des
victimes ; ceux qui ont commis des infractions contre les biens.
En 2001 ont été mis en route à titre expérimental 750 tribunaux
populaires « traditionnels », les gacaca, un arbitrage de colline
(dit « sur l’herbe ») pour juger les infractions relevant des trois
dernières catégories. En janvier 2005, huit mille juridictions
gacaca ont été mises en place. L’objectif est d’accélérer le
règlement du sort des prisonniers en les incitant à plaider
coupable, mais aussi de développer une action de vérité exigée
par les rescapés et une pédagogie de base utile aux anciens
bourreaux, et de favoriser à terme une réconciliation fondée
sur le bilan exact de ce qui s’est passé localement en 1994. Les
gacaca sont constitués de personnes élues pour leur bonne
réputation, qui suivent une formation juridique de base. Les
accusés n’ont pas d’avocat, mais tous les villageois peuvent
participer et intervenir, soit à charge, soit à décharge. Le
premier jugement de la phase opérationnelle a eu lieu le 11 mars
2005. Une instruction de plusieurs mois précède le jugement,
qui fixe la peine et les réparations dues aux victimes. Les
séances ont lieu une fois par semaine. Les personnes jugées
par les gacaca sont encouragées à révéler tout ce qui est en
leur connaissance en échange de larges remises de peine.
Au niveau international, le Conseil de Sécurité de l’ONU a
créé en novembre 1994 le Tribunal pénal international pour le
Rwanda, implanté à Arusha. Le premier procès a commencé
au début de 1997 et dix ans après sa fondation il n’avait jugé
que 23 cas. Son travail s’est intensifié surtout depuis 2000,
autour de procès importants comme celui des médias ou celui
des politiques et des militaires impliqués dans les tueries
de la région de Butare. L’institution est lourde, coûteuse et
lente, surtout si on la compare avec l’efficacité du tribunal de
Nuremberg en 1945, mais elle a le mérite de mettre en valeur
de façon exemplaire les responsabilités de haut niveau. Certains
responsables cachés à l’étranger ont aussi été jugés par des
tribunaux locaux en vertu de la compétence universelle relative
aux crimes contre l’humanité, notamment à Bruxelles en 2001.
Un des problèmes posés après le génocide a été celui de la
peine de mort qui existait dans le droit rwandais. En avril
1998, 24 condamnés à mort ont été fusillés à Kigali. Depuis
lors il y a encore eu des condamnations, mais pas d’exécutions.
D’une manière générale, face à l’ampleur du problème, les
critiques des organisations internationales de défense des
Droits de l’homme (comme Amnesty interantional), exigeant
une justice à la fois rapide et impeccable, ont été ressenties
comme irréalistes, voire indécentes, surtout aux yeux des
rescapés qui rappellent l’absence de réactions efficaces de la
communauté internationale avant et durant le génocide.
La question des réparations dues aux victimes est également
grave. Dans les années 1994-1997, l’aide étrangère a été
massive pour les réfugiés hutu du Congo, tandis que les
rescapés ont longtemps attendu les appuis qui devaient les
réconforter dans leurs souffrances. La pauvreté, les maladies,
l’incompréhension ainsi que les insultes de bourreaux qu’ils
devaient côtoyer dans leur vie quotidienne les ont de nouveau
meurtris. Le gouvernement rwandais a créé en 1998 le « Fonds
d’assistance aux rescapés du génocide » (FARG), qui soutient
principalement les jeunes dans leur scolarité. Des associations,
nationales ou étrangères, se sont également investies dans ces
actions. Sur le plan international, la question reste posée.
Dans certains milieux rwandais et étrangers, deux formes
de négationnisme se sont manifestées très tôt. La première
prétend que les massacres de 1994 ne sont pas un génocide
et la seconde soutient l’existence d’un double génocide
Déjà en 1994, les commanditaires des crimes préféraient les
expressions de « guerre civile », de « conflit interethnique »
ou de « colère populaire » et « d’autodéfense ». En confondant
ainsi la reprise des hostilités entre le FPR et les Forces armées
rwandaises avec le génocide, le crime contre l’humanité se
trouve normalisé et la population est utilisée, moralement,
comme un bouclier humain, pour innocenter les auteurs du
génocide. La dénégation est en fait au cœur de tout génocide.
Ceux qui ont conçu, décidé et mis en œuvre l’extermination ont
décidé de dissimuler leur projet sous un discours normalisé.
Elle peut aussi être le fruit de la paresse intellectuelle.
Le malentendu culturel :
Par Catherine Coquio
Quelle « traversée des mémoires » pour le
génocide du Rwanda ?
«
Au sixième fragment des Thèses sur la philosophie de
l’histoire de Walter Benjamin, on lit ces lignes :
Le péril menace tout aussi bien l’existence de la
tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle, comme pour eux, il consiste
à livrer ceux-ci, comme instruments, à la classe dominante. A chaque
époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme
qui veut s’emparer d’elle. (...) Le don d’attiser pour le passé la flamme de
l’espérance n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que
devant l’ennemi, en cas de victoire de celui-ci, même les morts ne seront
point en sécurité. Et aujourd’hui cet ennemi n’a pas fini de vaincre »1.
Pour Benjamin dans ces Thèses, écrites en 1940, l’ennemi était
le fascisme, mais aussi le « cours » de l’histoire écrite par les
vainqueurs. Livrée à la « classe dominante » et à son langage
patrimonial, la « tradition » faisait selon lui, au moment du péril
extrême, de tout « témoignage de culture » un « témoignage
de barbarie ». Benjamin dit même, au fragment suivant, que la
« barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le
processus par lequel ils ont été transmis de main en main »2.
Que nous disent ces phrases aujourd’hui, plus de quinze
ans après le génocide des Tutsi du Rwanda ? Qu’en estil du cours de l’histoire, du danger couru par les morts
et de la « flamme de l’espérance »? En cette « époque »
d’après-génocide, comment peut-on « arracher derechef la
tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle » ? Quelle
« tradition » pourrait se transmettre après une telle rupture
de civilisation? Sa « mémoire » peut-elle en devenir une, ou
n’est-elle qu’une culture venue se cristalliser en lieu et place
des traditions détruites – y compris celle de la modernité
critique à laquelle travaillait Benjamin ? Le langage de la
mémoire est-il menacé à son tour de « conformisme », voire
de « barbarie » culturelle ? Peut-on empêcher qu’il ne soit
confisqué par les « classes dominantes » d’aujourd’hui?
1 W. Benjamin, Essais, 2, Denoël-Gonthier, 1971, p 198. Traduction M. de
Gandillac. Il existe plusieurs versions différentes de ce texte, le dernier de
Benjamin, rédigé au printemps 1940 sous l’effet du pacte germano-soviétique,
et transmis par lui à Gretel Adorno et à Hannah Arendt, puis publié en 1942 par
P. Missac après le suicide de Benjamin. Il avait été traduit en français par W.
Benjamin avec le sous-titre « Le concept d’histoire ». Celui-ci a été retenu par
J.M. Monnoyer dans les Ecrits français (Gallimard, 1991), puis dans le volume
III des Œuvres rassemblées par R. Rochlitz, où figure une autre traduction
encore (Gallimard-Folio, 2000). Ce texte difficile et très commenté, était destiné,
comme Benjamin l’expliqua dans une lettre à Horkheimer, à « établir une scission
irrémédiable entre notre façon de voir et les survivances du positivisme » dans le
domaine des « études historiques », tout en affrontant les « problèmes théoriques
que la situation mondiale nous propose inéluctablement (GS II, 3 p 1225-1226). J’ai
retenu ici la traduction de M. de Gandillac, en modifiant légèrement la dernière
phrase. Celui-ci avait écrit « cessé de vaincre » alors que Benjamin avait écrit, lui :
« En attendant, et à l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher ».
2 Je choisis ici en revanche la traduction du volume III de l’édition Folio, p 433.
Dans le fragment VI des Thèses, il est aussi question du
« Messie » et de « l’Antéchrist », vocabulaire théologique par
quoi Benjamin parlait des « opprimés » et des « oppresseurs ».
Ce langage de « l’oppression » n’est plus de mise devant le
fait de l’extermination, pas plus que celui de la délivrance
et du salut. Et on ne voit pas a priori quelle « flamme de
l’espérance » pourrait être « attisée » par l’historiographe
d’un génocide – même la « faible force messianique » dont
parle Walter Benjamin dans le deuxième fragment:
«
Le passé apporte avec lui un index temporel
qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les
générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus.
A nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée
une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une
prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger »1.
Je ne sais si cette « faible force » existe en dehors de l’esprit
de Benjamin et de ses lecteurs. Peut-être la réalisation
d’un génocide ruine-t-elle irrémédiablement cette vision de
l’histoire. Un tel passé en effet, qui continue pour une part
de se dérouler au présent, n’apporte aucun « index temporel
qui le renvoie à la délivrance ». Où situer « l’entente tacite »
entre les générations passées et la nôtre, lorsqu’une tout
autre entente, bruyante et bavarde, résonne si fort entre
la « génération » de 1894, quand le premier Européen
pénétra le Rwanda, et celle du génocide de 19942?
Je ne sais pas non plus si nous sommes, nous qui parlons de
« travail de mémoire », une partie de la « classe dominante ».
En divers sens c’est sans doute le cas. Mais cette formule perd
toute clarté dès lors que la domination se mesure à l’échelle
des continents et de leur histoire ; dès lors aussi que l’idée de
« classe opprimée », appelée à devenir sujet de l’histoire, s’est
obscurcie dans l’anomie de la violence génocidaire – même et
surtout lorsque cette violence, comme c’est le cas au Rwanda, a
mis à contribution la masse d’un « peuple » 3, après que le principe
révolutionnaire a été retourné en principe ethnique (1959).
Je ne suis pas sûre enfin que nous ayons été « attendus
sur terre », ni même qu’on puisse y dire « nous »
sans abus. Chacun de « nous » n’a sans doute été
attendu que par sa mère, et c’est déjà beaucoup.
Et pourtant, que faisons-nous à parler de « mémoire » du génocide,
si nous ne croyons pas que ce passé fasse valoir une prétention sur
les générations présentes et futures ? Qui parle ici de « mémoire »,
et même de « devoir de mémoire », croit aussi, de facto, qu’un tel
passé doit prétendre, sinon à sa délivrance, à sa saisie au présent :
un présent intempestif, et en ceci porteur d’un espoir indéterminé.
Et que, si faible que soit cette force, comme le dit Benjamin
modestement, « il est juste de ne la point négliger ». Mais l’histoire
1 “Thèses sur la philosophie de l’histoire”, II, Essais 2, op. cit. p 196.
2 Je renvoie sur ce point à mon livre Rwanda. Le réel et les récits, Belin, 2004.
3 D’après les rapports de Gacaca en 2008, 820.000 personnes avaient
été poursuivies. Ce chiffre ne compte pas les morts ni les exilés. Certains
parlent ainsi de 2 millions de personnes ayant participé aux massacres. Voir
à ce sujet l’important travail de Jean-Paul Kimonyio, Rwanda. Un génocide
populaire, Karthala, 2008, qui, de manière troublante mais efficace, se
réclame de la pensée de Foucault pour fonder sa démonstration du caractère
politique de cette participation massive de la population Hutu au génocide.
peut-elle aujourd’hui être « juste » en ce sens-là ? Comment « ne
point négliger » cette « faible force »? En quel sens la mémoire
du génocide est-elle une « attente » ? Qu’attendons-nous en cet
endroit-là, qu’est-ce que cela nous fait faire ici et maintenant ?
Si la « force » de l’espoir, après un génocide, est plus « faible »
que jamais, c’est que cette attente est plus lourde que toute autre
: elle est chargée d’un droit du passé sur tout présent actuel
et à venir, et ce droit du passé n’est autre que celui des morts
à leur existence : un droit, ici, essentiellement nié et bafoué.
La phrase de Benjamin dote l’historiographe d’une seule
conviction, relative à la victoire de « l’ennemi » : celle par quoi
« même les morts ne seront point en sécurité ». Cet ennemi,
dit-il en 1940, n’a pas fini de vaincre ; et ce futur dit que sa
victoire pourrait s’aggraver. C’est dans cette menace pesant
sur les morts que Benjamin énonce une vérité présente. En
un sens, nous connaissons mieux que lui l’ennemi dont il
parle, même si cet ennemi a changé de visage. Nous savons
que d’ores et déjà les morts ne sont point en sécurité, et que
dans leur exposition il en va de nous en tant que vivants.
On sait combien le génocide, avec son interdit du deuil et sa
négation de lui-même, est une guerre contre les morts et pas
seulement les vivants. Le crime contre l’humanité est aussi
un crime contre la mort comme horizon d’un sens et d’une
vie humaine possibles. Invoquer une autre histoire, comme
le fit Benjamin, c’est vouloir encore protéger les morts et par
là préserver la mémoire des vivants. Le peut-on aujourd’hui ?
Après le génocide, la conscience des vivants continue de se
battre, ou plutôt de se débattre contre l’exposition totale des
morts comme perte d’humanité. Elle le fait en chargeant
la « mémoire » d’une tâche impossible : celle de recréer à
elle seule un temps humain malgré la rupture d’humanité,
et ainsi d’arrêter le cours inhumain de l’histoire.
Après le génocide, l’ennemi ressemble à celui dont parlait
Benjamin, tout en étant plus effrayant encore : il réside
dans ce nouveau et irrésistible cours de l’histoire, par quoi
s’opère non tant l’oubli des morts que leur abandon derrière
soi, derrière nous. Cet abandon permet d’accomplir un autre
oubli majeur, nécessaire pour que l’histoire suive son cours.
L’idée d’humanité, ayant perdu tout contenu durant le génocide,
n’est sans doute plus au lendemain que le souvenir d’elle-même.
C’est ce deuil à faire, insupportable, qu’il convient d’oublier.
Comme l’eau sous les ponts, l’histoire se remet à couler, emportant
avec lui l’événement monstrueux. Celui-ci pourtant résiste, à
l’image encore du boa qui garde en lui, coincée, la forme de
l’animal trop gros pour être digéré, bien qu’il l’ait avalé. Bloqué
dans cet impossible travail de digestion, menacé de mort à
son tour, l’avaleur ne peut qu’attendre d’être délivré. En ce
sens, la « mémoire du génocide » est bien une « attente ».
Mais à supposer que la digestion soit souhaitable, est-elle ici
possible ? La mémoire doit-elle assurer ou empêcher la digestion ?
Peut-elle rompre le cours de l’histoire ? Doit-elle créer un espoir
ou l’empêcher s’il devient, comme autrefois l’humanisme, un
nouveau « conformisme » à l’usage des nouveaux dominants?
Inquiet, le travail de la mémoire se nourrit d’une peur
panique pour les morts. « Panique » parce que cette peur est
une peur pour les vivants, qui toujours ont voulu se mettre
eux-mêmes « en sécurité », se sentir humains en somme,
dans la « sécurité » donnée à leurs morts. Bref, dans leur
capacité d’en construire un deuil. Parce qu’il appartient aux
plus « faibles forces » de vouloir retourner l’impossible en
possible, ce deuil est lui-même devenu une utopie d’époque.
Craignant pour les morts, nous craignons d’être devenus des
vivants incapables de n’attiser aucune flamme d’espoir. Donc
de n’être plus humains, dès lors que l’espèce humaine est
celle du possible. Nous craignons d’ignorer pourquoi nous
vivons - ceci en un sens nouveau, car personne ne l’a sans
doute jamais su, mais nous voici hélas tenus de le savoir.
Au lieu de ce savoir en souffrance, nous ritualisons un deuil avec
les moyens du bord : nous tentons d’écrire l’histoire du
génocide, de lire les témoignages, de créer des œuvres, et de
les comprendre à leur tour ; nous mobilisons les matériaux de
l’art et de la pensée ; bref, nous construisons une « mémoire ».
Mais qui est ce « nous » ici ? Après le génocide des Tutsi
du Rwanda, de quelle unité relève-t-il, dans quel continent
existe-t-il, quel pays, quelles consciences ? En quel lieu
de la planète ou de la pensée peut-on « traverser les
mémoires »1 du génocide, qui plus est d’un génocide africain
que la « communauté internationale » a laissé se dérouler sans
broncher, et dans lequel la France se montre compromise ?
Que peut signifier ce pluriel ? De qui et de quoi peut-on faire son
deuil, là-bas et ici, quand les uns ont perdu leurs morts, et les
autres au mieux quelques illusions ? Peut-il y avoir communauté
de mémoire là où le différend absolu s’aggrave du contentieux
colonial, puis post-colonial ? Dans quel temps le deuil s’inscrit-il,
ou plutôt dans quels contretemps, dès lors que ce contentieux est
fait d’histoires hétérogènes, à la fois imbriquées et cloisonnées ?
Paradoxalement, c’est en ce lieu d’effondrement de toute certitude,
de discontinuités actives et de clivages profonds, que gît le risque
du « conformisme » culturel : il sourd dès qu’une « tradition »
postiche, en forme d’injonction et de mythe social, fait perdre à
la mémoire et au deuil leur nature d’utopie, et, puisqu’il s’agit
d’un travail, d’utopie critique. Sans activer la faible force de
l’utopie, la traversée des mémoires ne peut être qu’une idée.
La « culture de la mémoire » :
lignes de fracture
Bien des choses ont eu lieu depuis 1940, depuis Nuremberg,
depuis le procès Eichmann à Jérusalem et la naissance de « l’ère
du témoin » (A. Wieviorka). Le retour de la violence génocidaire
au cours de la deuxième moitié du siècle, jusqu’au précipité des
années 1990, a fait qu’en un sens inédit « l’ennemi n’a pas cessé de
vaincre ». En 1994 il l’a fait de manière accablante pour l’Afrique,
mais aussi pour l’Europe, forcée de voir là, au-delà de la fameuse
1 Rwanda : récits du génocide, traversée de la mémoire : tel est l’intitulé
du colloque dont est issu ce texte, organisé à l’ENS-Ulm par Jean-Pierre
Karegeye en collaboration avec l’ENS et Aircrige le 27 juin 2007.
« violence africaine », l’effet au long cours de sa domination
coloniale, le lointain résultat de ses vieilles théories raciales,
exportées et accommodées à la rwandaise. La génération de
l’après-Auschwitz a vécu ce génocide, lorsqu’elle l’a perçu, comme
une espèce de redite, sur le continent noir, de la catastrophe
nazie. En réplique on a mobilisé le « devoir de mémoire », qui, en
Occident, et en France en particulier, s’est bel et bien constitué
en tradition culturelle au cours de ces mêmes années 90.
Cette tradition est-elle en passe de devenir « conformiste »,
sinon « dominante » ? Aurait-elle acquis le pouvoir suspect d’un
mythe ou d’un rite social ? C’est ce que semble dire à présent
Jacques Delcuvellerie, le directeur artistique du Groupov,
co-auteur de la pièce Rwanda 941, lorsqu’il affirme que le
« témoignage » tend à prendre une place « hégémonique »
dans notre culture, et qu’il faut se défier de tout fétichisme
à cet égard2. Cette réaction se complique chez lui d’une
critique structurelle : il faudrait, dit-il, « parvenir à ‘dire
vraiment les choses’, plutôt que de ‘dire les choses vraies’ ».
Or on se souvient que cette pièce débutait par un long
témoignage de Yolande Mukagasana, et faisait intervenir
un « personnage » de rescapé juif, devenu la mémoire et le
guide de la journaliste confrontée au présent. Le propos de
Delcuvellerie s’apparente donc pour une part peut-être à une
autocritique : celle d’un esprit qui, se sentant lui-même en
danger d’être pris dans une mythologie ou un nouveau Canon,
s’en dégage au nom de la fonction critique de l’art, qu’il lui faut
avant tout préserver. Car il y a bien ici une tradition à sauver,
et même à réactiver, ou plutôt il y en a deux fondues en une :
celle, issue des Lumières, de la libre pensée ; celle, issue de
la modernité, de la subversion par l’art. Le témoignage du
génocide, au moment où il a fait irruption sur scène comme
langage de l’art essentiellement déplacé, et même problématique,
a eu cette puissance de réactivation. Dix ans plus tard, il ne l’a
plus forcément, et ce langage doit à son tour être interrogé.
Mais doit-il l’être partout, par qui et au nom de quoi ? En vue
de quel nouveau déplacement ici et là-bas ? Le danger couru
par la « tradition » à sauver peut-il être le même en Europe
et en Afrique, là où ni la pensée critique ni la modernité ne
se sont constituées en « tradition », là où d’autres traditions
réclament d’être réactivées ? Ces traditions a priori contraires
peuvent-elles se croiser sans conflit, qui plus est à propos
d’un tel drame historique, où se rejoue le drame colonial ?
La question des langages de la mémoire ne saurait contourner le
débat entre universalisme et culturalisme, qui oppose aujourd’hui
les études post-coloniales et leurs détracteurs3. Sans rentrer
dans ce débat, je me contenterai de poser deux questions. Le
1 Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage
des vivants. Editions théâtrales, 2002. Auteurs : Marie-France Collard, Jacques
Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Mathias Simons. Auteurs
associés : Tharcisse Kalisa Rugano, Dorcy Rugamba. Musique de Garett List.
2 Dans son intervention prononcée lors du
colloque à l’ENS-Ulm évoqué plus haut.
3 Je renvoie ici aux approches critiques rassemblées dans la
dernière partie du recueil Retours du colonial ?, L’Atalante, 2008, et,
à titre d’exemple polémique, Jean-Louis Amselle, L’Occident décroché.
Enquête sur les colonialismes, Stock, 2008 ; Jean-François Bayard, Les
Etudes postcoloniales. Un carnaval académique, Karthala, 2010.
témoignage est-il de fait un nouveau Canon dans la culture
de la mémoire qui prévaut en Occident ? L’est-il dans un pays
où la plupart des rescapés s’emploient à survivre, et doivent
même surmonter l’angoisse de nouvelles menaces de mort ?
Il est impossible ici de répondre à la première question, qui
suppose d’ouvrir un vaste chantier critique. Dans la méfiance à
l’égard du « tout mémoriel » et de la sacralisation du témoignage,
qui s’exprime - à raison - dans les sciences humaines et les
lieux de décision politique, il faut faire la part entre l’allergie
aux « discours victimaires » ou « communautaires », pour des
raisons idéologiques, et les esprits authentiquement critiques,
qui, comme au Groupov, questionnent leur propre pratique,
attentifs à la capacité d’ébranlement de l’œuvre contemporaine.
Il est naturel que le témoignage soit requis comme matériau
subversif et interrogé comme geste culturel, en ceci consolateur :
toute pratique artistique, passant dans le domaine séparé de
la « culture », peut devenir rite régulateur, geste reproducteur
d’une société toujours menacée d’inertie, y compris dans les
plus grandes crises. Encore faut-il savoir de quelle culture il
s’agit, dans quel continent elle est née, quelle traversée elle est
susceptible d’accomplir. Qu’en est-il du « devoir de mémoire » et de
« l’hégémonie du témoignage » au Rwanda et ici ? La critique d’une
telle hégémonie n’est-elle pas un fait d’hégémonie à son tour ?
Pour rendre pertinente et valide une critique de la mémoire, il
faudrait prendre soin d’interroger les rhétoriques en cours non
de l’extérieur, sur le mode réactif qui prévaut dans ce domaine,
mais du point de vue de la transmission jamais accomplie,
toujours à faire. Si les langages mémoriels sont évidemment
soumis aux modes et horizons d’attente, la réalité du génocide,
elle, ne saurait s’épuiser dans aucun « bien culturel ». Sa charge
destructive impose à la pensée une tension toujours plus violente,
à proportion même de l’érosion qui se fait sentir en Europe dans
ce qu’Imre Kertész a appelé la « culture de l’holocauste ».
Au Rwanda, cette tension s’éprouve au maximum, au point
que la question même de la « mémoire » devient en partie
déplacée. Certes, la part des rites sociaux n’y est pas absente :
lors des commémorations, leur fonction politique et régulatrice
est évidente. Mais le jeu culturel y est entravé par l’urgence
et la radicalité des problèmes rencontrés chaque jour, en
particulier celui, infini, que constitue la cohabitation obligée
des victimes et des tueurs. Chacun réagit selon sa faiblesse
et sa force, son angoisse et sa vitalité. Chaque Rwandais,
chaque survivant, est forcé de réinventer sa vie, de se faire une
« philosophie » du génocide, bien davantage qu’une mémoire.
Cette recherche d’une forme de vie dans la survivance fait
que la question d’une actualité du « témoignage » se pose
au Rwanda de manière singulière, très peu « culturelle »,
même s’il contribue à l’élaboration d’une culture écrite.
Le phénomène testimonial, tel qu’il se manifeste à l’échelle d’une
« ère du témoin » faite de plusieurs « histoires trouées »1, est lui
aussi un lieu d’effondrement et d’utopie, un champ fracturé. Il en
naît plusieurs cycles culturels à des rythmes différents, chacun
étant à la fois stimulé et démenti par l’anormalité de l’événement.
1 J’ai tenté d’aborder cette question dans « A propos d’un nouveau
nihilisme : déni, négation, témoignage », introduction au recueil
L’Histoire trouée. Négation et témoignage, L’Atalante, 2003.
Fait d’un acte de rupture et d’échange, le geste du témoin, celui
d’un revenant d’outre monde devenu passeur de mondes, porte
un potentiel d’effraction et de reproduction qu’une approche
critique peut démêler, à même les textes et leur réception. Du fait
de l’histoire et des colossales disparités socio-économiques entre
l’Afrique et l’Occident, cette réception ne saurait être la même ici
et là-bas, et ces disparités se font sentir dès l’étape de production
des témoignages – qu’il faut non seulement écrire mais faire
lire, c’est-à-dire éditer et faire vendre. Cette mise en circulation
des livres passe souvent par l’exil ou le détour par l’Europe. Au
Rwanda, les livres ne circulent que dans certains cercles, et la
littérature francophone est peu étudiée à l’université1. Pour rendre
possible une traversée des mémoires, il faudrait tenter une étude
comparée de la production et de la réception des témoignages au
Rwanda et en France, et plus largement en Afrique et en Occident.
Ces lieux de traverse, passant par la diaspora, se laisseraient alors
saisir comme autant de lignes de contact, mais aussi de fracture.
En Occident, où la « mémoire » tend à se constituer en mythe,
la lecture des témoignages du génocide peut être le lieu d’un
malentendu structurel. Le lecteur, protégé du réel par le
bain de culture qui a décidé même du choix de son livre, a
l’illusion de se tenir au plus près de l’expérience du témoin,
et de saisir sa violence dans la tension de sa lecture. Cette
illusion est une appropriation, qui, la plupart du temps, se
substitue à la confrontation prolongée avec l’événement.
La saisie de celui-ci est alors vouée à l’intermittence, qui
est le temps propre à la consommation des œuvres.
Lorsqu’un modèle formel ou un type de discours tend à s’imposer
comme geste collectif, l’art rentre dans le cycle de la culture
comme secteur autonome de la vie sociale, né de la séparation
de l’art et de la vie – séparation naturelle mais problématique,
à la fois revendiquée et refusée par la modernité. C’est ce
phénomène qui, dans un tout autre contexte, fit haïr à Robert
Musil le mot « culture », et assumer celui d’ « utopie ». Dans
la « culture », les productions de l’art et du savoir composent
un système fonctionnel, voire régulateur. C’est alors à
l’artiste de se dégager pour regagner sa fonction critique.
Le malentendu culturel, dans le cas du génocide, se produit dans
l’opération de transmission elle-même, pourtant nécessaire,
autant que la mise en œuvre de procédés artistiques à côté
du travail historiographique. La traduction symbolique d’un
événement où, précisément, s’est effondré l’ordre symbolique
– y compris celui présidant au meurtre -, donne lieu à son
assimilation culturelle. Traduite dans le domaine de l’art et
des formes, la réalité du génocide, qui relève de la rupture
anthropologique et pas seulement du fait historique, se
rappelle à la conscience de chacun en faisant le siège de sa vie
intime. Devenant un fait de conscience, cette réalité devient
un contenu de représentation, né du travail d’abstraction
et de déréalisation inhérent à toute activité de pensée et de
création. Lorsque ce contenu circule en masse, multipliant
1 Les textes littéraires issus de l’opération de Fest’Africa, « Ecrire par
devoir de mémoire », suscités par le séjour au Rwanda d’écrivains africains
invités, n’ont eux-mêmes pratiquement pas circulé dans le pays. En 2000, lors
de leur présentation au public rwandais, ils étaient étudiés sur photocopies
dans certains cours de littérature française de l’Université de Butare.
les signes de reconnaissance, se construisant en système, ce
travail peut faire écran au réel qu’il s’agit de transmettre.
Travail de mémoire
en post-colonie
Ce processus d’assimilation s’effectue inégalement là où
l’événement a eu lieu, et là où il n’est que rapporté et transmis,
le plus souvent par un tiers. A cette inégalité s’ajoute le rapport
de domination que l’Occident continue d’avoir avec le continent
africain. Le « travail de mémoire », au sens d’activité de digestion
de l’histoire, est sans doute une nécessité anthropologique ;
mais en tant que discours en expansion, il est le fait aussi d’un
certain pouvoir : celui que donne la maîtrise des instruments
culturels. On peut même se demander si la domination occidentale
ne se renouvelle pas sur le mode mémoriel, intégrant plus ou
moins sa critique politique, affrontant plus ou moins la mauvaise
conscience dont elle se nourrit et se départit à la fois.
La notion de « domination » a été révoquée par les théories
post-coloniales au profit de celles d’ « appropriation » et de
« retournement ». Mais dans le continent toujours dominé qu’est
l’Afrique, et singulièrement en Afrique francophone, où les plus
brutales logiques d’intérêt font et défont les gouvernements sur
un mode véritablement néo-colonial, cette vision révèle sans
doute une part d’idéalisme, dont le mouvement postcolonial
s’est d’ailleurs vite saisi lui-même1. Au Rwanda, le refus clair
et net de cette domination donne lieu à un rapport de forces
politique – qui a fait parler de « bras de fer » lors de la parution
du « rapport Mucyo » sur l’implication de la France dans le
génocide (août 2008). La mémoire du génocide, au Rwanda et
en France, est elle-même traversée par ce rapport de forces.
La singularité post-coloniale rwandaise, déterminée par l’aprèsgénocide, s’exprime à plein dans le domaine mémoriel : à travers
l’exploration et l’emprunt de modèles symboliques étrangers
– Afrique du sud, Israël, USA, Grande-Bretagne -, mais aussi
la recherche de dispositifs spécifiques au plan juridique (les
Gacaca 2), muséographique et commémoratif3. Je n’en donnerai
ici que deux exemples. Le « site » funéraire de Murambi, école
technique dans le sud du pays devenue lieu de massacre, où
ont été exhibés, à partir de 1995, des centaines de cadavres
amoncelés, laissés dans la posture de leur assassinat, aura
durant toute cette période représenté un phénomène en soi :
ce « site » plus qu’austère, aujourd’hui transformé en Mémorial
du génocide, à la fois musée et lieu d’inhumation, donnait à voir
1 Je renvoie sur ce point à mon introduction au recueil
Retours du colonial ?, L’Atalante, 2008.
2 Voir Ph. Clark & Z. D. Kaufman (eds), After genocice. Transitional
Justice, Post-Conflict Reconstruction and Reconciliation in
Rwanda and Beyond, Hurst & Company, London, 2008.
