Genocides et politiques memorielles
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Genocides et politiques memorielles
Génocides et politiques mémorielles Sommaire Introduction__________________________ Génocides Et Politiques Mémorielles_________ 3 5 La Pologne et le génocide des Juifs.................................................. 6 Par Jean-Charles Szurek1 La RDA face au génocide juif ou la Shoah sous silence..................11 Par Laure Billon Les politiques mémorielles de l’Italie................................................18 Par Paola Bertilotti II. Commémorer la Shoah : une reconnaissance récente............... 23 Mémoire du génocide et politique en République d’Arménie........ 37 Par Claire Mouradian Rwanda_____________________________ 43 Le génocide des Tutsi du Rwanda.................................................. 44 Par Jean-Pierre Chrétien Le malentendu culturel :.................................................................. 55 Par Catherine Coquio Travail de mémoire en post-colonie . .............................................. 62 Le tiers, la mémoire et le deuil........................................................ 73 Par Catherine Coquio Mémoriaux du Rwanda__________________ 94 Gizosi, Kigali : itinéraire de la mémoire et de l’oubli......................... 95 Par Nathan Réra Bisesero, palimpseste mémoriel ?.................................................103 Murambi, le livre des ossements................................................... 111 Par Boris Boubacar Diop Nyamata et Ntarama : églises et mémoriaux, église mémorielle .117 par Françoise Blum Nyuarubuye, quelque part, entre les vivants et les morts.............121 Par Nathan Réra Introduction Par Françoise Blum « Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste » Primo Levi Le projet de cette exposition virtuelle est né après un voyage au Rwanda en 2008 voyage dicté par une empathie difficile à expliquer à l’égard d’un pays martyr, où les traces du dernier génocide du XXe siècle sont encore brûlantes, où les rescapés coexistent avec leurs bourreaux. La visite des sites mémoriaux était le moindre des hommages à rendre aux centaines de milliers de victimes du génocide de 1994. Cette visite, comme l’écoute des dizaines de témoignages entendus de la part des rescapés a suscité, au-delà de l’immédiate émotion, bien des interrogations, peut-être nécessaires mises à distance. Les grands mémoriaux rwandais, Gizosi, Murambi, Nyamata et N’tarama, Bisesero, Nyarubuye ont chacun une place spécifique dans une partition mémorielle proposée par l’Etat rwandais. Chacun joue un rôle bien particulier. Gisozi est en quelque sorte une « vitrine internationale », avec une réflexion et une mise en perspective du génocide rwandais par rapport aux autres génocides et massacres ethniques du XXe siècle [Rera]. Bisesero est le mémorial de la résistance tutsie [Martz-Kuhn]. Murambi offre aux regards du visiteur les corps conservés avec de la chaux vive, dans une terrible nudité [Diop]. A Nyamata, ce sont les vêtements des victimes qui constituent le « spectacle » en un tableau très boltanskien [Blum]. Et enfin, à Nyarubuye, ce sont les objets utilisés par les tueurs [Rera]. Derrière cette mise en scène fragmentée, il y a eu de multiples négociations, avec les rescapés, avec les proches des victimes, avec l’Eglise, avec le processus de deuil d’un pays tout entier….La politique mémorielle ellemême a évolué de 1994 à nos jours, et les mémoriaux avec elle, et avec elle les pièces à conviction de ce gigantesque massacre de « proximité » qui a provoqué, dans l’indifférence quasi-générale de la communauté internationale, la mort en 3 mois de près d’1 million de personnes : pour reprendre le sinistre décompte de Jonathan Littell, 11 111 assassinés par jour, 463 par heure et 7, 70 par minute, et ce, non point dans les immenses territoires de «la Shoah par balles» mais dans un tout petit pays… Bisesero, déjà en 2008, est à l’abandon. Nyamata et N’tarama reçoivent bien peu de visiteurs. Seuls Gisozi, où l’on entend des pleurs, et où l’on voit les marques d’immenses douleurs, et Murambi, accueillent encore rescapés et visiteurs. Si l’on pouvait essayer de comprendre quelque chose, modestement, c’était bien la fonction et l’histoire de ces mémoriaux, encore brève mais déjà riche de multiples transformations. Les photos prises en 2008 - dont on voudra bien excuser l’absence de professionnalismevont donc servir de trame à la présentation des lieux de mémoire rwandais. Boris Boubacar Diop, Nathan Réra, Emilie Martz ont accepté d’écrire à propos de leurs visites des différents sites, nourries de leur savoir sur le Rwanda. Nathan Réra a également mis ses photos à disposition. Jean-Pierre Chrétien a retracé pour l’exposition l’histoire du génocide. Catherine Coquio a bien voulu inscrire les mémoriaux dans l’analyse plus générale des enjeux de la construction d’une mémoire des génocides. Ces textes et leurs auteurs ont des statuts très divers : littéraire avec Boris Boubacar Diop dont le Rwanda a fortement influencé les pratiques d’écriture, et a marqué l’œuvre d’une profonde empreinte ; littéraire et historien à la fois avec Catherine Coquio ; historiens avec Jean-Pierre Chrétien et Emilie Martz ; historien des images et des manières de voir avec Nathan Réra. Nous les remercions toutes et tous de leur confiance et de leur contribution. A côté du cœur de l’exposition, consacrée, on l’aura compris, au Rwanda, nous avons voulu offrir, à titre comparatif, d’autres lectures, qui puissent permettre de mieux dégager la spécificité de l’expérience politique rwandaise, car il s’agit bien ici de politique d’Etat. En Allemagne de l’Est, ce sont d’ailleurs l’Etat et/ou le Parti qui se considèrent comme seuls détenteurs légitimes de la vérité historique. Laure Billon analyse, en particulier à travers les expositions permanentes du mémorial de Ravensbrück, ouvert en 1959, les silences d’un Etat est-allemand, qui a flirté souvent avec l’antisémitisme. Silences aussi de la part de l’Etat polonais, ce qui n’a pas empêché le travail d’enquête d’instituts spécialisés. Jean-Charles Szurek nous conduit de l’immédiat après-guerre jusqu’au développement d’une véritable école historique polonaise du génocide. Paola Bertilotti s’intéresse à l’évolution de la législation italienne, reflet d’une lente prise de conscience d’une spécificité du génocide des juifs, ainsi qu’au passage de la «mémoire de la déportation» à la «mémoire de la Shoah». Et ce dans un pays «schizophrène» qui tout en promulguant à partir de 1938 une législation antisémite a pu relativement «protéger» les juifs dans les régions qu’il occupait. Claire Mouradian historicise les pratiques commémoratives du génocide des Arméniens, de la frappe en 1915 d’une première médaille à l’inauguration en avril 1995 du musée du génocide à Tziternakapert en passant par les journées du «24 avril». Merci également à eux et à elles d’avoir accepté de participer à ce projet. Une exposition virtuelle, ou, si l’on préfère, une publication électronique, un objet web a le mérite de n’être jamais close sur elle-même. Nous nous réservons de pouvoir compléter, enrichir l’existant d’autres expériences, d’autres textes. Génocides Et Politiques Mémorielles La Pologne et le génocide des Juifs Par Jean-Charles Szurek1 Longtemps, le génocide des Juifs, en particulier les relations judéo-polonaises sous l’Occupation allemande, ont fait l’objet d’oublis ou de multiples occultations en Pologne, pays, pourtant, où il a été accompli par les nazis dans sa phase ultime. C’est en Pologne que furent érigés les camps d’extermination (ou « centres de mise à mort » selon la terminologie de Raul Hilberg) des Juifs européens, y compris des Juifs polonais. Il y a plusieurs raisons à ces oublis. La dimension inouïe du drame polonais d’abord. L’Etat polonais cesse d’exister à la suite de la double agression allemande et soviétique de septembre 1939. Les pertes humaines et matérielles de la Pologne ont été immenses durant la Deuxième guerre mondiale. A la fin de la guerre, elle a perdu plus de cinq millions de citoyens (dont trois millions de Juifs), ses élites ont été massivement décimées, sa capitale, Varsovie, détruite. Dans ce contexte, l’opinion polonaise, très durement éprouvée, n’était pas prédisposée à distinguer les victimes : au regard des crimes perpétrés contre la nation polonaise, ceux commis contre les Juifs semblaient receler une différence de degré, non de nature. Cette perception n’est d’ailleurs pas propre à la Pologne. Le camp socialiste qui se met en place, URSS en tête, met d’abord en avant, dans son écriture de l’histoire de la guerre, une perspective antifasciste et nationale qui ne fait guère de place aux victimes considérées comme « secondaires », avant tout les victimes juives. L’antifascisme d’après-guerre n’est plus le même que celui des mobilisations d’avant-guerre : il sert avant tout au camp soviétique d’instrument de propagande en faveur des Démocraties populaires naissantes et dénonce toutes les oppositions à la soviétisation. En Pologne, c’est au nom de l’antifascisme qu’est combattu le Parti Paysan Polonais, principal parti d’opposition dirigé par Stanislaw Mikolajczyk, ainsi que l’Eglise. Et comme le fascisme avait agressé une partie importante des nations européennes, dont les Juifs étaient des citoyens, il en a résulté un message massif, diffusé dans les médias, les manuels scolaires et les musées qui indiquaient que les victimes de Hitler avaient été des Soviétiques, des Polonais, des Français, des Belges, des Grecs et d’autres nations. Les victimes juives étaient à peine mentionnées : elles étaient présentes, dans les énumérations, en dernière position car le mot Juifs, en polonais commence avec un Z (Zydzi). Dans cette écriture dominante de l’antifascisme – il n’est que de voir le dispositif muséologique du musée d’Auschwitz de 1947 à 19891 -, les raisons de l’occultation du génocide des Juifs sont cumulées. En mettant en avant des victimes nationales, les autorités communistes polonaises parlent avant tout des Soviétiques et des Polonais, principales victimes de la guerre pour elles. En informant que les victimes 1 Cf. Jean-Charles Szurek, «Le camp-musée d’Auschwitz», in A l’Est, la mémoire retrouvée, co-dir., préface de Jacques Le Goff, éd. La Découverte, 1990, pp. 535-565. des centres de mise à mort étaient des Grecs, des Français, des Polonais ou des Russes (cas d’un manuel scolaire de 1949), les responsables omettaient tout simplement que ces victimes étaient juives. La volonté de promouvoir les résistants et les combattants prédominait également. Seule l’insurrection du ghetto de Varsovie, en avril 1943, parce qu’elle exprimait la résistance, était incluse dans l’écriture nationale. Elle a été souvent même « polonisée », c’est-à-dire incorporée dans les cycles historiques des insurrections nationales polonaises alors que la Résistance polonaise n’avait apporté qu’une aide très limitée aux insurgés. L’écriture de l’histoire du génocide des Juifs en Pologne n’est cependant pas réductible aux messages de masse sus décrits. En fait, deux institutions, à caractère beaucoup plus restreint, diffusent des recherches qui font une large place à la destruction des Juifs sur le sol polonais. Il s’agit d’une part de la Commission d’investigation des crimes allemands en Pologne et d’autre part de l’Institut Historique Juif. La Commission d’investigation des crimes allemands en Pologne naît par décret du gouvernement communiste le 10 novembre 1945. Elle met au jour d’innombrables crimes allemands et découvre plusieurs milliers de criminels de guerre nazis, alimentant, notamment, les procès en Pologne de Rudolf Hoess, commandant du camp d’Auschwitz, Ludwig Fischer, gouverneur du district de Varsovie, et Arthur Greiser, gauleiter du Wartheland. Son premier bulletin, paru en 1946, établit avec une grande exactitude la différence entre camps d’extermination, camps de concentration, camps de travail. Les descriptions très précises des camps d’Auschwitz, de Treblinka et de Chelmno, ne laissent aucun doute quant au fait que ces camps ont exclusivement servi de centre de mise à mort pour les Juifs. L’Institut Historique Juif se consacre principalement au recueil de témoignages de rescapés juifs. Par des protocoles d’enquête appropriés, il élabore l’un des fonds d’archives les plus importants de la Shoah, le principal concernant la destruction des Juifs en terre polonaise. Il abrite aujourd’hui plus de 6500 témoignages et 300 mémoires. Ces documents constituent l’une des sources les plus importantes, sinon la plus importante, pour connaître le sort des Juifs en Pologne pendant la guerre, leurs conditions d’(in)existence, leurs stratégies de survie, leurs relations avec le monde environnant1. De ces documents, des ouvrages mondialement connus sont issus, tels la Chronique du ghetto de Varsovie d’Emmanuel Ringelblum2, les Archives d’Emmanuel Ringelblum3 ou le Journal de Calel Perechodnik 4. 1 Pour une description des conditions initiales du travail des historiens juifs, cf. Jean-Charles Szurek, « Etre témoin sous le stalinisme : les premières années de l’Institut Historique Juif de Varsovie», in Bechtel D., Patlagean E., Szurek J.C., Zawadzki P., (dir.), Ecriture de l’Histoire et Identité Juive. L’Europe ashkénaze, XIXème-Xxème siècle, Paris, éd. Les Belles Lettres, 2003, pp. 51-82. 2 Emmanuel Ringelblum, Chronique du ghetto de Varsovie, Robert Laffont, 1959. La version française mériterait d’être intégralement reprise car la traduction en cours a été établie à partir de l’anglais et ne constitue qu’une sélection du texte initial. 3 Archives clandestines du ghetto de Varsovie, tome 1 : Lettres sur l’anéantissement des Juifs de Pologne, tome 2 : Les enfants et l’enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie, éd. Fayard-BDIC, 2007. 4 Calel Perechodnik, Suis-je un meurtrier ?, Liana Levi, 1995. Malgré ces institutions, l’oubli du sort des Juifs pendant la guerre et une écriture polonisée de leur extermination prédominent durant la période communiste. Au point que lorsque la revue de l’intelligentsia catholique Znak, organe de l’opposition légale au pouvoir communiste, organise, en 1970, un des tout premiers débats entre catholiques polonais et protestants allemands, venus de RDA, sur la signification d’Auschwitz, les Juifs n’y sont tout simplement pas mentionnés. Comme l’écrira en 1983 Stefan Wilkanowicz, l’un des artisans du dialogue judéo-chrétien : « Pendant de nombreuses années, Auschwitz fut pour nous avant tout un problème polono-allemand. Chez les uns, il provoquait de la haine, chez les autres, le besoin de la dominer et la nécessité de construire un avenir qui pourrait nous protéger d’un recommencement. C’est comme si le problème juif n’existait pas. Les Juifs avaient été là, ils étaient morts – on peut le regretter et compatir ou respirer avec soulagement – mais que faire ? Les Juifs aussi ne semblaient pas s’intéresser à Auschwitz, si bien que le cercle paraissait se refermer. »1 Au cours des années 1980, cet oubli est réparé par trois événements qui secouent l’opinion polonaise : la diffusion en Pologne du film Shoah de Claude Lanzmann (1985), la publication de l’article « Les pauvres Polonais regardent le ghetto » de Jan Blonski (1987), premier intellectuel polonais à poser la question de la coresponsabilité polonaise dans le génocide, et l’affaire du carmel d’Auschwitz qui, commencée en 1984, atteindra plusieurs points d’orgue, notamment en août 1989 lors du discours du cardinal Glemp qui, dans une apostrophe aux « Juifs », établissait « une mémoire géographique » du site, puis dans les années 1990. Chacun de ces événements pose crûment et avec âpreté la question de l’histoire refoulée. La discussion qui s’engage autour de Shoah se révèle particulièrement féconde, dans la presse officielle comme dans la presse clandestine, où elle donne lieu à des prises de positions de générations qui n’ont pas connu la guerre et dont les questionnements paraissent débarrassés du poids du passé2. Il est remarquable qu’en l’absence de groupes porteurs de la mémoire juive, ce soient les milieux catholiques, regroupés autour de Znak, Wiez et Tygodnik Powszechny qui, par leurs publications et diverses actions, convoquent la présence juive en terre polonaise. Dans les conflits entre la mémoire juive et la mémoire polonaise des années 1980, ces milieux catholiques tentent de comprendre les arguments de l’autre partie et, diffusant largement ses textes, se font les porteurs de la mémoire juive3. Ainsi la revue Znak publie-t-elle en 1990 un numéro consacré au conflit lié à la présence des carmélites à Auschwitz, dans lequel les rédacteurs se livrent à une réflexion sur leur propre amnésie du fait juif. Le même Stefan Wilkanowicz écrit alors un article intitulé « Auschwitz, problème des Allemands, des Polonais et Juifs »4. 1 Stefan Wilkanowicz, « Problem Oswiecimia » (Le problème d’Auschwitz), Tygodnik Powszechny, 5 novembre 1989. 2 Cf. Jean-Charles Szurek, «De la question juive à la question polonaise», in Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann, éd. Belin, 1990, pp. 258-275. 3 Jean-Charles Szurek, « Les juifs et le judaïsme dans les revues catholiques polonaises Znak et Wiez», in Patrick Michel (dir.), Les Religions à l’Est, Paris, éd. du Cerf, 1992, pp.147-159. 4 Stefan Wilkanowicz, «Auschwitz, problème des Allemands, des Polonais et des Juifs», Znak, n°419-420, avril-mai 1990. Au cours de la dernière décennie (2000-2011), l’historien américain Jan Gross1 a suscité en Pologne, avec trois ouvrages marquants, Les Voisins2 (2000), La Peur 3 (2008) et Zlote zniwa4 (moisson d’or), des débats d’ampleur nationale qui ont conduit à un réexamen global des relations judéo-polonaises sous l’Occupation. Les Voisins est certainement l’ouvrage qui a le plus marqué l’opinion polonaise. Il porte sur un massacre perpétré par une partie notable des habitants polonais de la bourgade de Jedwabne (est de la Pologne) à l’encontre de la quasi-totalité de leurs voisins juifs le 10 juillet 1941. Ce qui a choqué l’opinion, c’est que, en Pologne, pays-martyr de la 2ème guerre mondiale, pays sans Pétain ni Quisling, fort d’une résistance clandestine de 400 000 personnes (la fameuse Armia Krajowa, l’Armée du Pays), il ait pu y avoir des tueries de Juifs dont le pillage constituait la motivation principale. L’Institut de la Mémoire nationale, institution chargée d’enquêter sur les crimes commis contre la nation polonaise par le régime communiste et les nazis (elle abrite les archives de la Commission d’investigation des crimes allemands en Pologne), se chargea de vérifier les propos de Jan Gross en demandant à plusieurs historiens d’examiner les faits. Un gros ouvrage de deux volumes en résulta qui établit qu’une vingtaine de massacres antijuifs eut lieu à l’est de la Pologne à la même époque5. C’était un acte d’Etat, tout comme la repentance officielle que manifesta le président de la République, Aleksander Kwasniewski, qui se rendit à Jedwabne le 10 juillet 2001, pour demander pardon au nom du peuple polonais pour ce crime. Depuis lors, une nouvelle génération d’historiens polonais est née, regroupée, sous la houlette de Barbara Engelking, chercheuse à l’Académie des Sciences de Pologne, autour d’une revue annuelle, Zaglada Zydow (Extermination des Juifs), excellente depuis son premier numéro paru en 2005. Ces nouveaux historiens abordent de façon frontale, décomplexée, les relations judéopolonaises sous l’Occupation allemande, s’interrogeant, à partir de nouvelles sources, sur les raisons du très faible taux de survie des Juifs en Pologne pendant la guerre : 40 000 à 50 000 Juifs ont survécu en Pologne même. En 2011, deux ouvrages issus de ce milieu, après de nombreuses autres publications (sur la délation, sur le ghetto de Varsovie notamment), ont mis en évidence le rôle de paysans polonais dans la chasse aux Juifs qui ont fui les ghettos, les trains de la mort ou qui ont tenté de se cacher6. Des paysans polonais portent une responsabilité 1 Professeur à l’Université de Princeton, Jan Gross a quitté la Pologne en 1969. 2 Jan Gross, Sasiedzi. Historia zaglady zydowskiego miasteczka (Les Voisins. Histoire de l’extermination d’une bourgade juive), éd. Sejny, 2000, version française : Les voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, Fayard, 2002. 3 Jan Gross, Strach. Antysemityzm w Polsce tuz po wojnie. Historia moralnej zapasci (La Peur. L’antisémitisme en Pologne dans l’immédiat après-guerre. Histoire d’une faillite morale), éd. Znak, 2008, version française : la peur. L’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Calmann-Levy, 2010. 4 Jan Gross, en collaboration avec Irena GrudzinskaGross, Zlote zniwa (Moisson d’or), éd. Znak, 2011. 5 Pawel Machcewicz et Krzysztof Persak (dir.), Wokol Jedwabnego (Autour de Jedwabne), 2002, 2 volumes, 1700 pages. 