3 On trouve une présentation officielle des six mémoriaux du génocide
(Murambi, Kigali, Bisesero, Nyamata, Ntarama, Nyarubuye) sur le site de
l’Institute of National Museums of Rwanda (www.museum-gov.rw). Sur ces
questions, voir les textes d’Emilie Martz et Nathan Rera rassemblés sur le présent
site, ainsi que : Célestin Kanimba Misago, « Les instruments de la mémoire.
Génocide et traumatisme au Rwanda », in Gradhiva, 5-2007, Sismographie des
terreurs, dossier dirigé par Jackie Assayag, p 63-73 ; et Augustin Rudacogora,
« Mémoire des sites et sites de mémoire au Rwanda après 1994 », Etudes
rwandaises, 9, 2005, Le Génocide de 1994. Idéologie et mémoire, pp 148-162.
de manière saisissante l’exposition totale des morts, le présent
accompli de leur sécurité perdue, que Benjamin imaginait au
futur. On comprend qu’il y ait eu des Rwandais offensés par ce
refus d’inhumer, blessés par la vue de ces cadavres où certains
reconnurent leurs proches ; mais les critiques des « observateurs »
extérieurs, qui opposaient à cette « morbidité » les exigences du
deuil, voire du pardon, montrent à quel point le confort mental – ou
le parti-pris politique – peut empêcher de prendre la mesure de
l’histoire, c’est-à-dire, ici, d’une catastrophe anthropologique d’une
sorte particulière, que le site de Murambi a le mérite de faire voir1.
Achevé en 2006 avec l’aide d’une ONG britannique, le Mémorial
de Gisozi, qui abrite à la fois d’immenses caveaux (contenant
250.000 corps), un jardin étagé en terrasses autour de grandes
plaques funéraires, et plusieurs salles d’exposition, porte la
marque d’un certain modèle américain (il reprend le principe de
l’initiation empathique adopté par le Musée de l’Holocauste de
Washington), et d’un style national sui generis : dans l’exposition
permanente, on voit se mêler, sans perfectionnisme scientifique,
le souci explicatif et didactique relatif au génocide de 1994 et
à ses causes, ainsi qu’aux autres génocides, l’attention portée
aux témoignages et aux identités individuelles, particulièrement
des enfants, et la fermeté lapidaire d’un discours politique.
Celui-ci est évidemment partial, mais exceptionnellement libre
et clair dans son propos accusatoire à l’égard de l’ONU, des
anciennes puissances coloniales et de la politique française.
La résistance qu’oppose l’actuel régime à l’idéologie et aux
intérêts de la « francophonie » est rare, et unique en son genre,
dans le continent africain. Cette résistance, dont la violence
s’explique en partie par celle du génocide, se fait au prix, visible
à même la capitale en reconstruction, d’une américanophilie
qui, servant d’autres intérêts, ne cache pas sa propre charge
idéologique, discutable à son tour. Elle n’en fait pas moins
produire une voie singulière, qui, au-delà et en deçà du jeu
politique, s’accompagne, dans la société rwandaise, d’un intense
travail de recomposition sociale. Quelles que soient les œillères
d’un pouvoir qui obéit à sa propre logique politique, et dont
la violence ne ménage pas toujours les rescapés, une nation
construit bien là, jusque dans ses conflits internes, et avec
l’apport d’une diaspora très active, sa mémoire du génocide.
Celle-ci passe par le renouvellement, souvent subversif, de
pratiques locales et traditionnelles : l’humour noir à propos
de la guerre et du génocide, dans les chansons et le théâtre2,
le métissage chorégraphique intégrant par fragments, parfois
ironiques, les danses Intore, l’art du tambour détourné des codes
féodaux par les femmes3… Cette construction mémorielle passe
1 J’ai évoqué plus longuement ce point dans la 2e
partie de Rwanda. Le réel et les récits, op. cit.
2 Voir le spectacle Carte d’identité par Diogène Atom Ntarindwa,
jeune acteur formé dans le Groupov après avoir participé, adolescent, à
la guerre de 1990-1994. Ce virtuose et subtil one man show tourne en
dérision certains travers des chefs militaires du FPR, tout en faisant
appel à une forte complicité nationale au plan culturel. Ce spectacle a été
représenté à Kigali le 24 juillet 2005 dans les locaux de la Primature.
3 Voir le documentaire de Lara Garcia Reyne (projeté à Kigali en juillet 2008
lors du colloque Le génocide des Tutsi du Rwanda et la reconstruction des champs
du savoir) sur le groupe né d’Initiatives féminines au Centre National des Arts à
Butare ; en particulier le témoignage de la plus jeune joueuse de tambour, timide
et presque mutique lors de l’interview, mais dont une incroyable énergie se libère
dès qu’elle se met, radieuse, à frapper son tambour à toute force. Ce groupe
aussi par une activité d’écriture sans précédent dans ce pays.
Au-delà des livres qui, écrits avec un tiers européen et parus en
France et en Belgique, ont valu à Yolande Mukagasana et Esther
Mujawajo d’être requises en tribune aux quatre coins du monde
comme témoins, un important travail de collecte s’effectue à
l’échelle nationale, encadré par les associations d’étudiants
rescapés (AERG)1, et se poursuit parfois en ateliers d’écriture
à l’Université2. Faute de moyens et de marché locaux, certains
de ces textes trouvent ou cherchent preneurs dans les maisons
d’édition européennes, et sacrifient parfois à certains mimétismes.
Mais ils expriment bien une histoire et des sensibilités spécifiques.
Déphasages
Si le précieux travail de Jean Hatzfeld a révélé quelque
chose de ces sensibilités au public français, il les a aussi
transformées et volontairement manipulées, jouant avec
succès sur l’équivoque littéraire là où le livre relève aussi du
journalisme et du témoignage. Le petit monument que sa trilogie
constitue (Dans le nu de la vie – Une Saison de machettes –
La Stratégie des antilopes), primée et consacrée, restera un
très précieux document, mais son importance risque d’en
cacher d’autres à présent : il ressemble désormais à l’arbre
qui cache la forêt, au chef d’œuvre qui obstrue l’horizon. Il
pose en outre la question de l’appropriation du témoignage par
le visiteur, dont le geste de collecte rappelle fatalement, aux
Rwandais instruits de leur histoire, quelque chose de celui de
l’ethnologue, particulièrement chargé dans ce pays. Hatzfeld
ne se pose pas cette question. Par ailleurs il s’est dit surpris
qu’on ait pu voir un problème dans le fait de « s’approprier » les
témoignages de rescapés, et y a répondu par l’argument de la
« littérature », dotée par lui du pouvoir d’annuler la question.
Par cette assurance incongrue, comme par sa consécration
assumée en écrivain, Hatzfeld se confond dans le paysage
culturel qui reste le sien, malgré l’importance et l’efficacité de
sa démarche d’ouverture, de réécriture et de transmission 3.
Inspiré par elle, mais aussi la récusant au nom de la fiction
littéraire, le roman de Gilbert Gatore, Le Passé devant soi.
Roman (Phébus, 2008), s’inscrit d’emblée dans le cycle culturel
évoqué plus haut. Il tombe même dans d’autres équivoques,
malgré son réel questionnement sur l’inhumain et la survivance.
Le roman se construit autour de deux personnages solitaires,
apparemment antagonistes, et qu’un subtil jeu d’échos et de
reflets va rendre parents : celle d’un adolescent tueur réfugié en
forêt, où il devient l’otage d’une famille de singes, et succombe à
féminin, qui suscitait au départ la méfiance ou l’ironie, a acquis une notoriété
nationale, et s’est produit récemment à l’étranger – entres autres à Dakar.
1 L’Association des Etudiants Rescapés du Génocide a été créée en octobre
2006, en vue de l’entraide matérielle et du soutien moral des jeunes rescapés. La
tentative de construire une mémoire propice à la reconstruction du pays passe
par cette collecte de témoignages, qui font connaître le sort et l’expérience
des enfants pendant le génocide. Il semble y avoir, pour la seule AERG de
Butare, plus de 1000 témoignages d’étudiants, rédigés par ceux-ci lors de leur
inscription à l’Université : ces textes brefs, précédés d’une photo et de la mention
de l’identité et de la provenance de chacun, sont rédigés en kinyarwanda.
2 Voir le livre de la famille d’étudiants « Ingangurarugo », Souviens-toi ! Ce livre
est composé d’une quinzaine de témoignages rédigés en français par les membres
d’une des « familles artificielles » construites au sein de l’AERG. Je remercie
Jean-Pierre Karegeye de m’avoir transmis la première version de ce manuscrit.
3 Je m’exprime plus longuement sur ce point dans
Rwanda. Le réel et les récits, op. cit sa solitude ; celle d’une orpheline rescapée, adoptée et exilée en
France, qui, hantée par la mort des siens, s’isole et échoue à se
réconcilier avec la vie, comme à mener à bien son projet - celui de
rassembler les témoignages des victimes et des tueurs en un livre
total – qui tourne à l’obsession morbide et la conduit au suicide.
L’entreprise testimoniale est ainsi récusée comme aporétique dans
l’œuvre littéraire, laquelle se réfléchit à son tour dans l’activité
d’écriture du personnage féminin : celle-ci, pour finir, s’avère
être l’auteur de la fable qu’on vient de lire. Un rapport de miroir
ambigu s’instaure ainsi entre le tueur et la rescapée, celle-ci
réinventant littérairement celui-là, lui prêtant une vertigineuse
profondeur. Le dispositif fictionnel permet l’investissement
poétique de la figure de l’enfant tueur, tout en assurant à
l’auteur la sécurité symbolique de l’identification à la victime1.
Malgré sa part d’originalité, ce roman obéit avec talent à
certains canons parisiens actuels de la création littéraire : dans
son mime de la prose de J.M. Coetzee, cité en épigraphe; dans
sa poétique ultra-contemporaine de l’animal ; dans la figure en
vogue de l’idiot ou de l’enfant meurtrier ; enfin dans l’introjection
littéraire de l’âme du bourreau, dont la profondeur émane de
l’imagination de la victime. Laquelle, pour finir, achève le travail
des tueurs en se tuant elle-même. La promotion du livre, qui a
été bien reçu par la critique, ciblait un public précis, et obéissait
elle aussi à des procédés discutables, en particulier la référence
de l’auteur au journal d’Anne Frank, à la fois convenue et
déplacée vu le vécu qui semble être le sien 2. De manière presque
ostentatoire, ce roman n’est pas fait pour être lu au Rwanda.
Les jeunes rescapés rwandais qui écrivent, ou qui recueillent les
témoignages de leurs frères et sœurs d’adoption, ressemblent
très peu à l’amazone suicidaire de Gatore. Ils frappent au
contraire, bien souvent, par leur énergie vitale et leur attention
à l’autre, souvent sidérante. Si on se donne la peine de lire
et de faire traduire ces témoignages, on est saisi de ce qui
échappe ici de cet événement, de ce pays, de cette société,
du travail de pensée qui s’y trame, malgré le sinistre. Leur
lecture, souvent, remet en cause l’alternative évoquée plus
haut, entre le « dire vraiment les choses » et le « dire les choses
vraies ». Alternative que rend d’ailleurs discutable, d’emblée,
l’existence d’une « littérature de témoignage », qui s’efforce de
« dire vraiment les choses vraies » - au besoin par la fiction.
L’écriture littéraire n’a pas toujours besoin de récuser le
témoignage pour éprouver son pouvoir ni affirmer ses droits.
La revendication d’un « dire vraiment » supérieur au « dire le
vrai » du témoin, exprimée par le directeur artistique du Groupov,
risque enfin d’être perçue à son tour, au Rwanda, comme un
1 J’ai tenté un contrepoint critique entre ce roman et les recueils de Hatzfeld
dans « Poétiser l’enfant tueur. Questions sur Le passé devant soi de G. Gatore »,
in D. Lévy-Bertherat et P. Schoentjes, « J’ai tué ». Violence guerrière et fiction,
Actes du colloque de l’ENS-Ulm Genève, Droz, 2010, pp 231-265. Voir également A.
Sepiessens, « Le génocidaire parle. Mise en texte et mise en scène chez Hatzfeld
et Gatore », p 197-211. On trouve dans ce même livre la transcription d’une tableronde où G. Gatore prend lui-même la parole. Charlotte Lacoste a soumis ce texte
à une critique polémique dans son pamphlet Séductions du bourreau, PUF, 2010.
2 Exilé en France, Gilbert Gatore raconte que son propre journal intime lui
fut confisqué lors de son passage au Congo. Or il est le fils d’Aloïs Tegera, qui,
recherché par la justice rwandaise, vit en France où il a été débouté de son
droit d’asile. Il est accusé d’avoir participé activement au génocide, d’après les
allégations de Diogène Bidéri dans Le génocide des Bagogwe, L’Harmattan, 2009.
autre signe de domination culturelle1. Et c’est bien de domination
qu’il s’agit lorsque, dans le film réalisé par Marie-France
Collard sur la réception de Rwanda 94 au Rwanda (Rwanda. A
travers nous l’humanité, 2006), une vieille femme rwandaise,
peu après le spectacle, dit du « conférencier » exposant dans la
pièce l’histoire de l’ethnisme rwandais : « je ne comprends pas
comment ce blanc peut connaître mieux que moi l’histoire de
mon pays; il a dû boire le lait d’une Rwandaise à sa naissance ».
Dans ce documentaire, consacré au deuil des morts et à l’aventure
qu’a été cette rencontre, imprévue, entre l’œuvre francorwandaise créée en Belgique et le public rwandais, le déphasage
culturel est désigné comme tel, nullement résolu, mais révélé
par la pièce et sa réception filmée. La solution imaginaire de
la vieille Rwandaise fait sourire, et ressemble à un clin d’œil
complice, montrant qu’une rencontre, quelle qu’elle soit, est
toujours possible ; elle n’en désigne pas moins un problème
immense, lié certes à la situation économique du pays, mais
aussi aux longs effets de la logique coloniale, qui voulait que
les indigènes fussent dépossédés de leur propre histoire. La
politique d’éducation menée ces dernières années au Rwanda - le
budget est le plus important des dépenses publiques - a eu des
effets certains : l’enseignement à l’école primaire est gratuit et
obligatoire depuis 2004, et le taux de scolarisation est passé de
55% à 95 % entre 2003 et 20082. Mais l’histoire du génocide tarde
à être enseignée dans les écoles, aucun consensus n’existant au
sein de l’équipe dirigeante. Et le développement des instituts
universitaires à Kigali ne profite pas aux sciences humaines, ni
à l’Université nationale de Butare où elles sont enseignées.
Comme l’a plusieurs fois souligné Marcel Kabanda3, cet
enseignement de l’histoire, qui dépend lui-même du sérieux prêté
à la recherche historique, comme à tout le secteur des sciences
humaines, est pourtant un des enjeux majeurs du Rwanda de
demain. Le survoltage de la pensée mythique et raciale a eu de
tels effets dans ce pays que l’élaboration d’un récit historique
soumis aux principes de rationalité, de connaissance cumulative
et de débat critique, fait partie des tâches indispensables à
mener dans le pays même. Le désir est souvent formulé par les
Rwandais de s’approprier leur histoire, et la nécessité s’y fait jour,
dans les milieux universitaires, de préserver et développer un
pôle d’enseignement et de recherche dans les sciences sociales,
devant le prestige croissant des savoirs technologiques et de l’ICT,
1 C’est le cas plus encore de la proposition faite aux Rwandais de « balayer à
leur porte », parce que « la poussière ne s’en va pas toute seule » : tel était le
titre de l’intervention filmée de J. Delcuvellerie, projetée le 25 juillet 2008 lors
du colloque international de Kigali organisée par J.P. Karegeye, Le Génocide
des Tutsi du Rwanda et la reconstruction des champs du savoir. La « poussière »
tenace désignait l’hostilité ethnique en vigueur dans la population Hutu,
mais aussi Tutsi, et même le racisme anti-blanc dont le Groupov eut à subir
certaines manifestations au Rwanda lors des représentations de Rwanda 94.
2 En treize ans, le nombre d’écoles primaires a été multiplié par trois, celui des
établissements du secondaire par trente, et celui des universités (publiques et
privées) est passé de un à douze. Le taux d’alphabétisation est ainsi passé à 64 %
en 2007. En réalité, l’Etat verse sa contribution pour chaque élève. Pour l’année
2007, il y a eu une augmentation de 7 % des effectifs. Ceci a permis la scolarisation
de 95, 8 % des enfants en âge scolaire, soit environ 2.500.000 enfants. Le
passage de l’école primaire au lycée ne va pas de soi, ni encore moins du lycée
à l’Université, mais on compte 20.000 étudiants dans la seule ville de Kigali.
3 Entre autres dans l’intervention prononcée au colloque de juin 2007, « Rwanda.
Récits du génocide, traversée de la mémoire », malheureusement absente du
volume. Marcel Kabanda, lui-même historien, actuel président d’Ibuka-France,
a collaboré au livre Les Médias du génocide dirigé par Jean-Pierre Chrétien.
plus immédiatement profitables. Mais dans le flot des urgences
à gérer, cet enseignement de l’histoire est sans cesse retardé.
Quant au travail d’historicisation qui s’effectue en France, il
est soumis à des controverses qui ne relèvent pas seulement du
conflit d’interprétation inhérent au travail de la connaissance. Le
résultat de ces contretemps est que la « mémoire » du génocide
a été livrée à la fois à la négation politique et au débat littéraire
avant même que l’histoire du génocide n’ait commencé de s’écrire.
On citera un autre déphasage, liée à la représentation de la
pièce du Groupov au Rwanda : la très belle « cantate » finale,
qui chante la résistance désespérée des paysans de Bisesero,
au sud du pays, a été représentée à Bisesero même, où un
Mémorial venait d’être érigé. Ce monument, édifié en escalier
géant le long de la plus haute colline de la région, imposant
une ascension en forme de calvaire, symbolise la mémoire du
génocide et de la résistance. Ce Mémorial, où, il y a quelques
années, résonnaient les voix du Groupov face à un public
médusé, a été très vite laissé à l’abandon, jusqu’à ce que soit
aménagé, récemment, l’intérieur des bâtiments, contenant les
« preuves » du génocide, c’est-à-dire des amoncellements d’os
et de crânes. En 2008, aucun signal ne balisait le chemin du
site, seule une pancarte déglinguée et rouillée confirmait au
visiteur qu’ici, à Bisesero, s’étaient battus pendant plusieurs
jours, à l’aide de pierres, des paysans Tutsi de tous âges, hommes,
femmes et enfants, dont il reste une poignée de survivants.
Ces rescapés, les Abaseseros, eux-mêmes réduits à l’abandon,
vivent, à deux pas de ce monument déserté, dans un état d’extrême
pauvreté. Las de raconter leur histoire à des visiteurs avides de
témoignages, qui ne donnent rien en retour, ils se taisent, ou
parfois réclament une aide matérielle nécessaire : des chèvres, une
ambulance pour transporter les malades et les femmes enceintes,
des cahiers et des stylos pour la scolarité des enfants, une bière,
des cigarettes… La visite des Blancs à Bisesero relève dans
ces conditions, sinon d’une démarche caritative assumée, d’un
horrible malentendu. Le geste de l’aide lui-même n’y échappe pas
totalement : il prend acte de la métamorphose forcée de héros en
mendiants, dépossédés même du désir de raconter par leur simple
situation. Pour un Français en visite, le malaise devient dégoût
violent s’il se rappelle l’issue, dans ces collines, de la « rencontre »
entre ces paysans effarés et les soldats français de Turquoise.
De quelques réalités rwandaises
Pendant que s’effectue en Europe un « travail de mémoire »
crédité des vertus du deuil, la population des rescapés, au
Rwanda, est fatalement marginalisée dans la société rwandaise
en reconstruction. Si des rescapés nous parlent à travers les
témoignages poétisés par Hatzfeld, si nous croyons les connaître
et les comprendre, un à un, au Rwanda ils forment un groupe
social minoritaire et assez démuni. Une grande partie vit dans
la pauvreté, les effets du génocide venant s’ajouter aux dures
conditions de vie partagées par la masse des gens. Sans qu’il y
ait volonté de les marginaliser, la politique économique menée
par l’élite au pouvoir - dont une part importante est revenue
d’exil –, rend ceux-là d’autant plus vulnérables aux difficultés qui
pèsent inégalement sur tous. On livrera ici quelques chiffres,
tirés du recensement officiel de juillet 20081qui corrigeait les
données incomplètes de celui de 1998 – montrant d’ailleurs qu’une
partie du pouvoir souhaite prendre acte de ces problèmes.
D’après ce rapport, le Rwanda ne comptait en 2008 que
309.368 rescapés, dont 10, 3% de veufs, et 21% d’orphelins2 ;
40% d’entre eux déclaraient avoir exercé un emploi au cours
de l’année précédente ; parmi eux 11% seulement étaient
salariés. 7 sur 10 se disaient « indépendants », et 7 sur 10
encore disaient avoir un revenu mensuel ne dépassant pas
5000 Francs rwandais – soit cent fois moins qu’un médecin3.
Seuls 4% des rescapés ont déclaré avoir un revenu de plus de
50.000 francs, 9% un revenu allant de 10.000 à 50.000 francs.
Le Fond d’Aide aux Rescapés du Génocide (FARG), qui reçoit
5% du budget national, assure 70,2% de l’aide permanente aux
rescapés. Leurs droits sont défendus aussi par les associations,
mais leurs moyens ne sont pas à la mesure de l’importance et
de la multiplicité des problèmes rencontrés. L’association Ibuka
(« Souviens-toi »), qui fédère les autres au Rwanda, voit, malgré
les efforts de son actuel Président, une part de son activité
décliner. Dans le domaine mémoriel, le pouvoir d’initiative revient
de plus en plus à la « Commission de Lutte contre le Génocide »,
qui a pris les prérogatives du Département de la Mémoire au
Ministère de la culture, et peut traiter des questions relatives
au génocide sans rendre compte à aucun Ministère : un nouveau
traitement des problèmes de l’après-génocide est ainsi rendu
possible, certes autant que leur appropriation politique, mais leur
singularité se montre ainsi davantage reconnue et intégrée.
L’association de veuves rescapées AVEGA, très vigoureuse à
sa naissance – comme en témoigne le livre d’Esther Mujawajo,
SurVivantes -, semble aujourd’hui entravée par des problèmes de
gestion interne. En revanche, l’AERG, l’Association des Etudiants
Rescapés du Génocide, gagne en importance et vitalité : elle
organise à l’échelle régionale et nationale un remarquable
réseau de solidarités, passant par la constitution de « familles
artificielles », de même que l’Association des Orphelins Chefs
de ménage, que Gasana Ndoba a contribué à créer – il faut lire
ici le témoignage de Berthe Kayitesi, Demain ma vie. Enfants
chefs de famille dans le Rwanda d’après4. Mais si plus de la
moitié des rescapés se déclarent membres d’Ibuka, et 14% de
l’AERG, 2% des rescapés seulement disent bénéficier de l’appui
d’associations, d’églises et d’individus de façon permanente.
Le rapport de 2008 faisait état de besoins d’aide exprimés
par les rescapés, concernant surtout la création d’un revenu
professionnel dans l’élevage (34,5%) ou le commerce (25,2%),
mais aussi les frais de scolarité (34%), de logement (23%), et
enfin de santé (5%). La faiblesse de ce dernier pourcentage
ne signifie pas que cette population puisse facilement se
1 Le rapport de ce recensement a été publié en juillet 2008. Pour un
résumé de son contenu, voir Léon Nzabandora, « Nouveau recensement
des rescapés », Grands lacs hebdo, 10-20 juillet 2008, pp 1-2.
2 24% des enfants rescapés (entre 13 et 20 ans)
sont orphelins de père et de mère à la fois.
3 Au Rwanda, un instituteur gagnait en 2008 autour de 40 .000 Frw, un
avocat 300.000 Frw, un universitaire entre 300 et 420.000 Frw, un médecin
de l’Etat 500.000 Frw (55.000 Frw valent 100 dollars américains).
4 Demain ma vie. Enfants chefs de famille dans le
Rwanda d’après, Paris, Ed. Laurence Teper, 2009.
soigner. 9% des rescapés ont déclaré avoir souffert de maladies
(fréquemment le paludisme et les vers intestinaux), sans avoir
pu se faire soigner au cours des trois derniers mois par manque
de moyens. 16% disaient souffrir de maladies et infirmités
liées au génocide (traumatisme, blessures, sida). Parmi ceux
qui ont consulté, 14, 6% étaient affiliés à une mutuelle de
santé, et 0,9% étaient pris en charge par leur employeur.
D’autre part, l’Association de Coopération et de Recherche
pour le Développement (ACORD), qui s’est réunie au Rwanda
à propos des « enfants chefs de ménage », recensait en juillet
2008 17.000 enfants répartis dans 6200 ménages dirigés
par des enfants. Sur 117.857 ménages de rescapés, 45% sont
dirigés par une femme, 4% sont composés d’enfants adoptés.
Malgré l’inventivité du système de solidarité des « familles
artificielles », ces enfants et adolescents ont des difficultés à
suivre leur scolarité et faire des études, et même à trouver un
gîte et récupérer les biens laissés par leurs parents disparus.
Au Rwanda, la plupart des survivants manquent de tout :
maison, bétail, vêtements, nourriture, médicaments, argent.
Ces réalités ont peu de poids lorsque nous lisons un roman
ou une bande dessinée sur le génocide, et même lorsque
nous sortons, bouleversés, de la descente aux enfers que la
lecture d’un témoignage nous a fait, non pas accomplir, mais
imaginer. Au Rwanda, le poids du réel impose à la pensée une
tension impropre aux grandes retrouvailles culturelles.
«
Parfois pourtant c’est le témoignage qui nous reconduit à
ce présent du réel, et à l’inquiétude qu’il communique.
Mes enfants ont été tués. J’ai été violée pendant trois
jours. Après, j’ai constaté que j’étais enceinte. J’ai pensé à avorter, mais
après j’ai décidé de garder l’enfant et de le considérer comme un cadeau
de Dieu. Maintenant, on a constaté que j’ai le sida et l’enfant aussi.
L’enfant va mourir et je ne peux plus mettre au monde. Ma plus grande
crainte est de mourir avant l’enfant. Qui va prendre soin de lui ? »1
Certains témoignages, sans qu’aucune littérature ne s’y mêle, ont
le pouvoir de « dire vraiment des choses vraies »: ici la déchirure
intime et la haine mortelle vécue dans un corps maternel
saccagé, l’amour de la vie néanmoins, qui fait faire de l’enfant
de la haine un cadeau du ciel, puis l’écroulement de ce ciel et la
vie rattrapée, et enfin la peur, non de mourir, mais de mourir la
première. Tout est dit, comme une simple équation, du désir de
vivre et de la profondeur du poison qui empêche de le faire.
La mère qui parle là est une de celles, nombreuses, qui ont mis
au monde un enfant en 1995. Ces enfants, s’ils ne sont pas morts,
ont aujourd’hui treize ans. Beaucoup vivent dans la rue, certains
disparaissent un jour sans crier gare. Peu se soucient de leur
existence ou de leur disparition. Lesquels d’entre eux connaîtront
l’histoire dont ils sont issus ? Lesquels se préoccuperont de
lire des « témoignages » ou des « romans » du génocide ? De
quelle nature est le savoir qu’ils ont du désastre qui leur a donné
naissance, et dont nous n’entendons, nous, qu’un écho assourdi ?
1 Témoignage d’une femme membre de l’association ABASA, cité
par Martien Schotsmans, « Les femmes et l’après-génocide », in
Jacques Fierens éd., Femmes et génocide : le cas rwandais, Droit et
mouvement, FUNDP-Faculté de droit, La Charte, 2003, p 133.
Enfin, peut-on « mettre les morts en sécurité » lorsque les vivants
ne le sont pas eux-mêmes? Les attaques rituelles d’avril contre
les Mémoriaux, et les assassinats de témoins rescapés qui ont
ponctué le travail des Gacaca dans certaines régions, donnent à
ce spectre une réalité immédiate. Celle-ci rappelle et ravive la
souffrance qu’ont connue et connaissent les « héritiers » d’autres
génocides, livrés à d’autres négationnismes, où s’organise,
toujours, la vandalisation des mémoriaux et stèles funéraires,
après le pillage et la combustion des cadavres. Au Rwanda, pour
ceux que la haine ethnique continue d’animer et de faire agir,
ou qui ont purgé une peine à venger, ce sont les survivants qui
doivent disparaître. C’est le témoin en eux qui doit être détruit.
Ces crimes, s’ils sont punis au Rwanda, s’abritent sous le
bouclier que continue de fabriquer la négation politique au
niveau international. Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer les
tenants et aboutissants de la thèse du « double génocide »1,
ni le « révisionnisme » de Pierre Péan et consorts, ni le litige
concernant les responsabilités françaises2, aggravé par
l’accablant « rapport Mucyo » (juin 2008), vite évacué au prétexte
qu’il était « discutable »3, alors qu’il méritait une critique
1 Sur le négationnisme, voir Hélène Dumas, « Banalisation, révision et
négation : la « réécriture » de l’histoire du génocide des Tutsi », in FranceRwanda, et maintenant ?, Esprit, 2010, pp 85-102 ; et « Histoire des
vaincus. Négationnisme du génocide des Tutsi au Rwanda », in Rwanda,
quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi, in
Revue d’Histoire de la Shoah, janvier-juin 2009, n°190, pp 299-347.
2 Voir : L’Horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide
des Tutsi du Rwanda. Rapport de la Commission d’Enquête Citoyenne d’avril
2004, Karthala, 2005 ; Géraud de La Pradelle, Imprescriptible. L’implication
française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux, Les Arènes,
2005 ; Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les
origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte, 2007 ; Catherine
Coquio, « Guerre française et génocide rwandais », in Retours du colonial ?,
L’Atalante, 2008 ; André Guichaoua. Rwanda. De la guerre au génocide.
Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994), La Découverte, 2010 ;
Raphaëlle Maison, « Que disent les ‘Archives de l’Elysée’ ? », in FranceRwanda, et maintenant ?, Esprit, mai 2010, pp 135-159. Le travail d’enquête
continue de s’effectuer au gré des initiatives privées et associatives (cf.
Jacques Morel La France au cœur du génocide des Tutsi, L’Esprit Frappeur
et Ibuza éditions, 2010, ainsi que les parutions de La Nuit rwandaise.)