6 Barbara Engelking, “ Jest taki piekny sloneczny dzien …” Losy Zydow szukajacych ratunku na wsi polskiej 1942-1945 (“C’est une si belle journée ensoleillée”. Le destin des Juifs cherchant de l’aide dans la campagne polonaise 1942-1945), éd. Stowarzyszenie Centrum badan nad zaglada Zydow, 2011 ; Jan Grabowski, Judenjagd.Polowanie na Zydow 1942-1945. Studium dziejow pewnego powiatu (Judenjagd. Histoire d’une région), éd. Stowarzyszenie Centrum badan nad zaglada Zydow, 2011. directe ou indirecte dans la mort de plusieurs dizaines de milliers de Juifs au cours de cette phase du génocide (19421945). Ces travaux ont aussi fait l’objet d’un grand débat public. Les relations judéo-polonaises durant la Deuxième guerre mondiale sont désormais devenues l’un des chantiers principaux des historiens polonais. La RDA face au génocide juif ou la Shoah sous silence Par Laure Billon Tradition historique, mémoire officielle et relecture du passé Le nazisme a été l’un des thèmes de conflit entre les deux Allemagne, donnant lieu, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, à des représentations historiques déformées. Dans les deux Etats, intérêts politiques, traditions historiques et principes idéologiques ont forgé un rapport au passé différent, à partir duquel s’est mise en place une politique mémorielle propre à chacun. Histoire et politique à l’Est En République Démocratique Allemande (RDA), l’histoire est intimement liée à la politique et donc fortement influencée par elle : les représentations historiques sont subordonnées aux volontés de l’Etat et du Parti, et le souvenir et la mémoire des événements passés sont organisés et contrôlés. L’alignement de l’histoire sur les exigences politiques n’est certes pas quelque chose de nouveau, mais jamais le lien de subordination ne fut établi aussi ouvertement et systématiquement que dans les sociétés du « socialisme réel ». Le Parti est le moteur de l’écriture de l’histoire. La direction du Parti communiste allemand, et de son successeur, le SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne), commencent à s’intéresser aux questions historiques en Allemagne de l’Est à partir du moment où les premiers communistes reviennent de leur exil de Moscou en 1945, équipés de projets pour réinterpréter l’histoire allemande d’après les perspectives marxistes. L’objectif des démonstrations historiques est avant tout d’insister sur les tendances progressistes et les aspects positifs de l’histoire allemande. Au fil des années, le SED renforce sa mainmise sur les questions historiques, et les historiens sont encouragés à tourner leur attention vers les événements « glorieux » de l’histoire allemande. Dès sa création en octobre 1949, la RDA se présente comme un Etat « antifasciste ». Deux éléments viennent légitimer cette prédominance du mythe antifasciste : d’une part la volonté de se présenter comme l’« héritière » de l’URSS, voire comme une puissance victorieuse aux côtés des Soviétiques ; d’autre part, la présence, au sein des groupes politiques qui font autorité, d’hommes politiques qui ont connu la lutte antifasciste et les camps. Aussi, du fait d’une tradition politique incritiquable, la RDA n’a-t-elle pas eu à intégrer le régime nazi, d’autant plus que l’Allemagne fédérale tentait de son côté de l’assumer, avec la volonté de se présenter comme seule descendante légitime de l’Empire allemand, intégrant de ce fait le lourd héritage national-socialiste. La RDA a donc pu présenter ses morts comme des martyrs de la lutte antifasciste et s’afficher comme l’« héritière » de l’autre Allemagne, celle qui a résisté, à l’opposé de l’Allemagne de l’Ouest, coupable des crimes du national-socialisme. La résistance antifasciste est donc le point de repère historique de l’Etat est-allemand. Le rapport de l’Allemagne de l’Est au passé nazi est donc beaucoup moins complexe que celui de l’Allemagne de l’Ouest. Aucun travail de mémoire n’est à faire : le passé est liquidé, totalement refoulé. Dans ce contexte, la culture du souvenir reste toujours subordonnée à la politique historique des groupes dirigeants du SED. La RDA repousse ainsi une culture du souvenir spontanée et plurielle : celle-ci, organisée, instrumentalisée et unique, met en place une hiérarchie des groupes de victimes. Cette conception de la période 1933-1945 se maintiendra pendant des décennies. La perspective historique sera exclusivement dirigée vers la résistance antifasciste, dont les victimes sont héroïsées, au détriment d’autres groupes dont le sort est gommé de la culture du souvenir est-allemande. Poids du passé et travail de mémoire en République Démocratique Allemande Si les politiques mémorielles des deux Etats allemands se recoupent parfois (déformations ou lacunes communes), RDA et RFA diffèrent sur un point, essentiel pour comprendre la façon dont ces deux Etats se sont confrontés au génocide juif : la place donnée, au sein de la politique mémorielle et de la culture du souvenir, à la culpabilité individuelle et à la responsabilité collective face aux crimes du régime nazi. Aucun débat n’existe sur ces sujets en RDA. Aucune analyse politique ou culturelle du génocide juif n’a lieu ; celui-ci est tout simplement évincé de la mémoire collective, ou plutôt officielle, les deux étant intimement liées dans la dictature est-allemande. Cela ne signifie toutefois pas que la Shoah ait été totalement absente du discours historique est-allemand. L’extermination des Juifs est souvent instrumentalisée, soit pour dénoncer une certaine complaisance de l’Etat ouest-allemand vis-à-vis d’anciens nazis, soit comme exemple universel de la barbarie nazie. Cette instrumentalisation est allée de paire avec une absence totale de travail de mémoire et de recherche historique pour tenter de comprendre l’idéologie et la politique raciale nazies. La Shoah apparaît en RDA comme un non-événement et est réduite, dans le meilleur des cas, à n’être qu’une des composantes de la politique anticommuniste nazie. Il faut toutefois noter que le rapport de l’Allemagne de l’Est au génocide juif a été dicté à la fois par des considérations politiques internes, propres à cet Etat, et par des pressions externes, les directives de Moscou ayant fortement influencé la politique mémorielle. Dans les années qui suivent la fin de la guerre et la création de l’Etat d’Israël, les relations entre les deux nouveaux Etats sont quasi inexistantes. Israël prend en compte la responsabilité morale de tous les Allemands ; quant à la RDA, héritière de l’Allemagne résistante, elle refuse toute réparation envers les survivants du Génocide. De plus, le régime est-allemand s’aligne sur la politique anti-israélienne de l’URSS. Il n’y a donc aucune place, au sein de la politique mémorielle estallemande, pour les victimes juives du nazisme. Aussi étonnant que cela puisse paraître dans un Etat qui se définit comme antifasciste et qui souhaite à tout prix venir à bout d’un passé difficile, l’antisémitisme a été une composante momentanée de la politique officielle, ce qui a fortement influé sur l’orientation mémorielle de l’Etat. Avec le temps et l’évolution du statut national et international de la RDA, certains infléchissements apparaissent. En effet dans la deuxième moitié des années 1980 se profile une modification de la position officielle de la RDA visà-vis d’Israël. Dans un contexte de reconnaissance internationale de l’Etat est-allemand par l’Europe de l’Ouest (l’Allemagne de l’Ouest reconnaît la RDA en juin 1972, la Grande-Bretagne et la France en février 1973 et les Etats-Unis en 1974), les communautés juives obtiennent une nouvelle importance politique. La direction du SED tente alors d’utiliser le « thème juif » pour se présenter de manière renforcée au sein de la communauté mondiale comme un Etat allemand antifasciste, et pour obtenir, avec l’aide d’organisations juives internationales, des concessions politiques et des avantages commerciaux de la part des Etats-Unis. Cette évolution résulte donc d’intérêts politiques et économiques et en aucun cas d’un changement de position idéologique. Cela se répercutera dans l’historiographie est-allemande qui commencera progressivement à intégrer le génocide juif. Le camp de Ravensbrück Le territoire de la RDA comptait quatre anciens camps de concentration : Buchenwald près de Weimar, DoraMittelbau en Thuringe, Ravensbrück et Sachsenhausen au nord de Berlin. Chacun de ces camps possédaient des camps satellites ou kommandos dans lesquels les prisonniers étaient envoyés pour travailler dans des usines ou dans des lieux d’extraction de matières premières. Le camp de concentration pour femmes de Ravensbrück ouvre ses portes au printemps 1939. Les femmes qui y sont détenues sont toutes considérées par la Gestapo comme « ennemies » de l’Etat et sont, selon leurs fautes, réparties en différentes catégories (« politiques », « asociales », « droit commun », « homosexuelles », « Juives »…). Entre 1939 et 1945, 132 000 femmes, venant de toute l’Europe, passent par Ravensbrück, dont au moins 92 000 trouvent la mort. Ravensbrück est avant tout un camp de concentration où les prisonnières politiques, c’est-à-dire des femmes de la résistance ou du mouvement ouvrier, étaient les plus nombreuses et où l’on mourrait de « mort lente » due aux terribles conditions d’existence. Toutefois, ce camp participe également de la politique d’extermination des Juifs mise en place par les nazis à partir de 1941-1942 puisqu’à partir d’octobre 1942, les prisonnières « indésirables » sont envoyées à Auschwitz pour y être gazées (le premier de ces convois est celui du 5 octobre 1942 qui compte 622 femmes parmi lesquelles 522 prisonnières juives et 90 Témoins de Jéhovah). Ce n’est qu’en janvier 1945 que le camp se dote d’une chambre à gaz en bois, avant qu’une en dur, plus perfectionnée, ne soit érigée en février-mars 1945, marquant ainsi un tournant dans l’histoire du camp qui évolue vers un camp d’extermination. De ce point de vue, il est donc intéressant d’étudier la manière dont le souvenir des victimes juives en général, et de celles de Ravensbrück en particulier (qui représentent 15% des prisonnières en 1944-1945), a pu être intégré à la politique mémorielle mise en place avec l’érection du Mémorial de Ravensbrück. La place du mémorial dans le système politico-mémoriel est-allemand « Les mémoriaux jouent un rôle important dans le travail de formation et d’éducation socialiste, surtout en ce qui concerne l’évolution de la conscience historique des citoyens de notre Etat » (Ministère de la culture de RDA, 1978) Le Mémorial de Ravensbrück est inauguré le 12 avril 1959. Deux ans plus tard, en 1961, ce mémorial, ainsi que ceux de Sachsenhausen et Buchenwald obtiennent le statut de Mémorial national qui définit de manière précise leurs missions : `« représenter la lutte de la classe ouvrière allemande et de toutes les forces démocratiques contre le danger fasciste menaçant ; ` montrer que le Parti communiste allemand était la force conductrice la plus importante dans la lutte contre le régime criminel nazi ; ` représenter la résistance antifasciste des années 19331945 en Allemagne et dans les pays européens ; ` expliquer la terreur SS dans les camps et ses méthodes de mépris de la vie humaine ; ` représenter la lutte commune des prisonniers de tous les pays européens, en particulier la lutte des prisonniers soviétiques contre la terreur SS, l’importance de la solidarité internationale dans cette lutte et les mesures qui ont conduit à la libération des camps ; ` montrer la survivance du fascisme et du militarisme en Allemagne de l’Ouest ; ` expliquer le rôle historique de la République Démocratique Allemande ». Un double constat s’impose. D’une part, les crimes nazis sont réduits à la seule « terreur SS » et n’intègrent pas les crimes raciaux et notamment le génocide juif. D’autre part, l’exaltation de l’antifascisme est le but ultime de ces mémoriaux. Comme tous les mémoriaux érigés à l’emplacement d’anciens camps de concentration, le mémorial de Ravensbrück est donc un instrument au service de l’idéologie au pouvoir. Ce lieu est un outil à la fois politique et idéologique dans la mesure où il véhicule la tradition de la résistance antifasciste sur laquelle repose la légitimité de l’Etat est-allemand. Cela se retrouve naturellement dans la manière dont est pensé et organisé le mémorial. Rien n’est au hasard, tout est pensé et fait dans le seul but de véhiculer la vision de l’histoire établie par les instances dirigeantes de la RDA et de légitimer le pouvoir en place. L’implication de la politique dans le travail mémoriel est évidente. La mémoire officielle, qui véhicule une image positive, lénifiante et unificatrice de l’Etat en exaltant la lutte unanime et le martyr des résistances antifascistes, dans le seul but de s’autojustifier (principalement vis-à-vis de la RFA), est le fruit d’un lien étroit entre mémoire et histoire. Les expositions permanentes du Mémorial de Ravensbrück : reflet des représentations historiques et de l’interprétation du passé en Allemagne de l’Est En 1959, en même temps que l’inauguration officielle du Mémorial, un « Musée de la résistance» ouvre ses portes dans l’ancien bâtiment cellulaire. Le culte voué au combat des déportés antifascistes et communistes, à leur martyre et à leur sacrifice domine. En 1984, l’exposition permanente est réorganisée et ouvre en tant que « Musée de la résistance antifasciste ». Les mêmes thèmes y sont développés, mais l’ouverture historiographique est plus large et de nouveaux sujets d’étude sont introduits. L’étude du discours historique des deux expositions permanentes qui ont été réalisées du temps de la RDA est riche d’informations à la fois sur la façon dont est interprété le nazisme et sur la manière dont le génocide juif est perçu par l’Etat estallemand et totalement évincé de la mémoire collective. De la représentation du nazisme Dans ces expositions, l’interprétation du nazisme est tout à fait particulière. A aucun moment, dans ces deux expositions, le visiteur ne rencontre le terme « nazisme ». La majorité du temps prévaut « fascisme », ce qui ne rend pas compte de la singularité et des particularités du nazisme. Le nazisme est certes un fascisme puisqu’il possède des similitudes incontestables avec le fascisme italien (présence d’un chef omniscient et toutpuissant, parti unique de masse, politique antisocialiste et anticommuniste, exacerbation du nationalisme…), mais un fascisme extrême aux caractéristiques propres qui ne peuvent être saisies que dans le cadre du développement national allemand (dynamique de l’idéologie raciale, élévation du Volk au-dessus de l’Etat, domination totale de l’Etat et de la société par l’ordre dictatorial…). L’emploi étendu du terme « fascisme » réduit le nazisme à n’être qu’une forme allemande de fascisme. De plus, l’interprétation du nazisme est limitée aux facteurs économiques (c’est-à-dire un nazisme fabriqué de toute pièce et contrôlé dès l’origine par les intérêts capitalistes) et néglige les aspects raciaux et antisémites. Pour les communistes est-allemands, la persécution et la destruction des Juifs (mais aussi des Tsiganes et des Roms) ne peuvent être comprises qu’en fonction des intérêts économiques du Capital, puisqu’ils nient la politique raciale nazie. Cette interprétation permet de faire abstraction du génocide des Juifs. Aussi n’est-il pas étonnant, dans ce contexte, que la Shoah ne soit à aucun moment étudiée ou au moins citée dans la première des expositions. De la Shoah il ne peut être question, puisque dans la tradition historique est-allemande, la RDA et les Allemands de l’Est sont les héritiers de l’Allemagne résistante, antifasciste, contrairement à l’Allemagne de l’Ouest, héritière du Reich nazi et donc coupable de ses forfaits. Du fait de cette focalisation sur les rapports entre politique et économie sous le Troisième Reich, de nombreux aspects, voire les plus importants, sont passés sous silence. Aucune allusion n’est faite à la volonté des nazis de créer une société et un homme nouveaux, projet social qui est pourtant une des causes directes de l’arrestation et de la déportation de milliers d’hommes et de femmes. De même, l’idéologie raciale nazie et la politique d’extermination n’apparaissent nulle part : persécution, exil forcé, expropriation, expulsion et extermination des Juifs sont refoulés. Accorder une place spécifique aux victimes juives serait accorder moins de place aux victimes politiques, aux résistants antifascistes dont les valeurs et les idéaux fondaient le régime. Les victimes juives sont anonymes, victimes parmi les victimes. L’histoire de l’Allemagne entre 1918 et 1945 n’est plus celle du nazisme, mais de son opposé, la résistance. La Shoah ne trouve donc aucune place dans ce lieu et dans cette exposition. De la définition du système concentrationnaire nazi Les expositions développent le thème des camps de concentration mais laissent de côté des pans entiers de cette histoire. Ainsi, la définition des camps de concentration donnée durant l’exposition exclut les prisonniers non politiques tels que les persécutés raciaux, les homosexuels, les Témoins de Jéhovah et les criminels de droit commun. Cet oubli est le fruit d’un réel refoulement dans l’historiographie est-allemande qui laisse de côté des groupes entiers de victimes au profit des seuls opposants politiques (et parmi eux des opposants communistes). De ce point de vue, la lecture d’ouvrages à caractère scientifique parus en RDA est riche d’informations. Dans l’un d’eux, consacré au camp de Ravensbrück et paru en 1973, on peut lire : « Ce que les fascistes avaient pratiqué en Allemagne pendant cinq années – [c’était] la persécution, l’isolement et l’assassinat d’opposants politiques du régime nazi, et la discrimination d’autres citoyens […]. ». Cet exemple est symptomatique de la façon dont la RDA réinterprète les persécutions menées par les nazis. Dans la politique mémorielle est-allemande, les opposants politiques et les autres groupes, ethniques et sociaux, eux aussi victimes du régime nazi et de sa politique concentrationnaire, ne sont pas mis au même niveau : les résistants politiques furent poursuivis, emprisonnés en camp de concentration pour y être assassinés, alors que les autres victimes ne connurent « que » la ségrégation. La politique raciale nazie est donc totalement passée sous silence. De la Shoah comme non-événement ou de l’instrumentalisation du génocide juif La Shoah est indirectement présente dans les expositions permanentes, en particulier à travers l’instrumentalisation d’Auschwitz. En effet, à plusieurs reprises, des textes, des données chiffrées ou des photographies ayant trait au camp d’extermination se retrouvent dans les expositions au côté d’éléments propres à Ravensbrück. Se mêlent ainsi des éléments très différents dans une image commune de l’horreur. En présentant des faits propres à Auschwitz pour illustrer certains points de l’histoire de Ravensbrück, les expositions laissent penser que ces deux camps étaient semblables. Ainsi la spécificité du camp d’Auschwitz, dans lequel mourut plus d’un million de Juifs, est-elle diluée dans une comparaison impossible : Ravensbrück et Auschwitz sont deux camps totalement différents du point de vue de leur organisation et de leurs objectifs. Parler d’Auschwitz, ce n’est pas intégrer le génocide juif à l’exposition permanente et donc indirectement au discours historique estallemand ; parler d’Auschwitz, exemple universel de référence de l’horreur des crimes nazis, c’est souligner de manière plus forte l’atrocité qui existait dans les camps de concentration et dont ont été victimes les opposants politiques, notamment les « antifascistes ». Tout comme les prisonniers non politiques (Témoins de Jéhovah, homosexuels, « asociales »), les victimes juives sont oubliées. A aucun moment durant l’exposition, le terme « juif » ou les expressions « extermination des Juifs », « Shoah » ou « Holocauste » n’apparaissent, pas même dans un tableau récapitulatif des catégories de prisonnières. Auschwitz et Birkenau ne sont évoqués qu’indirectement, en légende. Ce fut d’ailleurs une caractéristique des pays du bloc communiste, et de la Pologne en particulier, de chercher à « déjudaïser » Auschwitz pour en faire une catastrophe spécifiquement nationale, polonaise. Laisser de côté les victimes juives de Ravensbrück, c’est une manière de faire disparaître la Shoah de l’histoire. Certes les prisonniers juifs n’étaient pas nombreux à Ravensbrück, mais leur présence au camp puis leur transport à partir d’octobre 1942 vers Auschwitz participa de la politique d’extermination des Juifs par les nazis. Dans les années 1980, les infléchissements de la politique extérieure est-allemande vis-à-vis d’Israël, et l’impact historiographique qui en découle (intégration progressive du génocide juif), se reflètent dans la conception de l’exposition mise en place à partir de 1984. Toutefois, cette exposition ne présente que quelques aspects de la politique nazie de persécution des Juifs (boycott des magasins juifs, Pogrom de 1938). Elle ne touche jamais l’extermination organisée et systématique des Juifs. C’est là qu’en réside la lacune majeure. Les politiques mémorielles de l’Italie Par Paola Bertilotti Introduction Il existe des « discordances entre la mémoire et l’histoire » de l’antisémitisme fasciste [Matard-Bonucci 1998]. Jusqu’à une période récente, l’Italie a largement bénéficié, dans l’historiographie comme dans l’opinion, de l’image d’un pays favorable aux juifs, qui aurait constitué une exception en matière d’antisémitisme par rapport à ses voisins européens. Notamment en France, où le souvenir des quelques mois d’occupation italienne dans les départements du Sud-est (novembre 1942-septembre 1943) a longtemps fait écran à une analyse approfondie de cet antisémitisme à l’italienne. Certes, lorsque le fascisme arrive au pouvoir en 1922, il n’est pas officiellement antisémite. L’Italie dispose d’une forte tradition d’antijudaïsme catholique, mais n’est pas marquée par la présence d’un antisémitisme politique organisé. A partir de l’été 1938, l’Italie fasciste a toutefois procédé à la mise en place extrêmement rapide d’un antisémitisme d’Etat [Sarfatti 1994 ; Sarfatti 2000 ; Matard-Bonucci 2007]. L’antisémitisme du fascisme n’a toutefois pas au départ de visées génocidaires. Ainsi, l’Italie en guerre adopte-t-elle une attitude apparemment « schizophrène » : « persécutés dans la péninsule, les juifs sont protégés dans les régions d’occupation italienne » l’Italie refusant de ‘livrer’ les juifs présents dans ses zones d’occupation de Yougoslavie, de Grèce et du Sud-est de la France [Matard-Bonucci, 2007, p. 392 ; Rodogno, 2003]. Le 8 septembre 1943 marque cependant le début de l’occupation allemande en Italie de même que la mise en place, dans la Péninsule, d’une politique antisémite de type génocidaire, avec la collaboration active de la République de Salo. Au total, entre 1943 et 1945, 322 juifs sont assassinés sur le sol italien et 7.806 sont déportés – parmi eux seulement 837 rescapés. Seuls 6000 Juifs environ sont parvenus à fuir l’Italie pour se réfugier en Suisse et près de 500 ont pu gagner les territoires du Sud de la Péninsule aux mains des Alliés. Le bilan humain de la Shoah est en Italie, en chiffres absolus, l’un des plus bas de toute l’Europe. Il faut néanmoins garder à l’esprit les dimensions extrêmement réduites de la communauté juive italienne d’avant-guerre. En 1945, 7.291 des 39.000 Juifs présents en 1943 dans les territoires sous le contrôle de la République de Salo et de l’occupant allemand – soit près de 19% d’entre eux – ont trouvé la mort. [Picciotto]. Cette période dite de la « persécution des vies » des juifs [Sarfatti, 2000] s’est achevée avec la libération progressive du territoire italien. La fin du second conflit mondial ne s’est toutefois pas accompagnée, pour les victimes de la persécution, d’un retour immédiat à la normale mais a ouvert un long processus de réintégration et de réinsertion dans la société italienne, entravé par les insuffisances de l’épuration et les réticences de l’Etat à reconnaître les responsabilités italiennes dans la mise en œuvre des politiques antisémites [Sarfatti 1998]. Abrogation de la législation antisémite, restitutions et réparations : une action à retardement ? Le processus d’abrogation de la législation antisémite et de l’attribution aux anciens persécutés d’indemnisations et de réparations s’est ouvert en Italie en janvier 1944. Le décret n° 9 du 6 janvier 1944 stipulait « la réintégration dans leur poste de travail des employés des administrations, des collectivités territoriales et des entreprises à participation étatique licenciés sous le fascisme pour des raisons politiques » (l’article 2 étendant ces dispositions aux « persécutés raciaux »). De manière plus explicite, le décret n° 25 du 20 janvier 1944 portait « réintégration dans leurs droits civils et politiques des citoyens italiens ou étrangers ayant été déclarés ou considérés de race juive ». L’essentiel des mesures d’abrogation de la législation antisémite a été adopté entre 1944 et 1947. L’Etat italien continue toutefois de légiférer dans ce domaine. Ce n’est par exemple qu’en 1997 qu’a été adoptée une loi portant l’attribution aux Communautés juives italiennes des biens spoliés pendant la persécution n’ayant pas été restitués à leur légitime propriétaire (loi n° 233 du 18 juillet 1997). En 2003 encore, une loi était adoptée pour permettre de retarder le départ à la retraite des anciens persécutés qui en feraient la demande (loi n° 92 du 24 avril 2003). La lenteur de ce processus témoigne des insuffisances de la législation abrogative et réparatrice mise en place dans l’immédiat après-guerre, mais également de la lenteur de la prise de conscience des difficultés spécifiques aux victimes de la persécution antisémite et de la profondeur des traces laissées par la persécution – dont l’ampleur n’était pas nécessairement prévisible dans l’immédiat après-guerre. Les lenteurs de la mise en place de la législation dans l’immédiat après-guerre (1944-1947) Suite au débarquement allié en Sicile, Mussolini est déposé le 25 juillet 1943 et remplacé à la Présidence du Conseil par le maréchal Pietro Badoglio. Cette révolution de palais, placée sous le sceau de la continuité, ne s’accompagne pas d’une remise en cause de la législation antisémite du fascisme [De Felice]. Pietro Badoglio luimême doit sa carrière au régime fasciste. Il en va de même pour la majeure partie de son entourage. Ainsi, son ministre de la Justice, Gaetano Azzariti, a-t-il occupé jusqu’en juillet 1943 les fonctions de président du « tribunal de la race » [Sarfatti 2000]. Le Vatican, de son côté, s’il fait pression sur le nouveau gouvernement pour obtenir la levée des interdictions concernant les mariages mixtes, se prononce en faveur du maintien d’une politique discriminatoire. Après le 8 septembre 1943, dans le Nord et le Centre de l’Italie occupés par l’Allemagne nazie, Mussolini donne naissance à la République sociale italienne (RSI). Badoglio et le roi ont fui dans le Sud de la Péninsule sous contrôle allié et sont placés à la tête de ce qu’il est convenu d’appeler « le Royaume du Sud ». Alors que le « long armistice », signé le 29 septembre 1943 avec les Alliés, engageait le Royaume du Sud à éliminer de la législation italienne toute « discrimination de race, de couleur, de religion et d’opinion politique » (art. 31), ce n’est qu’au mois de janvier 1944, et sous la pression alliée, que le gouvernement Badoglio promulgue les premiers décrets d’abrogation de la législation antisémite. Le décret n° 25 du 20 janvier 1944 stipule la « réintégration dans leurs droits civils et politiques » des victimes de la persécution antisémite. La promulgation de normes à caractère patrimonial est en revanche retardée [Toscano 1988] Au mois de juin 1944, la libération de Rome et le remplacement à la Présidence du Conseil de Badoglio par Ivanoe Bonomi – un représentant de la classe politique préfasciste – accélère le processus. Il faudra toutefois attendre le mois d’octobre 1944 pour que soit adopté le premier décret stipulant la restitution des biens spoliés (décret 252 du 5 octobre 1944, portant abrogation des mesures de confiscation prévues par les décrets n°1728 du 17 novembre 1938 et n° 126 du 9 février 1939). Les spoliations mises en œuvre par la République sociale italienne sont quant à elles annulées plus d’un an après la Libération de l’ensemble du territoire italien, par le décret n° 393 du 5 mai 1946 [Toscano 1988]. Malgré l’avènement, à partir de juin 1944, de gouvernements issus de l’antifascisme, le processus d’abrogation de la législation antisémite se caractérise, en Italie, par sa lenteur. La législation promulguée se situe, en outre, très en-deçà de celle adoptée par d’autres pays européens. Seuls les employés du secteur public sont réintégrés dans leur poste de travail (décret n° 301 du 19 octobre 1944). La cession ou la vente à des tiers de biens spoliés n’est pas automatiquement annulée – la législation italienne ne remettant pas en cause la bonne foi de l’acquéreur (décret n° 393 du 5 mai 1946, art. 1). Enfin l’Etat est mis en droit de conditionner la restitution des biens spoliés au versement par leurs légitimes propriétaires de frais de gestion (décrets n°252 du 5 octobre 1944 et n° 393 du 5 mai 1946). L’administration en charge de conseiller les gouvernements en place semble se soucier moins des intérêts des victimes de la persécution antisémite que de ceux des acquéreurs de biens spoliés. [Pavan 2004 ; D’Amico]. Dans le contexte chaotique de l’immédiat après-guerre, la mise en œuvre de ces mesures de restitution n’a pas été uniforme et a largement dépendu de la bonne volonté des autorités locales [Commissione Anselmi ; Villa]. D’autre part, l’Etat italien n’accède pas à la demande de versement de réparations formulée par les communautés juives. Aucune loi ne reconnaît de statut spécifique ni de droit automatique à indemnisation aux victimes de la persécution antisémite. Seule la déportation ouvre le droit à l’obtention d’une aide financière ou de pensions (décret n°113 du 13 avril 1944 portant assistance aux familles des civils déportés ; décret n° 467 du 4 août 1945 portant « extension des mesures en faveur des anciens combattants et des morts de la guerre aux vétérans et aux familles des morts de la guerre de libération » ; décret n°372 du 16 septembre 1946 portant « extension aux partisans combattants et aux victimes des forces nazi-fascistes des dispositions en vigueur en matière de pensions de guerre »). [Bertilotti 2009 (1), (2)] Si l’on comprend aisément l’attitude de l’entourage d’un Badoglio à l’égard des victimes de la persécution antisémite, plusieurs facteurs peuvent permettre de rendre compte de celle du personnel politique issu de l’antifascisme. L’Italie en 1944-1945 est dans une situation désastreuse tant au plan économique qu’au plan administratif. Les gouvernements successifs manquent de moyens pour venir en aide aux anciens persécutés. Au regard des quelque 1.200.000 anciens prisonniers de guerre italiens, les victimes de la persécution antisémite manquent, en outre, de visibilité et ne représentent pas une priorité politique (la communauté juive italienne compte moins de 30.000 inscrits en 1945). Enfin, l’administration chargée de conseiller les gouvernements et d’appliquer la législation réparatrice a été largement épargnée par l’épuration et ne se distingue pas par sa sensibilité au sort des anciens persécutés. Les blocages des années de guerre froide (1948-1960) Après mai 1947, la fin des gouvernements d’unité nationale et l’exacerbation progressive, sur fond de guerre froide, de l’affrontement entre partis de gauche et partis de centre droit marquent un tournant dans la vie politique italienne. Les communistes et les socialistes quittent le gouvernement. La Démocratie chrétienne se maintient au pouvoir en formant des gouvernements centristes. Entre 1948 et 1960, les conflits de guerre froide sont à l’origine d’une véritable « guerre de la mémoire » entre partis de gauche et Démocratie chrétienne au pouvoir [Focardi]. L’identification de la mémoire de l’antifascisme avec les partis de gauche – et notamment avec le Parti communiste, tend à pousser les gouvernements démocrates-chrétiens en place à mettre en œuvre des politiques de type « anti-antifasciste ». C’est ainsi qu’en 1953 est promulguée une loi d’initiative gouvernementale relative à l’attribution de « pensions de retraites aux anciens membres de la milice volontaire pour la sécurité nationale » fasciste. Au même moment, un certain nombre d’anciens résistants sont jugés par les tribunaux italiens pour « exercice illégal de la violence » [Ponzani]. Seuls les partis de gauche se mobilisent en faveur des anciens persécutés du fascisme. Contrairement à ce qui se passe en France à la même période, l’Italie n’adopte pas de statut des déportés. Seul type d’indemnisation auquel peuvent prétendre les anciens déportés et internés : les pensions prévues par la loi n° 648 du 10 août 1950 sur les pensions de guerre, qui prévoit le versement de subsides dans les cas de mort ou d’invalidité consécutives à « l’internement dans un pays étranger ou, quoi qu’il en soit, à l’internement imposé par l’ennemi » (art. 10). Mais cette loi, taillée au départ pour les militaires, fait dépendre le montant des pensions du grade occupé dans l’armée. Les civils sont ainsi assimilés, pêle-mêle, aux simples soldats (art. 27). La loi ne fait en outre aucune place aux pathologies spécifiques des déportés : maladies à retardement, invalidité dérivant des « expériences médicales » nazies, etc. [Bertilotti 2009 (1), (2)]. De là, les difficultés des rescapés et de leurs familles à obtenir une pension dans l’Italie de l’après-guerre. [Fubini] En 1955 est cependant promulguée une loi d’initiative communiste portant « mesures en faveur des anciens persécutés politiques antifascistes ou raciaux et de leurs ayants-droits », fruit d’un difficile compromis entre partis de gauche et partis de gouvernement (loi n° 96 du 10 mars 1955, dite « loi Terracini », du nom du sénateur communiste auteur de la proposition de loi). Adoptée après de longs débats et de nombreux amendements – le projet initial ayant été présenté au Sénat le 20 octobre 1953, cette loi a une portée principalement symbolique. Seuls sont, en effet, admis au titre de la loi au versement d’une pension annuelle les « citoyens italiens » présentant « un taux d’incapacité de travail d’au moins 30 pour cent » (art. 1) et « se trouvant en situation de besoin économique » (art. 3), « suite à des persécutions d’ordre politique » ou « racial » « survenues après le 28 octobre 1922 » et directement imputables « aux agents de l’Etat italien, à des membres du parti fasciste ou de formations militaires ou paramilitaires fascistes ». Si l’on s’en tient à la lettre du décret, les déportés sont ainsi exclus du bénéfice de la loi. La persécution antisémite du fascisme n’ayant que très rarement abouti à l’exercice de la violence physique, cette loi n’a eu, en pratique, qu’un effet limité. Le tournant des années soixante L’année 1960 représente une nouvelle césure, notamment du fait de la répression sanglante orchestrée en juillet 1960 par le gouvernement du démocrate chrétien Tambroni (bénéficiant du soutien sans participation de l’extrême droite) de manifestations antifascistes. L’épisode accélère, en effet, l’avènement de gouvernements de centre-gauche et sonne le glas des politiques anti-antifascistes de la DC. Dans ce nouveau contexte, une série de mesures sont adoptées en faveur des anciens persécutés du régime. La loi n. 75 du 24 mars 1961 précise l’application de la loi de 1950 sur les pensions de guerre dont elle étend explicitement le bénéfice aux déportés et aux internés militaires qui, en pratique, n’étaient jusque là pas parvenus à faire reconnaître par les commissions compétentes leur droit à pension. Le 2 juin 1961, la République italienne signe, en outre, avec la RFA un accord stipulant le versement de réparations aux « citoyens italiens ayant été victimes de mesures de persécution national socialistes » (accord ratifié par le parlement italien par la loi n° 404 du 6 février 1963). Le décret portant répartition des réparations allemandes est promulgué en 1963 (décret du Président de la République n° 2043 du 6 octobre 1963). De manière symptomatique, ce décret exclut du bénéfice de la loi les internés militaires – dont les associations, proches de la Démocratie chrétienne, étaient à l’honneur dans les années cinquante – au profit des déportés – politiques et « raciaux » confondus – auparavant soupçonnés de sympathies communistes. Avec la signature de ces accords, la République italienne défend les droits de ses citoyens persécutés par le nazisme, sans toutefois reconnaître, ne serait-ce qu’au plan symbolique, les responsabilités du fascisme en la matière [Focardi - Klinkhammer]. Evolutions récentes Il faudra attendre le quarantième anniversaire de la législation antisémite du fascisme pour que le bénéfice du titre « d’expersécuté racial » soit étendu à tous les citoyens italiens ayant été définis de « race juive » par l’administration italienne (loi n° 17 du 16 janvier 1978). Il s’agit là, toutefois d’une mesure purement symbolique, n’ouvrant pas droit au versement de réparations. Un nouveau pas est franchi en 1980, avec l’institution d’une pension minimale de vieillesse, à la charge du budget de l’Etat italien, « en faveur des anciens déportés des camps d’extermination nazie (KZ) » (loi n° 791, du 18 novembre 1980). Comme en France, c’est en revanche à une période beaucoup plus récente qu’a été rouvert en Italie le dossier de la restitution des biens spoliés – dans un contexte international marqué par la mise en place de commissions d’enquêtes sur les spoliations et par la réouverture des processus de restitution en Europe de l’Est. Revenant sur les normes promulguées dans l’après-guerre – qui prévoyaient un terme maximal de 10 ans pour la revendication des biens spoliés, la loi n° 233 du 18 juillet 1997 a notamment décidé de l’attribution aux Communautés juives des biens spoliés n’ayant pas pu être restitués à leur légitimes propriétaires. II. Commémorer la Shoah : une reconnaissance récente Les politiques de commémoration de l’Etat ont également fortement évolué en fonction du contexte italien, marqué par les enjeux de guerre froide et au rythme de la lente prise de conscience de la spécificité du génocide, confondu dans l’immédiat après-guerre avec l’ensemble des crimes du nazisme et du fascisme – les deux régimes étant d’ailleurs désignés par les Italiens par un seul et même vocable, le « nazi-fascisme », un terme flou tendant à dénationaliser le fascisme. Les années de l’immédiat après-guerre : une mémoire unitaire (1945-1947) Dans les années de l’immédiat après-guerre, l’Etat n’organise pas de cérémonie spécifique à la mémoire des victimes des persécutions antisémites. Celles-ci sont en revanche commémorées au cours de cérémonies unitaires. Dès mars 1945, dans Rome libérée, des cérémonies sont par exemple organisées en présence des plus hautes autorités de l’Etat, à l’occasion du premier anniversaire du massacre des Fosses Ardéatines1. Mais l’identité juive de près du quart des victimes du massacre n’est presque jamais mentionnée – si ce n’est par les communautés juives elles-mêmes. Aux yeux du gouvernement italien comme de la presse, les victimes du fascisme et du nazisme tendent, en effet, à se confondre en un tout indistinct. Le gouvernement italien envoie, en revanche, des représentants aux principales cérémonies commémoratives organisées par les communautés juives – c’est par exemple le cas en juillet 1947 lors de l’inauguration à Milan d’un « monument au sacrifice juif ». Mais, comme le faisait remarquer en 1946 le président par intérim de l’Union des communautés juives, Giuseppe Nathan, les juifs italiens attendaient « que le Gouvernement se décide enfin à prononcer un discours de reconnaissance et de réconfort qui contribue à neutraliser les germes de haine largement diffusés sous le fascisme ». Jamais, toutefois, dans l’immédiat après-guerre, les responsabilités italiennes dans la persécution 1 Perpétré dans les environs de Rome, le 24 mars 1944 et au cours duquel ont été fusillés 335 otages, dont 77 Juifs, en représailles à un attentat commis le jour précédent par des partisans des Gruppi di azione patriottica (GAP) et ayant coûté la vie à 33 soldats allemands [Portelli]. antisémite ne sont officiellement reconnues [Schwarz ; Bertilotti 2009 (1)]. L’on assiste au contraire à la mise en place de ce qu’il est convenu d’appeler le « mythe du bon italien » [Bidussa] La mémoire de la déportation : une contre-mémoire (19481960) Avec les débuts de la guerre froide, la Démocratie chrétienne au pouvoir hésite, par anticommunisme, entre une hostilité de principe à la mémoire de la lutte antifasciste et une tentative de récupérer une partie de cet héritage à son compte – notamment par le biais de la célébration de la mémoire des « martyrs » de la guerre. Les gouvernements en place mettent à l’honneur les anciens combattants, les anciens internés militaires et les victimes de bombardements et de massacres dont les associations sont dominées par les catholiques, mais dont l’expérience n’est pas directement liée à l’antifascisme et à la résistance. Les associations d’anciens partisans et d’anciens persécutés du régime sont en revanche traitées avec la plus grande méfiance, du fait de leur proximité – réelle ou supposée – avec les partis de gauche. Dans le courant des années cinquante, les commémorations officielles organisées par l’Etat italien sont ainsi essentiellement militaires et catholiques. Le gouvernement interdit en revanche la tenue d’un certain nombre de manifestations (rassemblements, pèlerinages dans les anciens camps de concentration) organisées par des associations d’antifascistes, de résistants et de déportés. L’expérience spécifique des victimes de la persécution antisémite trouve difficilement sa place dans la mémoire catholique et « ancienne combattante » promue par l’Etat italien. Les seules commémorations promues par l’Union des communautés juives italiennes et officiellement soutenues par l’Etat sont des cérémonies organisées en 1955-1956 à la mémoire du sauvetage des juifs d’Italie par leurs concitoyens non-juifs. Les associations d’anciens déportés et d’anciens persécutés du régime défendent en revanche une mémoire unitaire – potentiellement ouverte à l’ensemble des victimes « des fascismes ». Le thème de la déportation acquiert ainsi peu à peu une visibilité inédite en Italie, mais relève d’une « contremémoire » en contraste avec la mémoire officielle portée par l’Etat. C’est dans ce cadre que le public italien « redécouvre » l’histoire du génocide et de la déportation juive. A titre d’exemple : en 1959, l’Association nationale des anciens déportés politiques (l’ANED) organise à Turin une conférence autour de Primo Levi en présence d’un public nombreux. Dans le discours des associations, la spécificité juive tend cependant à se perdre – le génocide étant généralement confondu avec la déportation politique. Du fait de l’investissement des partis de gauche dans le monde associatif, la mémoire de la déportation est en outre une mémoire politisée et largement exploitée politiquement – contre la création de la CECA, contre la politique menée par le bloc occidental. A titre individuel, un certain nombre d’anciens déportés juifs – Primo Levi en tête – adhèrent aux associations d’anciens déportés et d’anciens persécutés du régime. La communauté juive organisée collabore régulièrement avec ces associations, non sans éprouver une forme de méfiance contre ce qu’elle perçoit comme un risque de récupération politique et de dilution de la mémoire juive dans la mémoire antifasciste. [Bertilotti 2009 (1), (2)] De l’officialisation de la mémoire de la déportation à l’avènement d’une mémoire de la Shoah (1960-2001) En matière de commémorations comme de réparations, les politiques menées par l’Etat italien connaissent de profondes évolutions après la chute du gouvernement Tambroni en 1960 et l’avènement de gouvernements de centre gauche. Une évolution qu’accentue l’élection du social-démocrate Saragat à la présidence de la République en 1964. Les gouvernements italiens ne s’opposent plus à la tenue de cérémonies à la mémoire des déportés et des persécutés du régime. Bien au contraire : l’Etat organise les célébrations du vingtième anniversaire de la Résistance (1963-65) en collaboration avec le monde associatif. La mémoire de la déportation cesse d’être une contre-mémoire pour devenir une mémoire officielle. Cette évolution n’implique toutefois pas l’émergence d’une mémoire spécifique du génocide juif, ni d’ailleurs une remise en cause du « mythe du bon italien ». Malgré la tenue en 1961 du procès Eichmann, qui a reçu en Italie comme ailleurs un écho très important dans la presse et dans l’opinion, ce que l’on appelle alors lo sterminio (l’extermination) des juifs continue d’être commémoré au cours de cérémonies plus largement consacrées à la déportation ou aux victimes du « nazifascisme ». Le procès Eichmann a, d’autre part, contribué à fixer, dans l’opinion internationale, l’image d’une Italie « quasiment immunis[ée] contre l’antisémitisme » – pour reprendre le jugement exprimée par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem. Sur la base d’une documentation concernant essentiellement l’occupation italienne dans le Sud-est de la France, l’accusation n’a eu, en effet, de cesse, concernant