3 Jacques Sémelin, « Génocide, un discutable rapport rwandais », Le Monde,
19 août 2008 p 14. Directeur de recherches au CNRS, J. Sémelin a créé en 2008
une Encyclopédie en ligne sur les crimes de masse (où le texte sur le Rwanda
a été confié à René Lemarchand). Là où la gravité du problème et la position
d’autorité revendiquée réclamaient un travail, ou, quitte à se précipiter, au
moins la mention des travaux d’enquête historique et juridique accomplis,
l’auteur semble noter une copie. Après avoir salué un « début prometteur »
,une « bonne synthèse » et des « archives intéressantes », il rappelle au sujet
de la vague de massacres de 1992 que « tout massacre ne constitue pas un
génocide », et parle, lui, de « détérioration » ; il signale le « défaut majeur »
de la « reconstruction interprétative » et récuse la manière « simpliste sinon
outrancière » dont est présentée l’opération Turquoise : aux accusations de
viols systématiques contre les femmes tutsi, il répond « qu’aucun travail de
chercheur n’est venu confirmer » ces faits - sans mentionner l’existence des
plaintes dont certains de ces faits font l’objet depuis 2005, tandis que l’action du
juge Bruguière, elle, est rappelée ; enfin il conclut, comme une découverte qui
réglerait la question, que « la finalité de ce rapport est politique ». D’autre part,
l’auteur ne fait pas mystère de la commande que lui a passée le Quai d’Orsay, en
2004, d’une « note de réflexion en vue d’un travail de mémoire entre la France
et le Rwanda », et rappelle avoir alors préconisé que « la France reconnaisse
ouvertement ses erreurs graves dans la gestion de cette crise extrême ». Les
mots « erreurs », « crise extrême » et « détérioration », puis « question »
et « interrogation », sont sans doute plus « scientifiques » que « crime » et
« génocide » - mais de quoi s’agit-il d’autre là que d’une science politique bien
comprise, comme le montre la mention finale des « efforts de Bernard Kouchner
pour renouer avec Kigali », contrecarrés par ce rapport Mucyo ? Prendre acte de
la nature évidemment politique de ce rapport, comme de son caractère litigieux,
sérieuse et une « approche historienne »1, et que ne saurait
annuler l’autre accablant rapport dit « Mapi » sur les crimes
commis au Congo (septembre 2010). Quelle que soit sa panoplie
d’arguments et de dispositifs, qui peuvent au besoin passer par
l’argument sinistre de la scientificité, la normalisation politique
est un accélérateur pervers du processus d’assimilation.
On ne peut donc parler de « mémoire » hors contexte politique,
comme si ces conflits n’étaient qu’un arrière-plan, alors que
la presse quotidienne en fait entendre chaque jour la rumeur,
de plus en plus confuse et argumentée. On peut y lire à la fois
que ce génocide est ignoré et qu’il est parfaitement connu.
Et de fait, le génocide des Tutsi du Rwanda est à la fois nié et
reconnu, jugé et normalisé. De la responsabilité française,
on entend dire qu’elle ne fait aucun doute et qu’elle est un
mensonge scandaleux, mais un tel chaos ne fait pas problème :
ces discours se confondent dans leur indifférenciation massive,
que ne saurait briser telle ou telle œuvre d’art, quelle que
soit son intention subversive ou même sa portée individuelle.
Cette indifférenciation parachève le travail de la négation.
Au Rwanda, l’historiographe doit écrire une « histoire du temps
présent » au sens le plus fort du terme, mais aussi composer
avec plusieurs violences pleinement actuelles : celle de la haine
ethnique, celle de la négation politique, celle aussi du jeu culturel
qui continue de se jouer vaille que vaille en Occident, donnant
parfois des leçons de mémoire aux anciens colonisés. Ces violences
se conjuguent, même si elles se contredisent. Il existe d’autres
formes de destruction du réel que l’assassinat des témoins et
le négationnisme. Elles passent certes par l’indifférence, qui
pèse toujours lourd pour rendre infiniment léger tel « détail de
l’histoire » - particulièrement africaine. Mais la déréalisation
est une forme de destruction plus retorse, qui peut passer par le
« travail de mémoire » et la part de conscience tranquille qu’il
peut apporter – là où l’intranquillité s’impose d’elle-même.
Si nous ne pouvons parler de « tradition » à sauver et de « classe
dominante » comme le faisait Benjamin, on peut en revanche
parler sans trop se tromper de culture dominante. La conscience
d’en être partie prenante impose un peu d’incertitude, et,
à l’opposé d’un sentiment de culpabilité collective, un peu
d’impatience politique. De cette culture, nous pouvons faire la
critique sans trahir la mémoire, du moins celle des témoins. Il
s’agit juste de retrouver quelque chose du réel, tel qu’il fut vécu
par ceux qui, vivants et morts, ont perdu toute sécurité, et tel que
certains continuent de vivre, très loin d’ici, en ce moment même.
Lorsque Benjamin replaçait la perspective historiographique
dans celle de l’attente messianique, il pensait à tout autre
chose que ce qu’on entend par « devoir de mémoire ». L’histoire
qu’il appelait de ses vœux, chargée de « mettre les morts en
sécurité », ne se limitait pas non plus au « travail de deuil »,
devenu bien bavard. Telle qu’il l’imaginait, la mémoire
devait entreprendre le sauvetage intégral du passé : une
cela n’obligeait-il pas à réclamer, non seulement un travail de recherches,
mais, au bas mot, une nouvelle Commission d’Enquête Parlementaire ?
1 Cf. Stéphane Audouin-Rouzeau, « La responsabilité de la France
vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne », in
France-Rwanda, et maintenant ?, Esprit, mai 2010, pp 122-134.
apocatastase. Si un tel horizon sotériologique nous échappe
aujourd’hui, son exigence critique, clairement politique, n’a
rien perdu de sa nécessité. Depuis que les morts ne sont plus
en sécurité, son actualité n’a cessé de croître ; même si, dans
le monde tel qu’il va, elle semble ne pas cesser de s’enfouir1.
1 Une version différente de ce texte, initialement rédigé en novembre 2008, a
paru dans J.P. Karegeye éd., Rwanda : témoignages, traversées de la mémoire.
La Pensée et les hommes, n°71, Bruxelles, ULB Ed. Espace de Libertés, 2009 ;
et en espagnol dans Koulsy Lamko & Boubacar Boris Diop (éd), Genocidio de los
tutsi de Ruanda : la memoria en camino. Interrogacion de las formas literarias,
artisticas y testimoniales, Casar R. Hankili Africa y Les Editions de Vigaubières,
2010, pp 219-244 (« El malentendido cultural », trad. P. Telésforo Cruz).
«
Le tiers, la mémoire et le deuil
Par Catherine Coquio
Ikize inkuba arayiganira » ;
« Il peut parler de la foudre, celui qui en a réchappé ».Adage rwandais1
« Le rôle du témoin est amputé ».José Kagabo2.
« Le problème avec un génocide, ce n’est pas tant de trouver les mots – les
mots on les trouve toujours -, c’est l’écart des vécus entre les victimes et
les gens de l’extérieur. »
« On sort de cette affaire en étant persuadé d’avoir perdu son sens, (…)
que le texte ne vient pas forcément par derrière. Il est là, il est enraciné
dans la réalité, et peut-être qu’il faut aller chercher la réalité le plus vite
possible par les formes les plus désespérées ».Boubacar Boris Diop3.
Le 7 avril 2004, le Rwanda commémorait le génocide des Tutsi
dix ans après, dans le cadre d’une politique de la mémoire qui
a prêté à de vives discussions, à l’intérieur du pays comme à
l’extérieur. L’ONU, silencieuse jusque là, a déclaré cette fois,
en janvier 2004, que la communauté internationale s’associait
à cette commémoration. En France, où cette date ne concernait
jusqu’ici, en dehors des poussées de négationnisme dans la presse
en avril4, que les membres de la Communauté rwandaise de
France, accompagnés de quelques proches et militants, elle donne
cette fois lieu à plusieurs initiatives politiques et culturelles.
Un colloque international s’est déroulé à l’Université de Metz
en novembre 20035, instituant - très tôt - l’événement dans
le champ de la recherche en littérature et sociologie des
discours, et plus seulement en histoire : les chercheurs s’y
proposaient de « montrer le cheminement qui fait passer de la
mémoire individuelle, du témoignage singulier, à une mémoire
collective… » A la rentrée 2003, on a vu nombre de librairies
consacrer pour la première fois un rayon au Rwanda, poussées
par le succès des deux recueils de témoignages publiés par Jean
Hatzfeld : Dans le nu de la vie, et Une saison de machettes6.
1 Adage cité dans une autre traduction par un rescapé rwandais
dans un recueil de témoignages, Hildebrand Karangwa, Le
génocide dans le centre du Rwanda, Kabgayi, 2002.
2 « Pas de langue pour l’hébétude », Le Travail de mémoire, Autrement, 1999.
3 Respectivement : entretien avec Catherine Bedarida dans
Le Monde, 8 juin 2000, et entretien avec Noémie Bénard,
Dakar, mars 2001 (accessible sur www.aircrige.org).
4 Le discours négationniste a pris ici la forme d’une relativisation, dans
la thèse du « double génocide » : les massacres commis par le FPR en
représailles contre les Hutus en ex-Zaïre (attestés par le rapport de Robert
Gersony au HCR) sont interprétés à tort comme un second « génocide ».
Pour un repérage critique des discours de la négation en France, voir Louis
Bagilishya, « Discours de la négation, dénis et politiques », in L’Histoire trouée,
négation et témoignage, textes réunis par C. Coquio, L’Atalante, 2004.
5 Les langages de la mémoire. Littérature, medias et génocide au Rwanda.
Université de Metz, 6, 7, 8 novembre 2003. Ce colloque, dont le comité
scientifique était dirigé par Pierre Halen, coéditeur avec A. Ricard du recueil
La Littérature des Grands Lacs, APELA, 2002, et auteur dans ce recueil du
texte : « Ecrivains et artistes face au génocide rwandais. Quelques enjeux ».
6 Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits de marais rwandais, Paris,
Seuil, 2000. Une saison de machettes, récits. Paris, Seuil, 2003.
Cette actualité, cinématographique autant que littéraire, a fait
l’objet d’un cycle sur le génocide et sa mémoire en mars 2004,
« Rwanda 1994-2004 »1, peu avant l’ouverture à Paris d’une
« Commission d’Enquête Citoyenne »2. Celle-ci était destinée
à approfondir la connaissance des implications politiques
et militaires de la France dans le génocide3, en réouvrant
le dossier, laissé lacunaire par la Mission d’Information
Parlementaire de 1998, à partir de nouvelles sources : le
témoignage du journaliste Patrick de Saint-Exupéry4, celui
de Roméo Dallaire, commandant général des forces de
l’ONU5, mais surtout de nombreux témoignages de victimes
rwandaises : point de vue qui avait été effacé jusque là, la
Mission parlementaire ayant réduit ces témoignages à un seul
et unique, jugé exemplaire6. Ce travail associatif s’est effectué
sur fond d’une tension politique croissante entre Paris et Kigali,
qui a culminé le 7 avril 2004 avec les accusations publiques
lancées par Kagame à l’adresse du gouvernement français7.
En Belgique, le hiatus entre l’Etat et la société civile est sur ce
point moins important qu’en France : la solennelle demande de
« pardon » aux Rwandais du premier ministre belge en avril
2000, après les conclusions claires de la Mission d’Enquête
1 Cf. www.aircrige.org. Actes à paraître.
2 Quatre associations en sont à l’origine : Survie, Aircrige, la Cimade, l’Obsarm
(Observatoire des transferts d’armements). Cette commission, qui s’est réunie
du 22 au 26 mars, a été précédée d’un cycle de débats « littéraires » et de
projections cinématographiques dans divers lieux à Paris et en province.
3 Cette commission travaille à poursuivre l’investigation là où la Commission
d’Information Parlementaire l’avait arrêtée en 1998, le rapporteur Paul Quilès
déclarant pour finir : « la France n’est pas impliquée dans ce déchaînement
de violence ». Enquête sur la tragédie rwandaise. Rapport de la mission
parlementaire d’information sur le Rwanda. Assemblée Nationale, 1998, 4
vol. Ces conclusions discutables étaient très en retrait par rapport même à
certains éléments livrés dans les Annexes du rapport. Marc Le Pape a fait un
compte rendu de ce rapport dans « Le Rwanda au Parlement. Enquête sur la
tragédie rwandaise », Esprit, n°252, mai 1999 ; on en trouve un plus critique
sous la plume de Jean-François Dupaquier dans C. Coquio éd., L’Intégration
républicaine des crimes contre l’humanité, France 1990-2002, à paraître, et
dans Rwanda 1994-2004, op. cit., où P. de Saint-Exupéry, J.F. Dupaquier et
F.X. Vershave répondent au député Pierre Brana. En attendant la publication
des Actes de la Commission d’Enquête Citoyenne de mars 2004, on peut
consulter le livre de Jean Paul Gouteux, La Nuit rwandaise. L’implication
française dans le dernier génocide du siècle, Paris, L’Esprit frappeur, 2002.
4 Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable, Les Arènes, 2004.
5 Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable. La faillite de
l’humanité au Rwanda, Ed. Libre Expression, 2003.
6 Ce « Témoignage de Jeanne Unwinbabazi » (5 pages) a été présenté dans
le volume d’Annexes du Tome II, comme choisi pour parler « au nom de toutes
les victimes du génocide », la mission ne pouvant publier « en totalité » les
« témoignages très émouvants » qu’elle avait reçus (pp 363-368). Or on sait
que certains témoignages ont été refusés, parfois violemment, par la Mission.
Voir la fin du livre de Y. Mukagasana, N’aie pas peur de savoir, Laffont,
1999. Parmi les récits recueillis par la Commission d’Enquête Citoyenne
de mars 2004, figurent plusieurs témoignages de femmes violées par les
militaires français pendant l’opération Turquoise, dite « humanitaire ».
7 Le gouvernement répliquait ainsi aux accusations lancées par l’intermédiaire
de Stephen Smith dans le Monde, tout au long de ce conflit. Ce n’est pas le lieu ici
de discuter de la thèse des responsabilités du FPR dans l’attentat contre l’avion
du président Habyarimana, interprétées comme la preuve du déclenchement
volontaire du génocide par les Tutsi exilés en Ouganda. Il est clair, d’ores et
déjà, que ses tenants se disqualifient en l’utilisant pour atténuer, sinon parfois
annuler, la responsabilité du régime génocidaire rwandais et de ses soutiens
extérieurs. Il faudrait consacrer un travail entier à trier ce qui relève, ici, de
réalités à vérifier, d’affirmations erronées et de manipulations idéologiques.
parlementaire menée au Sénat1, puis le long procès de quatre
génocidaires à Bruxelles en 20012, ont permis une reconnaissance
politique exceptionnelle en Europe. Il n’est pas étonnant qu’une
œuvre artistique majeure sur le génocide, conçue dans ce pays,
mette la question de la responsabilité occidentale au centre de
sa réflexion et associe des artistes belges et rwandais : créé en
1999 à Avignon et à Liège, le spectacle Rwanda 94 du Groupov3 a
été représenté en avril 2004 au Rwanda - Kigali, Butare, Bisesero
- après avoir été donné au Canada, à Bruxelles et à Paris : il y a
remporté un succès remarquable pour un spectacle si long sur un
si sombre sujet, et a fait en France l’objet d’une attention soutenue
dans les milieux de la recherche, de la critique et de la création
théâtrale4. La vigueur de pensée qui sous-tend cette œuvre
collective, ainsi que son indéniable efficacité théâtrale, associant
le chant rwandais, le texte français (fiction et témoignage),
l’image vidéo, la télévision, le music hall et la musique de Garrett
List 5, lui font en outre modifier certaines donnes en vigueur
dans les discours sur le génocide et l’ « irreprésentable »6.
La mémoire et le deuil
Ces dix ans marquent ainsi en Europe une étape dans un travail
de mémoire qu’atteste une activité éditoriale et artistique
frappante, surtout depuis 2000. La littérature et le témoignage
y occupent une place décisive, dont il reste à comprendre le
sens. Il est en effet difficile de savoir si cette actualité relève
d’un authentique travail de conscience, ou si la culture joue là
son rôle de digestion ordinaire, produisant un déni7 sourd au
cœur du travail de mémoire. On peut se demander en effet si
ces expressions mémorielles relèvent d’un travail de deuil réel,
ou si elles ne sont pas parfois susceptibles de lui faire écran.
Mais y a-t-il même un sens à parler de « deuil » à propos de ceux
qui n’ont perdu là que des illusions, qu’ils soient Africains ou
Européens? Si la tâche réelle du deuil reste celle du survivant et
1 A la suite d’une pétition de 250.000 Belges exigeant que lumière
soit faite. Sénat de Belgique, Rapport de la Commission d’enquête
parlementaire concernant les événements du Rwanda, Bruxelles, 1997.
2 Auquel ont été entendus 170 témoins, et parmi eux Yolande Mukagasana,
dont il sera question plus loin. La plupart des témoins avaient déjà donné leur
témoignage à African Rights (cf. Rakya Omaar éd., Death, Despair and Defiance,
African Rights, 1995). Sur ce procès, au terme duquel les accusés ont été
condamnés à une peine allant de 12 à 20 ans de prison, voir le site d’Avocats Sans
Frontières-Belgique (www.asf.be), et les articles du Monde de Claire Tréan, 25
avril 2001, et Laurent Zecchini, 18 avril, 20 et 28 mars, 5 mai, 7, 9 et 10 juin 2001.
3 Groupov, Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les
morts, à l’usage des vivants. Editions théâtrales, 2002. Auteurs : Marie-France
Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme,
Mathias Simons. Auteurs associés : Tharcisse Kalisa Rugano, Dorcy Rugamba.
4 Voir le numéro d’Alternatives théâtrales, n°67-68, 2002, rassemblé sous le
titre Rwanda 94. Le théâtre face au génocide. Groupov, récit d’une création, en
particulier les textes de Philippe Ivernel et Jacques Delcuvellerie. Ce spectacle,
lors de sa représentation à La Villette en novembre 2002, a donné lieu à un
débat sur le thème du théâtre et du génocide, auquel participèrent entre autres
Liliane Atlan et Isabelle Lafon, l’une, poète et dramaturge inspirée par la
Shoah, l’autre créatrice du spectacle à une voix Igishanga, tiré du livre de J.
Hatzfeld, Dans le nu de la vie (Théâtre Paris-Villette, janvier-février 2002).
5 Un CD a été édité par le Groupov et Carbon 7 sous le même
titre. Directeur artistique : J. Delcuvellerie. Compositions : Garrett
List. Compositions additionnelles de J.M. Muyango.
6 Voir les textes de Jacques Delcuvellerie dans
le n° d’Alternatives théâtrales, op. cit.
7 Sur la pertinence relative de ces deux notions héritées de Freud,
je renvoie à mon avant-propos au recueil L’Histoire trouée, op. cit : « A
propos d’un nihilisme contemporain : négation, déni, témoignage ».
des « héritiers » de la catastrophe, quel rapport y a-t-il entre cette
mémoire culturelle et le travail qui échoie aux rescapés rwandais?
Il n’est pas certain en effet que le deuil après un génocide
puisse se « partager »1, ni que sa mémoire soit susceptible de
s’internationaliser, surtout lorsqu’elle se complique comme ici
des malaises et rancunes nés des responsabilités européennes.
A moins que la reconnaissance de ces responsabilités d’un côté
ne soit essentielle à l’élaboration du deuil de l’autre. Il se peut
aussi que ces productions mémorielles soient à un moment
nécessaires à la transmission de l’expérience rwandaise, de
même que l’intervention ou l’existence même du tiers, inhérente
à l’acte de témoigner, contribue au travail interne du deuil 2.
Car le témoignage n’est pas seulement indispensable à l’historien
et au juge. Il est ce qui, dans la matière du langage et du sens,
vient remplacer le deuil là où celui-ci a été empêché. Faire son
deuil, c’est donner une forme et un sens à la perte. Aucun sens
humain, au-delà des logiques destructrices à saisir, ne peut être
donné à un génocide, qui reste ultimement « sans raison »3. Mais
un sens peut revenir à la vie par le témoignage du rescapé, qui
fait ainsi retour à l’humanité, tout en donnant accès à l’inhumain
traversé. La transmission par le témoin ne supprime pas la
déchirure d’humanité : son récit rétablit un pont entre ceux que
le génocide a séparés des humains et ceux qui, conscients ou
non de cette séparation, ne l’ont pas vécue. Parce que ce récit de
soi rétablit un continuum humain, et parce que l’art est l’endroit
où s’est toujours cherché ce continuum, au prix parfois des plus
grandes ruptures, il est naturel que ce récit se prête à une mise
en forme littéraire, et que le témoignage devienne « fable du
deuil »4. S’il peut donc exister des formes de deuil partageables
entre rescapés et non rescapés, entre Rwandais et non Rwandais,
entre Africains et Européens, il est probable que le témoignage
et l’art y prendront une part décisive, à titre de vecteurs du sens
dans la transmission. Reste à comprendre leur relation, c’est-àdire le rôle de relais que l’art peut jouer dans le témoignage.
Le plus souvent ici, la relation entre témoignage et littérature
conduit au rapport entre la personne du rescapé et celle de
l’écrivain. La question du relais recoupe donc d’une part celle
de la fiction, d’autre part celle du tiers, qu’on voit intervenir
systématiquement dans la construction de la mémoire du
génocide, aux plans littéraire et historiographique. Cette
intervention pose trois questions liées : celle d’une reconduite
éventuelle de postures coloniales dans le processus mémoriel
lorsque l’intervention est européenne; celle d’une projection
ou appropriation abusive lorsqu’elle est africaine; celle d’une
1 Nocky Djedanoum, « Partage du deuil », in L’Interdit.
Rwanda. Mémoire d’un génocide, 1. Novembre 2000.
2 Voir sur ces questions Hélène Piralian, Génocide et transmission,
L’Harmattan, 1997 ; Janine Altounian, La Survivance, Dunod, 2002 ; Régine
Waintrater, Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre, Payot, 2003. 3 Je renvoie ici à l’approche philosophique de Philippe Bouchereau, « La
désappartenance. Penser et méditer le génocide », et « Le génocide est sans
raison. Méditer la désespérance », in L’Intranquille, 4-5, 1999 et 6-7, 2001.
4 Cf. Carine Trévisan, Les Fables du deuil. La Grande Guerre : mort et
écriture, Paris, PUF, 2001. Sur la question du deuil symbolique et « littéraire »
face à la catastrophe génocidaire, voir Marc Nichanian, Writers of disaster.
Armenian Literature in the Twentieth Century, Gomidas Institute, Princeton
& London, 2002; en particulier en I, le chapitre sur Zabel Yessahan.
déréalisation de l’événement allant de pair avec l’esthétisation
de son écriture, que le tiers soit européen ou africain.
L’événement ne saurait s’écrire de la même manière chez
le tiers et le rescapé. Le rapport au fait, et sans doute à la
vérité, est toujours subjectif ; mais le sujet ne s’autorise pas
pareillement de cette subjectivité s’il a vécu ce qu’il raconte
et s’il n’en a qu’un rapport d’observation ou d’imagination
- une expérience indirecte, elle-même déjà transmise et
filtrée par les medias, les livres ou les témoignages. Le texte
est donc de nature essentiellement différente selon qu’il
témoigne au sens où le fait un survivant, ou au sens où le
fait un tiers. La question de la littérature vient ensuite.
On peut, pour penser cette différence, faire appel à la distinction
que Giorgio Agamben, dans Ce qui reste d’Auschwitz, a
précisée en rappelant les deux mots latins désignant le
témoin : « superstes », le survivant, et « testis », le tiers ou
l’intermédiaire garant1. Il se peut que le tiers, appelé à témoigner
sans avoir rien vu ni vécu, veuille prendre le relais du témoin
rescapé, afin, comme le dit la formule, de « témoigner pour
le témoin » : c’est alors par sa réflexion ou sa fiction qu’il
devient « témoin ». Mais que se passe-t-il, pour le « superstes »,
lorsque ce tiers écrit un texte où le survivant est utilisé dans
son témoignage, où la victime et le bourreau lui-même sont
mimés et réinventés dans une scène, une fiction, un poème ?
Ce mime littéraire fait refaire alors au rescapé le trajet de la
violence subie dans le medium d’un langage qui n’est pas le
sien. Que devient la réalité de son expérience dans la « vérité »
fictionnelle de cette œuvre conçue par un non-rescapé? En
quoi cette œuvre relève-t-elle encore du « témoignage » ?
Le tiers n’intervient pas seulement dans le processus de
transmission culturelle. Il détermine également le travail de
la justice et de la reconstruction politique, dont dépend aussi
le deuil. Cette question essentielle du tiers se présente donc
ici sous trois formes : celle de l’Occident dans son rapport à
l’Afrique et au génocide; celle de l’Afrique dans son rapport à
elle-même et au génocide rwandais; celle de l’Etat rwandais
dans son rapport à la catastrophe et aux rescapés. C’est à
ces trois niveaux différents que le tiers et le relais peuvent
contribuer à transmettre tout en faisant écran. Il convient
donc, pour poser clairement la question d’une mémoire
partageable ou non dans les formes du témoignage et de l’art,
de savoir d’abord ce qu’il en est du deuil collectif au Rwanda.
L’Etat, la mémoire et les rescapés
La politique de la mémoire au Rwanda s’est mise en place sur
la base d’un réel effort de réflexion collective, engagée aux
lendemains du génocide à l’initiative du gouvernement issu de
la victoire du FPR. Elle était marquée par le désir d’empêcher
l’impunité tout en rendant une vie sociale possible, de permettre
à un deuil collectif de s’élaborer, mais aussi de désenclaver
le Rwanda en internationalisant la mémoire du génocide, et
de saisir la signification de l’événement pour l’inscrire dans
1 G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. Le témoin
et l’archive. Paris, Payot-rivages, 2001.
une autre écriture de l’histoire1. Deux grands débats se sont
engagés au sein du gouvernement d’union nationale : comment
concevoir et organiser le travail de la justice devant la masse
des responsables et inculpés potentiels? Faut-il commémorer
plutôt la mort des martyrs de la démocratie – Hutu et Tutsi - ou
les victimes du génocide, c’est-à-dire des seuls Tutsi ? Ainsi la
« mémoire » du génocide se révélait d’emblée susceptible de
provoquer la division au sein du peuple rwandais. La nécessité
d’une cohabitation étroite entre les rescapés et les criminels
d’hier rendait le programme de « réconciliation » nationale à
la fois nécessaire et problématique, la « nation » elle-même
étant devenue un problème : juridique, politique, économique.
Ibuka, Avega
Ces débats ont conduit le gouvernement à des hésitations qui lui
ont parfois fait choisir des solutions d’attente, et confier une part
de leur gestion à l’association de rescapés Ibuka (« Souviens-toi »),
créée en 1996 2. Si donc « politique de la mémoire » il y a eu3, elle
s’est poursuivie en collaboration entre l’Etat et Ibuka : recherche
d’une voie propre dans le traitement juridique et symbolique de
l’après-génocide, mise en place d’un programme pédagogique
sur l’ethnisme et ses origines coloniales, fixation d’un « jour de la
mémoire » le 7 avril4, création d’un fond d’aide aux rescapés (5%
du budget national), exhumations des charniers, recensement des
victimes, dictionnaire nominatif des disparus5, construction de
mémoriaux6, dont récemment l’important Mémorial de Kigali.
Cette collaboration entre le gouvernement rwandais et la
principale association de rescapés, parfois tendue, est devenue
plus étroite après une phase de conflits. Lors de la commémoration
du 7 avril 2000, le président d’Ibuka a présenté au Président de
la République les revendications des associations de rescapés :
attribution de lieux d’habitation aux rescapés dépossédés,
gestion saine des affaires de l’Etat, justice véritable. Colette
Braeckmann écrit alors dans Le Soir (8 avril 2000) que les
rescapés n’ayant reçu aucune indemnisation, ils « entrent de
plus en plus ouvertement en conflit avec un pouvoir désireux
d’aller de l’avant ». Après avoir refusé pendant plusieurs
1 Voir les premières phrases du programme de « Memorial Day » le 7 avril
1995 : « Il ne s’agit pas d’organiser une réunion de plus sur le Rwanda. Il
s’agit de fixer dans la mémoire historique de la communauté internationale
le génocide du Rwanda », et d’organiser un « temps fort d’échanges de
personnes qui refusent l’oubli et veulent participer à l’écriture de l’histoire
autrement » (Rwanda. Memorial Day 7 avril 1995. Le génocide ». Eurostep).
2 Cette association, qui est la plus importante association de rescapés, avec
Avega, compte un secteur en France, en Belgique et au Canada. Y sont organisées
chaque année en avril des commémorations conçues comme des journées de
réflexion, avec un parti pris d’ouverture sur l’histoire des génocides et le travail
des chercheurs, comme l’a montré la journée du 3 avril 2004 à l’Unesco.
3 Augustin Rudacogora interroge, chercheur à l’Université de Butare,
questionne ce terme et la pertinence même du mot « mémoire » au Rwanda, à
propos des mémoriaux du génocide dans « Mémoire des sites, sites de mémoire
au Rwanda : textes et textures », in Les Langages de la mémoire, op. cit.
4 Ce mémoire de 19 pages intitulé « Rwanda. Memorial Day 7 avril
1995. Le génocide. Un travail historique pour la mémoire collective
internationale et un acte de réparation. Eurostep », a fait l’objet d’un
accord entre le Ministère de la justice et les associations de droits
de l’homme, et a obtenu le soutien du CNCD en Belgique.
5 Ibuka, Dictionnaire nominatif des victimes du
génocide en préfecture de Kibuye, Kigali, 1999.
6 Sur la conception des mémoriaux au Rwanda,
voir Augustin Rudacogora, art. cit.
années de donner un statut juridique à l’association Ibuka, le
gouvernement a tenté de la mettre sous tutelle1, produisant
des tensions qui furent utilisées par l’opposition politique2.
L’autre importante association de rescapés, Avega – Association
des Veuves du Génocide d’Avril - née en septembre 1994, et agréée
l’année suivante, regroupe aujourd’hui près de 30.000 veuves du
génocide. Forte du courage et de la puissante personnalité de ses
fondatrices et animatrices3, elle se bat plus concrètement sur le
front de la misère matérielle, de la solitude et de la maladie, en
créant des réseaux d’aide et de solidarité de femmes et de mères
seules, des formations d’apprentissage à l’aide médicale et au
traitement psychique : collecte de fonds pour la reconstruction de
maisons détruites ou enlevées, traitement trithérapique de femmes
violées et atteintes du sida, création de centres d’accueil et de
groupes de parole, soutien aux victimes qui témoignent au TPIR.
Ces femmes ont réussi à imposer leur manière originale et
intempestive, malgré la charge de transgression qu’une telle
mobilisation des femmes, et plus encore des veuves, représentait
au Rwanda : Esther Mujawayo, cofondatrice d’Avega, évoque
ainsi ce que représentait au début le simple fait d’aller boire
un verre ensemble au café, et, plus encore, de se faire recevoir
par les autorités dans un pays où une frayeur superstitieuse
marginalisait les veuves, ou encore d’enterrer les morts entre
femmes à la place des hommes disparus, alors que la tradition
réservait aux hommes la pratique des rites funéraires4. La
démarche spontanée d’Avega est de prendre acte, au coup par
coup, mais en profondeur, des bouleversements causés par le
génocide au plan individuel et social. C’est pourquoi son action
dépasse de loin les enjeux immédiats de la survie. Elle contribue
vigoureusement à la réflexion sur la reconstruction personnelle et
collective, les formes de justice, de deuil et de mémoire possibles
après le génocide. Son nom rwandais est Agahozo : « celui, dit
E. Mujawayo, d’une parole de consolation ou d’un poème qu’on
chante pour sécher les larmes d’un enfant qui pleure » (p 75).
Le 7 avril 2002, Ibuka appelait le gouvernement à tout faire
pour que l’enterrement des restes des victimes puisse se
terminer deux ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui. Or les
Rwandais continuent d’enterrer leurs morts, au sens strict. Ou
plutôt de les réenterrer. Car depuis le génocide, on n’a cessé
de retrouver de nouvelles fosses communes et d’exhumer les
cadavres - pour les reconnaître, ou du moins les compter. Et après
avoir procédé en 1995 à une série d’inhumations solennelles,
auxquelles participaient les populations locales appelées au
1 Lorsqu’en 1997, certains rescapés membres d’Ibuka protestèrent
contre l’élection de Hutu suspectés d’implication dans le génocide, ils
furent accusés de « divisionnisme ». La montée des tensions, et semblet-il des problèmes de gestion, ont provoqué la démission en 2000 de
l’ancien président, Frédéric Mutagwera, remplacé par Antoine Mugesera,
membre du FPR alors exilé à Bordeaux, qui l’a présidée jusqu’en 2003.
2 Voir la longue lettre de Jean-Pierre Mugabe au gouvernement, « Ndarega »
(« J’accuse »), traduite par J. Baraketze (2001), chapitre VII, « La problématique
du mémorial et des survivants ». L’auteur, qui signe « Tribun du peuple ‘umuvugizi
w’abaturage’ », accuse le FPR de trahison et de cynisme à l’égard des rescapés,
et se montre par ailleurs favorable à un retour du roi Kigeli V au Rwanda.
3 Voir le témoignage d’Esther Mujawayo, cofondatrice d’Avega, sur
l’actuelle présidente d’Avega à Kigali, dont le mari et les 7 enfants ont été
tués pendant le génocide, dans SurVivantes, Ed. de l’Aube, 2004, pp 73-74.
4 E. Mujawayo, SurVivantes, op. cit., pp 75-77 et le
chapitre « Le clan des veuves », pp 228-243.
« repentir »1, à partir de 1996 les autorités ont pris le parti
de les exposer dans certains « sites d’extermination»2.
Les mémoriaux et les sites
Les plus importants sites correspondent aux plus terribles
massacres : Murambi dans la préfecture de Gikongoro, inauguré
en19963, Nyamata et Ntarama près de Kigali (1997), Gisozi à
Nyamirambo en plein Kigali (2000)4. C’est sur ce dernier site
qu’a été inauguré, lors de la commémoration d’avril 2004, le
musée-mémorial officiel du génocide, réalisé avec l’aide d’une
Fondation anglaise de mémoire de la Shoah. Sa scénographie,
inspirée à la fois des musées de Yad-Vashem et du livre-mémorial
de Serge Klarsfeld5, tente d’y redonner un nom et un visage aux
rescapés, tout en rassemblant un fonds d’archives sur le génocide,
qui comprend déjà des témoignages filmés. Un an plus tôt, un
prêtre basé en France, Diogène Bideri, avait créé à titre privé
un autre centre de documentation, la Fondation Ntarama, qui
mettait la collecte des témoignages au cœur de son programme.
Le parti pris d’exposer les corps à des fins d’attestation publique,
qui suppose de livrer ces corps à l’Etat et d’interdire le culte
dans les églises-mémoriaux, représente une inversion et une
transgression majeure des rites funéraires chrétiens hérités de
la colonisation. Il a inévitablement suscité un désaccord avec
l’Eglise - qui, elle-même divisée6, prônait le nettoyage des églises
rendues aux activités du culte - mais aussi ça et là, des critiques
relatives à la « violence » du procédé, jugé peu propice au deuil7.
1 Voir le témoignage du journaliste Philip Gourevitch dans We wish
to inform you that tomorrow we will be killed with our families. Stories
from Rwanda, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1998, p 282. (Nous
avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tués avec
nos familles. Chroniques rwandaises, Denoël, Impacts, 1999).
2 Le nombre de ces sites s’élève aujourd’hui à plus de 60 d’après la
Fondation Ntarama, dont 4 dans Kigali, 5 autour de Kigali, 8 dans la
région de Gikongoro, 8 de Kibungo, 14 de Butare, 7 de Kibuye.
3 Sur les 27.000 cadavres déterrés, 1864 ont été exposés dans
les classes de l’Ecole technique où avait eu lieu le massacre.
4 50.000 personnes ont été retrouvées dans ces fosses communes de
Kigali, où l’on compterait en tout 250.000 victimes. Voir, sur ce site, le film
de Raphaël Glucksmann, David Hazan, Pierre Mazerette, Tuez-les tous.
Rwanda. Histoire du génocide, 2004 et l’interview de R. Glucksmann par
Nicole Leibowitz, « Un témoignage sur le Rwanda d’aujourd’hui », 9 septembre
2003 (www.proche-orient.info). L’un des derniers site en date est celui de
Nyakibanda, grand séminaire catholique près de Butare (avril 2002).
5 Voir sur cet aspect Aurélia Kalisky, « d’un génocide à l’autre. Des références à
la Shoah dans les approches scientifiques du génocide des Tutsi », Revue d’Histoire
de la Shoah, n°181, octobre 2004 ; et « Mémoires croisées. Des références à la
Shoah dans le travail de deuil et de mémoire du génocide des Tutsi », Humanitaire,
n°10, printemps-été 2004. Une salle du musée contient des photos des disparus
prises avant le génocide, une autre des ossements, une autre des vêtements et des
objets ayant appartenu aux morts. Une salle particulière est consacrée aux enfants
victimes du génocide. Voir le récit de Laure Coret dans Rwanda 1994-2004, op. cit.
6 Voir les « Propositions concrètes pour le travail de deuil » présentées par
le Diocèse de Butare, Documents pour la relance des activités pastorales, n°2,
26 septembre 1994. Il y était recommandé de dresser la liste des morts par
paroisses et d’établir un monument et une date de commémoration propres
à chaque communauté chrétienne, toutes ethnies et toutes causes de mort
confondues, pour « marquer le lien avec nos morts et la communion des Saints ».
Le groupe des initiateurs de ces propositions a été rapidement dissout.
7 Voir l’article de l’historienne Claudine Vidal, « Les commémorations
du génocide au Rwanda », Les Temps modernes, mars-juin 2001. Je
discute plus bas des affirmations contenues dans ce texte polémique.
On peut se poser la question des effets au long cours de ces
« sites » qui présentent le « spectacle hallucinant »1 de corps
d’hommes, de femmes et d’enfants conservés par la terre
argileuse dans leur posture d’assassinés, ou réduits à des
restes inidentifiables. Mais cette inversion du rite, entièrement
spécifique, semble avoir quelque fondement après un génocide
où le deuil a été interdit, et où les traditionnels abris qu’étaient
les églises sont devenus des lieux de massacre. S’il prend le
risque d’offenser des désirs d’inhumation privée, cette espèce
de rite inversé permet parfois aux rescapés de retrouver la
trace des leurs, et ainsi de mettre en route au contraire un
processus de deuil, malgré l’image effarante de la mort de
masse que restituent ces sites avec une violence concertée. Mais
cette violence est sans doute là encore l’effet d’une hésitation
– quand faut-il réenterrer ces corps, combien de temps doiton les laisser ainsi exposés? - autant que d’une décision.
Mémoire et maladie
D’après le recensement national de 2001, le chiffre des victimes,
d’abord estimé par l’ONU à 500.000, puis à 800.000, s’élève à
près d’1,3 million2. Plus d’un million d’êtres humains ont donc
été humiliés, déchiquetés, violés, mutilés et tués en trois mois,
par une autre partie de la population endoctrinée et poussée
au meurtre : une « saison de machettes », pour reprendre le
titre d’Hatzfeld. Au désastre sans remède de l’extermination
s’ajoute un sinistre politique, économique et social, mais aussi
psychique. Evoquant son séjour au Rwanda, quatre ans après
le génocide, l’écrivain burkinabe Monique Ilbudo dit ceci :
«
En 1998, les gens étaient encore hébétés, perdus.
Certains avaient choisi la folie pour survivre et nous racontaient des
choses incohérentes. D’autres étaient enfermés dans le mutisme.
D’autres encore allaient comme des fantômes, complètement détruits3.
La même année, Simon Gasiberege, psychologue au Centre de santé
mentale de Butare, présentait ainsi le traumatisme collectif :
On met généralement une soupape pour se protéger, mais l’énergie
mentale qu’il faut pour cela épuise les réserves de l’individu. D’abord,
il devient incapable de travailler. Puis la soupape saute : il ne dort
plus et a des hallucinations – il « voit » des groupes de gens armés de
piques et de machettes qui le poursuivent pour le tuer. L’Organisation
Mondiale de la Santé évalue à 80-85% le nombre de Rwandais perturbés,
le reste se partageant entre ceux capables d’aider les autres et ceux
que le traumatisme pousse vers l’asile psychiatrique et le suicide4.
1 Colette Braeckmann, « Les âmes mortes errent toujours à
Nyamirambo », Le Soir, 2 avril 2000. « On a l’impression que le génocide
a eu lieu hier, que c’est hier que cette femme fuyait avec son bébé sur
le dos, que cet homme levait les bras pour détourner la machette qui
allait lui fracasser le crâne, que celui-ci brandissait sa carte d’identité,
que cet autre suppliait les bourreaux et mourait les mains jointes ».
2 Ce chiffre est discuté par certains chercheurs et approuvé par d’autres
comme Jean-Paul Gouteux dans La Nuit rwandaise, op. cit. Le recensement,
commencé dans la région de Kibuye par Ibuka en 2001, puis réalisé par le
gouvernement, a procédé par cellules administratives à partir des témoignages.
3 Citée par Catherine Bedarida, « 80 artistes et intellectuels africains
se souviennent du génocide au Rwanda », Le Monde, 8 juin 2000.
4 Cité par Marie-France Cros, « Retour sur le génocide : la
mémoire contre l’oubli », Libre Belgique, 7-8 mars 1998.
Il ne s’agit pas d’entériner cette pathologisation du rescapé en tant
que type, ni de donner un prix quelconque aux pourcentages de l’OMS,
toujours étrangement précis à proportion du caractère approximatif
du diagnostic. Ces explications valent d’être citées pour les symptômes
concrets qu’elles décrivent; mais aussi parce qu’elles furent données en
1998 lors d’une visite à Murambi d’une ministre belge, venue déposer
une gerbe « pour la mémoire contre l’oubli ». Or celle-ci était guidée par
le ministre rwandais de la jeunesse et de la culture, Jacques Bihozagara,
qui se demandait, lui, contre l’avis du psychologue, si la mémoire « doit
être entretenue chez les jeunes, alors qu’elle plonge, chaque année en
avril, des écoles entières dans des maladies psychosomatiques »1.
On voit là de quelles tensions et discussions internes ont dû naître
les décisions politiques. Elles apparaissent aussi dans la plupart
des témoignages de rescapés. Dans SurVivantes, Esther Mujawayo
revient à plusieurs reprises sur le décalage entre les exigences du
gouvernement ou de la justice, et la détresse matérielle et morale des
rescapés. Mais elle livre un témoignage plus important encore sur la
cécité et le dilettantisme dont ont parfois fait preuve les « spécialistes »
occidentaux de la santé mentale, dont le savoir et les pratiques se
révélaient souvent dérisoires en l’absence d’une réelle prise en compte
des problèmes matériels et médicaux rencontrés par les rescapés, et,
plus grave encore, des effets psychiquement destructeurs du génocide2 :
… ces psychologues (…) ne voulaient écouter notre traumatisme que
sous la forme qu’ils en attendaient (…) on se rendait bien compte
que le pays devenait un champ d’expérience de toute une bande
d’aventuriers, dont avant tout, des apprentis psychologues, ingénieurs,
médecins… Qu’est-ce qu’on n’en a pas vu, comme énergumènes ! (…)
(…) la plupart des bailleurs de fonds et humanitaires sont des
gens pressés et, comme tous gens pressés, jugent souvent avant
d’écouter : ils veulent des solutions rapides, efficaces comme des
mécaniques d’automobile mais qui ne peuvent pas marcher avec des
humains, encore moins des humains qui sortent d’un génocide. Ils
veulent lever leur culpabilité par des programmes expéditifs3.
Voilà comment, devenue psychologue au cours des années qui ont suivi
le génocide, Esther Mujawayo dresse, elle, le portrait collectif des
« humains qui sortent d’un génocide », et plus précisément des femmes :
La peur d’avoir perdu la boule, c’est-à-dire dans notre langue,
« ubwenge bwarayaze », littéralement, « (avoir) l’intelligence
(qui a) a fondu » est des plus répandues chez les personnes
traumatisées. (…) il est très important de préciser la chose
suivante : une personne traumatisée n’emploie jamais le mot de
traumatisme en ce qui la concerne, car elle n’en a pas conscience.
(…) C’est au fil du temps mais surtout, au fil des entretiens
recueillis et des échanges entre rescapées, qu’on a identifié une
sorte de tableau des traumatismes, ou plutôt de leurs expressions.
(…) Mal de dos, (…), mal à la tête et mal au ventre. Et surtout, cette
fatigue, cette immense fatigue, avec l’impossibilité de se lever de
son lit le matin. Donc, pas de travail, pas de remboursement. (…)
1 Cité par M.F. Cros, « Retour sur le génocide », art. cit. Il s’agissait de la
Ministre-présidente de la Communauté française de Belgique, Laurette Onkelinx.
2 Tel employé d’un organisme humanitaire ne comprenant pas pourquoi elle
ne faisait pas de cauchemars, ni pourquoi elle demandait avant tout une voiture,
la première nécessité, aux lendemains immédiats du génocide, étant pour les
rescapés d’aller visiter les familles de toute la région pour savoir qui avait survécu.
3 E. Mukawayo, SurVivantes, op. cit. pp 52 et 240-241.
Mais trouver des soutiens pour un suivi de la santé physique
traitée en parallèle a été très compliqué : ces mêmes financiers
nous répondaient qu’Avega ne devait pas se substituer aux
structures hospitalières déjà existantes. Ils n’acceptaient de
ne financer, précisaient-ils, que les soins liés aux séquelles
du génocide. Mais qu’est-ce qui relève des séquelles du
génocide ?… Ou plutôt, je pose la question à l’envers : qu’estce qui ne relève pas des séquelles du génocide ? (pp 202-205) Plus loin, l’auteur évoque les techniques – apparemment simples
– de retissage des « liens sociaux détruits » par l’organisation
solidaire au coup par coup : l’objectif est non de reconstituer
une vie normale – « après un génocide, écrit-elle, rien n’est plus
normal », mais de revivre « avec des habitudes qui te rappellent
que tu as été quelqu’un » (p 234). Car la mémoire du génocide,
pour le rescapé, est une sensation qui s’éprouve au présent. Celle
de n’être plus rien, parce qu’on a vécu tout : cette totalité du
mal génocidaire qui réduit à rien le reste de la vie « courante »,
celle de soi comme celle des autres. On voit s’exprimer avec
précision cette dévaluation de l’existence, à la fois intégrale et
infinitésimale, chez les témoins interrogés par Anne Lainé, dans
le film qu’elle a réalisé avec Marie-Odile Godard, Un cri d’un
silence inouï (2002), ainsi que dans le texte écrit par Speciosa
Mukayiranga, « Sentiments de rescapés »1 : la fatigue intérieure,
née de l’excès de souffrance et du deuil impossible, recouvre tous
les affects de la vie d’une sorte de voile gris, déplace en silence
les sujets de souffrance et de joie, empêche d’aimer, et confine à
l’hostilité envers ceux qui n’ont pas vécu la même expérience.
Avant d’être une politique nationale, la mémoire est au Rwanda
une maladie propre à chacun mais commune, car inévitable. Au
lendemain d’un génocide, la maladie est sans doute même la forme
obligée d’un rapport à l’histoire et à la vérité. On mesure ainsi,
avec l’énormité du deuil à faire, sa difficulté en tant que tâche
politique ; mais c’est là aussi que se révèle la tâche spécifique
du témoignage : témoigner, c’est pour chacun élaborer sa propre
forme de deuil, raconter son histoire en créant sa vérité intime
sans contrefaire l’exactitude historique, et par là, en tout cas, se
dégager du carcan des discours politiques et psychologiques. Si
le rescapé reste évidemment « perturbé » par son histoire, c’est
en témoin et pas seulement en « traumatisé » qu’il dit sa vérité.
Malaise dans la « nation » rwandaise.
La relation du témoin survivant au pouvoir chargé de la
réconciliation nationale ne peut donc qu’être compliquée :
sa construction individuelle, sans autre finalité que la vie, le
ramène toujours à sa propre destruction – ce qu’un Etat ne
saurait se permettre. Celui-ci ne traitera, lui, qu’avec une
norme psychologique intégrée parmi d’autres paramètres,
finalisés par l’exercice du pouvoir : économie, diplomatie, etc…
L’héritage intime et matériel de la catastrophe devient ainsi
fatalement l’objet d’une négociation : certains rescapés la
mènent à l’intérieur du gouvernement ou à partir de l’association
Ibuka, d’autres, les plus nombreux, isolés et démunis, oscillent
entre un abandon et une résistance passive - dont ils font
état parfois lorsque des étrangers les questionnent. D’autres
désespèrent ou se sentent de trop, inexistants, même et
1 Speciosa Mukayiranga, « Sentiments de rescapés » (1998), in C. Coquio
éd. L’histoire trouée, négation et témoignage, op. cit., pp 776-785.
«
surtout lors des jours d’enterrement ou de commémoration.
Une rescapée évoque ainsi l’enterrement de son mari :
Un mois après, l’enterrement « officiel » a eu lieu :
dans des cercueils communs, on avait regroupé les cadavres retrouvés
dans diverses fosses. En première ligne, ceux des dignitaires tués dès le
déclenchement du génocide. Et, juste en face, dans une tribune abritée
d’une bâche protégeant bien du soleil, une rangée d’officiels – vivants,
eux. Ils en faisaient une affaire politique, nous de cœur. Or, quand tu
arrives, simple rescapé, tu es tout de suite mis de côté, tu ne vaux rien,
tu ne signifies rien – même si tu es là pour enterrer ton mari et que
cela constitue quand même une excellente raison, non?... Des policiers
surveillaient les personnalités et nous poussaient sans ménagement.1
Les rescapés représentent bien pourtant une partie significative
de la population, avec laquelle l’Etat rwandais doit composer. Il
leur demande d’ailleurs explicitement une « patience » et une
« aide »2 politique, qu’ils ne peuvent qu’accorder en échange de
leur sécurité. Mais lorsque l’Etat leur demande des « sacrifices »3,
les rescapés sont fondés à penser qu’ils ont donné plus que leur
part. La nécessité du compromis politique trouve ses limites
dans la radicalité du mal qui leur a été infligé, avec lequel il leur
faut constamment composer. C’est sous toutes ces conditions
que les rescapés forment, bon gré mal gré, une force politique
avec laquelle le gouvernement doit lui-même composer.
Ponctuée de grands colloques internationaux et de discours
présidentiels très fermes, sinon violents, prononcés lors des
commémorations4, la politique de la mémoire s’est modulée et
affermie au rythme de l’évolution du régime, en fonction aussi
de ses apports financiers face aux inextricables problèmes
économiques, sociaux et juridiques rencontrés. Il faut rappeler
en effet que le projet rwandais initial d’un fonds international
alimenté par les pays et instances impliqués – France,
Belgique et ONU- n’a pu être réalisé, seule la Belgique s’étant
reconnue réellement responsable5; les aides financières
internationales sont donc fonction de tractations politiques
circonstanciées. Ces problèmes, compliqués par l’embrasement
guerrier au Congo-Kinshasa (ex-Zaïre) à partir de 1997, ont
fait que telles options ont prédominé sur d’autres, provoquant
sur certains points – celui des réparations en particulier
- un hiatus entre les rescapés et l’équipe dirigeante.
1 Esther Mujawayo, SurVivantes, op. cit. pp 187-188.
2 Cf. Paul Kagame le 7 avril 2000, à propos des rescapés : « nous n’avons
pas honte de leur demander de nous aider à faire en sorte que le génocide
ne se reproduise plus ». Par là le chef de l’Etat demande aux rescapés leur
appui contre l’opposition, explicitement identifiée aux génocidaires.
3 « Pour réussir, nous devons briller par la tolérance, la patience et
l’amour de la vérité. De plus, il nous faut nous sacrifier. Dans ces conditions,
il faut éviter de privilégier des intérêts personnels au détriment des
intérêts collectifs. Il faut éviter d’avoir le ventre pour horizon et bannir
la cupidité ». Paul Kagame, discours d’avril 2000 à Nyakibanda.
4 Cl. Vidal restitue la chronologie de ces discours dans son article précité.
5 Le 25 mars 1998, Bill Clinton, lors d’une escale à Kigali, a, sans
vouloir s’incliner devant le mémorial du génocide de l’aéroport, évoqué
les responsabilités de la communauté internationale, et promis de faire
débloquer deux millions de dollars pour un fonds d’aide aux rescapés.
Lors de la commémoration du 7 avril 2000, le premier ministre belge Guy
Verhofstadt a demandé « pardon » aux « victimes du génocide » au nom de son
« pays » et de son « peuple », disant sa « honte » pour la « faute immense »
commise par la Belgique qui était « au cœur de l’opération onusienne ».
« J’assume ici devant vous la responsabilité de mon pays, des autorités
politiques et militaires belges ». (Cf. C. Braeckmann, Le Soir, 8 avril 2000).
Ce hiatus recoupe en partie celui qui existe entre les Rwandais
présents lors du génocide et la population revenue d’exil –en partie
anglophone, comme son actuel Président Paul Kagame1. Le pays se
trouve ainsi dans une situation étrange, mais logique, où la masse
des disparus a été numériquement « remplacée » par près d’un
million d’exilés revenus. Les difficultés de communication entre
ces deux parties de la population s’ajoutent au clivage ethnique
qui perdure sourdement, et qui fait rage au Congo voisin.
«
Dans son livre, paru en 2004, Esther Mujawayo exprime
ainsi le déphasage entre les rescapés et les exilés, à
propos du besoin de parler et de la difficulté d’agir :
Au Rwanda, on nous dit aujourd’hui : « On en a assez
parlé ». On est coincés, nous les rescapés, entre les Hutu, nos voisins
de toujours qui nous ont tués, et les Tutsi, nos frères qui sont rentrés
d’exil après plus de trente ans, après les vagues de massacres de
1959 et de 1973, qui ont toujours rêvé de rentrer au Rwanda mais ne
s’attendaient pas à y revenir marchant sur les cadavres (…) Pour les
Hutu, coupables ou pas, c’est mieux de ne pas parler de ce qui s’est
passé, et d’effacer (…) Quant aux Tutsi réfugiés dans les pays voisins
depuis trente ans, en vivant en exil, ils ont fait un mythe de ce pays,
et maintenant il y sont enfin. Mais ils y sont après un génocide. (…)
Pourtant, au tout, tout début – c’est-à-dire à la fin du génocide – on ne
nous disait pas encore, comme aujourd’hui : « On en a assez parlé ».
On ne nous disait pas encore, comme dans un discours prononcé
à la radio par le Premier ministre de l’époque, Twagiramungu,
au cours du mois de novembre qui a suivi le génocide de juillet
1994 : « Trois mois suffisent pour oublier et recommencer ». Ou
comme dans cette allocution de notre président Kagame, quatre
ans plus tard, à l’attention des rescapés : « Mettez vos sentiments
dans le placard ». On ne nous disait rien, tout simplement.
Mais nous, on sentait qu’on dérangeait.
(…) ce qu’on avait perdu, nous rescapés, était tellement énorme que
les difficultés matérielles n’étaient pas notre premier souci. (…)
Rescapé, tu venais de survivre, mais tu étais dans une fatigue
intérieure terrible. Tandis que les autres, eux, avaient encore le courage
de vivre, toi, tu ne l’avais plus, ce courage. Tandis que les autres
faisaient la course pour la vie, toi, tu avais mis beaucoup de temps
à t’occuper de chercher une nouvelle casserole, une assiette, parce
que cela n’avait pas de sens. Eux étaient vivants, nous survivants2.
«
Spéciosa Mukayiranga exprime la même chose
autrement, lorsqu’elle écrit, dans un chapitre
intitulé « Souffrances différentes » :
On est devenus des sauvages devant les autres
maux ne découlant pas du génocide. C’est pourquoi le rescapé
ne connaît pas la douleur d’un rapatrié qui a perdu ses enfants
1 Réfugié en Ouganda dès 1960, où il a passé presque 30 ans, P. Kagame y
a rejoint la rébellion contre Obote aux côtés de Museveni, qui lui a confié la
direction des services de renseignement et de sécurité de l’armée ougandaise.
Kagame a fondé le FPR en 1987 avec Fred Rwigema, dont il a réorganisé
les troupes après l’échec de l’offensive de 90. Nommé vice-président de la
République le 19 juillet 1994, deux semaines après la prise de Kigali par le
FPR, il est ministre de la Défense dans le nouveau gouvernement d’union
nationale, puis Président du FPR en 1998, et de la République en 2000.
2 SurVivantes, op. cit., pp 20, 77-79.
au front, sa famille au fond des collines, ses biens, etc. Ils sont
dans les mêmes conditions mais ils s’envient mutuellement.
Le rescapé envie le rapatrié de 1959-1973 parce qu’il a de l’argent, des
enfants, peut-être des parents, des études, des connaissances et des amis.
Le rapatrié envie le rescapé parce qu’il a peut-être une
parcelle, une maison, et qu’on parle de lui dans la vie du
pays. Il croit que tout se qui se dit s’accompagne d’actions
concrètes en faveur du rescapé. Il est injustement jaloux.
«
Personne n’est là pour les souder, pour leur faire comprendre que la
seule différence est ce passage où le rescapé a vécu le génocide1.
Et au chapitre « Sentiments d’injustice » :
Avec de multiples problèmes, le pouvoir n’a pas
pu s’occuper à fond des problèmes des rescapés, il y a d’autres
priorités et le rescapé croit qu’il est mis aux oubliettes pendant
ce temps-là. Il est devenu égoïste et égocentrique. Il est persuadé
que ses problèmes sont uniques et extraordinaires par rapport aux
autres. Il n’y a pas suffisamment de dialogue et de communication
entre le rescapé et le pouvoir. La société rapatriée ne comprend
pas les survivants. Les deux groupes sont dépouillés d’analyse
de l’histoire de notre pays. Ils vivent les faits (p 778-779).
Cette vie des faits brisée par le « passage » dans le génocide
a sa raison à elle, qui ne peut coïncider avec aucune raison
politique. Or, la particularité du mal dont souffre le rescapé
a des résultats politiques immédiats. La scission de la
société rwandaise, ici évoquée à la manière d’une rivalité
d’orphelins, montre que l’Etat, en matière de deuil du génocide,
ne peut sans doute qu’échouer à jouer un rôle de tiers.
Il a sans doute été plus facile au régime, au lendemain du
génocide, de répondre à l’ethnisme par un projet d’unité
nationale, que de construire les formes d’un deuil partageable
non seulement entre Tutsi et Hutu, mais entre rescapés et exilés.
Comment le deuil peut-il être à la fois celui du génocide des Tutsi
et celui de la nation rwandaise? Comment un tel deuil collectif
pourrait-il se ritualiser sans tension majeure? Si l’intégration
politique des Hutu et la réintégration sociale des criminels sont
le problème et l’enjeu majeur de l’Etat rwandais, la question
la plus sensible de sa politique de la mémoire reste peut-être
l’intégration des rescapés eux-mêmes à la vie nationale.
Justice impossible et politiques obligées.
Les fondements et l’évolution de cette politique de la mémoire
s’expriment avec netteté dans la conception de deux colloques
internationaux organisés à Kigali à six ans d’intervalle. Le
premier, en novembre 1995, intitulé « Génocide, impunité et
responsabilité », se présentait comme un grand chantier de
reconstruction, un appel à réflexion collective internationale
sur l’ethnisme, le génocide, le traumatisme, la survivance, la
mémoire, les réparations, et surtout la justice. Etaient conviés au
« dialogue » plusieurs chercheurs occidentaux et représentants
de communautés atteintes par un crime contre l’humanité –
1 Speciosa Mukayiranga, « Sentiments de rescapés »,
in L’Histoire trouée, op. cit Ibid. pp 782-783
génocides juif et arménien, Apartheid - invitées à exposer leur
expérience1. Aucun témoin, en revanche, n’avait alors été invité
à s’exprimer. Ce colloque, qui visait à « concevoir une politique
nationale viable et cohérente pour répondre au génocide »,
avait donné lieu à un livre de « recommandations »2 publié sous
l’autorité du Président de la République d’alors, Pasteur Bizimungu
– aujourd’hui passé dans l’opposition, arrêté et incarcéré3. Un
chapitre important y était consacré à la « recherche de solutions
aux problèmes des victimes du génocide » : réhabilitation
morale des survivants par l’exercice de la justice et l’aide
matérielle, médicale, sécuritaire et psychologique ; législation
protectrice pour les femmes, les enfants, les vieillards ; création
d’un fond national et international pour la compensation des
survivants. Parmi ces solutions préconisées figurait aussi la
mise sur pied d’une « Commission nationale sur le génocide »
indépendante de l’administration étatique et comprenant des
représentants d’associations de survivants, qui n’a pas abouti.
Le second grand colloque organisé par Ibuka en novembre 2001,
« La Vie après la mort », en collaboration avec le Group Project
for Holocaust Survivors, se présentait comme une « conférence
internationale sur les rescapés », œuvrant à la « réconciliation
nationale »4. Alors que le premier colloque, axé sur l’effort de
justice, avait donné lieu à la première loi nationale sur le génocide,
celui-ci était essentiellement destiné à légitimer la réactualisation
de la « Gacaca » et à obtenir l’adhésion des rescapés sur son
programme litigieux, voté le 12 octobre 2000 après une campagne
d’explications dans tout le pays au cours de 1999 : celui d’un
tribunal populaire traitant le cas des exécutants du génocide,
1 Intervenaient, pour la communauté juive, John Lemberger, le directeur
d’Amcha (Holocaust Survivors Support Organisation », qui continuera de
soutenir la politique mémorielle du gouvernement), et, pour la communauté
arménienne, Armineh Arakelian, du haut-commissariat de l’ONU aux droits de
l’homme. Avaient été invités parmi d’autres participants : Jean-Pierre Chrétien
sur l’ethnisme (historien), François-Xavier Vershave sur l’Afrique postcoloniale
(historien et militant), Colette Braeckmann sur le rôle de la presse internationale
(journaliste), Tina Rosenberg (World Policy Institute) sur les répliques juridiques
aux crimes d’Etat, Ervin Staub (Univ. Massachussets) sur les dispositifs d’aide aux
victimes, Wilson Rutayisire (historien) sur la réalisation du génocide, Philibert
Kagabo et Ladislas Twahirwa sur le droit coutumier au Rwanda. Ce colloque avait
obtenu un soutien financier de l’USAID américaine (Agence Internationale pour
le Développement) et du gouvernement irlandais, ainsi qu’une aide matérielle
de la part des organisations : HCR, UNICEF, MINUAR, PNUD, HRFOR.
2 Recommandations de la conférence tenue à Kigali du 1er au 15 novembre 1995
sur le thème : « Génocide, impunité et responsabilité : dialogue pour l’élaboration
d’une réponse au niveau national et international », Kigali, décembre 1995, 48 pp.
3 La démission de Pasteur Bizimungu, Président du gouvernement d’union
nationale, accusé de divisionnisme et d’enrichissement personnel, a coïncidé
avec celle du président de l’Assemblée nationale, accusé de « personnalisme »,
et du premier ministre, accusé de corruption. Il a été remplacé à la Présidence,
le 17 avril 2000, par Paul Kagame, jusque là Vice-Président et Ministre de la
Défense du gouvernement d’union nationale, Président du FPR depuis 1998.