l’Italie, d’insister sur l’opposition supposée de l’ensemble de l’administration et du peuple italiens à toute forme de politique antisémite d’autant que la documentation attestant les résistances italiennes révélait également le zèle et l’acharnement génocidaire de l’accusé. Les gouvernements italiens des années soixante ne remettent naturellement pas en cause cette interprétation de l’histoire. A la même période, il s’avère également impossible, en Italie, d’interroger les « silences du Vatican » face au génocide. Une représentation du Vicaire de Rolf Hochhuth est ainsi interdite à Rome en février 1965 [Bertilotti 2009 (1), (2)]. La situation reste globalement inchangée jusqu’à la fin des années quatre-vingts. Le « mythe du bon italien » ne commence à être officiellement remis en cause qu’à l’occasion du cinquantième anniversaire de la campagne antisémite de 1938, avec l’organisation au Sénat d’un colloque consacré à la réintégration des juifs dans la société italienne après 1945 [Toscano 1988] et à la Chambre des députés – à l’initiative de la députée communiste présidente de la Chambre Nilde Iotti – d’un colloque consacré aux législations antisémites mises en place par le fascisme et par les autres pays européens à la même période. D’autre part, jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, la mémoire du génocide continue, dans le discours officiel, d’être éclipsée par celle de la déportation politique. De manière emblématique, le pavillon italien du musée d’Auschwitz, inauguré en 1980, fait l’impasse sur le génocide – le texte introductif, adressé « au visiteur », bien que de la main de Primo Levi, opère une identification entre déportation et résistance. Cette mémoire unitaire de la déportation vole en éclats à la fin des années quatre-vingts, pour des raisons tenant tout à la fois à la situation internationale – et à l’émergence dans les autres pays occidentaux d’une mémoire spécifique de la Shoah – et au contexte italien – marqué, après 1989, par la disparition du PCI et la crise de la narration antifasciste dont il était porteur, mais également par la montée des extrêmes et du racisme [Bertilotti 2009 (2)]. La mémoire de la déportation politique cède ainsi progressivement le pas à la mémoire du génocide [Clifford]. Cette évolution s’est officialisée et accélérée après la promulgation de la loi n° 211, du 20 juillet 2000 portant « instauration d’un ‘Jour de la Mémoire’ en souvenir de l’extermination et des persécutions subies par le peuple juif et des déportés militaires et politiques italiens dans les camps nazis » fixé au 27 janvier –date anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz [Gordon]. La Shoah est désormais officiellement commémorée par l’Etat italien, sans toutefois que cette évolution n’ait toujours été accompagnée d’une mise en perspective des responsabilités italiennes dans la persécution. Le Président de la République Carlo Azeglio Ciampi, célébrait ainsi dans un discours prononcé en octobre 2001 toutes les « victimes » de la guerre – au rang desquelles le Président faisait également figurer les jeunes gens s’étant engagés dans les milices de la République sociale italienne, désignés pour l’occasion sous le sobriquet affectueux de « ragazzi di Salo », « les gars de Salo ». III. Savoir et punir : de l’ « épuration manquée » aux récentes commissions d’enquête. Si le processus d’abrogation de la législation antisémite se caractérise, en Italie, par sa lenteur, l’épuration se distingue en revanche par sa rapidité. Les premiers décrets portant « sanction contre le fascisme » sont promulgués en Italie entre les mois de mai et de juillet 1944. L’Italie est cependant le premier pays d’Europe occidentale à procéder à une amnistie, par le décret du 22 juin 1946, dit « amnistie Togliatti » – le premier secrétaire du Parti communiste étant alors Garde des Sceaux [Franzinelli 2006]. Les procès à l’encontre des criminels nazis ayant opéré dans la Péninsule s’ouvrent en revanche plus tardivement – tout d’abord devant les tribunaux militaires britanniques en 1946-1947, puis devant les tribunaux militaires italiens en 1947-1951. Au regard du cas français, ils sont cependant très peu nombreux (18 en tout, contre plusieurs centaines en France) et les peines infligées peu sévères (en France 50 des criminels condamnés à mort ont été exécutés, aucun en Italie) [Focardi 2006]. Dix ans après la France, l’Italie a connu, dans les années quatre-vingt-dix, une réouverture tardive des procès contre les criminels de guerre nazis. Ces procès n’ont toutefois pas conduit à une reprise des poursuites judiciaires contre les criminels fascistes en général – et les responsables italiens du génocide en particulier [Focardi 2006]. La reconnaissance des responsabilités du fascisme s’est opérée davantage à un niveau collectif (avec l’instauration de commissions d’enquête gouvernementales sur les persécutions antisémites) qu’à un niveau individuel. Entre silence, clémence et occultation. L’Italie de l’immédiat après-guerre et les responsables du génocide. Lors de la révolution de palais qui a conduit à la destitution de Mussolini, le 25 juillet 1943, le roi Victor Emmanuel III se désolidarise in extremis du régime fasciste afin de sauver la monarchie, et implicitement l’armée, de la défaite militaire. Le passage du fascisme au « post-fascisme » se fait ainsi sous le sceau de la continuité. Le gouvernement Badoglio ne procède pas à une épuration de l’administration et du personnel politique à l’été 1943. En souscrivant, à Cassibile, le 3 septembre 1943, à un « armistice court » avec les Alliés, la Monarchie italienne s’engage toutefois à procéder à une épuration (art. 12), des dispositions que confirme le « long armistice », signé le 29 septembre 1943 à Malte. Dans ce domaine, comme dans celui de l’abrogation de la législation antisémite, il faut toutefois attendre l’installation du gouvernement italien à Rome et le remplacement, à la présidence du conseil, du maréchal Badoglio par Ivanoe Bonomi pour l’adoption du principal décret fixant les modalités de l’épuration (décret n° 159 du 27 juillet 1944 portant « sanctions contre le fascisme »). Pendant ce temps, les autorités alliées se chargent, au fur et à mesure de leur avancée dans la Péninsule, de mener à bien une première épuration de l’administration et d’écarter du pouvoir les personnalités les plus compromises avec le fascisme. Côté allié, la crainte de désordres l’emporte toutefois sur la volonté de renouveler en profondeur le personnel administratif et politique en place. [Woller] A partir de l’été 1944, les autorités italiennes prennent le relai. Le décret n° 159 du 27 juillet 1944 prévoit de sanctionner devant une Haute cour de justice les instigateurs du coup d’Etat d’octobre 1922, les individus « ayant concouru de manière notable », à compter de cette date, « à maintenir en vie le régime fasciste » (art. 3) ou « ayant, après le 8 septembre 1943, manqué au devoir de loyauté et de défense militaire de l’Etat en se rendant coupable d’intelligence, de correspondance ou de collaboration avec l’envahisseur allemand et en lui prêtant assistance ou main forte » (art. 5). Un Haut commissariat pour les sanctions contre le fascisme est chargé de l’instruction des dossiers. D’emblée, les sanctions à l’encontre du fascisme monarchique (1922-1943) s’annoncent moins sévères que celles à l’encontre du fascisme républicain (1943-1945). Le Royaume du Sud représentera ainsi le principal vecteur de continuité entre le fascisme et la période postfasciste. Le législateur n’a en outre pas jugé nécessaire d’introduire de nouveaux chefs d’inculpation et de nouvelles catégories juridiques pour juger des crimes commis par la République sociale, sanctionnés en tant qu’actes de collaboration et atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation au titre des articles 51, 54 et 58 du code pénal militaire de guerre. [Woller ; Franzinelli 2006 ; Pavone 1995] C’est dans ce cadre que se déroulera l’épuration des responsables de la campagne antisémite du fascisme. Pendant ce temps, le Nord de l’Italie est en proie à une véritable guerre civile entre le fascisme républicain et les forces de la résistance [Pavone 1991]. Dans ce contexte, le Comité de Libération Nationale de la Haute Italie (CLNAI) commence dès l’été 1944 à réfléchir aux formes qu’il entend donner à l’épuration dans l’après-guerre. Le gouvernement de Rome imposera toutefois un cadre légal en deçà des solutions envisagées par les acteurs de la résistance. A la Libération, l’épuration ne se fait toutefois pas uniquement dans un cadre légal. Au printemps 1945, les règlements de compte se multiplient, notamment dans le Centre et le Nord, dans un contexte de vacance du pouvoir. « L’épuration ‘sauvage’ [est] un phénomène de masse », d’une plus grande ampleur en Italie que dans les autres pays d’Europe occidentale, puisqu’elle se poursuit de manière intense jusqu’à la fin de l’année 1945, puis de manière plus sporadique jusqu’en 1947-1948 [Woller]. On estime qu’elle a fait au total près de 12.000 morts. Cet état de fait a influé sur le déroulement de l’épuration légale, les gouvernements successifs s’efforçant de canaliser cette fièvre épuratrice. La violence vengeresse de l’épuration « sauvage » et les jugements sommaires des tribunaux populaires cèdent ainsi la place à une amnistie aussi large que généreuse (décret n° 4, du 22 juin 1946) qui est bientôt complétée par de nouvelles remises de peine (notamment le décret n° 922 du 19 décembre 1953, n. 922) [Franzinelli 2006]. Quelques chiffres permettent de matérialiser cette inversion de tendance : en Italie, 43.000 personnes ont fait l’objet de poursuites pour collaborationnisme, 23.000 affaires ont été classées sans suite, 14.000 accusés ont obtenu une relaxe tandis que seuls 5928 ont été condamnés à des peines de prison ferme. En décembre 1952, il ne reste plus dans les prisons italiennes que 266 personnes accusées de collaborationnisme [Woller]. C’est le cadre qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre le déroulement de l’épuration des responsables de la persécution antisémite. Les principaux promoteurs de la campagne antisémite de 1938 – notamment les signataires du « Manifeste de la race » – sont absous par les tribunaux d’épuration en 1946-47 (ils ne sont pas reconnus coupables d’avoir « concouru de manière notable » « à maintenir en vie le régime fasciste »). [Franzinelli 2006, Dell’Era in Flores et al.] En ce qui concerne la persécution mise en œuvre par la RSI, la dimension antijuive de leurs crimes n’est pas toujours signalée au cours des procès (c’est la dimension antipartisane de leur action qui est le plus souvent soulignée). Les fonctionnaires ayant agi conformément aux ordres qui leur avaient été impartis sont généralement absous. Les délateurs font l’objet de poursuites, mais bénéficient pour la plupart d’un non-lieu pour insuffisance de preuves ou de remises de peines importantes suite aux différentes mesures d’amnistie. [Galimi et Flores in Flores et al. ; Bertilotti 2010] Concernant les crimes de guerre commis par l’occupant allemand dans la Péninsule, l’Italie revendique dès la Libération, le droit de juger elle-même les responsables, en référence à la « Déclaration sur les atrocités » adoptée à la Conférence de Moscou du 30 octobre 1943 (http://avalon.law.yale.edu/wwii/ moscow.asp). Les Alliés n’accèdent toutefois pas immédiatement à cette demande. Malgré la co-belligérance italienne – le gouvernement du Royaume du Sud ayant déclaré la guerre aux forces de l’Axe le 13 octobre 1943, le « long armistice » signé le 29 septembre 1943 confère à l’Italie le statut de puissance vaincue et prévoit le déferrement des criminels de guerre italiens aux tribunaux alliés. Dans ce contexte, les Alliés décident de juger eux-mêmes les officiers supérieurs allemands s’étant rendus responsables de crimes de guerre en Italie et de ne laisser l’Italie s’occuper directement que des subalternes. [Focardi 2006]. Des procès s’ouvrent ainsi à partir de novembre 1946 devant des tribunaux militaires britanniques sur la base d’enquêtes menées en 1945. Les prévenus sont jugés en vertu du code militaire anglais – et sans qu’il soit fait référence aux innovations juridiques introduites lors du procès de Nuremberg [Focardi 2006, Galimi et Flores in Flores et al. ]. Un premier procès, à l’encontre de deux des principaux responsables du massacre des Ardéatines – les généraux Mältzer et von Mackensen – se déroule à Rome en novembre 1946 et aboutit à la condamnation à mort des deux accusés. De février à mai 1947 se tient à Venise un procès à l’encontre du Generalfeldmarschall Kesselring, mis en cause pour ses responsabilités dans le massacre des Ardéatines et dans la répression anti-partisane, qui aboutit également à une condamnation à mort. Suivent trois autres procès, à l’encontre de deux commandants et un général impliqués dans les massacres de civils ayant accompagné la retraite allemande [Focardi 2006]. Au cours des procès des responsables du massacre des Ardéatines, l’accusation passe sous silence l’identité des victimes et la dimension antijuive des crimes commis par les accusés passe inaperçue. C’est une vision totalisante des crimes du nazisme qui l’emporte [Galimi et Flores in Flores et al.]. Aucune des condamnations à mort prononcées par les tribunaux militaires britanniques n’a été exécutée. En juin 1947 Kesselring, Mältzer et von Mackensen voient leur peine commuée en détention à perpétuité. Mältzer mourra en détention, mais Kesselring et von Mackensen sont remis en liberté dès 1952. Le début de la guerre froide et la mise en place par la Grande Bretagne d’une politique visant à favoriser un redressement rapide de l’Allemagne ont incité les autorités britanniques à mettre un terme aux procès contre les criminels nazis. [Focardi 2006] A partir de 1947, la justice italienne prend le relai. Le parquet militaire de Rome instruit plus de 2200 dossiers à l’encontre de criminels de guerre nazis. Mais d’après des données émanant du Ministère italien des Affaires Etrangères et citées par Filippo Focardi, seuls dix procès ont effectivement lieu devant les tribunaux militaires italiens entre 1947 et 1951 – Focardi parle à ce propos de « véritable anomalie italienne » : « alors que l’Italie a été l’un des pays d’Europe occidentale qui a davantage subi les effets de la violence sanguinaire des forces d’occupation nazie, l’on ne compte qu’un nombre dérisoire de procès ». Les gouvernements italiens souhaitent, de fait, éviter de multiplier les demandes d’extradition afin d’éviter un « effet boomerang » et la multiplication dans les autres pays européens de procédures à l’encontre de criminels de guerre italiens – notamment dans les Balkans. Le contexte de guerre froide et la mise en place, dès la création de la RFA en 1949, de relations diplomatiques étroites entre l’Allemagne d’Adenauer et l’Italie du démocrate-chrétien Alcide De Gasperi favorisent également la fin des poursuites à l’encontre des criminels nazis [Focardi 2006]. La justice militaire a ainsi préféré classer sans suite les poursuites qui avaient été engagées contre des criminels de guerre allemands et italiens. Dans les années quatre-vingtdix, le procureur Antonino Intelisano a découvert au siège du Parquet militaire de Rome, à l’occasion d’une enquête menée dans le cadre de la réouverture du procès des Ardéatines, ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « placard de la honte » – un placard scellé contenant 695 dossiers classés sans suite [Franzinelli 2002 ; Commissione parlamentare di inchiesta sulle cause dell’occultamento di fascicoli relativi a crimini nazifascisti]. Parmi les procès ayant eu lieu devant les tribunaux militaires italiens, un seul concerne des responsables allemands ayant pris part à la persécution antisémite – le procès contre Kappler et cinq autres militaires allemands impliqués dans le massacre des Ardéatines, qui se tient à Rome entre le 3 mai et le 20 juillet 1948. C’est l’un des seuls procès de l’immédiat aprèsguerre où l’accusation ait pris en compte la participation des accusés à la persécution antisémite – parmi les faits imputés : les cinquante kilogrammes d’or réclamés par les autorités allemandes d’occupation à la communauté juive romaine, la rafle du 16 octobre 1943, la déportation de plus de 1000 juifs romains. [Galimi et Flores in Flores et al.]. Kappler est condamné à la prison à perpétuité. De tous les criminels allemands condamnés par les tribunaux italiens dans l’immédiat après-guerre, il est – avec Reder, impliqué dans le massacre de Marzabotto – l’un des seuls à ne pas bénéficier de remises de peine. Passé 1951, Reder et Kappler sont en effet les deux seuls à être encore détenus dans les prisons italiennes. Tous les autres ont été libérés à la suite d’accords secrets passés entre les gouvernements italien et allemand et sous l’effet des pressions exercées par le Vatican. Il eût été difficile de faire passer inaperçu et de faire admettre de l’opinion italienne la libération de deux des responsables des massacres les plus sanglants commis par les forces d’occupation allemandes dans la Péninsule – Marzabotto et les Fosses Ardéatines, et c’est sans doute ce qui explique leur maintien en détention. Kappler s’enfuit toutefois de la prison de Rome où il était détenu en 1977, Reder est gracié en 1985. [Focardi 2006]. Au total, la justice italienne s’est montrée clémente, dans l’immédiat après-guerre, à l’égard des responsables de la persécution antisémite. La dimension antisémite des crimes commis par les accusés n’ayant pas toujours été mise en exergue, les quelques procès qui ont eu lieu n’ont, d’autre part, pas été l’occasion d’une prise de conscience collective du déroulement et des effets de la persécution. Les procès de l’immédiat après-guerre n’ont pas non plus permis de dévoiler l’ampleur des responsabilités italiennes dans la mise en œuvre de la campagne antisémite. Les principaux responsables politiques et administratifs de la persécution ont été épargnés par l’épuration. La justice s’est principalement occupée des « seconds couteaux » – notamment des délateurs – toutefois rapidement remis en liberté grâce aux lois d’amnistie. Dans l’immédiat après-guerre, la justice n’a donc mis au jour que de manière marginale les responsabilités individuelles des Italiens dans la persécution antisémite. Sur un plan plus général, l’attitude du personnel politique et de l’administration italienne a, en outre, contribué à occulter les responsabilités du régime fasciste. Ainsi, c’est un haut fonctionnaire déjà en poste sous le régime – Luigi Vidau – qui se trouve chargé de la rédaction d’un rapport « sur l’action mise en œuvre par le Ministère des affaires étrangères entre 1938 et 1943 pour la protection des communautés juives » – un rapport dont le titre suffit à révéler la teneur [Schwarz]. Sollicité en ce sens par le Ministère des Affaires Etrangères interrogé sur les persécutions antisémites du fascisme par la presse internationale, le Ministère de l’Intérieur exige, pour sa part, en septembre 1945, des préfectures des rapports montrant que « les initiatives italiennes en matière de race non seulement n’étaient pas spontanées, mais qu’elles ne furent effectivement appliquées qu’à partir du moment où l’envahisseur allemand prit le contrôle direct de leur application » [Villa, Bertilotti 2009 (1)]. Ce faisant, l’administration italienne qui a été largement épargnée par l’épuration cherche tout naturellement à se couvrir. Le personnel politique, pour sa part, bien que majoritairement issu en 1945-1947 des rangs de l’antifascisme, est engagé dans l’immédiat après-guerre dans de difficiles négociations de paix : il tend de ce fait à dédouaner l’Italie de toute forme de responsabilité dans la persécution antisémite afin de ne pas compromettre les positions italiennes lors de la signature des traités. La reprise tardive des procès et l’ouverture de commissions d’enquête Passé l’immédiat après-guerre, les procès à l’encontre des responsables du génocide se déroulent principalement hors d’Italie. La communauté juive italienne suit évidemment de près le procès Eichmann. Le Centre de documentation juive contemporaine de Milan (CDEC) rassemble également un nombre important de témoignages et de documents pour le procès à l’encontre de Friedrich Boßhammer, ancien Sturmbannführer de la SS et Judenreferent – c’est-à-dire responsable du bureau des affaires juives (IVB4) – pour l’Italie, dont le procès s’ouvre à Berlin en novembre 1971 [Galimi et Flores in Flores et al.]. En avril 1976 s’ouvre toutefois à Trieste le procès de la Risiera di San Sabba – qui avait servi de camp de transit pour les juifs arrêtés dans la région de Trieste et de camp de concentration pour les « politiques ». La plupart des responsables identifiés sont toutefois décédés et les accords en vigueur entre l’Italie et l’Allemagne ne permettent pas l’extradition du seul accusé encore en vie – l’ancien commandant du camp et l’Obersturmführer de la SS, Joseph Oberhauser. Ce dernier est condamné par contumace à la perpétuité mais ne purgera jamais sa peine – il décède en Allemagne en 1979 [Scalpelli]. D’autre part, d’après Marcello Flores et Valeria Galimi, ce procès n’a été l’occasion ni d’une prise de conscience de la spécificité de la Shoah ni d’une révélation de l’ampleur de la collaboration de la République sociale italienne avec l’occupant nazi [Galimi et Flores in Flores et al.]