Kagame a été réélu à 95,3% en 2003. Arrêté peu après la création de son parti
Ubuyanja (Renaissance) en avril 2001, Bizimungu, qui est depuis lors resté
incarcéré, sans jouir d’aucun traitement de faveur, a été condamné à 15 ans
de prison le 7 juin 2004. Lors de la commémoration du génocide en avril 2002,
Kagame a publiquement accusé les opposants de prêcher la division parmi
les Rwandais et menacé le parti Ubuyanja : « Oui lorsque notre patience aura
atteint les limites et que nous déciderons de leur régler des comptes, personne
ne les sauvera ». Discours prononcé à l’occasion du 8ème anniversaire du
génocide, Nyakibanda, 7 avril 2002. Traduit du Kinyarwanda. Voir également
le compte rendu du discours de Butare le 8 avril dans l’Observatoire
de l’Afrique Centrale, vol.5, n°14, 1-7 avril 2002, www. obsac.com.
4 « La vie après la mort : reconstruire la vie des survivants du
génocide. Défis et opportunités ». Une conférence internationale
sur les rescapés des génocides, Kigali, novembre 2001.
misant sur le principe d’une restitution des biens et sur une
possibilité d’échange entre aveu et pardon. Ces principes, ainsi
que la distinction entre « catégories » de criminels, prévalaient
déjà dans la loi nationale de 1997 ; mais il s’agissait ici de créer
une nouvelle institution, d’essence rwandaise, pour accélérer
le travail de la justice et la confier aux populations1. L’Etat
rwandais a donc fait appel à cette procédure traditionnelle2,
qualifiée de « justice participative », pour résoudre le problème
du surnombre des prisonniers (plus de 100.000 au début de
l’opération) : problème logique encore mais insurmontable
dans un pays où une importante partie de la population Hutu
avait participé au meurtre, et que n’a fait qu’aggraver l’extrême
lenteur judiciaire aux plans national et international3.
Cette procédure en cours dans le pays est loin de faire consensus.
Aux yeux de bien des rescapés elle est une amnistie déguisée4, un
« pis-aller » ou une « fausse solution » cautionnée par les bailleurs
de fonds5, et finalement un aveu d’impuissance de la part de l’Etat :
celui-ci délèguerait ainsi aux populations le pouvoir d’exercer la
justice, sans former sérieusement ni rétribuer les membres des
sièges, au risque de compromettre la crédibilité des procédures.
La réactualisation de cette ancienne institution peut a priori
sembler inadéquate ou décalée. Originellement non habilitée
à juger des crimes de sang, elle peut être interprétée comme
une banalisation du génocide. A l’argument anthropologique,
selon lequel cet usage ancien ne saurait s’appliquer sans artifice
à une situation postgénocidaire, précisément privée du tissu
social adéquat, on peut répondre qu’un réel compromis a été
cherché entre le modèle ancien et la conjoncture inédite née
1 Sur les principes qui ont inspiré l’organisation de la Gacaca, voir le texte
prononcé par François-Xavier Nsansuwera lors du colloque « Rwanda : discours
de la justice et parole du témoin », à la Sorbonne le 19 janvier 2002, « La
justice rwandaise et les juridictions gacaca ; ou le pari du difficile équilibre
entre le châtiment et le pardon », (www.aircrige.org). On peut consulter deux
ouvrages collectifs : Les Juridictions Gacaca et les processus de réconciliation
nationale, Cahiers du Centre de gestion des conflits, n°3, 2001, Ed. de l’Université
Nationale du Rwanda ; Françoise Digneffe et Jacques Fierens, Justice et Gacaca.
L’expérience rwandaise et le génocide. Ed. Presses Universitaires de Namur et
Conseil Interuniversitaire de la Communauté française de Belgique, 2003.
2 C’est lors du colloque de 1995 déjà que l’idée de la Gacaca avait
fait sa première apparition, non loin des modèles de Commissions
Vérité et Réconciliation. (cf. Philibert Kagabo et Ladislas
Twahira, « Droit coutumier au Rwanda. Le cas Gacaca »).
3 En 2001, la Procureur du TPIR, Carla del Ponte, prévoyait que le travail
d’enquêtes et celui de jugement pourraient être achevés respectivement en 2005
et 2008. Voir, sur le fonctionnement du TPIR, le livre de Jean-François Dupaquier
(éd.), La justice internationale face au drame rwandais, Paris, Karthala, 1996,
et le texte prononcé par Joseph Ngarambe lors du colloque « Rwanda : discours
de la justice et parole du témoin », op. cit., qui, à partir de son expérience
personnelle, retrace les débats qui se sont succédés à ce sujet jusqu’en 2002. On
peut consulter également, en y faisant la part de l’interprétation discutable, les
articles de Stephen Smith, « Rwanda : l’injustice internationale », et « Rwanda :
un génocide sans coupables », Le Monde, 18 mai et 7 juin 2001, qui fait le point
sur les dispositifs judiciaires nationaux (rwandais, belge) et international (TPIR).
4 Comme le montre le jugement de V. Kayimahe dans C.
Coquio et A. Kalisky éd., Rwanda 2004 : témoignages et
littérature, revue Lendemains, n°112, décembre 2003.
5 Cf. E. Mujawayo, SurVivantes, op. cit. p 254 : « De toute façon, ces
gaçaça ne sont qu’un pis-aller. Traditionnellement, ils sont dirigés par des
sages… dont la plupart ont été exterminés ! Alors, on forme des « cadres »
en quelques mois, comme si le génocide ne relevait pas d’un caractère
exceptionnel… Là où la justice classique se révèle une impasse, on prétend
que la justice coutumière, elle, pourrait régler cette question cruciale
des génocidaires ! Ah ça, pour la mise en place des gaçaça, les donateurs
internationaux ont été généreux, cette fois ! Sous prétexte de respecter
les coutumes locales, leur aide cautionne, en fait, une fausse solution. »
du génocide. Au demeurant, cette conjoncture semble faire
de toute opération de justice idéale une utopie ou une aporie.
Ce génocide étant à la fois un crime de proximité et un crime
contre l’humanité, il est à la fois possible et incertain qu’une
justice locale convienne mieux qu’une justice internationale.
Les mesures judiciaires prises en vue d’obtenir des aveux avant
le déclenchement de la Gacaca ont en partie permis de briser la
loi du silence ou de la négation massivement en vigueur jusque
là chez les prisonniers : en janvier 2003, le Président Kagame
a annoncé qu’une liberté conditionnelle serait accordée à ceux
qui passeraient aux aveux, provoquant les mois suivants une
série d’aveux innombrables. Mais la nature et l’ampleur de
l’effort demandé au rescapé fragilisent le dispositif. D’après ses
promoteurs, le recours à un tribunal populaire devait faciliter
le témoignage et « accélérer le processus de réconciliation » en
apprenant aux Rwandais à « pardonner », et ainsi à « guérir ».
Tels sont les termes de Paul Kagame lui-même, qui, interviewé
sur ce sujet en août 2000, explique : « Cette justice populaire
est d’autant plus adaptée que le génocide a été commis au sein
de la population et à travers tout le pays. Les gens pourront
témoigner plus facilement si les jugements se tiennent dans
les villages plutôt que dans les tribunaux ». Plus loin il précise
que « cet exercice va aider la population à se soigner », que le
Rwanda doit se délivrer du « fardeau » des 100.000 prisonniers
et ne pas « demeurer les otages de cette tragédie »1.
Ce programme a été élaboré sur les bases d’un savoir
psychologique qui, donnant le pardon comme « clef de sortie
du processus » 2, avait une fonction politique évidente.
Simon Gasiberege schématise ainsi le « processus du deuil
rwandais » : 1. déni de la perte (dû à l’impossibilité d’enterrer
les morts); 2. désorganisation (reconnaissance de la perte,
désespoir et angoisse ; exemple : la peur que le génocide ne
recommence lors des élections) ; 3. réorganisation (acceptation
graduelle de la perte, réinvestissement de la personne dans
des relations et projets ; exemple : le remariage des veuves) ;
4. pardon (sortie de la culpabilité et recomposition d’une unité
intérieure, négociation de nouvelles règles de vie). Or sur ce
point précis du pardon, la simple identité de rescapé confine à
la dissidence : là où on lui demande de pardonner, il réclame
imperturbablement justice - sachant pourtant qu’aucune justice
terrestre ne saurait faire de son mal une affaire classée3.
Les premiers résultats de l’opération - qui s’est expérimentée
dans les « secteurs pilotes », avant de s’interrompre pendant
les campagnes électorales de 2003 - semblent inégalement
convaincants, lorsqu’ils ne sont pas alarmants : la majeure partie
de la population paraît bouder l’entreprise; et loin de faciliter
les témoignages, la proximité des tueurs et des victimes semble
au contraire dissuader les témoins de parler, dès lors qu’aucune
protection n’est prévue à leur endroit, rendant probables les
représailles, voire les éliminations anticipées de dénonciateurs
1 « Kagame parle », propos recueillis par J.D.
Geslin dans L’Intelligent, août 2000.
2 Voir Fanny Bervoets, entretien avec Simon Gasiberege, « Le
‘processus de deuil rwandais’ : ‘pour guérir, il faut pardonner’ », in
RCN, Justice & démocratie, n°6, Bruxelles, 3ème trimestre 2003.
3 Voir, dans le livre d’Esther Mujawayo déjà cité,
le chapitre « L’impossible justice ».
ou de témoins potentiels. Et de fait, une série d’assassinats
de rescapés en décembre 2003 dans la région de Gikongoro
a provoqué un appel associatif à la vigilance de l’Etat, qui a
dépêché une mission d’enquête sur ces meurtres1. D’autre part,
la restitution des biens risque de poser des problèmes qu’aucun
programme d’indemnisation étatique ne vient contrebalancer 2.
On critique ainsi, au-delà du principe d’une justice locale, l’usage
qui a été fait de l’aide financière américaine et européenne
pour préparer et appliquer le dispositif sur tout le territoire.
En revanche, les rescapés et le gouvernement semblent s’être
solidairement opposés aux dérives, puis aux instances du Tribunal
Pénal International pour le Rwanda. Il était reproché à celui-ci
d’être né d’une ONU qui avait laissé faire le génocide, de manquer
de motivation réelle à juger les coupables, et de donner lieu à des
dérives inacceptables dans le recrutement des enquêteurs de la
défense (parfois compromis dans le génocide) et le traitement des
rescapés, souvent malmenés lors des contre-interrogatoires. Une
séance de procès à Arusha en particulier fit scandale en décembre
2001, lorsqu’une femme rescapée (« Ta ») avait dû expliquer
pourquoi, bien que sale, elle avait été violée, provoquant des
rires parmi les juges : Avega et Ibuka avaient alors réclamé des
sanctions contre les magistrats, et la FIDH constitué un dossier 3.
Ces reproches, donc, fondés dans chaque cas, ont perduré
malgré la relative évolution interne du travail du TPIR sous
l’autorité du Procureur Carla del Ponte4. Celle-ci a tenté
d’imposer un assainissement et une accélération du travail,
permettant entre autres l’arrestation de grands responsables
de la propagande, qui a abouti récemment à la plus sévère
condamnation. Mais sa gestion n’a pas survécu aux tensions
très vives avec le gouvernement rwandais qui, prenant à
partie le Conseil de sécurité de l’ONU, a obtenu son éviction.
La décision qu’avait très tôt annoncée Carla del Ponte de
traiter aussi le dossier des crimes commis par le FPR semble
avoir d’emblée compromis cette collaboration, tandis que
concernant l’attentat contre l’avion du Président d’Habyarimana,
elle avait dit attendre les conclusions du juge Bruguière.
On doit se garder de réduire la complexité des relations entre
les rescapés – qui ne se reconnaissent pas tous dans les grandes
associations - et l’équipe gouvernante – dont certains font partie.
La situation réelle impose de prendre acte de différences de
vécus parfois insurmontables, mais réclame aussi d’un effort
discontinu d’adaptation réciproque. Quels que soient le déphasage
politique provoqué par la déréalisation du monde qu’éprouvent
les rescapés, et la fragilité de leur position vis-à-vis de tout
1 Une recommandation parlementaire a conclu de manière expéditive
à la dissolution de plusieurs ONG, accusées de « divisionnisme », ce qui a
suscité une vigoureuse protestation d’African Right le 12 juillet 2004.
2 Le mémoire officiel de 1995 faisait de cette question un chapitre entier (op. cit.
p 30-31). Voir aussi l’introduction rédigée alors par le Président de la République :
« Nous croyons que la réconciliation pourrait être facilitée par une procédure
judiciaire qui comprend des mécanismes de compensation des victimes. » (p 7)
3 Voir Thierry Cruvellier « Témoin non protégé » et « La part des choses »,
Diplomatie judiciaire, novembre 2001 et janvier 2002 ; FIDH : « Entre illusions et
désillusions : les victimes devant le TPIR », n°343, octobre 2002. Pour le point de
vue d’Avega, lire Esther Mujawayo, op. cit. , au chapitre « L’impossible justice ».
4 D’après le rapport de la FIDH précité, les griefs du gouvernement
rwandais et des grandes associations de survivants contre le TPIR,
justifiés au départ, ont fait l’objet d’une exploitation politique.
Etat comme de toute structure politique, la situation est telle
que cette position de témoin y reste surtout dangereuse face
aux anciens criminels, étant donné la persistance de l’idéologie
raciale aggravée par les conflits ethniques voisins (Burundi,
RDC). Le problème de la « protection des témoins », dont
l’expérience du TPIR a fait un des nouveaux paramètres du droit
international, a pris au Rwanda un caractère d’acuité particulier,
qui interpelle cette fois le gouvernement rwandais lui-même.
Une mémoire officielle de la nation n’en est pas moins en cours de
constitution au Rwanda, qui a abouti, en 2002, à l’établissement
d’une liste de « Justes » et de « héros » nationaux dont l’hétéroclite
s’explique par son caractère résolument politique : aux « justes »,
dont le recensement a été effectué par Ibuka à partir du début
2001 sur la base de témoignages recoupés, se sont ajoutés des
« héros nationaux » dans une liste publiée en février 20021. Cette
évolution s’est faite sur fond, d’une part, d’un embourbement
guerrier au Congo-K, puis d’un net durcissement du régime
à l’égard de l’opposition, et enfin d’une Realpolitik nouvelle à
l’égard de l’Eglise catholique et des membres de la Communauté
Internationale impliqués dans le génocide, en particulier la France.
Durcissement politique interne, d’abord. Le régime n’a pas
hésité à arrêter des rescapés et des personnes qui, selon
d’autres avis, auraient pu être comptés parmi les « Justes ».
Laurien Ntezimana, reconnu pour avoir sauvé de nombreux
Tutsi pendant le génocide, et Didace Muremangingo, survivant,
tous deux animateurs du journal Ubuntu, ont été arrêtés pour
avoir utilisé le mot « ubuyanja », renaissance, qui apparaissait
dans le nom du parti de Bizimungu. Ils se plaignaient entre
autres que les récriminations et l’amertume des rescapés ne
puissent s’exprimer librement 2. Il se trouve que L. Ntezimana,
théologien, inquiétait aussi l’Eglise, qui jugeait son discours sur le
« ressourcement » comme dangereusement porteur de sectarisme.
L’Eglise catholique, elle, a rapidement pu se ressaisir d’un
pouvoir un moment ébranlé par l’expression d’une mémoire
d’abord violemment vindicative à l’endroit de ses accablantes
responsabilités dans le génocide3. En février 2001, le Cardinal
Etchegaray venait clore le Jubilé à Kigali en appelant les Rwandais
à se « purifier » par un « pardon » plus « contagieux » que le
« mal », les mettant en garde contre une mémoire « ruminante,
1 elle comprend entre autres : le 1er ministre Agathe Uwiringiyimana,
tuée lors du déclenchement du génocide ; le général major Fred Rwigema,
cofondateur du FPR, mort en 90 lors de l’offensive militaire ; une victime
inconnue ; le roi Mutara III (1931-1959) ; 27 étudiants de Nyange tués car
ils avaient refusé d’identifier les Tutsi parmi eux ; Sœur Félicité Niyitegeka,
qui avait refusé d’abandonner ses consœurs tutsi pendant le génocide.
La revue Témoin du génocide de Rakya Omaar a de son côté consacré
un numéro aux « Justes » sous le titre Hommage au courage, en 2002.
Sur la notion de « héros », voir la critique d’E. Mujawayo, op. cit. p 14 :
« Il y a eu quelques Hutu qui se sont exposés et même, certaines fois,
sacrifiés pour nous aider à échapper. Ce ne sont pas des héros comme on
voudrait le dire actuellement. Ce sont des humains, et la preuve vivante
que même dans la pire des situations, il y aura un grain d’humanité
qui brûle toujours. Et c’est pour ce grain que je vais écrire ».
2 Alison Des Forges a vivement protesté contre ces arrestations
désignées comme « violation de la liberté d’expression » (cf. P. Bigras,
Observatoire de l’Afrique centrale, vol 5, n°5, 28 janvier-3 février 2002).
3 Voir le discours de Pasteur Bizimungu en avril 1999 (repris dans
Kinyamateka, n°1513, avril 1999), prononcé peu avant l’arrestation de
l’évêque de Gikongoro, Monseigneur Misago, accusé d’avoir organisé
des réunions de tueurs, et qui fut acquitté en juin 2000.
harassante, obsédante », et invitant à « repérer » sur « cette
belle terre africaine » les « semences » de l’Eglise plutôt que ses
« déchets », « balayures et épluchures »1. Dans ce contexte, la
restitution à l’Eglise catholique de l’Ecole Technique de Murambi
est aussi choquante que l’installation du Carmel à Auschwitz.
A titre d’exemple du discours évangélique français sur le
génocide, on peut lire le numéro spécial du bulletin de L’Aide
à l’Eglise en Détresse, Rwanda, le pardon ou le chaos (octobre
1995) : le numéro s’ouvre en éditorial sous le signe d’un « appel
au pardon, à cette réconciliation qui n’est pas d’un seul vouloir
humain » (p 3) ; il s’achève, après un « martyrologue du Rwanda »
énumérant les religieux tués par diocèses, par une chronologie
de « La guerre du Rwanda » - qui n’évite néanmoins pas le mot
génocide. Dans un texte central, le Père Joël Courtois attribue
ce martyrologue à un « combat eschatologique » entre une
« folie démontielle » terrifiante et une « présence rayonnante
de Dieu ». Il cite au passage Pierre Castang, pour conclure en
fanfare à un bilan globalement positif : « L’Eglise du Rwanda,
loin de rougir, peut se glorifier globalement d’avoir inscrit une
page glorieuse en lettres de sang ! ». Le génocide est ainsi venu
corroborer un autre propos cité : celui du Pape, qui, lors de sa
visite pastorale en 1990, avait déclaré aux Rwandais : « Je suis
convaincu que de vrais saints se trouvent ici, parmi vous, parmi
votre peuple rwandais, parmi vos ménages et familles »2.
Enfin, un réalisme politique déterminé a modifié un temps les
relations avec la France. En août 2000, interrogé sur l’absence
de toute demande de pardon de l’Etat français, Paul Kagame
répondait ceci : « La France ne s’est pas repentie pour des raisons
que je comprends. (…) Quoi qu’il en soit, l’attitude qu’adoptera
la France sur ce sujet ne sera pas un facteur déterminant pour
nos relations futures »3. Un an plus tard, l’Etat français faisait
un come back diplomatique dans la région des grands lacs en la
personne d’Hubert Védrine. Le Ministre des Affaires Etrangères
du gouvernement Jospin, à qui le régime a alors « épargné »4 la
visite obligée du site de Murambi, pouvait ainsi annoncer l’ère
d’une relation saine entre la France et le Rwanda, « débarrassée
des horreurs du passé »5. On sait ce qu’il en est aujourd’hui de
cette bonne santé : à mille lieues de toute demande de pardon,
l’heure n’est plus même au compromis, mais à la guerre des
discours, l’Etat français ayant crevé sans doute le plafond
de sa mauvaise foi lors de la commémoration des dix ans.
1 « Homélie du Cardinal Roger Etchegaray à la clôture
du Jubilé au Rwanda », Kinyamateka, février 2001.
Sur les positions de l’Eglise rwandaise sur le génocide, voir le texte de J.P.
Karegeye, « Le témoin hérétique », in C. Coquio et A. Kalisky éd., Rwanda
2004 : témoignages et littérature, Lendemains, n°112, décembre 2003, et le
livre Rwanda. L’Eglise catholique à l’épreuve du génocide, en collaboration
avec Faustin Rutembesa et Paul Rutayisire, Canada, Ed. Africana, 2000.
2 Aide à l’Eglise en Détresse, n°2, Rwanda, le
pardon ou le chaos, octobre 1995, p 25.
3 Paul Kagame interviewé par J. D. Geslin, L’Intelligent, août 2000.
4 Adrien Jaulmes, « La France est de retour au
Rwanda », Le Figaro, 14 août 2001.
5 « Je lui ai dit à quel point la France toute entière avait été épouvantée et
bouleversée par ce qui était arrivé en 1994 et donc la volonté des Français
d’être auprès du Rwanda moderne pour ce travail de reconstruction,
débarrassé des horreurs du passé ». Propos d’Hubert Védrine à l’issue de
son entretien avec Paul Kagame en août 2000, « Védrine à Kigali : un pas
important vers la normalisation France-Rwanda », AFP, 14 août 2001.
Au-delà de la France, l’Etat rwandais a dû en rabattre sur ses
ambitions relatives à l’internationalisation de la mémoire du
génocide, telles qu’elles s’exprimaient dans le programme de
1995 : il s’agissait alors de « fixer dans la mémoire historique
internationale le génocide du Rwanda », et de « créer l’événement
fort auquel médias et opinion publique peuvent se raccrocher pour
dire : ‘plus jamais ça’ »1. Il aura fallu presque dix ans pour que
l’ONU en prenne acte, du moins dans son discours. Entre-temps,
c’est bien plutôt la « normalisation »2 de ce génocide africain
– davantage que sa « négation » - qui s’est internationalisée.
Cependant, malgré le poids des options étatiques
et des jeux diplomatiques, la vie scientifique,
artistique et associative ne vit pas tout à fait au même
rythme en matière de mémoire du génocide.
1 Cf « Rwanda. Memorial Day 7 avril 1995 », op. cit. Le programme proposait
entre autres que six personnalités morales éminentes (dont Elie Wiesel, Nelson
Mandela, Mme Olof Palme, Rigoberta Menchu), fassent un « geste de pardon »
dans un lieu symbolique à Bruxelles, Paris et Londres, et que des cloches et des
sirènes se déclenchent en Europe et aux USA le 7 avril à 19h, avec une minute
de silence sur les chaînes de télévision où s’inscrirait le seul mot : « Rwanda ».
2 Le terme a été défendu par Jean-Pierre Chrétien lors d’une
conférence prononcée au séminaire d’Aircrige en 2001 sur « Les
formes du déni ». Voir aussi Louis Bagilishya, art. cit.
Mémoriaux
du Rwanda
Gizosi, Kigali : itinéraire de la
mémoire et de l’oubli
Par Nathan Réra
En arrivant au mémorial de Gisozi, sorte d’antichambre de
la mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda, une curieuse
impression de déjà-vu étreint le visiteur occidental, pour peu
qu’il ait une connaissance des lieux de mémoire commémorant
l’extermination des Juifs d’Europe. À l’inverse de Murambi ou
de N’tarama, sites porteurs d’une singularité et d’une frontalité
inédites dans la tradition du mémorial, Gisozi cultive ses
similitudes avec l’Occident, puisant ses motifs dans l’histoire
des représentations de la destruction des Juifs d’Europe. S’il
demeure assurément un lieu à part au Rwanda, c’est aussi en
raison de la nature de l’emplacement sur lequel il est érigé.
Différemment de Bisesero, de Murambi ou de Nyarubuye, la
colline de Gisozi n’a pas été un lieu d’extermination de masse.
Elle a été choisie, au lendemain du génocide, pour accueillir les
quelque 250 000 dépouilles éparpillées dans la ville de Kigali.
Anciennement appelée colline de Ntora, Gisozi avait servi de
lieu mortuaire au Mwami, Cyilima II Rujugira, au XVIIIe siècle.
Avant qu’il ne soit momifié puis transporté dans la région
de Gitarama, on l’avait placé au pied de la colline, dans la
position de mort royale : « en silence, allongé tout droit, visage
tourné vers le ciel, la tête vers l’est, les jambes vers l’ouest,
la main gauche sur l’épaule droite, la main droite sur l’épaule
gauche » (Mureme, 2010, p. 350 ; voir aussi Muzungu, 2003, p.
192). Depuis, Gisozi (littéralement « lieu mortuaire des rois »)
symbolise le deuil national selon la tradition rwandaise.
Loin de ces considérations funéraires royales, les étapes de
la constitution du mémorial témoignent d’une nécessité de
replacer le génocide des Tutsi dans un discours universel, pour
s’adresser avant tout aux Occidentaux. Seules cinq tombes
existaient en 1999, sur l’emplacement actuel ; elles servaient de
lieu de commémoration pour les rescapés du génocide désireux
d’accomplir leur douloureux travail de deuil. De nombreux
Occidentaux venaient également assister – par véritable intérêt,
ou tout simplement par curiosité – à ces cérémonies du souvenir.
L’idée a donc germé, dans l’esprit des officiels rwandais, d’élaborer
un véritable musée du génocide, qui endosserait deux fonctions
principales : servir de lieu de recueillement pour les rescapés
et d’espace de réflexion et d’information pour les visiteurs
étrangers. Rapidement, la Fondation Aegis Trust – présidée par
le docteur James Smith et dédiée à la lutte contre les génocides
et crimes contre l’humanité – est apparue aux yeux des autorités
rwandaises comme l’interlocuteur idéal pour l’élaboration d’une
mémoire officielle du génocide des Tutsi au Rwanda. En février
2003, le maire de Kigali de l’époque, Théoneste Mutsindashyaka,
et le Ministre rwandais de la Culture et des Sports, Robert
Bayigamba, se rendirent donc en Angleterre pour y visiter le
Beth Shalom Holocaust Centre de Nottingham, premier mémorial
fondé par Aegis Trust. Ils y rencontrèrent James Smith et son
frère Stephen et les sollicitèrent pour la réalisation d’un centre
similaire à Kigali. Après avoir accepté, les frères Smith se
rendirent eux-mêmes au Rwanda afin de s’enquérir des besoins
matériels de la ville et de rencontrer divers interlocuteurs locaux.
Au vu du temps disponible pour la réalisation du projet – un
peu moins d’un an –, la question financière était au cœur de
toutes les préoccupations. Les gouvernements belge, suédois,
britannique et américain – par l’intermédiaire de la Fondation
Clinton – furent sollicités et contribuèrent à la collecte de
deux millions de dollars. Au terme d’une haletante course
contre la montre, le mémorial de Gisozi fut inauguré le 7 avril
2004, à l’aube des dixièmes commémorations du génocide.
Au croisement des mémoires
Si l’exposition permanente du mémorial aborde d’une manière
assez complète l’histoire rwandaise passée et récente, de la
colonisation au génocide, elle le fait avec le souci constant de
replacer ces événements dans une historiographie des génocides.
La salle des « Vies perdues », ultime lieu du musée où sont
délibérément abordés les autres massacres et génocides du XXe
siècle, joue clairement ce rôle d’ouverture : indiquer au visiteur
étranger que le cheminement du Rwanda ne peut être pensé, à
bien des égards, indépendamment de celui de l’Allemagne nazie,
du Cambodge ou de l’ex-Yougoslavie. De façon tout autant explicite,
une section précédente, intitulée « Voie vers la Solution Finale »,
se réappropriait l’expression consacrée par les nazis pour parler
de l’extermination des Juifs, en l’appliquant à l’histoire rwandaise.
Ces analogies ne sont pas nouvelles, comme l’expliquait JeanPierre Chrétien : elles avaient déjà cours dans les quotidiens
français et belges en 1994. L’historien y voyait un « souci
pédagogique : faire comprendre que l’Afrique ne peut être située
hors d’une réflexion proprement historique » (Chretien, 1995, p.
131). Du reste, comme l’écrivait Aurélia Kalisky, « il semble […]
exister entre le génocide des Juifs et celui des Tutsi une relation
de filiation. On trouve parfois – ce qui indiquerait un degré
supplémentaire dans la corrélation possible entre antihamitisme
et antisémitisme – des références explicites aux Juifs lorsqu’il est
question des Tutsi, et des mentions de la Shoah, de la Seconde
Guerre mondiale et des références au nazisme lorsque se trouve
envisagée la « Solution finale » au Rwanda » (Kalisky, 2004 [2],
p.421). Raul Hilberg lui-même avait clôt l’édition définitive de son
ouvrage monumental, La Destruction des Juifs d’Europe, par un
chapitre en partie consacré au Rwanda (Hilberg, 2006, pp. 22402244). C’est donc par une succession de mises en perspectives
que le mémorial de Gisozi propose de transmettre l’histoire du
génocide des Tutsi. Dans un article récent, Jean-Pierre Chrétien
rappelait d’ailleurs que depuis 2004, « des groupes de travail ont
été formés dans le cadre d’un Curriculum development centre
mis en place par le ministère de l’Éducation avec des partenariats
américains, notamment ceux d’un centre des Droits de l’homme
de l’université de Berkeley et du programme de l’association
Facing History and Ourselves de l’université de Boston. L’esprit
en est celui de la pédagogie participative. Les exemples utilisés
sont ceux de l’Allemagne post-nazie, de la Yougoslavie et de
l’apartheid » (Chretien, 2010, p. 120). Gisozi s’inscrit pleinement
dans cette logique comparatiste. On peut d’ailleurs identifier,
dans la scénographie de l’exposition permanente, des motifs
aisément empruntés à la mémoire de la destruction des Juifs.
Deux espaces sont particulièrement évocateurs : « Descente vers
le génocide » et « Après le génocide ». Il s’agit, à chaque fois, de
deux immenses vitraux baptisés « Fenêtres de l’espoir », installés
en haut d’un escalier, en marge de l’exposition, avant et après la
section consacrée à la mise en œuvre du génocide. Le premier
vitrail, placé juste après les panneaux évoquant la planification du
génocide, symbolise le désintérêt de la communauté internationale
pour le sort des Tutsi : un immense escalier y est représenté, à
côté duquel gisent machettes et crânes. Tout autour, un cataclysme
semble avoir lieu : des éclairs colorés jaillissent de nulle part,
saturant les cieux menaçants. Alors que le visiteur peut choisir
de gravir (ou pas) les escaliers menant à l’œuvre – une manière
de suggérer que le génocide n’était pas inévitable –, l’exposition
se poursuit néanmoins plus bas, signifiant l’inexorable avancée
de l’histoire du Rwanda vers les ténèbres plutôt que vers la
lumière. Les motifs du second vitrail, placé juste en face des
panneaux consacrés à l’impuissance de Roméo Dallaire et à
l’action de quelques Hutu ayant caché des Tutsi, sont identiques
à ceux du premier ; sauf que l’escalier est à présent ouvert sur la
voûte céleste, lumineuse, signe d’espoir et promesse d’un futur
meilleur. Cette impression est néanmoins tempérée par la suite
de l’exposition sur les conséquences post-génocide : la crise des
réfugiés, les traumatismes chez les rescapés (tout particulièrement
chez les orphelins), les conséquences physiques à long terme (le
SIDA, pour les femmes ayant été violées par les interahamwe).