. Contrairement à ce qui s’est passé en France, l’on n’assiste pas dans l’Italie des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, à une véritable reprise des procès contre les responsables du génocide. La procédure judiciaire engagée entre 1996 et 1998 à l’encontre de l’ancien Hauptsturmführer de la SS Erich Priebke fait ainsi figure d’exception. La justice italienne avait émis dès 1946 un mandat d’arrêt à l’encontre de Erich Priebke, mis en cause dans le massacre des Ardéatines. Retrouvé en Argentine en 1994 sur indication du centre Simon Wiesenthal, Priebke est extradé vers l’Italie en 1995. Acquitté en août 1996 par le tribunal militaire de Rome en raison de « circonstances atténuantes », Priebke est condamné après cassation du verdict en juillet 1997 à quinze ans de réclusion par le tribunal militaire de Rebbibia, puis nouvellement condamné en appel en mars 1998 à la prison à perpétuité (http://www.difesa.it/GiustiziaMilitare/RassegnaGM/ Processi/Priebke+Erich/). Aux yeux de l’historienne Marie-Anne Matard-Bonucci, il s’agit toutefois d’une « tentative inaboutie sur le terrain de la remémoration collective » [Matard-Bonucci, 1998]. Sur le plan de l’analyse des politiques mises en œuvre par l’occupant nazi tout d’abord. Il est, en effet, à noter que le chef d’accusation de génocide, retenu par la justice argentine pour justifier l’extradition, n’a en revanche pas été pris en compte par la justice italienne en vertu du principe de non rétroactivité de la loi. Sur le plan de la prise de conscience des responsabilités italiennes d’autre part. Alors que Priebke assumait les fonctions d’officier de liaison entre autorités allemandes et autorités italiennes, la question des implications italiennes dans la mise en œuvre du massacre reste en marge du procès. Plus largement, contrairement à ce qui s’était passé en France après le procès Barbie, qui a été suivi de près par des procédures à l’encontre des responsables français du génocide, la justice italienne n’a pas rouvert de procédures à l’encontre d’anciens fonctionnaires ou miliciens de la RSI [Galimi et Flores in Flores et al.]. Ce n’est pas, en effet, sur le terrain judiciaire que l’Italie des années quatre-vingt-dix a accepté de reconnaître les responsabilités du fascisme dans la persécution antisémite. Un certain nombre de commissions d’enquête ont, en revanche, vu le jour, qui ont permis de mettre en lumière la nature des politiques de persécution du fascisme et l’ampleur de la collaboration du régime avec l’Allemagne nazie. Ainsi, une « Commission pour la reconstruction des épisodes ayant caractérisé en Italie les activités d’organismes publics et privés visant à l’acquisition des biens des citoyens juifs » a-t-elle été mise en place par un décret de la Présidence du conseil des ministres du 1er décembre 1998. Cette commission, présidée par l’ancienne ministre et députée Tina Anselmi et mieux connue sous le nom de « Commission Anselmi » a été l’équivalent italien de la « mission Mattéoli » française. Ses travaux ont non seulement permis une première reconstruction historique des spoliations, mais encore une première analyse du processus de réinsertion des anciens persécutés dans la société italienne et de restitution des postes de travail et des biens spoliés [Commissione Anselmi]. En novembre 2002, une nouvelle Commission a été mise en place par le gouvernement italien pour tenter de retrouver les bibliothèques du séminaire rabbinique de Rome et de la Communauté juive romaine prélevées par l’occupant allemand entre octobre et décembre 1943. La commission a rendu son rapport final en février 2009. Ses travaux se sont toutefois conclus sur un constat d’échec – dans la mesure où les ouvrages recherchés n’ont pas pu être retrouvés [Commissione per il recupero del patrimonio bibliografico della Comunità ebraica di Roma, razziato nel 1943]. On le voit, ces commissions d’enquête ont toutefois porté sur la dimension matérielle de la persécution. Aucune commission d’enquête nationale n’a été chargée d’évaluer les responsabilités proprement italiennes dans les arrestations et les déportations des années 1943-1945. Ce sont principalement les recherches menées au Centre de documentation juive contemporaine de Milan (CDEC) qui ont permis de faire la lumière sur ce point [Picciotto]. Bibliographie essentielle Commissione per la ricostruzione delle vicende che hanno caratterizzato in Italia le attività di acquisizione dei beni dei cittadini ebrei da parte di organismi pubblici e privati [dite Commissione Anselmi], Rapporto generale, Rome, Presidenza del Consiglio dei ministri/ Dipartimento per l’informazione e l’editoria, 2001. Commissione per il recupero del patrimonio bibliografico della Comunità ebraica di Roma, razziato nel 1943, Rapporto finale, consultable sur Internet à l’adresse suivante: http://www.governo.it/Presidenza/USRI/confessioni/ rapporto/rapporto_finale_attivita_Commissione2.pdf Parlamento italiano, Commissione parlamentare di inchiesta sulle cause dell’occultamento di fascicoli relativi a crimini nazifascisti, http://www.camera.it/_bicamerali/nochiosco. asp?pagina=/_bicamerali/leg14/crimini/home.htm Paola Bertilotti, «Riconoscimento, reintegrazione e risarcimento. Le vittime della persecuzione antisemita in Italia 19441965», Italia contemporanea, 254, 2009, p. 43-59. (2009,1) Paola Bertilotti, « La notion de déporté en Italie, de 1945 à nos jours. Droit, politiques de la mémoire et mémoires concurrentes », in : Tal Bruttmann, Laurent Joly, Annette Wieviorka (dir.), Qu’est-ce qu’un déporté ? 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Le 24 mai 1915, par une déclaration commune solennelle, la Russie tsariste s’est d’ailleurs associée à ses alliés de l’Entente, la France et la Grande-Bretagne, pour faire «savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres», des massacres déjà désignés comme des «crimes contre l’humanité et la civilisation» ou des «crimes de lèse-humanité». Cette même année, une médaille commémorative, sans doute la première du genre, est frappée en Russie. Elle porte l’inscription : «Russes et Arméniens unis dans l’épreuve». Le produit de sa vente est destiné à aider les réfugiés dont on fait connaître le sort au cours de conférences et de soirées dans les centres communautaires. On y projette des reportages de guerre russes sur le front du Caucase. Certaines de leurs images seront reprises, dès 1915, dans des premiers films documentaires ou de fiction comme Ariounod Arevelk (Orient sanglant) de A. Arkadov (Moscou) et Krderi ltzi dak (sous le joug des Kurdes) de A. Minervine (Ekaterinodar). Ce n’est cependant qu’en 1916, avec l’avance de l’armée russe en Anatolie orientale, à travers villes et villages dévastés et déserts, que les Arméniens du Caucase prennent réellement la mesure de l’ampleur de la catastrophe, également confirmée par les premiers témoignages publiés en Occident dès 1915. En 1919, la traduction russe du témoignage de H. Barby est publiée à Tiflis, tandis que paraissent à Constantinople des traductions arméniennes de Morgenthau, Lepsius, Bryce, Pinon. La perception des événements se fait néanmoins au travers du prisme de la guerre, premier conflit mondial où l’hécatombe a atteint un degré sans précédent sur tous les fronts. On espère que la paix signifiera un retour à la «normale» et le retour des réfugiés dans leurs foyers. C’est l’un des thèmes à l’ordre du jour de l’Assemblée arménienne qui réunit à Petrograd, en mai 1916, les organisations nationales de l’Empire russe. L’éclatement de l’empire tsariste consécutif aux défaites et révolutions de 1917 plonge bientôt les Arméniens orientaux, comme l’ensemble du Caucase dans une autre tourmente. L’offensive de l’armée ottomane profitant du vide laissé par le départ des troupes russes pour marcher sur Bakou, à travers le Nakhitchevan, le Zanguezour, le nord de l’Iran et le Karabagh, prolonge les massacres d’Anatolie et démontre la volonté d’anéantissement de l’ensemble des Arméniens au-delà des frontières de l’Empire ottoman. Dans la région de Erévan, le sursaut de résistance d’une population consciente du sort qui l’attend en cas de victoire turque, pour avoir été confrontée aux flux de réfugiés depuis le printemps 1915, permettra la naissance de l’Etat arménien. Entre le 21 et le 25 mai 1918, les Turcs sont ainsi repoussés aux portes de Erévan par les forces nationales, constituées par les soldats arméniens de l’ancienne armée tsariste et les légions de volontaires, soutenues par une levée en masse, lors de batailles désespérées aux portes de Erévan. L’éphémère tentative de Fédération transcaucasienne ne résiste pas à la poussée turque et aux intérêts divergents de ses composantes arménienne, géorgienne et azérie. Et après les proclamations unilatérales d’indépendance par la Géorgie, forte de la protection allemande (26 mai), suivie par l’Azerbaïdjan, les représentants arméniens se résignent, à leur tour, à proclamer l’indépendance le 28 mai. Une indépendance qui n’avait pas été envisagée pour l’ancien gouvernorat tsariste de Erévan, province arriérée et à la population mixte, mais devenue nécessaire pour conclure la paix avec la Turquie, et finalement assumée comme une nécessité historique pour réaliser le projet historique de rassemblement des terres et des hommes. Un héritage douloureux pour un Etat nouveau-né Comme pour les Juifs, le génocide, même si on ne le nomme pas encore ainsi, est un des éléments constitutifs de l’identité nationale des Arméniens à l’époque contemporaine. Cependant, à la différence des Juifs, il ne constitue pas un des arguments de légitimation de la création ou de la renaissance d’un Etat national, un lieu où il existerait la possibilité de vivre normalement, sans discrimination et en sécurité, un lieu qui permettrait le retour et la fin de la diaspora, conçue comme une situation «hors norme», sinon «dangereuse». Pour les Arméniens, le génocide symbolise l’échec du projet national d’émancipation, plus fédéraliste qu’indépendantiste à l’origine, un projet prônant une plus grande autonomie locale et des réformes en vue d’établir l’égalité des droits et la sécurité des personnes et des biens dans un cadre impérial rénové, respectueux des minorités. Le génocide signifie la disparition des terres ancestrales, du cœur de la «vraie» patrie située dans l’Empire ottoman, là où devait s’incarner ce projet. La république créée autour de Erévan, dans une province périphérique du Yerkir (pays), ne s’imposera pas d’emblée comme République d’Arménie : elle est désignée à ses débuts comme «République araratienne» ou «République de Erévan», ne recouvrant qu’une partie du projet d’»Arménie intégrale» présenté à la Conférence de la Paix de Paris, devant laquelle se présentent deux délégations, celle de la République et des Arméniens de Russie, menée par Avétis Aharonian, et celle des Arméniens de Turquie, dirigée par Boghos Noubar Pacha. A l’inverse des Juifs, le génocide constitue l’acte fondateur non de l’Etat, mais de la diaspora, quand la nouvelle entité politique créée autour de Erévan ne réussira ni à sauvegarder sa souveraineté, ni à inclure dans ses frontières les vilayets d’Anatolie orientale attribués par le traité de Sèvres (10 août 1920), ni à obtenir le retour des réfugiés dans leurs foyers. D’où la difficulté originelle de l’Etat arménien à assumer l’héritage du génocide, sauf à héroïser le martyr et à revendiquer des réparations pour effacer l’injustice. Ce sera le cas dès le premier anniversaire de la proclamation de l’indépendance, le 28 mai 1919. Le souvenir des victimes, s’il est évoqué, est mis au second plan par l’Acte d’Union des deux Arménies, une décision prise en réponse au IIe Congrès des Arméniens occidentaux de février 1919 qui exigeait le jugement en cour martiale des auteurs des crimes contre les Arméniens - Guillaume II, principaux dirigeants JeunesTurcs, Enver, Talaat, Djemal, Nazim, Behaeddin Shakir, ainsi que les gouverneurs et responsables administratifs - et demandait l’indemnisation des victimes ainsi que le retour dans leurs foyers. La naissance du «24 avril» dans les capitales des pays coupables : Constantinople et Berlin Ce n’est donc pas à Erévan, la capitale de l’Etat Arménien, mais à Constantinople, sur le lieu même des événements - la rafle des notables arméniens de la capitale ottomane qui, en décapitant la nation, donne le coup d’envoi de l’extermination qu’a lieu la première commémoration du 24 avril (11 avril selon l’ancien calendrier). Dans la ville occupée par les Alliés depuis l’armistice de Moudros (30 octobre 1918), tandis que s’organise le procès des criminels de guerre Jeunes Turcs, le 12 avril 1919, une cérémonie laïque et religieuse en hommage aux grandes figures nationales disparues est organisée par un «Comité du souvenir du 11 (24 avril)». Evocation des disparus, lecture de poèmes, discours politiques et partie artistique alternent au cours de la cérémonie où l’on annonce aussi le projet de création d’un fonds d’aide aux familles des victimes. Pour l’occasion, un premier ouvrage mémorial a aussi été préparé par l’auteur de célèbres almanachs, Théodik. Des extraits en ont régulièrement été publiés dans la presse diasporique. Les rééditions en fac similé de 1985 et 1990 à Erevan, précédées d’une introduction de l’historien Galouste Galoyan, constituent en elles mêmes une étape dans la «récupération» de la mémoire à l’époque soviétique. Il comprend des biographies et des photographies des grandes figures déportées, des témoignages, un article d’Aram Andonian, lui-même rescapé de la déportation. Jusqu’au tournant du cinquantenaire en 1965 quand commencent les manifestations de rue, la commémoration du 24 avril 1919 de Constantinople servira de modèle au rituel du souvenir. A la même époque, une autre commémoration a lieu dans la capitale de l’ancien allié vaincu de l’Empire ottoman, à Berlin, où la toute jeune République de Weimar essaie de se démarquer de la politique du Reich et du Kaiser déchu. Le 14 mai, dans la grande église catholique Ste Edwige, une messe de requiem, chantée par la chorale de l’opéra de Berlin-Charlottenburg, est célébrée, en présence de députés du Reichstag, du corps diplomatique, de membres du clergé, d’intellectuels, de la presse. Auparavant, la communauté arménienne de Berlin, qui avait été l’un des grands lieux de formation des intellectuels avant 1914, avait organisé, le 20 mars, une soirée d’hommage dans la salle du théâtre Urania, en présence du Professeur et arménologue Marquart. Armin Wegner, ancien officier du Corps sanitaire allemand dans l’Empire ottoman et, à ce titre, témoin oculaire des événements dont il vient de publier le récit, y présente une conférence, «la tragédie du peuple arménien dans les déserts de Mésopotamie», illustrée par ses photographies personnelles qui constituent, à ce jour, la principale documentation iconographique sur le génocide. La soirée sera perturbée par une centaine d’étudiants turcs dont le fils de l’ambassadeur ottoman, et leurs amis allemands. Une bagarre s’ensuit provoquant l’intervention de la police. Le long «oubli» de Erévan La première cérémonie du souvenir officielle dans l’Etat arménien ne semble avoir été organisée que l’année suivante, en avril 1920, sous la forme d’une messe de requiem spéciale, célébrée par le catholicos Kévork V Souréniantz dans la cathédrale d’Etchmiadzine, en présence de représentants des autres cultes - catholique et protestant. Le catholicos annonce sa décision de faire du 11/24 avril une «journée nationale du souvenir des victimes de la Première guerre mondiale», «fête» religieuse à introduire dans le calendrier liturgique dès l’année suivante. Mais un an plus tard, en avril 1921, la République d’Arménie, prise en tenaille entre la Russie bolchevique et la Turquie kémaliste a été soviétisée (2 décembre 1920), retombant dans l’orbite russe. Le traumatisme du génocide n’a pas été pour rien dans la résignation à la perte de l’indépendance : «Mieux vaut les Russes que les Turcs» sera le principal argument de légitimation du régime soviétique en Arménie. Pour la nouvelle Russie bolchévique et «internationaliste», l’»axe Ankara-Moscou» devient le fondement des nouvelles relations entre les deux pays «ennemis historiques» (treize guerres en deux siècles). C’est l’alliance des Etats successeurs des défunts empires tsariste et ottoman, unis par la défaite dans une commune détermination à consolider leur nouveau régime respectif et à s’affirmer comme puissances régionales face à l’Entente franco-britannique victorieuse. S’il n’est pas exempt d’arrièrepensée de part et d’autre, le traité d’Amitié soviéto-turc de Moscou (16 mars 1921) scelle l’entente en fixant les frontières de Transcaucasie par dessus la tête des trois républiques concernées, dont l’Arménie qui en est la grande perdante. Dès lors, et jusqu’au cinquantenaire, le 24 avril ne sera plus commémoré que dans l’émigration, non sans dissensions. Certes, en diaspora, les tensions entre partisans et opposants du régime soviétique se manifestent surtout autour des commémorations à connotation directement politiques, comme l’anniversaire de l’indépendance (28 mai 1918) ou celui de l’insurrection populaire contre les bolchéviks du 18 février 1921, célébrés par le parti Dachnaktsoutioun, tandis que la déclaration de soviétisation (29 novembre 1920) est fêtée par les courants communistes et les divers «compagnons de route». La journée du souvenir du 24 avril devient aussi l’enjeu de ces luttes au caractère parfois extrême, suivant en cela les tensions provoquées par la volonté de l’URSS d’une contagion révolutionnaire. En 1933, l’évêque de New York, Mgr Levon Dourian, est assassiné en pleine messe de Noël. Cette même année où les Etats-Unis avaient fini par reconnaître l’URSS, la querelle autour du maintien du drapeau tricolore de la république indépendante comme emblème national s’était exacerbée et Mgr Dourian, primat d’un diocèse contrôlé par le pouvoir soviétique par l’intermédiaire d’Etchmiadzine, avait refusé de participer à une soirée organisée par l’Association des amis des écrivains disparus le 24 avril, au prétexte que le tricolore y était déployé. En France, autre grand terrain d’affrontements entre pro- et anti-soviétiques, lieu de refuge du gouvernement en exil de la République indépendante, on a aussi des exemples des combats autour de cette commémoration. Ainsi Missak Manouchian, lui-même orphelin de 1915, peutil écrire que cette cérémonie est un «attirail du bazar nationaliste des dachnaks» qui «attise les haines raciales». Il faudra attendre 1965 et le dégel post-stalinien, pour qu’à l’occasion du cinquantenaire, le 24 avril devienne une journée du souvenir autorisée, commémorée en général dans l’unité, en diaspora comme dans la RSS d’Arménie. Pour la première fois depuis la soviétisation, une messe est alors célébrée à Etchmiadzine, tandis que les autorités organisent une cérémonie à l’Opéra de Erévan, en présence des dignitaires du régime et de personnalités de la diaspora. Pour la première fois aussi, une énorme manifestation politique de 100 000 à 200 000 personnes déferle dans les rues de Erévan aux cris de «justice» et «nos terres», débordant le cadre feutré de la commémoration officielle. Une manifestation plus modeste, mais fortement symbolique, se déroule en même temps à Moscou devant l’ambassade turque. Dans les mois qui suivent, la direction du parti est purgée avec une mise en accusation en règle des «survivances du nationalisme bourgeois». Néanmoins, la manifestation de rue à l’occasion du 24 avril fera partie du nouveau rituel commémoratif en Arménie, comme en diaspora, où jusque-là, la célébration de cette journée du souvenir ne sortait pas des salles. Ce n’est cependant que le 22 novembre 1988, dans le contexte de la montée du mouvement démocratique et national que le Soviet Suprême de la RSS d’Arménie fera du 24 avril une journée nationale fériée du souvenir des victimes du génocide des Arméniens. A l’automne 1990, alors que l’Arménie s’était engagée dans le processus d’accès à l’indépendance par la voie légale, Levon Ter Pétrossian, président du Parlement issu des premières élections relativement libres, déclarait en privé que ce vote constituait à ses yeux une des grandes victoires du Comité Karabagh. C’était la première fois où, sous la pression populaire, le Soviet suprême républicain sortait de son rôle de chambre d’enregistrement des décisions du pouvoir central. La création de lieux de mémoire Au delà d’une date anniversaire symbolique, la mémoire institutionnelle a besoin de lieux et de monuments pour s’incarner. Dans ce domaine, on peut également constater le «retard» de l’Etat arménien sur la diaspora. C’est en effet à Antelias, près de Beyrouth, au siège du catholicossat arménien de Cilicie qu’est érigé, dans les années 1950, le premier monument mémorial : une chapelle votive où sont déposés des ossements recueillis dans le désert de Deir-ez Zor. Le second monument du souvenir est érigé en 1960, toujours au Liban, dans la cour du patriarcat catholique arménien de Bzommar. C’est le début d’une longue série dont le tableau permet de mesurer le dynamisme et le pouvoir d’influence des diverses communautés. La construction de ces monuments ne va pas toujours sans mal, en raison des pressions turques, même lorsqu’ils sont situés dans des espaces privés, le plus souvent dans la cour des églises locales. On se souvient encore des incidents diplomatiques liés à la construction du monument de Marseille en 1973. En Arménie, le premier monument est aussi érigé dans l’enceinte de l’Eglise, à Etchmiadzine en 1965 et inauguré par le catholicos Vazken Ier. C’est un ensemble de khatchkars (croix de pierres) surmonté d’un aigle, avec un bouclier et une épée, emblèmes des royaumes arméniens ... et de la République indépendante, avec les noms gravés des hauts lieux de résistance. Une symbolique patriotique similaire transparaît aussi dans le monument plus modeste, érigé la même année rue des Katchakortz (preux) à Erévan. Mais ce n’est qu’en 1967 que l’Etat arménien inscrit la commémoration dans l’espace public avec la construction du mémorial de Tzitzernakapert, la colline aux hirondelles. Il convient néanmoins de noter que l’inauguration n’a pas lieu le 24 avril, mais le 29 novembre, le jour anniversaire de la soviétisation. Le souvenir des victimes et de la catastrophe majeure de l’histoire nationale est ainsi à nouveau associé au thème récurrent de la propagande en faveur du régime : la survie grâce au protectorat russe. D’autres monuments commémoratifs commencent à parsemer le paysage du pays, d’abord dans les villages créés par les réfugiés de 1915, aux noms évocateurs de la patrie perdue : à Nor (nouvelle) Kharpert (en 1965), Nor Sebastia (1970), Nor Erzenka (1973), ou encore Noubarachen/ Sovetachen, qui a accueilli des «rapatriés» en 1936 ou 1946-1948 (1975), Palahovid (1979), Mardouni (1980), ou encore Tzovachen, dans la région de Taline où se sont regroupés les rescapés du Sassoun. A la fin des années 1980, de nouveaux monuments allient le souvenir des victimes de la barbarie turque de 1915 à celui des victimes des pogroms azéris de Soumgaït (février 1988) : c’est le cas notamment à Ohanavan (région d’Achtarak) en 1989 et à Stepanakert, la capitale du Haut Karabagh. Le rappel des «résistances héroïques» aux Turcs est une autre façon d’entretenir indirectement la mémoire du génocide : mémorial à la bataille de Sardarabad qui, en mai 1918, permit d’arrêter les troupes ottomanes aux portes de Erévan quelques jours avant la proclamation d’indépendance (1968) ; stèles rappelant les résistances d’Hadjin (Nor Hadjin, 1976) ou celle de Moussa Ler, dans le village près d’Etchmiadzine qui a repris le nom de la montagne de Moïse immortalisée par Franz Werfel ; monument à l’insurrection de Van (Achtarak, 1981). Citons également les statues aux héros de ces luttes (Antranik (1987), Kévork Tchavouch (1987 ; dans la région de Taline), Nejdeh (1990), ou encore aux fédaïs anonymes, réunissant le culte des combattants de la fin du siècle dernier avec ceux du mouvement du Karabagh (1989). Pour ce qui est des victimes, le moine musicien Komitas, rescapé du massacres des élites de Constantinople du 24 avril, mais qui en perdit la raison et mourut en exil à Paris, est le premier et de loin celui auquel on a rendu le plus hommage (monuments, noms de rues ou d’écoles, etc.). Inauguré en avril 1995, pour le 80e anniversaire, le musée du génocide à Tzitzernakapert, à proximité du mémorial, parachève la prise en charge officielle de la mémoire de 1915 par l’Etat arménien, tout en figeant ses contours. Rwanda Le génocide des Tutsi du Rwanda Par Jean-Pierre Chrétien En 100 jours, entre le 7 avril et le 4 juillet 1994, près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été tués au Rwanda, un pays de 7 millions d’habitants. Les organisations internationales ont constaté l’horrible réalité de ce génocide dès novembre 1994 quand a été décidée la création d’un Tribunal pénal international pour en juger les responsables. 1. Le Rwanda avant le génocide : les anciens clivages sociaux et politiques et les remodelages de l’époque coloniale Depuis deux millénaires au moins le Rwanda est peuplé par les ancêtres des Hutu, des Tutsi et des Twa, trois identités sociales héréditaires en voie patrilinéaire. Les trois groupes se distinguaient par leurs activités sociales : l’agriculture pour les Hutu, l’élevage des bovins pour les Tutsi, la chasse et la poterie pour les Twa. Ces métiers, complémentaires dans l’économie de subsistance du pays, n’étaient pas exclusifs : les Hutu élevaient aussi des vaches et les Tutsi étaient devenus aussi des agriculteurs. Les hiérarchies étaient liées à l’organisation politique du royaume qui avait peu à peu contrôlé le territoire actuel du Rwanda entre le 17e et le 19e siècle : Cette situation inégalitaire va être investie dès la fin du 19e siècle par les théories raciales européennes. La théorie opposant ainsi Tutsi et Hutu sous les vocables de « Hamites » et « Bantous » fut dès lors développée et propagée de manière lancinante. Cela fut suivi d’une série de décisions prises à l’unisson tant par l’administration civile que par les autorités ecclésiastiques catholiques, qui aboutirent à la consolidation d’une aristocratie tutsi, jugée « naturelle », travaillant au service de l’ordre colonial. Cette scolarisation inégalitaire fut la cause de graves frustrations dans la jeunesse instruite. Dans les années 1930, les Belges introduisirent sur les livrets d’identité imposés aux hommes adultes valides la mention de leur ethnie (Hutu, Tutsi ou Twa) en lieu et place du clan et souvent cette inscription des différences se basa sur le nombre de vaches possédées 2. La « Révolution sociale » et la reproduction du racisme colonial L’élite hutu de la fin des années 1950 accusait les Tutsi d’être responsables de tous les choix politiques et sociaux, tout en sachant que le pouvoir réel était dans les mains des autorités politiques et ecclésiastiques européennes. Les ressentiments créés au sein de la couche instruite rwandaise par les privilèges accordés aux Tutsi dans le cadre colonial ont donc creusé de façon perverse un fossé social calqué sur l’idéologie raciale qui l’accompagnait. Le choix tactique de l’élite hutu, adopté en connivence avec ses protecteurs missionnaires, et consistant à dénoncer globalement la monarchie tutsi et même tous les Tutsi comme responsables des souffrances globales des Hutu (en oubliant le sort équivalent des paysans tutsi), va prolonger ce quiproquo au moment de la décolonisation. Des leaders hutu publient le Manifeste des Bahutu (le 24 mars 1957) qui lie tout le débat social à la question ethnique comme le souligne le soustitre du document, « note sur l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda ». Dès lors, avec la bénédiction de l’Eglise et de l’administration coloniale, « le peuple hutu, autochtone et majoritaire », est opposé à « la minorité conquérante des seigneurs tutsi ». Face aux revendications d’indépendance de leaders proches du mwami, le « colonialisme tutsi » est dénoncé en priorité. La Toussaint marqua l’irruption de la violence. La fin 1959 vit aussi la création des partis politiques : l’Aprosoma (Association pour la promotion sociale de la masse) insistait sur les droits de la masse populaire hutu ; l’Unar (Union nationale rwandaise), composée à peu près de deux tiers de Tutsi et d’un tiers de Hutu, soutenait la monarchie et réclamait l’indépendance immédiate ; le Rader (Rassemblement démocratique rwandais) était également composé de Hutu et de Tutsi, il comprenait beaucoup d’auxiliaires tutsi de l’administration et était hostile à la monarchie ; enfin le Parmehutu (Parti du mouvement pour l’émancipation hutu) affichait par définition la promotion d’un pouvoir hutu. Grégoire Kayibanda, le fondateur de ce parti, parlait dès octobre 1959 de « restituer le pays à ses propriétaires » et en mai 1960 son Comité national déclarait que « le Rwanda est le pays des Bahutu (Bantu) et de tous ceux, blancs ou noirs, tutsi, européens ou d’autres provenances, qui se débarrasseront des visées féodo-colonialistes ». Selon le Parmehutu, seuls les Hutu étaient donc des Rwandais dignes de ce nom, les Tutsi venant après les « Blancs » pour être admis sous condition. Le Parmehutu triompha aux élections communales de 1960 avec plus de 70 % des voix. La tournure raciste de cette révolution politique, organisée à l’ombre de la Tutelle belge toujours présente, transparaît dans la propagande qui l’accompagne. Il faut bien constater la dimension raciste du choix politique dit « démocratique » dans ce contexte, puisqu’il définit une majorité de naissance et met en scène une globalisation « ethnique » des problèmes sociaux. « L’équilibre » recherché s’exprima dans un système de quotas, officialisé dès la Première République sous le président Kayibanda (1962-1973) dans l’Instruction n° 01/38/7102 du 28 février 1971 et dans les résolutions du Séminaire de formation du MDR-Parmehutu tenu à Kigali en 1972 : dans les écoles, les Hutu devaient être 85%, les Tutsi 14% et les Twa 1%. Par ailleurs, environ la moitié des Tutsi rwandais se sont enfuis dans les pays voisins (Burundi, Congo, Tanzanie, Ouganda) depuis le début des années 1960 et ensuite chaque crise interne du régime se solda par des reprises de violences contre les Tutsi, traités en boucs émissaires récurrents. A la Noël de 1963 un petit raid de réfugiés dits inyenzi (« les cafards ») venus du Burundi (rapidement bloqués au Bugesera, au sud-est du pays) suscite une répression massive contre les Tutsi restés au Rwanda (au moins 10000 morts en préfecture de Gikongoro au début de 1964) qui s’avère aussi très utile pour le régime, fragilisé par des divisions internes au sein du Parmehutu devenu parti unique. Une situation analogue déclenche encore au début de 1973 des persécutions contre les Tutsi et une nouvelle vague de réfugiés En juillet 1973, Habyarimana, accueilli d’abord comme un leader moins sectaire que son prédécesseur, renforça la politique de « l’équilibre ethnique et régional ». Ce système fonctionna durant trente ans dans l’enseignement et l’administration, mais aussi dans le secteur privé, barrant la route de l’éducation à de nombreux jeunes Tutsi (la tolérance légale, compte tenu de l’émigration, étant estimée a priori à 9%), mais aussi à des Hutu issus d’autres régions que celle du président. Cette situation entretint la méfiance, la haine et la peur réciproques au sein des nouvelles générations, en dépit de l’évolution économique et sociale qui aurait pu favoriser l’abandon d’un tel carcan. Les difficultés économiques et politiques du régime à la fin des années 1980 ravivèrent deux antagonismes : élites du Sud contre élites du Nord et Hutu contre Tutsi. C’est dans ce contexte qu’intervient le 1er octobre 1990 une attaque, sur la frontière nord, de réfugiés rwandais de deuxième génération, regroupés dans le Front Patriotique Rwandais (FPR), un mouvement dont le programme était nationaliste et progressiste à l’image du régime de Museveni en Ouganda. Cette guerre civile suscite durant trois ans une course contre la montre entre une logique de compromis, de recherche de la paix et de démocratisation et une logique de guerre et de recours systématique à la haine du Tutsi. Dès lors le jeu politique à Kigali tourne autour de trois pôles, le président, l’opposition hutu et le FPR, ce qui offrait une chance de dépasser le dualisme « ethnique ». Mais parallèlement, la « maisonnée » présidentielle (l’akazu) et les durs du MRND déploient une stratégie de revitalisation du racisme antitutsi. En décembre 1990 est diffusé un « appel à la conscience des Bahutu contenant « dix commandements » qui appellent à la haine et à l’exclusion : « Les Batutsi sont assoiffés de sang... Ils se sont servis de deux armes contre les Bahutu, l’argent et les femmes... Les Bahutu doivent cesser d’avoir pitié des Batutsi ». Cette propagande est relayée par une presse extrémiste officieuse, notamment le bimensuel Kangura (« Réveil »). Les Hutu sont invités à partager une pensée unique, celle du « peuple majoritaire » (rubanda nyamwinshi), fondement d’un Hutu power solidaire et exclusif. Quant aux Tutsi, intrinsèquement pervers, ils doivent être neutralisés. Ils ne seraient que des immigrés étrangers qui ont appris le gihutu (la langue kinyarwanda étant attribuée aux seuls Hutu). Les violences dans le pays font écho à cette propagande : tuerie de Kibirira, près de Gisenyi à la fin d’octobre1990, massacre des Bagogwe (un groupe traditionnel de pasteurs tutsi du nord-ouest sans aucune influence politique, mais proche d’un camp de parascommandos) en janvier 1991, massacres du Bugesera, au sud-est du pays, en mars 1992, sur la base d’une provocation orchestrée par la radio nationale. A chaque avancée des négociations à Arusha, des pogromes éclatent, avec la caution d’autorités locales, pour déstabiliser le processus de paix : à Kibuye en août 1992, à Gisenyi en janvier 1993. Par ailleurs, depuis septembre 1991, l’Etat-major a demandé à l’administration locale de mettre en place « un système d’autodéfense civile et, en septembre 1992, son chef, le colonel Déogratias Nsabimana, présente les travaux d’une commission spéciale sur « l’identification de l’ennemi », ce terme englobant les Tutsi de l’extérieur et de l’intérieur, les Hutu ayant des relations avec eux ou opposants au régime, les étrangers mariés à des femmes tutsi et « toutes les peuplades nilo-hamitiques » de la région. En mars 1992 un nouveau parti extrémiste, proche du pouvoir, la Coalition pour la Défense de la République (CDR) est créé. Il agit à l’unisson des médias de la haine. Entre mai et juillet 1992, des Hutu modérés dénoncent le péril : lancement d’une milice dite interahamwe (« les attaquants solidaires ») par le MRND, existence d’un « réseau zéro » de style « commandos de la mort ». En novembre 1992, le président Habyarimana traite de « chiffon de papier » un accord intervenu à Arusha et un universitaire, leader du MRND en région de Gisenyi, Léon Mugesera, déclare publiquement à l’intention des Tutsi : « La faute que nous avons faite en 1959…c’est que nous vous avons laissés sortir sains et saufs. […] Moi je t’apprends que votre pays c’est l’Éthiopie, et nous allons vous expédier sous peu via Nyabarongo en voyage express ». Dès lors le milieu extrémiste va s’employer à faire éclater l’opposition intérieure, en agitant plus que jamais la menace tutsi et en traitant de « complices » (ibyitso) les Hutu qui refusent d’adhérer à ses thèses. La reprise des attaques du FPR en février 1993 va favoriser la scission souhaitée : un courant dit Hutu power, hostile aux négociations avec le FPR et favorable à un rapprochement avec Habyarimana, se développe au cours de l’année 1993. Cette logique va être défendue avec virulence par une nouvelle radio privée, la RTLM (Radio Télévision libre des Mille Collines), créée durant l’été de 1993, et qui est en fait liée à l’akazu et aux extrémistes, dans la ligne de Kangura. La signature des accords d’Arusha en août 1993, la perspective d’un partage du pouvoir avec l’opposition démocratique et le FPR, enfin le départ des troupes françaises, solidaires du régime, en décembre 1993, au profit d’un contingent de Casques bleus (dits de la Minuar) furent vécus comme une catastrophe par les extrémistes qui s’employèrent à saboter l’application de ces accords et à faire monter la tension en utilisant méthodiquement la tactique de la « propagande en miroir », qui consistait à prophétiser un massacre de Hutu tout en préparant le génocide des Tutsi. Un lynchage médiatique a précédé le passage à l’acte en préparant la mise en condition de la population 3. Des tueries organisées : déroulement, lieux et formes du génocide Le soir du 6 avril, le président Habyarimana périt dans un attentat qui abat son avion sur l’aéroport de Kigali. La machine du génocide se déclenche aussitôt. Les tueries ne se développent pas comme le fruit incontrôlé d’une « colère populaire », comme l’affirma le gouvernement intérimaire (dit des « sauveurs », abatabazi) dirigé par le président Théodore Sindikubwabo et le Premier ministre Jean Kambanda, constitué le 8 avril sous l’égide du comité militaire formé dès les premières heures par le colonel Bagosora. Les deux fers de lance des massacres sont, d’une part, des unités de l’armée et de la gendarmerie, en premier lieu la Garde présidentielle, d’autre part, les milices interahamwe, organisées depuis des mois en formation paramilitaire au titre de « l’autodéfense civile ». Ce qui va être appelé une « guerre », à savoir l’extermination planifiée des Tutsi se présente comme une campagne durant laquelle vont être progressivement mobilisés les autorités politiques de la mouvance dite Hutu power, regroupant l’ancien parti unique MRND et les secteurs extrémistes des partis MDR, PL et PSD, et les cadres militaires, administratifs et sociaux, du pays, sous l’effet conjoint des convictions racistes, de la menace et des promesses de récompense. Des milliers de Hutu, rétifs à cette logique, seront également victimes des massacres en tant que « complices des Tutsi ». Avant même la mort du Président, des témoignages attestent les préparatifs : entraînements de miliciens, armes cachées, réunions secrètes chez des bourgmestres. On assiste donc à une stratégie par étapes. Des meurtres ciblés de personnes fichées sur des listes préétablies (journalistes, avocats, des hommes d’affaires, fonctionnaires, médecins…) ont lieu à Kigali dès le 7 avril, incluant parmi les victimes les personnalités hutu libérales qui devaient faire appliquer les accords d’Arusha, à commencer par le Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, et dix Casques bleus belges, dont la mort va provoquer le retrait d’une grande partie du contingent de la Minuar. Le même jour, des tueries commencent dans différentes régions frontalières, préludant à la fermeture du pays qui ôte aux Tutsi même la possibilité de s’exiler. Par exemple, dans la soirée du 6 avril, immédiatement après l’annonce de la mort du Président, le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva, commandant de la région nord-ouest et ancien chef des services des renseignements, lance le « travail » pour « en finir avec les inyenzi » et, le lendemain, à Gisenyi, il proclame que les Tutsi « doivent être exterminés parce qu’ils ont tué le Président » : dans tout le pays, les Hutu extrémistes propageaient la rumeur selon laquelle le FPR et ses complices avaient abattu l’avion du Président et qu’il fallait le venger. La « colère populaire » était donc programmée en vue du « travail » (akazi), un mot désignant habituellement des tâches collectives (défrichements, constructions de routes) et dont l’emploi pour signifier « tuer les Tutsi » avait déjà été rodé lors des massacres antérieurs, depuis les années 1960. Personne ne devait cette fois échapper à son sort, y compris les malades, les vieillards et les enfants. Un témoin interrogé par African Rights raconte comment, dans le quartier de Nyamirambo (à Kigali) le 8 avril, des soldats et des interahamwe ont massacré d’abord des adultes réfugiés dans une école de la paroisse StAndré, avant qu’un autre groupe de tueurs ne s’inquiète de voir la vingtaine d’enfants épargnés, disant : « Paul Kagame (le chef militaire du FPR) avait trois ans quand il a quitté le Rwanda. Comme lui, ces enfants reviendront et nous causeront des problèmes. Nous ne pouvons pas les laisser en vie ». Alors les soldats les firent asseoir sur la route et les abattirent. Le lundi 11 avril, tous les préfets sont convoqués à Kigali par les nouvelles autorités. Seuls les préfets de Butare et de Gitarama ne firent pas le déplacement : ils seront éliminés une semaine plus tard. Les préfets présents reçurent les consignes organisant la décentralisation du « travail ». A partir du 16 avril, les préfets et bourgmestres hostiles à ce processus furent décrétés «inactifs» et destitués, plusieurs furent tués. Le chef d’Etat-major fut changé le 17 avril : Augustin Bizimungu remplaça Marcel Gatsinzi, jugé trop modéré. Le 19 avril, le président Sindikubwabo en personne va installer à Butare un nouveau préfet chargé de mener l’épuration de cette région du sud, y donnant ainsi le signal des tueries. Le ministre de la Jeunesse Callixte Nzabonimana fait de même à Gitarama, au centre du pays. Le 16 mai le président viendra à Kibuye féliciter le préfet pour son œuvre, c’est-à-dire pour l’efficacité du « maintien de l’ordre » entre le 15 et le 25 avril dans cette localité des bords du lac Kivu. Les massacres ne sont donc pas spontanés. Selon un rescapé de la région de Kibuye, « quand les autorités ne venaient pas, les paysans ne venaient pas ». Ce pays rural à plus de 90%, dont l’habitat, malgré la densité démographique (270 hab./km2), est dispersé (des «collines» sans villages), était en fait étroitement encadré et fiché par une hiérarchie administrative qui descend du président aux préfets et sous-préfets, puis aux bourgmestres et aux chefs de colline et aux cellules, tous nommés par le pouvoir de Kigali. De ce point de vue, le génocide est décentralisé. C’est grâce à cette bureaucratisation en milieu rural que des dizaines de milliers de personnes sont exterminées (gutsembatsemba) dans chaque préfecture avant la fin d’avril. Dès le milieu de la première semaine les Tutsi sont incités à se réfugier dans des lieux publics (écoles, dispensaires, églises, stades…), où ils vont être encerclés et massacrés méthodiquement. Les séquences se répètent de manière lancinante. Les miliciens encerclent ces lieux, devenus des abattoirs. Les militaires y jettent des gaz lacrymogènes, des grenades à fragmentation et tirent pour briser toute résistance, puis y pénètrent pour déloger les réfugiés à la fois terrorisés et résignés. Les miliciens attendent aux sorties avec leurs machettes, leurs lances et leurs gourdins cloutés. Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi massacrées en quelques jours : 20 000 à la paroisse de Cyahinda et 35 à 40 000 à Karama (en préfecture de Butare). A N’tarama, à Nyamata, à Rukara, à Zaza (à l’est de Kigali), on a pu voir en mai 1994 ces milliers de corps joncher le sol, les blessures ont été portées à la tête, au cou, aux chevilles, aux bras. A Nyamata, entre le lundi 11 avril et le samedi 14 mai, environ 50 000 Tutsis, sur une population d’environ 59000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9h30 à 16 heures, par leurs voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda. Les tueurs participent à de véritables battues dont les gibiers sont les « cafards », un « travail » bien fait que l’on revient parachever le matin s’il n’est pas terminé le soir. Les routes sont contrôlées par la population mobilisée de gré ou de force, qui appuie les miliciens postés aux barrières, souvent parées de feuilles de bananier, qui contrôlent les passants au faciès ou d’après les cartes d’identité. Les Tutsi sont par définition «l’ennemi infiltré». L’administration répartit les forces, envoie des patrouilles de gendarmes appuyer les miliciens et s’occupe, non sans retard, de déverser les cadavres dans des charniers. Les témoignages sur les tueries ont été multiples : observateurs étrangers (notamment «humanitaires») à Kigali et en d’autres points d’avril à juillet, journalistes suivant la progression du FPR et découvrant les charniers dans l’est du pays à partir du milieu d’avril, récits des rares rescapés rencontrés dans les pays voisins, enfin contact quasi direct avec les tueurs et leurs victimes dans la zone « humanitaire sûre » créée par la France au sud-ouest dans le cadre de « l’opération Turquoise » du 22 juin au 21 août. Le génocide révèle une double obsession d’élimination de l’ennemi intérieur et de négation de son humanité. La cruauté va jusqu’à décapiter des bébés en présence de leur mère ou à laisser des orphelins hurler sur le cadavre de leurs parents, à emmener des filles pour les violer quotidiennement, à forcer un homme à tuer son frère ou sa femme, à laisser crever à petit feu dans les marais ou à jeter dans des fosses d’aisance des gens préalablement liés et blessés à coups de machettes et de gourdins cloutés, à amputer méthodiquement, à forcer les victimes à creuser leur tombe, etc. Tout cela répond à une volonté d’humilier des êtres dans leur chair et dans leur âme. Avant d’être tués, les Tutsi doivent reconnaître qu’ils ne sont pas des Rwandais, à peine des hommes, seulement des «rats», des «serpents», des «cafards». Des témoignages accablants existent sur toutes les régions du Rwanda. Chez les rescapés le traumatisme reste encore aujourd’hui insondable et les silences sont souvent plus éloquents que les phrases dans leurs récits. La RTLM n’a cessé d’accompagner le génocide d’avril à juillet. Environ 10% des Rwandais ont un poste de radio et cette chaîne, contrôlée par la faction extrémiste hutu, est entendue dans tout le pays depuis mars 1994. La RTLM se présente comme « l’Etat-Major des mots », chargé de stimuler le zèle des « combattants » de cette « guerre finale ». Ils dialoguent avec « les jeunes des barrières ». Désignant les Tutsi par les termes inyenzi et inkotanyi, ils décrivent de façon significative ces « ennemis » comme de pauvres hères en fuite, qu’il faut repérer et exterminer. Face à ce « groupuscule de 10% », ils annoncent la victoire totale du « peuple des défricheurs ». Le racisme affiché contre les « petits nez » se double de justifications politiques : ces tueries sont comparées avec l’action de Robespierre durant la Révolution française. Et pourtant la conscience de la nature génocidaire de ce « combat » est démasquée par les conseils des « intellectuels hutu » diffusés à l’approche de l’arrivée des Français : rester prudent dans la parole et cacher les cadavres. La future justice internationale est défiée au nom d’arguments déjà négationnistes : cette guerre « interethnique » serait due à la reprise du conflit par le FPR et les menaces judiciaires viendraient « complices » des Tutsi (comme le général canadien Roméo Dallaire ou le juriste ivoirien René Degni-Ségui, venu enquêter pour la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, et qui est traité de « Sénégalais Machin ». Jusqu’au début de juillet, cette propagande annonce à la fois l’extermination des Tutsi, la nécessité de vaincre pour échapper à la justice et le devoir de garder en son cœur « cette petite chose », à savoir le grand dessein criminel qui doit mobiliser tous les Hutu contre les Tutsi et qui a permis de parler de « nazisme tropical » : « Exterminonsles pour que nos enfants et petits-enfants n’entendent plus parler du nom d’inkotanyi ». Cette radio a aussi fonctionné comme un outil de délation, préparant des raids meurtriers, par exemple contre les réfugiés de la mosquée de Nyamirambo les 10-12 avril. « L’ennemi est là ! Allez le chercher ! Les tombes sont seulement à moitié pleines ! », ce slogan recueilli par un journaliste américain résume le rôle décisif de la propagande durant ce génocide. 4. Un génocide « populaire » : les exécutants, les voisins, les cautions étrangères Mais ce génocide n’a pu réussir que grâce à la conjonction depuis la fin de 1993 de plusieurs forces politiques autour du projet de Hutu power. Aux militants du MRND, s’ajoutent les extrémistes de la CDR, mais aussi ceux du parti d’opposition MDR, ralliés au racisme antitutsi, comme cela apparaît clairement dans l’organisation des tueries en préfecture de Butare. Et ce qui est le plus frappant, c’est la participation populaire aux tueries. Des centaines de milliers de personnes sont impliquées dans les meurtres eux-mêmes ou dans le contrôle et la poursuite des Tutsi. C’est un génocide de proximité où les tueurs sont souvent des voisins. Le journaliste Jean Hatzfeld a recueilli le témoignage de « repentis » de Nyamata qui décrivent leur « travail » quotidien : « On s’éveillait à 6 heure, on mangeait des brochettes et des denrées nourrissantes, à cause des longues courses qu’ils allaient nous demander. On se retrouvait au centre de négoce et on se dirigeait, à travers les bavardages, vers le terrain de football. Là-bas, on nous promulguait les consignes de tueries et les itinéraires de terrain pour la journée ; et on allait en fouillant les brousses, jusqu’à descendre vers les marigots. On formait une chaîne pour entrer dans les papyrus et la boue. Puis on se séparait en petites compagnies de connaissance et d’amitié ». Les frustrations sociales de la paysannerie ont pu être mobilisées à cette occasion. Les exploitations agricoles sont en moyenne de 1 hectare, la production vivrière peine à suivre la croissance démographique, 60% de la population a moins de 20 ans et une masse de jeunes est sans avenir professionnel. Cela étant, il n’y a pas un rapport mécanique entre densité et génocide et la démographie apparaît souvent comme une justification a posteriori. La misère paysanne est un terreau de violence, mais le choix des Tutsi comme boucs émissaires fait intervenir d’autres facteurs. Le monde rural a plusieurs visages : il inclut aussi une petite bourgeoisie rurale, une sorte de « quatrième ethnie », des intermédiaires entre les collines et les centres urbains. Ces notables « profitent de leurs assises rurales pour renforcer leur position économique dans une stratégie d’accès à la ville, et de leur accès à la ville pour ne respecter, des obligations sociales, que celles qui les servent ». Dans cette lutte pour les ressources de la « modernité », l’ethnisme joue un rôle crucial, comme outil de contrôle des ressorts de la puissance dès le niveau local. Lors des tueries, le rôle de ces cadres locaux apparaît comme décisif : directeurs d’école, instituteurs, médecins, catéchistes, employés communaux, moniteurs agricoles, transporteurs, commerçants et, parmi les paysans, les anciens militaires. Ce sont des intellectuels qui sont, sinon aux premières lignes, du moins juste derrière les paysans envoyés chasser le gibier tutsi, organisant les réunions, les barrières et les battues, programmant les actions et lançant les mots d’ordre, parfois parés de feuilles de bananier en signe de ruralité populaire. Le témoignage d’un médecin allemand, présent à Kibuye en avrilmai 1994, montre le rôle de certains commerçants, celui de gendarmes, qui viennent expliquer que, d’après la radio, « tous les Tutsi doivent être exterminés, pour achever et venger des siècles de domination », mais aussi la responsabilité de certains de ses collègues de l’hôpital dans l’épuration de la population de cette localité des bords du lac Kivu (dont 20% environ étaient tutsi), notamment celui d’un cadre médical régional, par ailleurs militant de la CDR. A la mi-mai les fonctionnaires sont invités à aller à leur bureau comme si de rien n’était pour toucher la paie du gouvernement intérimaire. Tout était normal à Kibuye ! Quand les militaires français de l’opération Turquoise arriveront dans cette région, à la fin de juin, ils seront frappés par le calme qui y régnait et par l’amabilité de l’accueil, avant de retrouver quelques rescapés, véritables loques humaines qui avaient passé des semaines cachés dans des trous. La responsabilité politique des élites avait été analysée avec lucidité dès 1993 par un magistrat, François-Xavier Nsanzuwera. Il montrait que pour les jeunes militants des partis extrémistes, leur participation était « une revanche des déshérités », mais menacée par la dérive raciste vers laquelle on les entraînait : « Pour ces jeunes affamés, je pense qu’il n’y a que deux ethnies, les riches et les pauvres. Les Rwandais devraient faire attention à l’ethnisme déguisé. C’est comme cela qu’est né le nazisme ». La montée du racisme comme solution à tous les problèmes mérite donc d’être analysée au niveau des élites. Elle reflétait l’échec de l’idéal « démocratique » sur lequel s’était jouée la construction du pouvoir hutu depuis une génération. Ce sentiment de voir la « révolution sociale » avortée ou dévoyée inspira deux attitudes : l’émergence d’une opposition intérieure en quête de réformes politiques réelles ou la fuite en avant (ou plutôt en arrière) dans une relance de la dénonciation d’un péril tutsi. Il est significatif d’entendre les idéologues du Hutu power développer la notion de révolution «trahie». Un climat de guerre civile régnait en fait au Rwanda même avant l’attaque du FPR. En outre, le régime rwandais se heurtait pour la première fois aux critiques de ses amis étrangers traditionnels en Belgique. La déception ressentie devant cette sorte de panne du « modèle rwandais » rappelle le malaise des Allemands qui se sentaient « trahis » à l’issue de la Première guerre mondiale, alors que leur pays avait faisait figure en 1914 de modèle de modernité, ou le désarroi des Jeunes Turcs, décidés à sortir l’ancien empire ottoman de son archaïsme et qui se retrouvaient en difficulté majeure face à la pression des alliés lancés dans le dépècement final de cet empire. Dans chaque cas des boucs émissaires, perçus comme responsables du blocage, ont été recherchés dans des minorités intérieures (les Juifs, les Arméniens). Au Rwanda ce sont les Tutsi qui ont été décrétés coupables des échecs du fameux modèle chrétien, social et développementaliste louangé jusqu’aux années 1980. Le génocide de 1994 n’a-t-il pas été justifié par les médias hutu extrémistes en termes de poursuite de la « révolution » ? Ces réflexions conduisent aussi à s’interroger sur la responsabilité des partenaires internationaux. L’incapacité de l’ONU à empêcher le génocide est essentiellement due au refus du Conseil de Sécurité de prendre acte de cette situation et d’en tirer les conséquences pour les moyens et le mandat de la Minuar (Mission des Nations unies pour le Rwanda). Bien au contraire le retrait des Casques bleus belges laissait le général canadien Dallaire chargé d’une mission impossible, confronté à un Secrétariat général qui ne parlait que de « guerre » et d’affrontements ethniques, soucieux de la reprise des hostilités avec le FPR, mais aveugle sur le génocide. Les Etats-Unis, traumatisés par l’expérience somalienne, jouèrent un grand rôle dans cette inertie durant un mois et demi, avant que la Commission des Droits de l’homme de l’ONU, réunie le 25 mai, n’enclenche le processus d’identification du génocide (officiel le 28 juin). Cependant les deux principaux partenaires occidentaux du Rwanda, la France et la Belgique, avaient évacué leurs ressortissants dès le 9 avril. En Belgique cependant, l’opinion publique, traumatisée par le meurtre des dix Casques bleus, mais aussi par la tragédie d’un pays qui était plus familier à Bruxelles qu’à Paris, se mobilise, et se déchire. La politique française au Rwanda reste lourde d’interrogations. Et surtout en 1992 et 1993, on avait vu les autorités politiques et une partie de la grande presse adhérer aux thèses de Habyarimana et rester aveugle face à la montée du racisme antitutsi cultivé par les extrémistes du régime, devenus « amis de la France ». Les thèses de ceux-ci sont reprises par Paris : le caractère ethnique du conflit, la légitimité du combat du « peuple majoritaire », la menace « anglophone » sur le Rwanda « francophone ». Ensuite « l’opération Turquoise » qui intervient à partir du 23 juin dans l’ouest du pays sous un label « humanitaire » a pour résultat une partition temporaire du pays, puis l’évacuation en bon ordre des forces génocidaires au Zaïre, non sans compromissions avec ces dernières, alors que des agents rwandais de la coopération française avaient été abandonnés à Kigali en avril précédent. Ce contexte n’a pu que conforter la bonne conscience fascinante des acteurs du génocide durant et après son déroulement. 5. Après le génocide : Justice, négation et coût social Pour une majorité de Rwandais, que ce soit du côté des bourreaux ou des victimes, l’essentiel est que justice soit rendue. Rendre justice signifie à la fois punir les coupables mais aussi faire réparation aux victimes qui souffrent tous les jours des séquelles du génocide. Les défis concrets à l’application de cette justice ont été énormes : la masse des suspects potentiels, et d’abord la masse des gens arrêtés (environ 130 000), la dispersion de coupables importants à travers le monde et l’effondrement du système judiciaire rwandais au lendemain du génocide semblaient rendre la tâche impossible. Néanmoins le nouveau régime rwandais a mis en priorité cette exigence et plusieurs milliers de cas ont été jugés par les tribunaux du pays. Mais il aurait fallu plus d’un siècle pour juger tous les prisonniers, malgré des milliers de libérations pour raisons humanitaires. La loi d’août 1996 sur la poursuite de crimes de génocide ou crimes contre l’humanité a créé quatre catégories d’inculpés : les planificateurs, les organisateurs et les leaders du génocide, ceux qui ont agi en position d’autorité, les meurtriers de grand renom ainsi que ceux qui sont coupables de tortures sexuelles et de viols ; les auteurs ou complices d’homicides ; ceux qui ont commis des atteintes graves sans intention de causer la mort des victimes ; ceux qui ont commis des infractions contre les biens. En 2001 ont été mis en route à titre expérimental 750 tribunaux populaires « traditionnels », les gacaca, un arbitrage de colline (dit « sur l’herbe ») pour juger les infractions relevant des trois dernières catégories. En janvier 2005, huit mille juridictions gacaca ont été mises en place. L’objectif est d’accélérer le règlement du sort des prisonniers en les incitant à plaider coupable, mais aussi de développer une action de vérité exigée par les rescapés et une pédagogie de base utile aux anciens bourreaux, et de favoriser à terme une réconciliation fondée sur le bilan exact de ce qui s’est passé localement en 1994. Les gacaca sont constitués de personnes élues pour leur bonne réputation, qui suivent une formation juridique de base. Les accusés n’ont pas d’avocat, mais tous les villageois peuvent participer et intervenir, soit à charge, soit à décharge. Le premier jugement de la phase opérationnelle a eu lieu le 11 mars 2005. Une instruction de plusieurs mois précède le jugement, qui fixe la peine et les réparations dues aux victimes. Les séances ont lieu une fois par semaine. Les personnes jugées par les gacaca sont encouragées à révéler tout ce qui est en leur connaissance en échange de larges remises de peine. Au niveau international, le Conseil de Sécurité de l’ONU a créé en novembre 1994 le Tribunal pénal international pour le Rwanda, implanté à Arusha. Le premier procès a commencé au début de 1997 et dix ans après sa fondation il n’avait jugé que 23 cas. Son travail s’est intensifié surtout depuis 2000, autour de procès importants comme celui des médias ou celui des politiques et des militaires impliqués dans les tueries de la région de Butare. L’institution est lourde, coûteuse et lente, surtout si on la compare avec l’efficacité du tribunal de Nuremberg en 1945, mais elle a le mérite de mettre en valeur de façon exemplaire les responsabilités de haut niveau. Certains responsables cachés à l’étranger ont aussi été jugés par des tribunaux locaux en vertu de la compétence universelle relative aux crimes contre l’humanité, notamment à Bruxelles en 2001. Un des problèmes posés après le génocide a été celui de la peine de mort qui existait dans le droit rwandais. En avril 1998, 24 condamnés à mort ont été fusillés à Kigali. Depuis lors il y a encore eu des condamnations, mais pas d’exécutions. D’une manière générale, face à l’ampleur du problème, les critiques des organisations internationales de défense des Droits de l’homme (comme Amnesty interantional), exigeant une justice à la fois rapide et impeccable, ont été ressenties comme irréalistes, voire indécentes, surtout aux yeux des rescapés qui rappellent l’absence de réactions efficaces de la communauté internationale avant et durant le génocide. La question des réparations dues aux victimes est également grave. Dans les années 1994-1997, l’aide étrangère a été massive pour les réfugiés hutu du Congo, tandis que les rescapés ont longtemps attendu les appuis qui devaient les réconforter dans leurs souffrances. La pauvreté, les maladies, l’incompréhension ainsi que les insultes de bourreaux qu’ils devaient côtoyer dans leur vie quotidienne les ont de nouveau meurtris. Le gouvernement rwandais a créé en 1998 le « Fonds d’assistance aux rescapés du génocide » (FARG), qui soutient principalement les jeunes dans leur scolarité. Des associations, nationales ou étrangères, se sont également investies dans ces actions. Sur le plan international, la question reste posée. Dans certains milieux rwandais et étrangers, deux formes de négationnisme se sont manifestées très tôt. La première prétend que les massacres de 1994 ne sont pas un génocide et la seconde soutient l’existence d’un double génocide Déjà en 1994, les commanditaires des crimes préféraient les expressions de « guerre civile », de « conflit interethnique » ou de « colère populaire » et « d’autodéfense ». En confondant ainsi la reprise des hostilités entre le FPR et les Forces armées rwandaises avec le génocide, le crime contre l’humanité se trouve normalisé et la population est utilisée, moralement, comme un bouclier humain, pour innocenter les auteurs du génocide. La dénégation est en fait au cœur de tout génocide. Ceux qui ont conçu, décidé et mis en œuvre l’extermination ont décidé de dissimuler leur projet sous un discours normalisé. Elle peut aussi être le fruit de la paresse intellectuelle. Le malentendu culturel : Par Catherine Coquio Quelle « traversée des mémoires » pour le génocide du Rwanda ? « Au sixième fragment des Thèses sur la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin, on lit ces lignes : Le péril menace tout aussi bien l’existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle, comme pour eux, il consiste à livrer ceux-ci, comme instruments, à la classe dominante. A chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle. (...) Le don d’attiser pour le passé la flamme de l’espérance n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que devant l’ennemi, en cas de victoire de celui-ci, même les morts ne seront point en sécurité. Et aujourd’hui cet ennemi n’a pas fini de vaincre »1. Pour Benjamin dans ces Thèses, écrites en 1940, l’ennemi était le fascisme, mais aussi le « cours » de l’histoire écrite par les vainqueurs. Livrée à la « classe dominante » et à son langage patrimonial, la « tradition » faisait selon lui, au moment du péril extrême, de tout « témoignage de culture » un « témoignage de barbarie ». Benjamin dit même, au fragment suivant, que la « barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main »2. Que nous disent ces phrases aujourd’hui, plus de quinze ans après le génocide des Tutsi du Rwanda ? Qu’en estil du cours de l’histoire, du danger couru par les morts et de la « flamme de l’espérance »? En cette « époque » d’après-génocide, comment peut-on « arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle » ? Quelle « tradition » pourrait se transmettre après une telle rupture de civilisation? Sa « mémoire » peut-elle en devenir une, ou n’est-elle qu’une culture venue se cristalliser en lieu et place des traditions détruites – y compris celle de la modernité critique à laquelle travaillait Benjamin ? Le langage de la mémoire est-il menacé à son tour de « conformisme », voire de « barbarie » culturelle ? Peut-on empêcher qu’il ne soit confisqué par les « classes dominantes » d’aujourd’hui? 1 W. Benjamin, Essais, 2, Denoël-Gonthier, 1971, p 198. Traduction M. de Gandillac. Il existe plusieurs versions différentes de ce texte, le dernier de Benjamin, rédigé au printemps 1940 sous l’effet du pacte germano-soviétique, et transmis par lui à Gretel Adorno et à Hannah Arendt, puis publié en 1942 par P. Missac après le suicide de Benjamin. Il avait été traduit en français par W. Benjamin avec le sous-titre « Le concept d’histoire ». Celui-ci a été retenu par J.M. Monnoyer dans les Ecrits français (Gallimard, 1991), puis dans le volume III des Œuvres rassemblées par R. Rochlitz, où figure une autre traduction encore (Gallimard-Folio, 2000). Ce texte difficile et très commenté, était destiné, comme Benjamin l’expliqua dans une lettre à Horkheimer, à « établir une scission irrémédiable entre notre façon de voir et les survivances du positivisme » dans le domaine des « études historiques », tout en affrontant les « problèmes théoriques que la situation mondiale nous propose inéluctablement (GS II, 3 p 1225-1226). J’ai retenu ici la traduction de M. de Gandillac, en modifiant légèrement la dernière phrase. Celui-ci avait écrit « cessé de vaincre » alors que Benjamin avait écrit, lui : « En attendant, et à l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher ». 2 Je choisis ici en revanche la traduction du volume III de l’édition Folio, p 433. Dans le fragment VI des Thèses, il est aussi question du « Messie » et de « l’Antéchrist », vocabulaire théologique par quoi Benjamin parlait des « opprimés » et des « oppresseurs ». Ce langage de « l’oppression » n’est plus de mise devant le fait de l’extermination, pas plus que celui de la délivrance et du salut. Et on ne voit pas a priori quelle « flamme de l’espérance » pourrait être « attisée » par l’historiographe d’un génocide – même la « faible force messianique » dont parle Walter Benjamin dans le deuxième fragment: « Le passé apporte avec lui un index temporel qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. A nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger »1. Je ne sais si cette « faible force » existe en dehors de l’esprit de Benjamin et de ses lecteurs. Peut-être la réalisation d’un génocide ruine-t-elle irrémédiablement cette vision de l’histoire. Un tel passé en effet, qui continue pour une part de se dérouler au présent, n’apporte aucun « index temporel qui le renvoie à la délivrance ». Où situer « l’entente tacite » entre les générations passées et la nôtre, lorsqu’une tout autre entente, bruyante et bavarde, résonne si fort entre la « génération » de 1894, quand le premier Européen pénétra le Rwanda, et celle du génocide de 19942? Je ne sais pas non plus si nous sommes, nous qui parlons de « travail de mémoire », une partie de la « classe dominante ». En divers sens c’est sans doute le cas. Mais cette formule perd toute clarté dès lors que la domination se mesure à l’échelle des continents et de leur histoire ; dès lors aussi que l’idée de « classe opprimée », appelée à devenir sujet de l’histoire, s’est obscurcie dans l’anomie de la violence génocidaire – même et surtout lorsque cette violence, comme c’est le cas au Rwanda, a mis à contribution la masse d’un « peuple » 3, après que le principe révolutionnaire a été retourné en principe ethnique (1959). Je ne suis pas sûre enfin que nous ayons été « attendus sur terre », ni même qu’on puisse y dire « nous » sans abus. Chacun de « nous » n’a sans doute été attendu que par sa mère, et c’est déjà beaucoup. Et pourtant, que faisons-nous à parler de « mémoire » du génocide, si nous ne croyons pas que ce passé fasse valoir une prétention sur les générations présentes et futures ? Qui parle ici de « mémoire », et même de « devoir de mémoire », croit aussi, de facto, qu’un tel passé doit prétendre, sinon à sa délivrance, à sa saisie au présent : un présent intempestif, et en ceci porteur d’un espoir indéterminé. Et que, si faible que soit cette force, comme le dit Benjamin modestement, « il est juste de ne la point négliger ». Mais l’histoire 1 “Thèses sur la philosophie de l’histoire”, II, Essais 2, op. cit. p 196. 