Aegis Trust a choisi, pour la réalisation de ces deux « Fenêtres
de l’espoir », un artiste israélien, Ardyn Halter, fils d’un rescapé
d’Auschwitz. Le choix n’est pas anodin. Il correspond d’abord
à une réalité concrète : il n’y a pas, au Rwanda, de culture des
arts plastiques comme c’est le cas en Occident – et ce ne sont
pas les sculptures de Laurent Hategekimana, visibles à un
autre endroit du mémorial, qui nous persuaderons du contraire.
Ensuite, le choix d’Halter s’inscrit dans la démarche comparatiste
mentionnée plus haut : c’est parce qu’Halter est fils de rescapé
qu’il comprend la souffrance des Tutsi et peut donc réaliser une
œuvre rendant compte de leur génocide, illustrant d’une manière
souterraine une phrase du Président Kagame – « les juifs d’Israël
peuvent nous comprendre mieux que d’autres » (à ce propos,
voir Coquio, 2004, p. 190, note 72). Rappelons au passage que
Paul Kagame avait visité Yad Vashem en 1996, ayant exprimé
dans la foulée « sa volonté de construire un mémorial qui s’en
inspirerait » (Kalisky, 2004 [1]). Ce fut chose faite à Gisozi.
Mais cette volonté d’établir à tout prix un rapport entre, d’une
part, le génocide des Tutsi et, d’autre part, la destruction des
Juifs d’Europe, n’est pas sans effets pervers. Se pose d’abord
la question de la réception : à qui s’adresse véritablement le
mémorial ? Aux Rwandais eux-mêmes ? Aux nouvelles générations
d’enfants et d’adolescents qui n’étaient pas encore nés en
1994 ? Ou simplement aux Occidentaux ? Si cette démarche
comparatiste et pédagogique se doit d’exister, c’est bel et bien
en lien avec le milieu de l’enseignement. Autrement, la logique
comparatiste de Gisozi risquerait de se borner à l’établissement
d’une concurrence mémorielle. Sans compter qu’il y a dans ces
parallèles forcés avec « la Shoah » un vrai paradoxe, lorsqu’on
sait que l’enseignement de l’histoire du Rwanda a été gelé par
les autorités de Kigali depuis 1994, et que la « tolérance zéro »
contre l’idéologie génocidaire paralyse l’enseignement du
génocide – les professeurs devant systématiquement bannir de
leur vocabulaire toute mention aux ethnies, sous peine d’être
accusés de divisionnisme (voir Bineta, 2008). Tenu à l’écart de
ce contexte éducatif pour le moins délicat, le mémorial de Gisozi
fait en quelque sorte figure d’exception et vise à donner, sous la
houlette d’Aegis Trust, une image plus épanouie du Rwanda aux
visiteurs des quatre coins du monde qui y font escale, en maniant
habilement l’usage de la comparaison et de l’identification.
S’identifier aux victimes
Au sein du dispositif mis en place à Gisozi, les images jouent donc
un rôle déterminant. Outre les photographies de la période de
la colonisation prises par les Belges, puis celles réalisées par les
photoreporters et les cameramen de la BBC en 1994, on retrouve
à Gisozi de très nombreuses images d’avant le génocide, montrant
les disparus tutsi dans leur vie de tous les jours. L’omniprésence
de ces photographies pourrait surprendre, dans la mesure ou
le Rwanda ne semble pas avoir eu de tradition photographique,
à l’inverse du Mali ou du Sénégal. La plupart des images ici
montrées sont d’ailleurs l’œuvre de photographes amateurs. Dans
leur grande majorité, elles ont été prises à l’occasion de mariages,
de baptêmes et de naissances, ou de fêtes de famille. En 2004, un
processus de collecte de documents pour l’exposition permanente
a eu lieu. Les rescapés qui possédaient encore des photos de
leurs proches assassinés (pour certains, les seules images qui
leur restaient) avaient la possibilité de les remettre à l’équipe du
mémorial. Systématiquement, les photos étaient scannées et les
originaux rendus à leurs propriétaires. L’objectif était de créer
une salle de recueillement, où ces photos puissent être exposées.
L’espace, intime, a pour principale fonction de faire entrer le
spectateur en empathie avec les victimes. La scénographie joue
d’ailleurs ce rôle : la salle est nimbée d’une lumière très faible,
obligeant le visiteur à s’approcher des photographies pour
apercevoir les traits des visages. Face aux clichés, une vidéo
dans laquelle on peut entendre des témoignages de rescapés
est projetée sur le mur. Le dispositif oblige ainsi le spectateur
à fixer mentalement des voix sur les centaines de visages des
disparus. De cette salle, Laure Coret retenait qu’on n’y trouve
pas des « portraits figés et obligatoires, mais des photos de vie,
de mariages, de rencontres, des photos jaunies d’avant, des
photos couleurs les plus récentes, de ceux dont on n’a pas encore
identifié les restes » (Coret, 2004, p. 152). L’aspect relativement
rudimentaire de l’installation (le petit format des photographies,
reliées à un fil de fer par des pinces métalliques) crée donc
une proximité entre le spectateur et les clichés, à l’inverse des
grands panneaux des sections précédentes. Par ailleurs, chaque
photographie est porteuse d’une histoire singulière qui, si elle
n’est connue que par son propriétaire, reste aisément imaginable
par le visiteur qui la découvre : certains clichés paraissent avoir
été déchirés, d’autres sont encore tachés de sang. Assurément
la salle la plus évocatrice de tout le mémorial, cette pièce n’en
est pas moins porteuse d’un malaise que résumait Gérard
Lefort dans un court article publié dans Libération, en avril
2004. Il écrivait que « sa disposition pourrait être celle d’une
galerie d’art moderne », convoquant au passage les travaux
de Christian Boltanski – on songe évidemment à Détective
et aux Suisses morts, où l’accumulation de photographies
est identique et vise à créer malgré tout une émotion.
Le mémorial des enfants, à l’étage, s’inscrit encore dans cette
logique d’identification. Le dispositif – vaguement inspiré par
celui mis en place par Serge Klarsfeld et réalisé par Natacha
Nisic au Mémorial de la Shoah à Paris – est en partie le même
que celui de la salle précédemment évoquée, mais l’ambiance est
totalement différente – la couleur orangée des murs communique
à l’ensemble de l’installation une luminosité jusqu’alors inédite,
qui pourrait être vue comme une métaphore de l’enfance et de
la pureté à jamais détruites. Sont mêlées des photographies
de petit format et d’immenses portraits d’enfants dont on a
retrouvé les noms. Sous chaque visage, un panneau donne
des informations sur la jeune victime. À titre d’exemple, voici
ce que l’on peut lire sur celui de la petite Aurore Kirezi :
«
Âge : 2.
Boisson préférée : lait de vache.
Jeu préféré : jeu de cache-cache avec son frère.
Comportement : très bavarde.
Cause de mort : brûlée vive à la chapelle de Gikondo. »
Entre chaque portrait, des témoignages sont placardés sur le
mur : « Quand je suis au marché, au milieu d’une grande foule,
je pense toujours que je pourrais peut-être trouver mes frères –
Rose, 10 ans. » D’autres phrases suggèrent un passé révoqué :
« Même les innocents n’ont pas survécu », « En mémoire de
nos enfants si beaux et tant aimés qui auraient dû être notre
avenir ». En guise d’écho à ces deux salles, la photographie
visible à l’entrée du mémorial est lourde de sens : un visage
d’enfant (ou d’adolescent) agrandi à taille humaine, sur laquelle
est superposé en lettres rouges le mot « Jenoside ». Cette photo
a été retrouvée sur le corps d’une victime tutsi. Les contours de
l’image sont imprécis ; maculé de terre, le cliché est parsemé
de tâches de moisissure qui rendent l’identification du visage
peu aisée. Un visage parmi tant d’autres, anonyme, anéanti.
Les restes des victimes – ossements, crânes, vêtements – sont
bien montrés à Gisozi mais, à l’inverse des autres mémoriaux,
les traces participent d’une mise en scène visant à canaliser
l’émotion plutôt qu’à privilégier un rapport plus direct, et
donc plus brutal, à la violence de la mort – comme c’est le
cas à Murambi, où le bruit du vent dans les couloirs, l’odeur
insoutenable des corps et la géographie du site participent
d’une immersion totale dans l’horreur des événements. Ici, les
habits ne sont pas présents en grande quantité ; on n’est pas
dans une logique d’accumulation, contrairement à Nyamata.
Seuls quelques-uns, les mieux conservés, ont été suspendus
dans des vitrines : ici, une robe couleur marron encore intacte ;
là, un immense drap « Superman » où le héros américain vole
dans les airs, au secours des plus faibles. L’image, assurément
décalée, paraît bien dérisoire quant on sait combien les « héros »
étaient peu nombreux au Rwanda entre avril et juillet 1994...
Les fausses notes de Gisozi Reste à savoir quelle sera l’évolution du mémorial de Gisozi dans
les mois et les années à venir. La scénographie de l’exposition a
été pensée pour une période de dix ans, après quoi le dispositif
sera revu et complété en fonction de l’histoire récente du pays.
La question se pose notamment pour les cellules vidéo, qui
passent en boucle dans les salles les plus pédagogiques, et dans
lesquelles interviennent des rescapés. Certaines, au sein de
l’exposition permanente, ont d’ores et déjà été changées, selon
les volontés de ceux qui y témoignaient. La même chose s’est
produite pour certaines photographies, ôtées conformément aux
souhaits de leurs propriétaires. Quant aux sections relatives à la
justice et aux gaçaça, elles seront prochainement réactualisées.
Lieu de commémoration, Gisozi est aussi l’endroit où s’expriment
de diverses manières les opinions les plus controversées, et
où se mettent en place les jeux de pouvoir. Au sein même de
l’exposition, des contradictions profondes sont ainsi palpables.
À titre d’exemple, le colonel Rusatira est directement incriminé
dans une vidéo, accusé d’avoir une part de responsabilité dans le
massacre de l’ETO, le 11 avril 1994. Pourtant, Rusatira est, aux
yeux de nombreux historiens, l’un de ceux qui s’oppose clairement
à la prise de pouvoir de Bagosora après l’attentat d’Habyarimana.
Thierry Cruvellier, qui a couvert en permanence les travaux du
TPIR à Arusha, rapporte d’ailleurs « qu’au moins deux cents
personnes – Tutsis, Hutus, connus de lui ou non – auront la vie
sauve grâce aux actions périlleuses entreprises par l’officier et
la petite dizaine de membres de son escorte » (Cruvellier, 2006,
pp. 223-224). Parmi ces rescapés se trouvent onze membres de la
famille d’Alexis Kanyarengwe, alors président du FPR. Rusatira
fut néanmoins jugé au TPIR sur la foi de plusieurs témoignages –
à l’instar de celui de la vidéo de Gisozi – avant d’être finalement
libéré le 18 août 2002, Carla Del Ponte ayant dû « reconnaître
qu’elle ne disposait pas de preuves suffisantes pour l’inculper »
(Guichaoua, 2010, p. 560, note). Les allégations à l’encontre de
Rusatira à Gisozi, qui passeront sans doute inaperçues aux yeux
et aux oreilles des visiteurs peu familiers de l’histoire rwandaise,
n’en sont pas moins révélatrices de profondes contradictions
entre le discours officiel véhiculé par le mémorial, œuvre du
pouvoir, et celui d’historiens, comme André Guichaoua ou Alison
des Forges, reposant sur des témoignages précis et avérés.
Force est donc de constater que Gisozi est souvent écartelé entre
sa fonction mémorielle première, et le rôle politique que joue
le lieu au sein-même du pays. Ainsi, le 16 janvier 2010, Victoire
Ingabire, principale opposante de Paul Kagame, déposait une
gerbe au mémorial en demandant que les auteurs des crimes
contre les Hutu en 1994 (d’anciens soldats du FPR) soient à leur
tour jugés, n’hésitant pas à ressortir pour l’occasion le redoutable
argument du « double génocide ». C’est à Gisozi, encore, que
s’est joué le deuxième acte du rétablissement des relations
diplomatiques entre Paris et Kigali. Le 25 février 2010, Nicolas
Sarkozy y prononça un discours dans lequel il disait « s’incliner
devant les victimes », reconnaissant à demi-mots la responsabilité
de la France, exprimant plutôt un regard résolument tourné
vers l’avenir et la réconciliation. C’est enfin à proximité de
Gisozi qu’eurent lieu plusieurs vagues d’attentats entre 2008
et 2010, notamment pendant la période des commémorations,
preuve d’une « idéologie génocidaire persistante » dans le
pays selon Théodore Simburudali, le président d’Ibuka. Mais
les véritables motivations de ces attentats restent dans le flou
le plus total, entretenant le simplisme du discours officiel.
Pris entre deux feux, les rescapés sont à nouveau les grands
perdants de l’histoire. Dans les jardins du souvenir, tout autour
du musée, les corps de 250 000 Tutsi reposent en silence, dans
huit immenses fosses communes recouvertes de dalles de
béton. En guise d’unique plaque commémorative, un mur des
noms à la forme monolithique se dresse solennellement, sur les
terrasses supérieures. Seules quelques centaines de noms ont été
inscrites ; officiellement, le mur est en cours d’élaboration. Il l’est
depuis 2004. Quelques centaines de noms, pour des centaines
de milliers de morts. Ces victimes seront-elles condamnées à
rester à jamais dans l’anonymat de ces fosses ? Comment donc
commémorer en l’absence de nom et de reconnaissance des
corps ? En 2001, Claudine Vidal rapportait déjà un témoignage
préoccupant : celui d’Isaac Bynshi, un jeune homme de 18 ans,
seul survivant d’une famille de 57 personnes, venu à Nyamirambo
avec sa sœur reconnaître les corps des siens découverts dans
une fosse. « Il assure que tous les siens se trouvent là, entassés,
en partance pour le mémorial de Gisozi, et il nous montre une
silhouette recroquevillée, avec sous les vêtements à peine
souillés une peau brune et incroyablement lisse : C’est notre
mère, nous l’avons reconnue à ses dents écartées, les mêmes
que les miennes. Isaac, comme d’autres rescapés, essaiera
d’éviter à sa mère d’être enfouie dans le mémorial anonyme. Il
tentera d’emporter son corps vers le cimetière tout proche, de
lui offrir une sépulture décente qu’il couvrira de pierres et de
fleurs » (Vidal, 2001, pp. 41-42). Dix ans plus tard, les choses
semblent ne pas avoir changé. La confrontation entre l’histoire
et les idéologies politiques oppresse le travail du deuil et de la
mémoire, travestissant les problématiques et les représentations.
Entre récupération idéologique et oubli, les sentiers de la
mémoire à Gisozi empruntent encore des itinéraires sinueux.
Bibliographie des ouvrages cités :
Chretien, 1995 : Jean-Pierre Chrétien, « Un « nazisme tropical »
au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide » in Vingtième siècle.
Revue d’Histoire, n°48, Paris, octobre-décembre 1995, pp. 131-142.
, 2010 : Jean-Pierre Chrétien, « Les aventures de
la conscience historique au Rwanda » in Esprit,
n°364, Paris, mai 2010, pp. 103-121.
Coquio, 2004 : Catherine Coquio, Rwanda. Le réel et
les récits, Paris, Éditions Belin, 2004, 224 p.
Coret, 2004 : Laure Coret, « Rwanda 94, au Rwanda, dix
ans après » in Rwanda 1994-2004 : des faits, des mots,
des œuvres, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 149-158.
Cruvelier, 2006 : Thierry Cruvelier, Le Tribunal
des vaincus. Un Nuremberg pour le Rwanda ?,
Paris, Éditions Calmann-Lévy, 2006, 272 p.
Guichaoua, 2010 : André Guichaoua, Rwanda, de la guerre
au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (19901994), Paris, Éditions La Découverte, 2010, 622 p.
Hilberg, 2006 : Raul Hilberg, La Destruction des Juifs
d’Europe [2005], édition définitive, complétée et mise à
jour, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra,
André Charpentier et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris,
Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2006, 2412 p. (3 tomes).
Kalisky, 2004 [1] : Aurélia Kalisky, « Mémoires croisées.
Références à la Shoah dans le travail de deuil et de
mémoire du génocide des Tutsi » in Humanitaire,
n°10, Paris, printemps-été 2004, pp. 69-92.
Kalisky, 2004 [2] : Aurélia Kalisky, « D’un génocide à l’autre.
Des références à la Shoah dans les approches scientifiques
du génocide des Tutsi » in Revue d’Histoire de la Shoah,
n°181, Paris, juillet-décembre 2004, pp. 411-438.
Lefort, 2004 : Gérard Lefort, « Rwanda, la mémoire vue de
face » in Libération, n°7127, Paris, 10 et 11 avril 2004, p. 45.
Mureme, 2010 : Bonaventure K. Mureme, Manuel
d’histoire du Rwanda ancien. Suivant le modèle de Mgr
Alexis Kagame, Paris, L’Harmattan, 2010, 636 p.
Muzungu, 2003 : Bernardin Muzungu, Histoire du
Rwanda précolonial, Paris, L’Harmattan, 2003, 332 p.
Vidal, 2001 : Claudine Vidal, « Les commémorations
du génocide au Rwanda » in Les Temps modernes,
n°613, Paris, mars-avril-mai 2001, pp. 1-46.
Sources internet :
Bineta, 2008 : Mamadou Bineta, « La lutte contre
l’idéologie génocidaire paralyse les enseignants », 27
mars 2008. http://www.syfia-grands-lacs.info/index.p
hp5?view=articles&action=voir&idArticle=935.
Bisesero, palimpseste
mémoriel ?
Par Émilie Martz-Kuhn
Suite au génocide des Tutsi du Rwanda survenu en 1994, de
nombreux lieux de « supplice, de résistance et de martyre »
(Rudacogora, 2005 : 17) sont devenus des sites mémoriaux. Au
nombre de ceux-ci, on compte deux églises (N’tarama et Nyamata),
trois écoles (Murambi, Nyanza, Nyarubuye), et enfin, la chaîne
de collines de Bisesero, qui se situe « à cheval sur Gishyta et
Gisovu » (African Rights, 1998 : 5) et dont il sera question dans cet
article. Précisons d’emblée que nous ne sommes pas spécialiste
des lieux de mémoire et que la présente recherche relève avant
tout de lectures personnelles et d’une expérience de terrain.
En effet, en 2008, nous avons eu l’opportunité de nous rendre
à Bisesero et d’y découvrir un géosymbole aux ramifications
complexes. Tour à tour terre d’élevage, aire sécuritaire, haut
lieu de résistance et symbole de fourvoiement pour l’opération
Turquoise, les collines de Bisesero demandent à être approchées
avec un regard kaléidoscopique. Mais comment appréhender la ou
les mémoires, parfois antagonistes, de ce lieu particulier ? Dans
cet écrit, il s’agira d’aller à la rencontre de l’esprit du lieu des
collines, le genius loci, tel que l’a défini Pierre Sansot (1995), et
de démontrer que Bisesero peut se penser en tant que palimpseste
mémoriel. Nous révélerons ainsi le feuilleté de sens élaboré par
les personnes qui vivent ce territoire et le traversent, et ce, dans
la perspective de cerner les contours d’un lieu mouvant, dont les
représentations mémorielles s’étirent dans l’espace et le temps.
D’un lieu propice à l’élevage au territoire des
Abaseseros
1
Les collines de Bisesero se trouvent dans la province de l’ouest du
Rwanda, anciennement composée des préfectures de Cyangugu,
Gikongoro et de Gisenyi 2. Cette région montagneuse, riche en eau
et végétation, aurait été peuplée par trois clans : les Abakano, les
Abayinginya et les Abahima3. Ces groupes se sont rassemblés en
une seule communauté pour s’adonner à une activité principale :
l’élevage. Majoritairement Tutsi, les habitants de ces collines,
baptisés les Abaseseros vivaient en quasi autarcie avant le
génocide, comme en témoigne Efesto Habiyambere : « Très peu
des Tutsi de Bisesero avaient étudié. Ils s’occupaient seulement
des vaches. Nous sommes restés enfermés dans notre région,
mais personne ne pouvait nous attaquer » (African Rights,
1998 : 5). Défendant ardemment leur terre et leur bétail des
agresseurs et brigands, les Abaseseros étaient connus par la
population locale pour être une communauté de guerriers dont
1 Nous emploierons dans cet article l’orthographe « Abaseseros »
à l’instar de l’ouvrage d’African Rights (1998).
2 Le pays était, en 1994, composé de 12 préfectures, nommées des
provinces à partir de 2002. En 2006, le gouvernement décida que le
Rwanda serait dorénavant découpé en 5 provinces : province du nord,
province de l’ouest, province du sud, province de l’est et ville de Kigali.
3 Nous avons retrouvé la trace de ces clans, mais sans historique
détaillé, dans l’ouvrage de l’Abbé Alexis Kagame, L’histoire des arméesbovines dans l’ancien Rwanda, Bruxelles, Académie des sciences
morales et Politiques, Mémoires in-8, Tome XXV, fasc..4.
« la caractéristique était un bâton à la main » (African Rights,
1998 : 5). On remarquera que cette appropriation particulière
de l’espace, qui relève à la fois d’une délimitation physique (la
région montagneuse de Bisesero) et d’une structure sociale
particulière, se rapporte au concept de territorialité tel que
l’entendent Joël Bonnemaison et Luc Cambrezy (1986 : 13)
[…] le territoire ne se définit pas par un principe matériel
d’appropriation, mais par un principe culturel d’identification, ou
si l’on préfère d’appartenance. Ce principe explique l’intensité
de la relation au territoire. Il ne peut être perçu seulement
comme une possession ou comme une entité extérieure à la
société qui l’habite. C’est une parcelle d’identité, source d’une
relation d’essence affective […] à l’espace […]. En bref, le
territoire ne ressort pas simplement de l’avoir, mais de l’être.
On peut donc supposer que les Abaseseros, avant le génocide
de 1994, entretenaient une relation singulière à ces collines,
relation sur laquelle reposait leur être au monde et leur identité.
Être Abaseseros signifiait non seulement vivre à Bisesero,
mais également participer au maintien d’un système de valeur
particulier basé sur la vie en communauté, l’autosubsistance,
et la défense du territoire. L’identité des Abaseseros était donc
liée au lieu, et inversement, les collines de Bisesero étaient
principalement pensées et imaginées par les habitants des
provinces environnantes en rapport à leur attribution territoriale.
Cette constatation nous ramène à notre objectif premier :
tenter de prêter une attention toute particulière au genius loci.
L’esprit du lieu, si l’on en suit la définition qu’en propose Pierre
Sansot (1995), repose sur les significations données au lieu par
les personnes qui le vivent et le traversent ; il émane de la
combinaison de plusieurs éléments fondateurs – matériels et
immatériels – de l’identité d’un lieu. Avant les premiers massacres
d’ampleur contre les Tutsi et le génocide de 1994, l’esprit du
lieu de Bisesero reposait donc sur sa situation géographique
et le lien particulier tissé entre les collines et les habitants.
Bisesero, lieu sécuritaire
Le 25 juillet 1959, la mort soudaine et suspecte du roi Mutara III
plonge le pays dans une atmosphère d’insécurité croissante qui
conduira aux premiers massacres d’ampleur visant la population
Tutsi. Alors que le vent de la décolonisation souffle sur l’Afrique,
la tutelle belge et l’Église catholique, sentant leurs pouvoirs leur
échapper, renversent leurs alliances et soutiennent, suite au
décès du roi, ce qui sera appelé plus tard une « révolution ». Des
milliers de familles sont contraintes de quitter le Rwanda, alors en
pleine guerre civile, pour tenter de fuir les tueries organisées par
les Hutu. Pourtant, sur les collines de Bisesero, les Abaseseros
repoussent l’ennemi avec succès. Armés de bâtons, d’arcs et de
lances, les hommes s’organisent pour ne laisser entrer aucun
assaillant sur leur territoire. Ayant réussi à protéger bétail,
terre et maisons, les Abaseseros gagnèrent la respectabilité des
habitants des communes environnantes. C’est ainsi qu’à chaque
nouvelle attaque d’ampleur contre les Tutsi de la Région, les
Abaseseros luttaient sans relâche. Siméon Karagama en témoigne :
En 1959, j’étais adolescent. Nous nous sommes organisés
pour nous défendre, afin de nous protéger et de protéger nos
vaches. Personne n’a pu trouver le moyen de voler nos vaches
ou de brûler nos maisons. En 1962, les massacres des Tutsi
recommencèrent. Mais nous avons réussi à repousser l’ennemi,
même s’ils avaient des fusils. En 1973, les tueurs sont revenus.
Ils ont brûlés deux maisons appartenant à des Abaseseros. Nous
étions furieux et nous avons repris nos lances et nos arcs. Les
tueurs ont eu peur de nous et nous ont laissés tranquilles. Les
Tutsi des autres régions ont été tués et leurs maisons brûlées.
Les survivants ont quitté le pays mais à Bisesero, nous sommes
restés dans nos biens, sauf quelques familles qui ont eu peur et
qui sont allées au Zaïre. Plus tard nous avons tué des brigands
qui ont essayé de voler nos vaches. Les habitants des autres
régions nous considéraient comme des hommes très forts
que l’on ne pouvait pas attaquer. (African Rights, 1998 : 5)
À partir de 1959, Bisesero devint donc un lieu à caractère
sécuritaire, une terre de protection, où résident « de
nombreux hommes forts » (Groupov, 2002 : 136). L’esprit
du lieu en a donc été modifié voire renforcé. En plus de
symboliser un territoire riche (par sa situation géographique
et sa population composée d’éleveurs), les collines de
Bisesero sont devenues, dans l’imaginaire collectif des
Rwandais, de véritables forteresses réputées inviolables.
Bisesero, lieu de résistance
L’image des collines de Bisesero, telle qu’elle a été véhiculée dans
les provinces de Cyangugu, Gikongoro et Gisenyi en raison des
éléments avancés précédemment, prend toute son importance au
moment du déclenchement du génocide. En mai 1994, alarmés
et terrifiés par la violence et la systématisation des tueries à
l’égard des Tutsi, hommes, femmes et enfants de toute la région
accourent au sommet des collines pour y trouver asile. Les
crêtes escarpées deviennent des lieux de refuge vers lesquels
décident de se rendre de nombreux Tutsi, Hutu opposants et
quelques Twa car « Bisesero était le dernier endroit où espérer
à Kibuye » (Groupov, 2002 : 139). On en trouve la trace dans
quelques témoignages de rescapés, dont celui livré par Daphrose
Mukakunye: « Nous avons choisi cet endroit, car on nous disait
souvent que les Abaseseros étaient très forts dans les combats.
Nous pensions que les miliciens ne pouvaient pas attaquer cet
endroit » (African Rights, 1998 : 6). La colline de Muyira fut
choisie par les Abaseseros et les réfugiés pour se rassembler
et organiser des stratégies de résistance. Ils désignèrent
des chefs pour diriger les opérations. Siméon Karamaga, qui
vit aujourd’hui encore à Bisesero, fut l’un d’entre eux :
Nous avons décidé de nous rassembler sur une même colline et
nous sommes partis avec nos enfants et tous nos biens et surtout
nos vaches. Sur la colline de Muyira, nous étions trop nombreux.
C’est pourquoi nous nous sommes organisés pour désigner des
chefs qui pourraient nous diriger. Pour choisir un chef, nous
voulions quelqu’un qui n’aurait pas peur, qui pourrait encourager
les autres et qui avait une expérience au combat. Nous avons
désigné comme chef Aminadabu Birara et nous lui avons donné
le grade de commandant. C’était un homme sage, de mon âge. Il
nous donnait le plan à suivre pour pouvoir repousser les miliciens.
Il faisait partie des Abaseseros, qui combattaient depuis 1959.
Malheureusement Birara a été tué vers la fin du génocide, à
Bisesero. On m’a désigné également pour être l’adjoint de Birara.
J’avais des équipes que je dirigeais. (African Rights, 17 : 2005).
Durant tout le mois d’avril 1994, les réfugiés luttèrent contre
leurs assaillants venus des collines environnantes. Les principales
armes dont disposaient les résistants étaient des bâtons et
des pierres, mais ils mirent au point plusieurs tactiques pour
surprendre l’ennemi et tenter de le dérouter. L’acharnement
avec lequel se battaient les Abaseseros et les réfugiés (environ
50 000 personnes), alerta les autorités locales : de Cyangugu à
Gisenyi, des interahamwe1 furent recrutés spécialement pour se
rendre à Bisesero. C’est ainsi que mi-mai, après un repli d’une
quinzaine de jours de la part des tueurs pour mieux préparer
l’offensive, débuta « l’implacable massacre » (Groupov, 2002 :
148). Au matin du 13 mai, huit autobus, chargés de munitions et
d’exterminateurs arrivèrent à Muyira. En deux jours, près de 30
000 personnes trouvèrent la mort sur le flanc de cette colline.
Durant deux mois, Abaseseros et réfugiés continuèrent à lutter
contre des attaques régulières, donnant « jusqu’à la dernière
goutte de leur sang pour défendre leur vie » (Groupov, 2002 : 138).
Début juillet, à la fin du génocide, lors de l’arrivée des troupes du
Front Patriotique Rwandais sur les lieux, il ne restait plus, sur la
colline de Muyira, qu’un peu moins d’un millier de personnes.
C’est en raison de l’organisation de ce mouvement de lutte
que Bisesero est devenu emblématique, en tant que lieu
d’insurrection, même si « [l]es Tutsi luttèrent au corps à corps
avec leurs agresseurs dans des milliers de lieux non recensés,
dans leurs maisons, sur les chemins et dans les champs. »
(Des Forges, 1999 : 252). Ces collines semblent condenser les
actes de résistance ayant eu lieu partout au Rwanda durant le
génocide. Ainsi la colline de Nyankomo fut baptisée colline de la
résistance et un mémorial y fut construit, mémorial sur lequel
nous allons revenir plus tard. Mais avant de nous intéresser
plus spécifiquement à Bisesero en tant que lieu de mémoire,
penchons-nous un instant sur la polémique qui entoure le
rôle et les agissements des soldats dépêchés par l’opération
Turquoise lors de leur arrivée à Bisesero. Encore vif, le débat
sur les responsabilités incombées à l’opération Turquoise lors de
leur intervention sur le terrain à la fin du génocide participe à
l’esprit du lieu des collines tels qu’il peut être vécu, appréhendé
et véhiculé aujourd’hui, agissant ainsi sur la mémoire du lieu.
Bisesero, lieu de la honte Précisons qu’il ne sera pas question, dans cet article,
de nourrir ou de prendre part à la polémique entourant
l’intervention de l’opération Turquoise au Rwanda. Il s’agira,
avant tout, de tenter de toucher du doigt la manière dont cette
polémique participe à forger une autre facette de l’esprit du
lieu. Cette facette, qui par différents canaux – politiques,
artistiques, etc. –, s’est internationalisée rapidement, a pour
conséquence aujourd’hui de modifier perceptiblement la façon
dont ce « lieu de mémoire » peut être pensé et imaginé.
L’opération Turquoise, mise en place par la France et mandatée
par la résolution 929 du Conseil de Sécurité sous Chapitre
VII de la Charte des Nations Unies, devait « contribuer,
de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des
personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au
1 Les interahamwe forment la milice crée par le MRND (Mouvement
révolutionnaire national pour la démocratie et le développement),
parti politique unique du président Juvénal Habyarimana.
Rwanda » (Nations Unies, 1994) et venir en aide à la MINUAR 1.
Le commandant de l’opération, Jean-Luc Claude Lafourcade,
participa à mettre en place, du 24 juin au 21 août, une zone
de sécurité à l’ouest du Rwanda, dont le rôle et la pertinence
fut largement critiquée. C’est ainsi que le 26 juin, quelques
soldats français, alors en mission de reconnaissance dans le
secteur de Bisesero, passèrent devant les collines dont celle
de Muyira. Artefact d’espoir pour les survivants, qui, sortant
de leurs cachettes, implorent l’assistance des militaires. Les
hommes de Turquoise, pour une raison qui reste encore obscure
aujourd’hui, prirent quelques photos de la zone et repartirent
rapidement, laissant les rescapés sans protection. Décidés
à exterminer les derniers survivants, les miliciens Hutu,
dès le départ des militaires Français qui n’allaient revenir
que trois jours plus tard, lancèrent une nouvelle offensive,
dévastatrice. Seuls 900 résistants survécurent à ce dernier assaut.
Cette facette de l’histoire de Bisesero, durant le génocide,
est devenue elle aussi un emblème, qui participe de l’esprit
du lieu. En effet, au sein de nombreux écrits2, qu’il s’agisse
d’ouvrages savants ou d’articles journalistiques, Bisesero
est l’un des points d’ancrage de la polémique entourant les
agissements de l’opération Turquoise au Rwanda. Le lieu et ce
qui s’y est déroulé semblent symboliser le déshonneur de la
France face à son intervention au pays de milles collines.
Bisesero, lieu de mémoires ?
Lors des quatrièmes commémorations du génocide, en avril
1998, le président Pasteur Bizimungo pose la première pierre
du mémorial de Bisesero. Ce mémorial, imaginé par l’architecte
Vedaste Ngarambe, prend place sur la colline de Nyakomo, celle
où Birara, chef de l’organisation de la résistance, venait s’asseoir
pour profiter de la vue offerte sur toute la région. L’ensemble
architectural est entièrement organisé autour d’un chemin de
pierres, qui permet au visiteur de monter progressivement vers
le sommet du coteau. On y pénètre en passant sous une grande
arche, à l’origine blanche et violette – couleur du deuil – qui
s’effrite faute d’entretien. Sur la droite, un amoncellement de
pierres retient neuf lances disposées circulairement, pointées
vers le ciel. Elles ouvrent le chemin, un « chemin de calvaire »
(Ngarambe, 2006), que le visiteur doit gravir pour effectuer
symboliquement la traversée du génocide. L’itinéraire escarpé
passe par trois bâtiments qui abritent neuf salles, emblèmes des
communes de la préfecture de Kibuye3. Ces locaux sont censés
accueillir les ossements des victimes afin de former des « tombes
ouvertes » (Ngarambe, 2006). Selon nos sources, les restes des
corps sont encore aujourd’hui entreposés dans un bâtiment de
1 Mission des nations unies pour l’assistance au Rwanda
dirigée par le Général Roméo Dallaire. À la fin du mois de juin
1994, elle est composée de moins de 300 hommes.
2 Au nombre de ceux-ci relevons : L’horreur qui nous prend au visage.
L’état français et le génocide au Rwanda, sous la direction de Laure
Coret et François-Xavier Verschave, 2005, ou encore l’article de Vincent
Hugueux « Dix ans après le génocide. Retour à Bisesero » L’Express, 12
avril 2004, dont l’une des parties est titrée Le déshonneur de la France.
3 La préfecture de Kibuye, telle qu’elle était divisée en 1994,
comptait neuf communes : Mabanza, Gitesi, Gishyita, Rutsiro,
Kivumu, Bwakira, Mwendo, Gisovu, Rwamatamu.
fortune en tôles, situé en contrebas du monument. L’ascension
continue pour le visiteur, avec pour objectif, l’arrivée au sommet
qui symbolise la survivance au génocide. Mais faute de budget,
le mémorial n’est pas terminé, plus de dix ans après le début de
sa construction. En effet, le «sommet de l’espoir » (Nagarambe,
2006) aurait dû accueillir plusieurs installations dont une
fresque peinte représentant des scènes de la résistance. Pour
l’instant ne sont présentes que trois tombes : une fosse commune
avec « les restes qui n’ont pas été traités » (Ngarambe, 2006),
la tombe de Birara et la tombe du combattant inconnu. Mais
comment ce monument participe t-il de l’esprit du lieu ? Comment
interagît ce lieu de mémoire, construit et élaboré pour célébrer
le souvenir des résistants, avec la ou les mémoires des lieux ?
Les visiteurs sont rares à Bisesero ; situé à 34 km à vol d’oiseau
de Kibuye, l’emplacement du mémorial décourage les touristes,
qui peu nombreux, sont reçus par quelques survivants1. Si
comme le soutient Ernest Young « [l]es visiteurs font partie
intégrante du texte commémoratif […] car la mémoire publique
et ses représentations ne dépendent pas seulement des formes
et figures du monument lui-même mais des réponses des
spectateurs face au monument » (Young, 1993 : 741), le mémorial
de Bisesero reste un lieu figé et parfois illisible pour qui ne
connaît pas l’histoire des collines. En outre, pour les voyageurs
avertis, la déception est parfois encore plus grande ; accueillis
par « une poignée d’hommes qui maintenant meurent de
chagrin » (Groupov, 2002 : 147), les étrangers abandonnent, en
échange d’une photographie avec les « héros », les images du
« lieu saint enclavé » (Mabanckou, 2009) et des résistants qu’ils
s’étaient forgés, notamment par leurs lectures. Déroutés par des
pierres muettes et un peuple de guerriers aujourd’hui poussé
à la mendicité pour survivre, le visiteur passe son chemin, se
heurtant aux images d’Épinal qu’il s’était construites. Le lieu tel
qu’il peut-être aujourd’hui vécu par les visiteurs semble être en
inadéquation, avec son esprit, esprit véhiculé avant, pendant et
juste après le génocide. Aucune trace tangible ne matérialise à
Bisesero le symbole d’une terre prospère et d’une terre refuge,
emblème de protection pour les plus faibles. Quelques vaches
amaigries sont conduites sur les collines par de jeunes enfants en
haillons. Les Abaseseros, survivants du génocide souffrent encore
aujourd’hui de traumatismes graves, non soignés. Le monument,
vide et désert surplombe les collines de son silence. Le malaise
semble être d’autant plus grand pour le visiteur français, qui
se souviendra ici des agissements de l’opération Turquoise.
Mais les habitants des collines, à qui cette mémoire appartient,
rappelons-le, ont-ils besoin de la pierre pour se souvenir ? Le
monument est-il réellement dépositaire de la mémoire des
aînés ? Pierre Nora nous dit que « moins la mémoire est vécue de
l’intérieur, plus elle a besoin de supports extérieurs et de repères
tangibles d’une existence qui ne la vit qu’à travers eux » (Nora,
1997 : XXVI). Or, la mémoire est encore bien vivante à Bisesero,
et ce dans la chair même des survivants et de leurs descendants.
Cette mémoire, qui se vit au quotidien pour les Abaseseros,
transcende les murs du mémorial et voyage dans tout le pays. Il
nous a été donné de constater sur le terrain qu’un grand respect
émane de la population rwandaise pour ces ainés, qualifiés parfois
1 Un des Abaseseros parle anglais et semble prendre
en charge l’accueil des touristes étrangers.
d’Infura1. Aussi bien à Kibuye, à Butare ou encore à Kigali, nous
avons pu ressentir l’estime de plusieurs personnes envers les
Abaseseros. Bien qu’aucun Abasesero n’ait été nommé par la
commission pour les héros nationaux du Rwanda2, et que cette
décision puisse laisser perplexe, la mémoire semble avoir trouvé
des canaux non institutionnels, hors des pierres et des honneurs
étatiques, pour perdurer le souvenir, et continuer à véhiculer
l’esprit des lieux des collines, tel qu’il existait avant le génocide.
Pour ne pas conclure
Au terme de cette courte réflexion, bon nombre de questions
restent ouvertes et demanderaient débats, échanges et
discussions. Si Bisesero est un lieu de mémoire, à qui est-il
destiné ? Les visiteurs étrangers ont-ils un travail de mémoire3
à effectuer sur ce qui s’est déroulé dans cette région ou doiventils appréhender le lieu comme un musée ? Doit-on interroger
les politiques mémorielles mises en place au Rwanda suite au
génocide pour mieux dénoncer l’extrême pauvreté dans laquelle
les Abaseseros vivent aujourd’hui ? Ces décisions étatiques
jouent-elle réellement un rôle important dans la vectorisation,
au Rwanda, de l’esprit et de la mémoire de ces collines ?
Bisesero semble être un véritable palimpseste mémoriel, sur
lequel s’inscrivent et s’effacent différentes expériences du lieu
qui contribuent à en teinter l’esprit. Peut-être est-il pour l’instant
seulement nécessaire, pour le voyageur étranger qui s’arrête à
Bisesero, de grimper jusqu’au sommet de l’espoir et d’entamer « un
voyage intérieur » (Ngarambe, 2006), afin de tenter de percevoir
« ce que ne disent pas les pierres » (Rugamba, 2001 : 73 ).
Bibliographie
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Bisesero, avril-juin 1994 », Témoin, n°8.
Bonnemaison, Joël et Luc ambrezy (1986), « Le
lien territorial. Entre frontières et identités »,
Géographies et cultures, n°20, p. 7-18.
Des Forges, Alison (1999), Aucun témoin ne doit
survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala
Groupov (2002), Rwanda 94. Une tentative de réparation
symbolique envers les morts à l’usage des vivants, Paris,
Éditions théâtrales, (coll. Passages francophones).
Mabanckou, Alain (2008), Rwanda, ce génocide qui nous
mine la conscience, [en ligne]http://www.lecreditavoyage.
com/article/rwanda-ce-genocide-qui-nous-mine-laconscience/ [Site consulté le 28 janvier 2010].
Ngarambe, Vedaste (2006), Entretien réalisé avec
Marie-France Collard dans Rwanda 94. À travers
1 Les nobles de cœur en Kinyarwanda.
2 Cette commission, sur laquelle il existe peu de sources, semble préparer et
prendre en charge la journée des héros qui se déroule au Rwanda les 1er février
de chaque année. Quelques minces informations concernant la commission sont
disponibles sur le site de l’office Rwandais d’information [www. orinfor.gov. rw].
3 Travail de mémoire au sens où l’entend Paul Ricœur.
nous l’humanité, film documentaire réalisé par MarieFrance Collard, Belgique, Groupov, 105 min.
Nora, Pierre (1984), Les lieux de mémoire, tome
1 : La République, Paris, Gallimard. ONU, (1994),
Résolution 929, [en ligne]://www.un.org/french/docs/
sc/1994/94s929.htm [Site consulté le 28 janvier 2010].
Rugamba, Darcy (2001), « Dire ce que ne disent pas les
pierres », Alternatives théâtrales, n°67-68, p.73-75.
Young, James E. (1993), « Écrire le monument : site,
mémoire, critique », Annales, vol.48, n°3, p. 729-743.
Sansot, Pierre (1995), Les pierres songent à nous,
Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana.
Murambi, le livre
des ossements
Par Boris Boubacar Diop
Au Rwanda, on les appelle pudiquement les « sites du génocide ».
Ils sont, du fait de leur très grand nombre – près d’une centaine
pour les seules églises – et de leur répartition sur l’ensemble
du pays, un phénomène unique dans l’histoire récente des
tueries de masse. Ils permettent surtout de mieux comprendre
pourquoi les victimes du génocide de 1994, si proches de leurs
bourreaux à tous les sens du terme, n’avaient aucune chance
d’échapper à la mort. Et cela est souligné par le fait, peutêtre encore moins supportable, que des repentis continuent à
révéler aux gacaca les fosses où ils avaient hâtivement jetés
leurs voisins ou leurs plus chers amis quinze ans plus tôt…
Je ne savais rien de tout cela en embarquant le 4 août 1998 dans
un vol d’Ethiopian Airlines pour mon premier voyage à Kigali.
J’avais dû, comme des millions de personnes à travers le monde,
entendre à la radio les noms de plusieurs villes rwandaises sans y
prêter une attention particulière. Je suppose que celui de Murambi
s’était perdu dans le flot de phrases creuses qui, modulées sur
tous les tons par les envoyés spéciaux des grands medias, nous
donnent l’impression de ne pas être largués, voire d’être bien
informés. Il est vrai qu’il y a eu aussi entre avril et juillet 1994 de
grands moments de fraternité humaine et de dévouement. Je me
souviens, par exemple, du bouleversant témoignage d’une dame, de
« Médecins sans frontières » - ou de la Croix-Rouge. Les miliciens
interahamwe venaient de faire un carnage dans son hôpital de
fortune et elle ne comprenait pas que tout d’un coup l’univers
entier se prétende complètement impuissant face à ces jeunes
voyous ivres de sang… Arracher leurs pansements à des blessés,
les découper à coups de machette quasiment sur leur lit de mort,
elle ne comprenait pas. Des tueurs à ce point résolus à prendre
le destin de vitesse, elle n’avait jamais vu ça et elle en avait vu,
hein, et elle était folle de rage. Mais cette saine colère d’une
vraie humanitaire, c’était l’exception en ce printemps 94 où les
reporters parlaient, exactement comme les assassins, de guerre
civile et jamais de génocide. Les journalistes enchaînaient leurs
sornettes sur un tempo haletant et très professionnel et finalement
les mots - Rwanda. Tutsi. Hutu. Conseil de sécurité. Haine
millénaire. Evacuation. Atrocités – ne voulaient plus rien dire. Qui
pouvait, diable, espérer les faire tenir ensemble ? La banalisation
médiatique de l’horreur, c’est tout un art, subtil et pervers. A la
fin de chaque journée, le commun des mortels doit se résigner
à une nouvelle défaite, car aussitôt après les infos du soir, il lui
faut bien penser à ses petites affaires du lendemain. Et quelques
semaines plus tard, livrés à la plus haute des solitudes, plus d’un
million de corps s’amoncellent à Nyamata, Bisesero ou Kibungo.
Le spectacle de cette profanation est insoutenable et certains en
ont même dénoncé l’obscénité. Tout en comprenant leur réaction,
je suis de ceux pour qui les « sites » nous aident à mieux nous
situer par rapport à la tragédie rwandaise. En clair : chacun
de nous y a sa part de responsabilité, qu’il doit oser affronter.
Ceux dont les corps s’offrent à notre vue en tant d’endroits du
Rwanda ont certes d’abord été victimes de la décision, prise par
le colonel Theoneste Bagosora et le Hutu Power, de les exterminer
mais ils ont aussi été victimes de nos préjugés. Plus exactement,
sans le sentiment, partagé même par les Africains, qu’une vie
d’Africain ça ne compte pas vraiment, Bagosora et les siens
ne seraient jamais allés aussi loin, jamais ils n’auraient réussi
à éliminer pendant cent jours dix mille personnes par jour, en
direct, au vu et su de tous sans que, paradoxalement, personne
ne voie rien. Le régime de Kagamé n’a probablement pas pris
cette décision de gaieté de cœur mais il a fait preuve de lucidité
en laissant ces ossements exposés dans des lieux publics aussi
longtemps que possible. Sans des preuves aussi accablantes,
les négationnistes n’auraient eu aucun mal à disqualifier les
témoignages des survivants. Les génocidaires rwandais ont été
d’une si délirante cruauté qu’il est essentiel, pour rester crédible,
de raconter leurs « exploits » dans les lieux de mémoire prévus
à cet effet, sous la surveillance de ces corps en putréfaction, en
somme dans l’odeur de la mort. J’entends encore quelqu’un me
glisser à voix basse en juin 2000, pendant que nous nous dirigeons
vers le bus qui doit nous ramener de Murambi à Butare :
«
Qu’est-ce qui nous prouve que ce sont
bien des corps de Tutsi que nous venons de voir ? » La question était
particulièrement incongrue mais j’en ai aussitôt deviné les sous-entendus.
Je sais que mon interlocuteur, qui par ailleurs ignorait tout du génocide,
est un de ces intellectuels africains pour qui le pouvoir de Kagamé est
forcément aussi monstrueux que celui d’Habyarimana. Il pense, pour
ainsi dire par principe, que tout chef d’Etat africain est un remplisseur de
charniers. « On ne peut exclure » poursuit-il « que le FPR ait transporté
dans tous ces sites les restes de ceux qu’il a lui-même tués …»
Cela m’a laissé sans voix.
J’avais découvert Murambi deux ans plus tôt.
Je revois notre petite bande d’auteurs entrant, un matin d’août
1998, dans la cour de l’école technique inachevée. Plusieurs
groupes d’étrangers de toutes nationalités sont déjà là, qui
se croisent sans se voir. Car c’est aussi cela, les « sites » : on
vient s’y recueillir du monde entier. Celui-ci est bien plus vaste
que Nyamata et N’tarama, que nous avions visités les jours
précédents. Le guide nous montre le toit et les murs criblés
de balles et explique que les militaires, arrivés les premiers,
ont balancé des grenades et tiré dans le tas avant de céder la
place aux Interahamwe armés de machettes. Comme partout
ailleurs, le feu d’abord, puis le fer. Un survivant témoigne et son
récit, quasi identique à ceux entendus en d’autres lieux, est le
fil invisible reliant Kigarama à Murambi et Butare à Kibungo. Il
est aussi la preuve que les tueries, loin d’être l’expression d’une
colère spontanée, furent minutieusement préparées au plus haut
niveau de l’Etat rwandais. On peut résumer ainsi ces propos du
rescapé-type : « Aussitôt après l’attentat du 6 avril 1994, nous
nous sommes précipités vers les églises et les bâtiments publics
pour y chercher refuge. Les autorités nous ont encouragés à
nous y rassembler mais nous ne savions pas que c’était pour
pouvoir nous massacrer plus facilement. » Seuls ont survécu
ceux qui ont su mimer de façon convaincante leur propre mort,
souvent en se laissant submerger par les vrais cadavres.
A Murambi non plus les maîtres d’œuvre du génocide n’ont rien
voulu laisser au hasard. On peut même dire qu’ils ont été plus
froidement calculateurs que partout ailleurs. Ce sont eux en effet
qui organisent dans les moindres détails le regroupement de leurs
futures victimes en cet endroit précis, sans doute parce qu’il est
un des lieux fermés les plus étendus de la ville. Une importante
personnalité de l’église y va même de sa parole d’homme de Dieu :
« Je me porte garant de votre sécurité, il ne vous sera fait aucun
mal » dit-il aux hésitants. Le piège fonctionne à merveille, car
des fuyards qui étaient sur le point d’atteindre le Burundi tout
proche font suffisamment confiance à toutes ces autorités pour
revenir sur leurs pas. Ils se sentent d’autant plus en sûreté dans
l’immense cour que des hommes armés protègent les lieux. Cela
aurait pu être la plus belle histoire du génocide. Elle en sera au
contraire la plus affreuse. Ceux dont les corps sont visibles, seize
ans après, dans les salles de l’école technique inachevée ne s’en
doutent naturellement pas. Pendant quelques jours tout est si
normal à Murambi qu’un semblant de vie sociale s’y organise. On
ne donne certes pas assez à manger aux réfugiés, l’alimentation
en eau est soudain interrompue mais on leur jure que c’est à cause
du chaos dans lequel le pays est plongé. En fait il s’agit surtout
de les affaiblir avant l’attaque finale. Le bref face-à-face, quasi
unique au Rwanda, entre les tueurs et leurs victimes, est peutêtre le seul événement évoquant, même de loin, les camps de la
mort nazis. Partout ailleurs, quelques heures après l’irruption
de la Garde présidentielle puis des Interahamwe, presque tout
le monde était mort au milieu de cris de haine et de terreur.
A Murambi les Tutsi ont fini par subir le même sort que les
autres mais ils ont eu le temps d’entretenir une espérance qui,
aujourd’hui, nous rend leur fin encore plus atroce. Sur trente à
quarante mille réfugiés de l’école technique de Murambi, environ
dix en ressortiront vivants. J’en ai rencontré une à Kigali, dans
le quartier de Nyamirambo, pour les besoins de mon roman.
La suite de l’histoire implique les militaires français de
l’Opération Turquoise. Lorsque ceux-ci arrivent dans la zone
en juin 1994, leurs chefs estiment que l’école est l’endroit idéal
pour abriter un QG. Mais que faire des dizaines de milliers
de corps abandonnés sur place par les Interahamwe ? Loin
de s ‘en émouvoir, les officiers de Turquoise n’y voient qu’un
petit embarras technique, plutôt facile à résoudre. Ils prêtent
du matériel aux organisateurs du massacre et ceux-ci font
creuser de grands trous où des milliers de cadavres sont jetés
pêle-mêle. Et que font les hommes de Turquoise lorsque les
charniers sont bien remblayés ? Eh bien, aussi incroyable
que cela puisse paraître, ils plantent le drapeau tricolore audessus des charniers, ils installent des barbecues au-dessus des
charniers et ils tracent un terrain de volley-ball au-dessus des
charniers. Aujourd’hui une inscription rappelle cet épisode peu
glorieux d’une expédition qui se voulait… humanitaire : « Les
soldats français jouaient au volley ici » peut-on en effet lire sur
une plaque posée à même le gazon. Et afin que nul n’en ignore,
la phrase est déclinée aussi en anglais et en kinyarwanda.
A la parution de Murambi, le livre des ossements, on m’a invité
à le présenter lors du journal de 13 heures sur France Inter. J’ai
alors évoqué le comportement abject des militaires de Turquoise
dans cette ville du sud-ouest du Rwanda. Le journaliste – c’était
Christophe Hondelatte - jusque-là très aimable, n’a guère
apprécié et l’a bien montré. L’incident a eu lieu en direct il y a
dix ans, à une époque où presque aucun Français ne voulait
entendre parler du rôle de la France au Rwanda. Les mentalités
semblent avoir beaucoup évolué depuis lors car de telles
révélations suscitent de nos jours plus de honte que de colère.
On pourrait croire que chaque mémorial rwandais est l’exacte
réplique des autres et que si on en a visité un on les a tous vus.
Ce n’est pas tout à fait le cas car chacun de ces lieux a, pour
ainsi dire, son identité et ses vibrations propres. Celles-ci ont
d’ailleurs toujours plus à voir avec la vie autour d’eux qu’avec
les corps qui y sont entassés. Quand je repense à Nyamata,
ce ne sont pas les squelettes des victimes qui me reviennent à
l’esprit mais plutôt la voix traînante du rescapé qui s’adresse à
nous de façon très imagée, son visage étonnamment expressif
et ses yeux pétillants d’intelligence. Mais Nyamata, c’est aussi
Teresa Mukandori parce que, justement, même de l’au-delà
et après avoir subi des atrocités littéralement insensées, elle
semble être restée si pleine de force et de vie. Ce n’est pas un
hasard si Teresa Mukandori est présente dans trois ou quatre des
ouvrages de notre groupe d’auteurs et si elle occupe une place
centrale dans celui de Koulsy Lamko, La phalène des collines.
A N’tarama, ce sont des paysans assis sur l’herbe, à une vingtaine
de mètres de l’entrée de l’église, qui attirent mon attention. Ils
nous suivent du regard en parlant entre eux à voix basse. La
scène m’a intrigué, peut-être à tort, mais je me suis souvent
demandé depuis ce jour qui étaient réellement ces paysans,
quelles avaient été leurs relations avec les morts de l’église de
Nyamata et ce qu’ils pouvaient bien être en train de se dire en
prenant des airs si mystérieux. Autant de questions qu’il sera
pendant encore longtemps difficile d’esquiver au Rwanda…
A Nyarubuye, tout près de la frontière tanzanienne, nous
trouvons dans la cour de l’église complètement dévastée des
jeunes gens occupés à toutes sortes de travaux de maçonnerie
et de menuiserie. Cette fois-ci, notre interlocuteur est un des
tueurs. Nous voulons lui faire dire pourquoi ses camarades et
lui ont sauvagement assassiné tant d’innocents. Il nous supplie
de le croire sur parole et semble n’avoir qu’une réponse à toutes
nos questions: « Le bourgmestre nous a demandé de tuer les
Tutsi, alors nous avons obéi. » Pas plus compliqué que ça. Je me
désintéresse de lui, car je veux savoir qui sont ces ouvriers qui
vont et viennent autour de nous. Eh bien, ce sont tout simplement
des prisonniers qui pour une fois ne portent pas leur fameuse
tenue rose. Ces ex Interahamwe ont sévi à Nyarubuye en 1994 et
les corps que nous venons de voir étendus sur des tables en bois,
c’est le résultat de leur « travail », pour utiliser un mot qui leur
était cher et qui, par un détour historique absolument inattendu,
fait écho à Auschwitz. Ils sont en train d’accomplir leur peine de
travaux forcés sur le théâtre de leurs méfaits. Je lève la tête et
mon regard accroche celui de l’un d’eux, accroupi sur le toit de
l’église. Il se produit alors une chose que je n’oublierai jamais :
l’homme s’arrête de travailler, m’observe d’un air de défi, pose son
marteau devant lui et me fait un vigoureux bras d’honneur. Lui, il
ne regrette rien et a enfin l’occasion de le faire savoir à quelqu’un
sans courir le moindre risque. Au-delà de ma personne, c’est sans
doute tout notre groupe qui l’exaspère. Il doit penser que nous
sommes des fumiers, nous tous qui, sans même être des Rwandais,
venons du monde entier manifester notre compassion pour ces
Inyenzi qui n’avaient de toute façon jamais mérité de vivre. Les
corps des enfants qu’il avait taillés en pièces et des femmes qu’il
avait violées étaient dispersés un peu partout au-dessous de
lui mais il s’en foutait. Il avait ponctué son bras d’honneur d’un
petit sourire méprisant. Cela m’a évidemment troublé et peutêtre même ai-je éprouvé un vague sentiment de défaite. Pendant
un court instant, j’ai réussi à me rassurer en me disant que le
prisonnier avait surtout agi ainsi par dépit. Après tout, il avait
perdu et il le savait. J’aurais pourtant tout donné pour oublier
notre affrontement silencieux. Mais j’ai beau faire, je ne peux
effacer de ma mémoire le regard de cet inconnu de Nyarubuye,
toujours aussi chargé de haine quatre ans après le génocide.
Et Murambi ? J’y suis retourné à plusieurs reprises depuis
1998. De quelque côté que l’on se tourne une haie vive, sombre
et gigantesque, arrête le regard. Elle semble enserrer et
étouffer le site comme un boa le ferait de sa proie. Au-delà, il
y a sûrement des habitations. J’en suis du moins convaincu,
de manière, je le sens, parfaitement irrationnelle. Des gens
vivent donc encore dans ces maisons, qui ont été témoins de
l’immense panique et des cris de frayeur causés par l’assaut
meurtrier des Interahamwe le 21 avril 1994. Mais existent-telles seulement, ces maisons ? Je me demande parfois si, à force
de les inventer à chacun de mes passages à Murambi, je n’ai pas
fini par les rendre, en quelque sorte, imaginairement réelles.
On le sait : pour les étranges politiciens du Hutu Power, livrer
les cadavres des Tutsi aux chiens et aux vautours était une façon
comme une autre de signer leurs crimes. Murambi a été l’unique
exception à cette règle puisque les corps, d’abord abandonnés
sur place, ont fini par être enterrés pour permettre à Turquoise
d’occuper les lieux. Il est impossible de faire le tour des salles
du site sans être frappé par l’état de conservation quasi parfait
des restes exhumés de ces milliers de Tutsi après la victoire du
FPR. Selon le guide, c’est en raison de la nature argileuse du sol
où on les avait ensevelis qu’ils ne se sont pas démembrés. C’est
aussi ce qui explique leur couleur rougeâtre. Jamais des morts
n’ont paru aussi puissamment expressifs. On reconnaît très
bien les enfants et sous nos yeux se reproduit le dernier geste,
dérisoire et vain, par lequel beaucoup, voyant un Interahamwe
fondre sur eux, avaient essayé d’échapper aux machettes.
A chacun de mes voyages au Rwanda, je suis retourné à Murambi.
Il est devenu un des mémoriaux les plus importants du pays et
une administration s’y est peu à peu mise en place. On est invité
à signer un « Livre d’or » et la visite est organisée selon un rituel
précis. Dans ce qui devait être le réfectoire, les habits maculés
de sang des victimes sont accrochés à des séchoirs. En faisant le
tour des salles, on s’aperçoit que les squelettes, toujours aussi bien
conservés, ne sont plus couleur d’argile. Régulièrement traités à
la chaux depuis des années, ils sont devenus blanchâtres. Dans
une salle, sont disposées les armes blanches qui ont servi au
carnage : marteaux, machettes, gourdins cloutés. On se demande,
effaré : comment des milliers de pères de famille en sont-ils
soudain arrivés à penser qu’il est normal de fracasser des crânes
de nouveaux-nés avec ces gourdins hérissés de clous rouillés ?
Les salles, à une dizaine de mètres du bâtiment central,
sont identiques. Pourtant même si on sait que toutes vont
offrir le même spectacle, on a du mal à ne pas s’arrêter
pendant au moins quelques minutes dans chacune d’elles.
En témoignage de respect. Et aussi parce qu’on espère qu’au
bout du chemin des réponses surgiront de quelque part.
Des réponses à quelles questions ? Elles trottent dans la tête
mais il n’y a pas de mots pour les exprimer. Peut-être s’étonnet-on tout simplement de se trouver tel jour de sa vie en ce lieu
précis et nulle part ailleurs ? Cheminer en silence parmi des
milliers de cadavres est une expérience singulière. Une petite voix
intérieure nous dit confusément qu’elle va bien loin au-delà du
bel alibi du Never again… Cette fascination pour l’horreur, nous
mesurons à quel point elle peut être malsaine et nous aimerions
bien croire que nous la subissons. Mais comment pouvons-nous
être sûrs de ne pas être de vulgaires voyeurs ? Quoi qu’il en soit,
à Murambi le trouble est tel que nos yeux ne savent jamais s’ils
doivent rester fixés sur les cadavres - pour affronter la dure réalité
du mal sur notre terre – ou alors s’en détourner, par pudeur.
Nyamata et Ntarama :
églises et mémoriaux, église
mémorielle
par Françoise Blum
Nyamata et N’tarama sont deux communes du Bugesera, distantes
d’une cinquantaine de kilomètres de Kigali. C’est là que Jean
Hatzfeld a réalisé ses désormais célèbres entretiens. Leur
histoire est, en 1994, la même, répétée à l’infini, que celle de la
plupart des communes du Rwanda. « Les 14, 15 et 16 avril, 5000
personnes sont assassinées dans l’église de Nyamata, et autant
dans l’église de N’tarama, hameau éloigné d’une vingtaine de
kilomètres, par des miliciens, des militaires et l’immense majorité
de leurs voisins hutus. ». « C’est le 15 avril 1994, de 7h30 du
matin à 14h que le massacre s’est déroulé à Nyamata. Plusieurs
milliers de personnes avaient trouvé refuge dans l’Eglise et ses
annexes. Des gens occupaient aussi le bureau du prêtre et les
locaux administratifs. Beaucoup dormaient à la belle étoile dans
la cour, serrés les uns contre les autres. Non loin de là, certains
s’installèrent dans une maternité, parmi les femmes enceintes et
les nouveaux-nés. Les autorités avaient demandé à la population
de se regrouper : «Rassemblez-vous dans les Eglises et les
lieux publics, on va vous protéger. « ». Mais les génocidaires,
de même qu’ils bafouaient les principes élémentaires de toute
civilisation et transgressaient les tabous universels n’ont pas
hésité devant le sacrilège. Dans un pays aussi profondément
christianisé que le Rwanda, où les églises ont retrouvé leurs
fidèles après le génocide, comme si de rien n’était, ces meurtres
de masse dans les lieux saints constituent d’une certaine
manière le point d’orgue d’une absolue table rase. Avant 1994, les
massacreurs s’étaient toujours arrêtés aux portes des églises.
Comme dans la plupart des communes du Rwanda, les Tutsis
ont cru trouver en l’église un lieu de refuge, ô combien
illusoire. Comme ailleurs « les malfaiteurs hachaient les
femmes et les enfants jusque sous la Croix…C’est pour
ça que les autorités nous ont donné la permission de
construire un mémorial » se souvient Cassius Niyonsaba.
N’tarama... Jean Hatzfeld raconte l’histoire du mémorial de
Ntarama : « Les milliers de corps furent abandonnés en plein air
pendant la durée du génocide. Il était ensuite trop tard pour que
les rescapés viennent chercher les dépouilles de leurs parents ou
amis, car la pluie et les animaux avaient fait des ravages. Aussi,
dans un premier temps, les gens protégèrent-ils le site avec des
grilles. Puis ils décidèrent de le conserver en l’état, pour mémoire.
C’est-à-dire de laisser tous les cadavres dans leur position au
moment de la mort –telle une scène pompéienne- entassés entre
les bancs, sous l’autel, repliés le long des murs , dans leurs pagnes,
shorts, robes, au milieu des lunettes, claquettes, escarpins,
tabliers, valises, bassines, cruches, draps, colliers, tapis mousse,
livres, imprégnés d’une forte odeur de cadavre ». Mais les
procédés de conservation des corps coûtent chers et les villageois
ne furent pas maîtres, bien sûr, de la cartographie mémorielle
pensée par l’Etat rwandais, cartographie qui confère à chaque
site une spécificité, ou même, pourrait-on dire, sa spécialité.
L’exposition des corps, qui n’a pas été sans controverses, est la
spécialité de Murambi, où les coûteux procédés de conservation
ont bien été appliqués. A N’tarama, l’église est redevenue
aujourd’hui lieu de culte même si y sont exposés des objets relatifs
au génocide : quelques vêtements, des cahiers ou autres pauvres
reliques ayant appartenu à des enfants, les inévitables crânes
dans les vitrines. Mais les rangées de petits bancs de bois sont
là et accueillent les fidèles lors de la messe. Des vêtements aussi
pendent aux fenêtres, que l’on ne peut voir que de l’extérieur. Le
bâtiment attenant à l’église a entièrement brûlé. Il n’en reste que le
toit et les piliers ainsi que des amas calcinés d’on ne sait trop quoi.
Et Nyamata.... Nyamata, par contre, a été la seule église
désaffectée et transformée en lieu de mémoire. Si des messes,
parfois, peuvent y être dites, c’est seulement en souvenir des
victimes. A Nyamata, l’Eglise est Mémorial. En fait ce cas de
l’Eglise devenue mémorial est unique. La question s’est bien sûr
posée après le génocide, et a fait l’objet d’âpres négociations
entre l’Etat et les Eglises d’une part, entre l’Eglise et les rescapés
d’autre part. Un accord entre l’Eglise et l’Etat stipule que les
Eglises «abriteront des signes dans des endroits bien aménagés
à l’intérieur, sans nuire au bon déroulement habituel du culte.
Parmi les signes qui y seront conservés, il y a les ossements, restes
des victimes des massacres qui y ont été perpétrés...» L’Eglise de
N’tarama entre parfaitement dans le cadre de cet accord. Celle
de Kibeho a fait l’objet d’un compromis, raconté par Jean-Pierre
Chrétien et Ubaldo Rafiki. A Kibeho, lieu de culte marial, lieu
de miracles, une voyante recevait encore, au cœur du génocide,
des messages «très vichyssois» de la Vierge, comme le notent
Jean-Pierre Chrétien et Ubaldo Rafiki, messages aussitôt diffusés
par la radio nationale et Radio Mille Collines. Les rescapés
n’attendirent pas d’autorisation pour enfouir leurs morts dans
l’Eglise elle-même. La polémique avec l’Eglise se résolut par la
construction d’un mur de vitres opaques au centre du bâtiment,
devenu d’un côté mémorial, et resté de l’autre lieu de culte.
A Nyamata, l’Eglise rwandaise et le Vatican
ont été mis devant le fait accompli.
«
L’Eglise de Nyamata a été, du moins au début, un des lieux
mémoriels parmi les plus visités du Rwanda. Une image
a fait le tour du monde et hante bien des récits : celle du
corps supplicié, violé et empalé de Theresa Mukandori, qui
y fut longtemps exposé, métaphore de l’horreur absolue.
Eglise de Nyamata
Site de génocide
+ou- 35 000 morts
La femme ligotée.
Mukandori. Vingt-cinq ans. Exhumée en 1997
Lieu d’habitation : Nyamata centre
Mariée.
Enfant ?
On lui a ligoté les poignets. On les a attachés à ses chevilles.
Elle a les jambes largement écartées. Son corps est penché
sur le côté. On dirait un énorme fœtus fossilisé. Elle a été
déposée sur une couverture souillée, devant des crânes
bien rangés et des ossements éparpillés sur une natte.
Elle a été violée. Un pic fut enfoncé dans son vagin. Elle est
morte d’un coup de machette à la nuque. On peut voir l’entaille
que l’impact a laissée. Elle porte encore une couverture sur les
épaules mais le tissu est maintenant incrusté dans la peau.
Elle est là pour l’exemple, exhumée de la fosse où elle
était tombée avec les autres corps. Exposée pour que
personne n’oublie. Une momie du génocide. Des bouts
de cheveux sont encore collés sur son crâne. .. »
Boris Boubacar Diop, qui visite aussi Nyamata dans le
cadre de Fest’Africa raconte : « On nous a parlé de son
frère qui voulait qu’on l’ensevelisse normalement, mais le
gouvernement a supplié de comprendre la nécessité de montrer
tout cela. Et quand on nous a dit qu’elle s’appelait Theresa
Mukandori, j’ai vu tout le monde prendre note. Au fond, cela
voulait dire, et l’on s’adressait un peu aux tueurs : «vous
vouliez la tuer, mais nous, nous allons la faire revivre».
Theresa Mukandori, devenue phalène, est aussi
l’héroïne du roman de Koulsy Lamko.
Et encore Véronique Tadjo, qui visite le mémorial en 1997 :
« Seuls les corps que l’on a pu identifier par la suite ont été
enterrés selon les rites. Tous les autres sont là, pour témoigner
et n’auront pas de sépulture. Ce ne sont que des ossements. Les
crânes de couleur noire sont ceux trouvés dans les latrines ou
enfouis dans le sol. Ceux qui sont blancs ont été trouvés dans la
nature, entre les hautes herbes. .. Ce n’est pas un mémorial mais
la mort mise à nu, exposée à l’état brut...Des gerbes de fleurs
desséchées ornent les ossements...Vus à travers les trous laissés
par des grenades à travers les murs de l’église : tas d’os, crânes,
vêtements terreux, objets épars, brisés, meubles renversés... ».
Et aujourd’hui....
Depuis 2005, tout a changé. Il n’y a plus de corps exposés et
Thérésa Mukandori a trouvé un cercueil. Elle repose désormais
dans la crypte de l’Eglise. En 2008, date à laquelle ont été prises
les photos jointes, la mise en scène est extrêmement sobre pour
ne pas dire bouleversante. L’Eglise est nue, juste un autel à la
nappe tâchée de pâles trainées de sang et au-dessus duquel
surveille une vierge curieusement restée intacte. Sur les murs,
des traces de sang. Sur les bancs, des vêtements, des monceaux
de vêtements, des vêtements de pauvres, aux couleurs passées, les
vêtements des suppliciés. Cette dramaturgie, très boltanskienne,
est sans doute une des plus impressionnantes parmi celles du
Rwanda, plus impressionnante encore sans doute que les corps
badigeonnés à la chaux de Murambi. Elle dit autrement, mais tout
aussi bien, la terrible nudité de la mort. Il faut descendre dans le
caveau, sous l’Eglise, pour voir les rangées de crânes et d’os de
tous genres, ainsi que l’alignement des cercueils, recouverts d’un
suaire violet. A l’extérieur on peut voir la tombe de l’italienne
Tonia Locatelli, assassinée en 1992, alors qu’elle essaye d’alerter
l’opinion internationale. Quelques autres tombes et une liste de
noms (dérisoire si l’on songe au nombre de victimes) sont visibles.
Et l’on se pose, inévitablement, la question : que deviendront ces
reliques, que deviendront ces vêtements, que deviendront ces
ossements quand le temps, l’humidité et les moisissures auront
achevé leur travail destructeur ? Quand peut-être aussi l’urgence
psychologique et politique se sera faite moins pressante ?
Déjà, en 2008, les visiteurs se sont faits rares, à Nyamata.
Nyuarubuye, quelque part,
entre les vivants et les morts
Par Nathan Réra
Ce premier jeudi de septembre 2010, l’église de Nyarubuye est
en effervescence. On y célèbre une communion. Les gens se
massent près de la grande porte de bois, dans un brouhaha de
rires et de chuchotements. Au-dessus de leur tête, un imposant
Christ blanc, les bras en croix, semble scruter le néant. Comment
donc se tenir debout, devant l’église, sans penser aux victimes
du génocide ? En 1994, à quelques enjambées de la bâtisse de
briques, il y avait un cadavre. Celui d’un enfant, les jambes
écartelées, le corps partiellement entouré d’un vêtement blanc
en lambeaux. James Nachtwey l’a photographié après avoir
découvert les lieux dans le sillage des troupes du FPR. Un peu
plus loin gisait un autre corps, celui d’un homme – impossible de
lui donner un âge, au vu de son état de décomposition avancée
– vêtu d’un pull rayé en laine. Gilles Peress l’a immortalisé, en
noir et blanc. Le cliché, en double page, a été publié dans son
livre, The Silence, dont une partie est consacrée à Nyarubuye.
Le cadrage est serré, au ras du sol, au plus près du visage
rongé par la mort ; à l’arrière-plan, l’église se dresse dans une
perspective baroque. À la blancheur immaculée du Christ de
pierre répondent les habits ensanglantés des Tutsi massacrés.
Arriver à Nyarubuye seize ans après le génocide laisse une
étrange impression de malaise, bien que la vie semble avoir repris
son cours normal. Difficile de dire exactement combien de Tutsi
y ont été massacrés ; les chiffres vont de 3 000, selon certaines
sources occidentales, à près de 20 000, selon les sources officielles
(les estimations les plus probables situent le nombre de morts
entre 7 000 et 10 000). Située dans la province de l’Est, non loin de
la frontière tanzanienne et de la rivière Akagera, Nyarubuye fut
le théâtre de tueries dès les premiers jours du génocide, entre le
15 et le 17 avril. Philip Gourevitch explique que « lorsque les Tutsi
demandèrent au maire du Pouvoir hutu comment ils pouvaient
y échapper, il leur conseilla de se réfugier dans l’église. C’est ce
qu’ils firent, et quelques jours après, à la tête d’une bande de
soldats, de policiers, de miliciens et de villageois, le maire vint
les massacrer ; il distribua les armes et les ordres pour que le
travail fût bien fait. On ne lui en demandait pas davantage, mais
on raconte qu’il en profita pour tuer de sa main quelques Tutsi. »
(Gourevitch, 1999, pp. 24-25). Parmi les rescapés du massacre
se trouvait Flora Mukampore. Son témoignage fut recueilli par
Fergal Keane, un journaliste qui se rendit à Nyarubuye dès le
mois de juin 1994 afin d’y tourner des images pour la BBC. Dans
son récit, Flora explique qu’immédiatement après l’attentat
de l’avion présidentiel, les Tutsi envoyèrent une délégation à
Rusomo auprès du bourgmestre, Sylvestre Gacumbitsi. Lui seul,
pensaient-ils, serait capable d’intervenir en leur faveur, au vu
du pouvoir qu’il exerçait sur la police et l’armée. Son chauffeur
personnel étant un tutsi, ils croyaient que Gacumbitsi aurait
pitié d’eux. Au lieu de cela, l’homme les refoula vers l’église. On
aurait tort de penser que les Tutsi attendirent leur mort sans
entreprendre le moindre acte de résistance. Keane relate :
« Les hommes avaient des arcs, des flèches et des lances. Quelques
garçons rassemblèrent autant de pierres qu’ils purent. Ils
constituèrent un camp et attendirent. Beaucoup allèrent à l’église
et prièrent pour leur délivrance. C’était peu de temps avant que
la milice arrive et commence à attaquer les réfugiés. Les gens
criaient et la panique s’empara des enfants. Mais les hommes et
les garçons furent capables de repousser les tueurs grâce à leurs
armes de fortune. Les miliciens battirent en retraite, jurant qu’ils
reviendraient. Nyarubuye était sans issue. Toutes les routes et les
pistes dans les collines grouillaient d’interahamwe. Ils revinrent
quelques jours plus tard, cette fois-ci soutenus par l’armée et la
police, avec des fusils et des grenades. » (Keane, 1996, p. 89-90).
La suite du récit de Flora, confirmée par de nombreux
témoignages, est éloquente : Gacumbitsi galvanisa les
génocidaires en hurlant des ordres et des slogans anti-tutsi dans
son mégaphone, et participa lui-même au « travail » – assassinant
un Tutsi du nom de Murefu et violant sans le moindre scrupule
plusieurs jeunes femmes. Les arcs et les flèches n’étaient plus
d’aucune utilité face aux armes automatiques et aux grenades.
Les tueurs finirent le travail à l’aide d’armes blanches, après les
avoir aiguisées sur un rocher, non loin des latrines où les corps
des enfants étaient jetés. Blessée à la tête d’un coup de machette,
Flora réussit à se cacher sous les corps, ne sortant que la nuit
en quête d’un peu d’eau et de nourriture nécessaire à sa survie.
Ainsi dura son calvaire, jusqu’à l’arrivée des soldats du FPR.
Une lente transformation des lieux
Aujourd’hui, le site paraît bien indifférent à la violence des récits :
les enfants courent autour de l’église comme si rien ne s’y était
jamais passé, et la poussière a fait disparaître depuis longtemps le
sang versé par les Hutu. Si une plaque n’indiquait la présence d’un
mémorial, rien ne laisserait présager de l’histoire de Nyarubuye.
L’ambivalence du lieu est totale : le monde des vivants – des
croyants – et celui des morts y cohabitent dans la plus grande
simplicité. Tandis que les cérémonies cultuelles se poursuivent
dans l’église, le couvent, situé juste derrière, abrite les restes des
personnes massacrées. Le bâtiment forme une sorte de U, derrière
la vieille porte en métal rouillé qui marque le seuil du mémorial.
Au centre de la cour, sur l’herbe sèche, les gardiens attendent
les rares visites, assis sur un banc, échangeant plaisanteries
et souvenirs à l’ombre d’un immense arbre aux fleurs jaunes.
Dans les premières pièces de l’aile gauche, où se trouvaient les
salles de classe, règne un vide oppressant. Les bancs sur lesquels
prenaient place les écoliers ont disparu. Seuls deux tableaux noirs
subsistent sur les murs, vierges de toute écriture. C’est dans
cette partie du couvent que James Nachtwey et Gilles Peress,
alors membres de l’agence Magnum, ont réalisé quelques-uns
de leurs clichés les plus éprouvants : des monceaux de cadavres
avaient littéralement pourri sur place, devant les murs souillés
de sang et d’éclats de chairs. Il a fallu du temps pour que les
traces du massacre soient nettoyées, et que le lieu reflète
l’élaboration d’une mémoire plus solennelle (et officielle). Deux
mois après les massacres, Fergal Keane explique que l’odeur
putride était tellement insoutenable qu’il fallait se couvrir le nez
et la bouche d’un mouchoir pour pouvoir avancer. Un an après,
les corps n’avaient toujours pas été enterrés, « pour servir de
témoignage », écrit Philip Gourevitch. Il poursuit : « Les morts
ressemblaient à des images de morts. Ils ne sentaient pas. Ils
n’étaient pas couverts de mouches vrombissantes. Ils avaient
été tués sur place treize mois auparavant et laissés sur place.
De la peau collait parfois encore aux os, souvent détachés des
corps, par les tueurs ou les charognards […]. » (Gourevitch,
1999, p. 21) La description du journaliste Jacques Pauw,
revenu à Nyarubuye à la même période, est très similaire :
« [L]es champs alentours avaient été cultivés, les vies humaines
avaient réapparu sur les collines pentues et dans les villages,
les marchés bourdonnaient d’activités. L’air était chargé de
parfums et de chants d’oiseaux. Comme lors de ma première
visite, il avait plu la nuit précédente, et nous avons roulé dans
de véritables piscines de boue jusqu’à la basilique. Nyarubuye
était devenu un mémorial du génocide, et les ossements n’avaient
pas été déplacés. Mais la puanteur de l’année dernière avait
disparu. Les chairs brisées avaient été réduites à l’état de
squelettes blancs. Même les visages tourmentés n’étaient rien
d’autre que des crânes blanchis. Étrangement, Nyarubuye
était plus en paix avec elle-même » (PAUW, 2006, p. 85)
À l’inverse de Murambi – où un peu plus de huit cents corps
ont été intégralement conservés, enduits de chaux et exposés
dans des salles de classe –, les morts de Nyarubuye ont fini par
être enterrés, à l’extérieur du mémorial, dans les immenses
fosses communes qui jouxtent les bananeraies. Leur état de
décomposition a sans aucun doute empêché toute conservation à
l’air libre. En revanche, comme à N’tarama, Nyamata et Gisozi,
des ossements sont exposés dans la dernière partie du couvent
– les crânes se trouvant placés dans des vitrines fermant à clef.
On se surprendrait presque à détailler chaque fracture, chaque
coup, chaque marque suspecte. Sur deux tréteaux de bois, des
piles de vêtements ont été entassées, dans une mise en scène
temporaire qui rappelle encore celle de N’tarama et de Nyamata.
L’initiative de la CNLG (Commission Nationale de Lutte contre le
Génocide) est relativement récente, les habits ayant été amenés
dans le couvent en avril 2010. Elle témoigne d’une volonté de faire
évoluer le dispositif mémoriel, qui tend à s’uniformiser d’un site
à l’autre, en dépit de leurs singularités propres. À Murambi, les
habits jadis tendus sur des fils sont désormais placés pêle-mêle
sur des étagères ; à Nyamata, les piles de vêtements recouvrent à
présent les bancs de l’église ; à N’tarama, les tissus sont suspendus
à la charpente métallique de l’édifice. Subsiste néanmoins, à
Nyarubuye comme ailleurs, le problème de la conservation
des traces, le temps faisant quotidiennement ses outrages – la
lumière, l’humidité et la poussière rongent littéralement ces
tas de tissus, qui sont voués, tôt ou tard, à disparaître.
Des gorgées de bière, des flots de sang
Chaque seconde passée dans le couvent de Nyarubuye délivre
son lot de récits macabres, d’histoires insensées car dépassant
l’entendement humain. Dans Une saison de machettes, JeanBaptiste, l’un des tueurs, explique que « personne ne descendait
plus à la parcelle. À quoi bon bêcher, alors qu’on récoltait sans
plus travailler, qu’on se rassasiait sans rien élever ? La seule
besogne était d’enterrer les bananes dans les fosses, au milieu
de n’importe quelles bananeraies abandonnées, pour laisser
fermenter l’urwagwa des prochaines soirées » (Hatzfeld, 2005,
p. 67). Ce que ne dit pas Jean-Baptiste, c’est que les tueurs firent
un tout autre usage des objets destinés à l’assouvissement de leur
ivresse nocturne. Dans le long couloir du couvent de Nyarubuye,
un tronc coupé en deux, servant à la préparation de l’urwagwa,
est justement conservé. Les Hutu s’en servaient pour y décapiter
les Tutsi et exposer leurs corps, tandis que les calebasses
à bière recueillaient leur sang. C’était une « plaisanterie »
couramment répandue chez les interahamwe : pour se moquer,
ils prétendaient que le sang de leurs victimes allait se changer
en lait – puisque les Tutsi, majoritairement éleveurs, en buvaient
beaucoup selon la croyance répandue. Nyarubuye, plus que
n’importe quel autre lieu, fait comprendre à quel point l’inversion
des valeurs et des traditions fut totale pendant le génocide.
C’est un fait, les tueurs utilisaient un vocabulaire détourné pour
parler de l’extermination des Tutsi : « couper, raccourcir, rôtir »,
plutôt que « tuer, amputer, brûler »… La perversité des assassins
les poussa même à rivaliser d’ingéniosité pour débusquer, parmi
les parterres de cadavres, ceux qui vivaient encore. Ainsi, à
Nyarubuye, les moulins (urusyo) employés pour la préparation
de la farine de sorgho et de manioc et les mortiers pour piler les
arachides furent utilisés d’une toute autre manière : pour y broyer
du piment. Jean Damascène, l’un des guides du mémorial, décrit
dans les moindres détails le rituel macabre des Interahamwe :
« Une fois que le piment était broyé menu, dans la pierre, ils
le répandaient sur les corps des Tutsi, pour s’assurer qu’ils
étaient bien morts. Ceux qui étaient encore vivants criaient ou
éternuaient, et par après, les tueurs leur donnaient un coup de
machette ou de ntampongano (le gourdin clouté avec lequel les
miliciens frappaient les crânes de leur victimes).» Selon d’autres
témoignages, les femmes hutu allaient jusqu’à en asperger les
vagins des jeunes filles que leurs maris venaient de violer.
En face d’une table de fortune où ont été entassés les effets
personnels des Tutsi – chaussures, chapeaux, ustensiles de la vie
quotidienne –, les armes du crime ont été conservées : flèches,
pioches, houes, barres de fer, bâtons effilés. Au milieu de ce
musée des horreurs, un étrange objet interpelle. Jean Damascène
explique que c’est un hachoir, et que les tueurs l’utilisaient pour
broyer le cœur des Tutsi. Et d’ajouter, désignant un vieux four
de briques à l’extérieur, au milieu de la cour : « Un Hutu, du
nom de Simba, utilisait ce four pour cuire la chair et le cœur de
ses victimes, avant de les manger. On dit qu’il s’est réfugié en
Tanzanie, et qu’il y est mort. » Les faits de cannibalisme ne sont
pas nouveaux, plusieurs témoins ayant corroboré le récit de Jean
Damascène. En mars 2007, trois Rwandais (deux hommes et une
femme) furent d’ailleurs condamnés par une gaçaça à vingt-sept
ans d’emprisonnements pour des faits similaires survenus dans
l’Ouest du pays. De tels récits pourraient paraître exagérés,
voire grotesques ; face à l’horreur la plus sourde, les humains
ont souvent tendance à minimiser la nature des crimes, en
guise d’autoprotection, comme pour se rassurer sur leur propre
humanité. Cependant, il ne faut pas voir ces faits de cannibalisme
comme le produit d’un quelconque goût des tueurs pour la chair
humaine : il est manifeste que ces pratiques, si elles sont bien
avérées, s’inscrivaient dans une logique d’agression, motivées par
le désir d’exercer un pouvoir sur les victimes tutsi. Manger le cœur
de l’autre, symboliquement le siège du courage, est révélateur
d’un évident désir de possession et de destitution du rang social.
Quelle fut la fréquence de ces actes anthropophages au Rwanda ?
Difficile de le dire réellement. On est à une constante frontière
entre le réel et le phantasme, où la résurgence d’un cannibalisme
primitif semble incarner dans la parole des rescapés l’horreur des
crimes qu’ils ont subis. Les questions relatives aux possibilités du
témoignage, face à de telles atrocités, restent cependant entières :
de tels récits ne risquent-ils donc pas d’anesthésier l’imagination
de celui qui les écoute ? La complexité de Nyarubuye ne saurait
d’ailleurs se résumer à de tels actes d’anthropophagie ; ils ne
suggèrent qu’une facette de l’extermination. Régine Waintrater
écrivait fort justement qu’en « laissant croire qu’il est possible
de tout dire sur le génocide, on réduit l’objet de la mémoire à un
« produit possiblement fini ». Le risque est alors que s’installe
une mémoire normative, qui changera la façon dont les témoins
rendront compte de leurs épreuves » (Waintrater, 2003, p. 204).
Croyances indéfectibles, traumatismes
indélébiles
Plus déstabilisante encore est la question de la croyance à
Nyarubuye, à l’instar de Kibeho (voir, à ce sujet, Chretien, 2004).
Rappelons que, comme à Nyamata et à N’tarama, les massacres
et autres sévices corporels et sexuels survenus à Nyarubuye
ont été perpétrés dans un espace d’ordinaire considéré comme
sacré. Pendant les massacres de 1959, 1963 et 1973, les gens qui
se réfugiaient dans les églises n’étaient pas tués, en raison de la
nature-même des lieux. En 1994, les choses avaient changé, et
les lieux de culte n’étaient plus un frein pour les assassins. Jean
Hélène, envoyé spécial du quotidien Le Monde, publia d’ailleurs
un article sur Nyarubuye le 2 juin 1994. Dès les premières lignes,
il s’interrogeait sur le contraste saisissant qui opposait l’endroit
et les crimes qui y avaient été commis : « L’église est intacte.
Au-dessus du portail, un grand Christ de plâtre étend ses bras,
bénissant les fidèles. À l’intérieur, deux morts achèvent de pourrir
entre les travées. » Dans la suite du texte, la statue muette
constitue un contrepoint permanent aux horreurs décrites : « Dans
la cour de la mission, on bute sur des os humains éparpillés, audessus du parvis, le Christ étend ses bras. » Mais tous les Christ
de Nyarubuye n’ont pas été épargnés. Témoin cette statue de Jésus
décapitée, gisant à l’intérieur du mémorial près des centaines
de fémurs, et ces « petites statues votives en terre cuite de la
sacristie […] méthodiquement décapitées » (GOUREVITCH, 1999,
p. 31). Si la plupart des statues ont ainsi été profanées dans la
région de Nyarubuye, c’est parce que les Interahamwe trouvaient
que les traits du visage de Jésus, fins et doux, ressemblaient
à ceux des Tutsi. Le Christ de l’église ne doit probablement
son salut qu’à la hauteur à laquelle il se trouve perché…
Stéphane Audoin-Rouzeau fait remarquer que les massacres au
Rwanda en 1994 « s’accompagnèrent de pratiques profanatrices,
voire nettement iconoclastes. À titre d’hypothèse au moins, on
serait tenté de parler d’une dimension sacrale du massacre, d’une
eschatologie de la mise à mort de masse. C’est ce dont il faudrait
pouvoir rendre compte, c’est ce qu’il faudrait être en mesure
de comprendre. Sinon, un pan immense du génocide des Tutsi
rwandais risque fort d’échapper à notre entendement » (AUDOINROUZEAU, 2010, p. 133). Nyarubuye, à l’inverse de N’tarama et
Nyamata, offre à présent un contraste saisissant entre l’espace
réservé au recueillement et celui réservé au culte. L’église a
repris ses fonctions d’origines ; mariages, prêches et communions
s’y succèdent comme si de rien n’était… et immanquablement,
entrainent à leur suite les éternelles questions sur le pardon
et l’amour de ses ennemis. Coïncidence troublante : la page de
ce qui ressemble à un journal chrétien a été conservée dans le
mémorial, au milieu des effets personnels des Tutsi. Une bandedessinée en kinyarwanda y est reproduite. Parmi les cases et
les bulles, on peut y voir un prêtre sermonnant une assemblée
de fidèles : « Frères chrétiens, demandons pardon à Dieu pour
nos péchés… Pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
« Faut-il plutôt oublier, pardonner ? » s’interrogeait justement
Jean Hélène dans Le Monde. La réponse de Gaspar Ngarambe,
jeune séminariste de vingt-huit ans rescapé du massacre
de Nyarubuye, parle d’elle-même : « C’est une question
difficile. Des chrétiens ont été tués par d’autres chrétiens,
après un siècle de sermons sur l’amour et le pardon. C’est
un échec. Je ne sais pas par où commencer pour prêcher le
pardon. Aujourd’hui, la région est désertée. Peut-être faudrat-il fermer la paroisse pour toujours… » Mais la foi a pris le
pas sur le doute. À Nyarubuye, la vie de la paroisse a fini
par reprendre, comme dans tous les diocèses du pays, et les
statues du Christ ont retrouvé leurs têtes et leurs oreilles. À
défaut de pouvoir entendre la douleur secrète des rescapés.
Ouvrages & articles cités
Audoin-Rouzeau, 2010 : Stéphane Audoin-Rouzeau,
« La Responsabilité de la France vue du Rwanda.
Le rapport Mucyo : une lecture historienne » in
Esprit, n°364, Paris, mai 2010, pp. 122-134.
Chrétien, 2004 : Jean-Pierre Chrétien et Ubaldo Rafiki,
« L’église de Kibeho au Rwanda, lieu de culte ou lieu de
mémoire du génocide de 1994 ? » in Revue d’Histoire de
la Shoah, n°181, Paris, Centre de documentation juive
contemporaine, juillet-décembre 2004, pp. 277-290.
Gourevitch, 1999 : Philip Gourevitch, Nous avons le
plaisir de vous informer que, demain, nous serons
tués avec nos familles. Chroniques rwandaises [1998],
traduit de l’anglais (U.S.) par Philippe Delamare, Paris,
Éditions Denoël, coll. « Impacts », 1999, 402 p.
Hatzfeld, 2005 : Jean Hatzfeld, Une saison de machettes
[2003], Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2005, 298 p.
Helene, 1994 : Jean Hélène, « Un charnier à ciel ouvert »
in Le Monde, n°15348, Paris, 2 juin 1994, p. 7.
Keane, 1996 : Fergal Keane, Season of Blood. A Rwandan
Journey [1995], London, Penguin Books, 1996, 198 p.
Pauw, 2006 : Jacques Pauw, Dances With Devils : A Journalist’s
Search for Truth, Cape Town, Zebra Press, 2006, 400 p.
Peress, 1995 : Gilles Peress, The Silence, New
York, Scalo Verlag, 1995, non paginé.
Waintrater, 2003 : Régine Waintrater, Sortir du
génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre,
Paris, Éditions Payot & Rivages, 2003, 274 p.
Paola Bertilotti,
Sciences-po Paris
Laure Billon
centre d’histoire sociale
du XXeme siècle
Françoise Blum (Ed.)
centre d’histoire sociale
du XXe siècle
Jean-Pierre Chrétien
centre d’études
sur les mondes africains
Catherine Coquio
université Paris VIII
Boris Boubacar Diop
écrivain
Émilie Martz Kuhn
université Laval
université Paris III
Claire Mouradian
centre d’études
des mondes russes et caucasiens
Nathan Réra
université de Provence
Aix-Marseille 1
Jean-Charles Szurek
institut des sciences sociales
du politique
Graphisme : François-Jean Dazin