2 Je renvoie sur ce point à mon livre Rwanda. Le réel et les récits, Belin, 2004. 3 D’après les rapports de Gacaca en 2008, 820.000 personnes avaient été poursuivies. Ce chiffre ne compte pas les morts ni les exilés. Certains parlent ainsi de 2 millions de personnes ayant participé aux massacres. Voir à ce sujet l’important travail de Jean-Paul Kimonyio, Rwanda. Un génocide populaire, Karthala, 2008, qui, de manière troublante mais efficace, se réclame de la pensée de Foucault pour fonder sa démonstration du caractère politique de cette participation massive de la population Hutu au génocide. peut-elle aujourd’hui être « juste » en ce sens-là ? Comment « ne point négliger » cette « faible force »? En quel sens la mémoire du génocide est-elle une « attente » ? Qu’attendons-nous en cet endroit-là, qu’est-ce que cela nous fait faire ici et maintenant ? Si la « force » de l’espoir, après un génocide, est plus « faible » que jamais, c’est que cette attente est plus lourde que toute autre : elle est chargée d’un droit du passé sur tout présent actuel et à venir, et ce droit du passé n’est autre que celui des morts à leur existence : un droit, ici, essentiellement nié et bafoué. La phrase de Benjamin dote l’historiographe d’une seule conviction, relative à la victoire de « l’ennemi » : celle par quoi « même les morts ne seront point en sécurité ». Cet ennemi, dit-il en 1940, n’a pas fini de vaincre ; et ce futur dit que sa victoire pourrait s’aggraver. C’est dans cette menace pesant sur les morts que Benjamin énonce une vérité présente. En un sens, nous connaissons mieux que lui l’ennemi dont il parle, même si cet ennemi a changé de visage. Nous savons que d’ores et déjà les morts ne sont point en sécurité, et que dans leur exposition il en va de nous en tant que vivants. On sait combien le génocide, avec son interdit du deuil et sa négation de lui-même, est une guerre contre les morts et pas seulement les vivants. Le crime contre l’humanité est aussi un crime contre la mort comme horizon d’un sens et d’une vie humaine possibles. Invoquer une autre histoire, comme le fit Benjamin, c’est vouloir encore protéger les morts et par là préserver la mémoire des vivants. Le peut-on aujourd’hui ? Après le génocide, la conscience des vivants continue de se battre, ou plutôt de se débattre contre l’exposition totale des morts comme perte d’humanité. Elle le fait en chargeant la « mémoire » d’une tâche impossible : celle de recréer à elle seule un temps humain malgré la rupture d’humanité, et ainsi d’arrêter le cours inhumain de l’histoire. Après le génocide, l’ennemi ressemble à celui dont parlait Benjamin, tout en étant plus effrayant encore : il réside dans ce nouveau et irrésistible cours de l’histoire, par quoi s’opère non tant l’oubli des morts que leur abandon derrière soi, derrière nous. Cet abandon permet d’accomplir un autre oubli majeur, nécessaire pour que l’histoire suive son cours. L’idée d’humanité, ayant perdu tout contenu durant le génocide, n’est sans doute plus au lendemain que le souvenir d’elle-même. C’est ce deuil à faire, insupportable, qu’il convient d’oublier. Comme l’eau sous les ponts, l’histoire se remet à couler, emportant avec lui l’événement monstrueux. Celui-ci pourtant résiste, à l’image encore du boa qui garde en lui, coincée, la forme de l’animal trop gros pour être digéré, bien qu’il l’ait avalé. Bloqué dans cet impossible travail de digestion, menacé de mort à son tour, l’avaleur ne peut qu’attendre d’être délivré. En ce sens, la « mémoire du génocide » est bien une « attente ». Mais à supposer que la digestion soit souhaitable, est-elle ici possible ? La mémoire doit-elle assurer ou empêcher la digestion ? Peut-elle rompre le cours de l’histoire ? Doit-elle créer un espoir ou l’empêcher s’il devient, comme autrefois l’humanisme, un nouveau « conformisme » à l’usage des nouveaux dominants? Inquiet, le travail de la mémoire se nourrit d’une peur panique pour les morts. « Panique » parce que cette peur est une peur pour les vivants, qui toujours ont voulu se mettre eux-mêmes « en sécurité », se sentir humains en somme, dans la « sécurité » donnée à leurs morts. Bref, dans leur capacité d’en construire un deuil. Parce qu’il appartient aux plus « faibles forces » de vouloir retourner l’impossible en possible, ce deuil est lui-même devenu une utopie d’époque. Craignant pour les morts, nous craignons d’être devenus des vivants incapables de n’attiser aucune flamme d’espoir. Donc de n’être plus humains, dès lors que l’espèce humaine est celle du possible. Nous craignons d’ignorer pourquoi nous vivons - ceci en un sens nouveau, car personne ne l’a sans doute jamais su, mais nous voici hélas tenus de le savoir. Au lieu de ce savoir en souffrance, nous ritualisons un deuil avec les moyens du bord : nous tentons d’écrire l’histoire du génocide, de lire les témoignages, de créer des œuvres, et de les comprendre à leur tour ; nous mobilisons les matériaux de l’art et de la pensée ; bref, nous construisons une « mémoire ». Mais qui est ce « nous » ici ? Après le génocide des Tutsi du Rwanda, de quelle unité relève-t-il, dans quel continent existe-t-il, quel pays, quelles consciences ? En quel lieu de la planète ou de la pensée peut-on « traverser les mémoires »1 du génocide, qui plus est d’un génocide africain que la « communauté internationale » a laissé se dérouler sans broncher, et dans lequel la France se montre compromise ? Que peut signifier ce pluriel ? De qui et de quoi peut-on faire son deuil, là-bas et ici, quand les uns ont perdu leurs morts, et les autres au mieux quelques illusions ? Peut-il y avoir communauté de mémoire là où le différend absolu s’aggrave du contentieux colonial, puis post-colonial ? Dans quel temps le deuil s’inscrit-il, ou plutôt dans quels contretemps, dès lors que ce contentieux est fait d’histoires hétérogènes, à la fois imbriquées et cloisonnées ? Paradoxalement, c’est en ce lieu d’effondrement de toute certitude, de discontinuités actives et de clivages profonds, que gît le risque du « conformisme » culturel : il sourd dès qu’une « tradition » postiche, en forme d’injonction et de mythe social, fait perdre à la mémoire et au deuil leur nature d’utopie, et, puisqu’il s’agit d’un travail, d’utopie critique. Sans activer la faible force de l’utopie, la traversée des mémoires ne peut être qu’une idée. La « culture de la mémoire » : lignes de fracture Bien des choses ont eu lieu depuis 1940, depuis Nuremberg, depuis le procès Eichmann à Jérusalem et la naissance de « l’ère du témoin » (A. Wieviorka). Le retour de la violence génocidaire au cours de la deuxième moitié du siècle, jusqu’au précipité des années 1990, a fait qu’en un sens inédit « l’ennemi n’a pas cessé de vaincre ». En 1994 il l’a fait de manière accablante pour l’Afrique, mais aussi pour l’Europe, forcée de voir là, au-delà de la fameuse 1 Rwanda : récits du génocide, traversée de la mémoire : tel est l’intitulé du colloque dont est issu ce texte, organisé à l’ENS-Ulm par Jean-Pierre Karegeye en collaboration avec l’ENS et Aircrige le 27 juin 2007. « violence africaine », l’effet au long cours de sa domination coloniale, le lointain résultat de ses vieilles théories raciales, exportées et accommodées à la rwandaise. La génération de l’après-Auschwitz a vécu ce génocide, lorsqu’elle l’a perçu, comme une espèce de redite, sur le continent noir, de la catastrophe nazie. En réplique on a mobilisé le « devoir de mémoire », qui, en Occident, et en France en particulier, s’est bel et bien constitué en tradition culturelle au cours de ces mêmes années 90. Cette tradition est-elle en passe de devenir « conformiste », sinon « dominante » ? Aurait-elle acquis le pouvoir suspect d’un mythe ou d’un rite social ? C’est ce que semble dire à présent Jacques Delcuvellerie, le directeur artistique du Groupov, co-auteur de la pièce Rwanda 941, lorsqu’il affirme que le « témoignage » tend à prendre une place « hégémonique » dans notre culture, et qu’il faut se défier de tout fétichisme à cet égard2. Cette réaction se complique chez lui d’une critique structurelle : il faudrait, dit-il, « parvenir à ‘dire vraiment les choses’, plutôt que de ‘dire les choses vraies’ ». Or on se souvient que cette pièce débutait par un long témoignage de Yolande Mukagasana, et faisait intervenir un « personnage » de rescapé juif, devenu la mémoire et le guide de la journaliste confrontée au présent. Le propos de Delcuvellerie s’apparente donc pour une part peut-être à une autocritique : celle d’un esprit qui, se sentant lui-même en danger d’être pris dans une mythologie ou un nouveau Canon, s’en dégage au nom de la fonction critique de l’art, qu’il lui faut avant tout préserver. Car il y a bien ici une tradition à sauver, et même à réactiver, ou plutôt il y en a deux fondues en une : celle, issue des Lumières, de la libre pensée ; celle, issue de la modernité, de la subversion par l’art. Le témoignage du génocide, au moment où il a fait irruption sur scène comme langage de l’art essentiellement déplacé, et même problématique, a eu cette puissance de réactivation. Dix ans plus tard, il ne l’a plus forcément, et ce langage doit à son tour être interrogé. Mais doit-il l’être partout, par qui et au nom de quoi ? En vue de quel nouveau déplacement ici et là-bas ? Le danger couru par la « tradition » à sauver peut-il être le même en Europe et en Afrique, là où ni la pensée critique ni la modernité ne se sont constituées en « tradition », là où d’autres traditions réclament d’être réactivées ? Ces traditions a priori contraires peuvent-elles se croiser sans conflit, qui plus est à propos d’un tel drame historique, où se rejoue le drame colonial ? La question des langages de la mémoire ne saurait contourner le débat entre universalisme et culturalisme, qui oppose aujourd’hui les études post-coloniales et leurs détracteurs3. Sans rentrer dans ce débat, je me contenterai de poser deux questions. Le 1 Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants. Editions théâtrales, 2002. Auteurs : Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Mathias Simons. Auteurs associés : Tharcisse Kalisa Rugano, Dorcy Rugamba. Musique de Garett List. 2 Dans son intervention prononcée lors du colloque à l’ENS-Ulm évoqué plus haut. 3 Je renvoie ici aux approches critiques rassemblées dans la dernière partie du recueil Retours du colonial ?, L’Atalante, 2008, et, à titre d’exemple polémique, Jean-Louis Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les colonialismes, Stock, 2008 ; Jean-François Bayard, Les Etudes postcoloniales. Un carnaval académique, Karthala, 2010. témoignage est-il de fait un nouveau Canon dans la culture de la mémoire qui prévaut en Occident ? L’est-il dans un pays où la plupart des rescapés s’emploient à survivre, et doivent même surmonter l’angoisse de nouvelles menaces de mort ? Il est impossible ici de répondre à la première question, qui suppose d’ouvrir un vaste chantier critique. Dans la méfiance à l’égard du « tout mémoriel » et de la sacralisation du témoignage, qui s’exprime - à raison - dans les sciences humaines et les lieux de décision politique, il faut faire la part entre l’allergie aux « discours victimaires » ou « communautaires », pour des raisons idéologiques, et les esprits authentiquement critiques, qui, comme au Groupov, questionnent leur propre pratique, attentifs à la capacité d’ébranlement de l’œuvre contemporaine. Il est naturel que le témoignage soit requis comme matériau subversif et interrogé comme geste culturel, en ceci consolateur : toute pratique artistique, passant dans le domaine séparé de la « culture », peut devenir rite régulateur, geste reproducteur d’une société toujours menacée d’inertie, y compris dans les plus grandes crises. Encore faut-il savoir de quelle culture il s’agit, dans quel continent elle est née, quelle traversée elle est susceptible d’accomplir. Qu’en est-il du « devoir de mémoire » et de « l’hégémonie du témoignage » au Rwanda et ici ? La critique d’une telle hégémonie n’est-elle pas un fait d’hégémonie à son tour ? Pour rendre pertinente et valide une critique de la mémoire, il faudrait prendre soin d’interroger les rhétoriques en cours non de l’extérieur, sur le mode réactif qui prévaut dans ce domaine, mais du point de vue de la transmission jamais accomplie, toujours à faire. Si les langages mémoriels sont évidemment soumis aux modes et horizons d’attente, la réalité du génocide, elle, ne saurait s’épuiser dans aucun « bien culturel ». Sa charge destructive impose à la pensée une tension toujours plus violente, à proportion même de l’érosion qui se fait sentir en Europe dans ce qu’Imre Kertész a appelé la « culture de l’holocauste ». Au Rwanda, cette tension s’éprouve au maximum, au point que la question même de la « mémoire » devient en partie déplacée. Certes, la part des rites sociaux n’y est pas absente : lors des commémorations, leur fonction politique et régulatrice est évidente. Mais le jeu culturel y est entravé par l’urgence et la radicalité des problèmes rencontrés chaque jour, en particulier celui, infini, que constitue la cohabitation obligée des victimes et des tueurs. Chacun réagit selon sa faiblesse et sa force, son angoisse et sa vitalité. Chaque Rwandais, chaque survivant, est forcé de réinventer sa vie, de se faire une « philosophie » du génocide, bien davantage qu’une mémoire. Cette recherche d’une forme de vie dans la survivance fait que la question d’une actualité du « témoignage » se pose au Rwanda de manière singulière, très peu « culturelle », même s’il contribue à l’élaboration d’une culture écrite. Le phénomène testimonial, tel qu’il se manifeste à l’échelle d’une « ère du témoin » faite de plusieurs « histoires trouées »1, est lui aussi un lieu d’effondrement et d’utopie, un champ fracturé. Il en naît plusieurs cycles culturels à des rythmes différents, chacun étant à la fois stimulé et démenti par l’anormalité de l’événement. 1 J’ai tenté d’aborder cette question dans « A propos d’un nouveau nihilisme : déni, négation, témoignage », introduction au recueil L’Histoire trouée. Négation et témoignage, L’Atalante, 2003. Fait d’un acte de rupture et d’échange, le geste du témoin, celui d’un revenant d’outre monde devenu passeur de mondes, porte un potentiel d’effraction et de reproduction qu’une approche critique peut démêler, à même les textes et leur réception. Du fait de l’histoire et des colossales disparités socio-économiques entre l’Afrique et l’Occident, cette réception ne saurait être la même ici et là-bas, et ces disparités se font sentir dès l’étape de production des témoignages – qu’il faut non seulement écrire mais faire lire, c’est-à-dire éditer et faire vendre. Cette mise en circulation des livres passe souvent par l’exil ou le détour par l’Europe. Au Rwanda, les livres ne circulent que dans certains cercles, et la littérature francophone est peu étudiée à l’université1. Pour rendre possible une traversée des mémoires, il faudrait tenter une étude comparée de la production et de la réception des témoignages au Rwanda et en France, et plus largement en Afrique et en Occident. Ces lieux de traverse, passant par la diaspora, se laisseraient alors saisir comme autant de lignes de contact, mais aussi de fracture. En Occident, où la « mémoire » tend à se constituer en mythe, la lecture des témoignages du génocide peut être le lieu d’un malentendu structurel. Le lecteur, protégé du réel par le bain de culture qui a décidé même du choix de son livre, a l’illusion de se tenir au plus près de l’expérience du témoin, et de saisir sa violence dans la tension de sa lecture. Cette illusion est une appropriation, qui, la plupart du temps, se substitue à la confrontation prolongée avec l’événement. La saisie de celui-ci est alors vouée à l’intermittence, qui est le temps propre à la consommation des œuvres. Lorsqu’un modèle formel ou un type de discours tend à s’imposer comme geste collectif, l’art rentre dans le cycle de la culture comme secteur autonome de la vie sociale, né de la séparation de l’art et de la vie – séparation naturelle mais problématique, à la fois revendiquée et refusée par la modernité. C’est ce phénomène qui, dans un tout autre contexte, fit haïr à Robert Musil le mot « culture », et assumer celui d’ « utopie ». Dans la « culture », les productions de l’art et du savoir composent un système fonctionnel, voire régulateur. C’est alors à l’artiste de se dégager pour regagner sa fonction critique. Le malentendu culturel, dans le cas du génocide, se produit dans l’opération de transmission elle-même, pourtant nécessaire, autant que la mise en œuvre de procédés artistiques à côté du travail historiographique. La traduction symbolique d’un événement où, précisément, s’est effondré l’ordre symbolique – y compris celui présidant au meurtre -, donne lieu à son assimilation culturelle. Traduite dans le domaine de l’art et des formes, la réalité du génocide, qui relève de la rupture anthropologique et pas seulement du fait historique, se rappelle à la conscience de chacun en faisant le siège de sa vie intime. Devenant un fait de conscience, cette réalité devient un contenu de représentation, né du travail d’abstraction et de déréalisation inhérent à toute activité de pensée et de création. Lorsque ce contenu circule en masse, multipliant 1 Les textes littéraires issus de l’opération de Fest’Africa, « Ecrire par devoir de mémoire », suscités par le séjour au Rwanda d’écrivains africains invités, n’ont eux-mêmes pratiquement pas circulé dans le pays. En 2000, lors de leur présentation au public rwandais, ils étaient étudiés sur photocopies dans certains cours de littérature française de l’Université de Butare. les signes de reconnaissance, se construisant en système, ce travail peut faire écran au réel qu’il s’agit de transmettre. Travail de mémoire en post-colonie Ce processus d’assimilation s’effectue inégalement là où l’événement a eu lieu, et là où il n’est que rapporté et transmis, le plus souvent par un tiers. A cette inégalité s’ajoute le rapport de domination que l’Occident continue d’avoir avec le continent africain. Le « travail de mémoire », au sens d’activité de digestion de l’histoire, est sans doute une nécessité anthropologique ; mais en tant que discours en expansion, il est le fait aussi d’un certain pouvoir : celui que donne la maîtrise des instruments culturels. On peut même se demander si la domination occidentale ne se renouvelle pas sur le mode mémoriel, intégrant plus ou moins sa critique politique, affrontant plus ou moins la mauvaise conscience dont elle se nourrit et se départit à la fois. La notion de « domination » a été révoquée par les théories post-coloniales au profit de celles d’ « appropriation » et de « retournement ». Mais dans le continent toujours dominé qu’est l’Afrique, et singulièrement en Afrique francophone, où les plus brutales logiques d’intérêt font et défont les gouvernements sur un mode véritablement néo-colonial, cette vision révèle sans doute une part d’idéalisme, dont le mouvement postcolonial s’est d’ailleurs vite saisi lui-même1. Au Rwanda, le refus clair et net de cette domination donne lieu à un rapport de forces politique – qui a fait parler de « bras de fer » lors de la parution du « rapport Mucyo » sur l’implication de la France dans le génocide (août 2008). La mémoire du génocide, au Rwanda et en France, est elle-même traversée par ce rapport de forces. La singularité post-coloniale rwandaise, déterminée par l’aprèsgénocide, s’exprime à plein dans le domaine mémoriel : à travers l’exploration et l’emprunt de modèles symboliques étrangers – Afrique du sud, Israël, USA, Grande-Bretagne -, mais aussi la recherche de dispositifs spécifiques au plan juridique (les Gacaca 2), muséographique et commémoratif3. Je n’en donnerai ici que deux exemples. Le « site » funéraire de Murambi, école technique dans le sud du pays devenue lieu de massacre, où ont été exhibés, à partir de 1995, des centaines de cadavres amoncelés, laissés dans la posture de leur assassinat, aura durant toute cette période représenté un phénomène en soi : ce « site » plus qu’austère, aujourd’hui transformé en Mémorial du génocide, à la fois musée et lieu d’inhumation, donnait à voir 1 Je renvoie sur ce point à mon introduction au recueil Retours du colonial ?, L’Atalante, 2008. 2 Voir Ph. Clark & Z. D. Kaufman (eds), After genocice. Transitional Justice, Post-Conflict Reconstruction and Reconciliation in Rwanda and Beyond, Hurst & Company, London, 2008. 3 On trouve une présentation officielle des six mémoriaux du génocide (Murambi, Kigali, Bisesero, Nyamata, Ntarama, Nyarubuye) sur le site de l’Institute of National Museums of Rwanda (www.museum-gov.rw). Sur ces questions, voir les textes d’Emilie Martz et Nathan Rera rassemblés sur le présent site, ainsi que : Célestin Kanimba Misago, « Les instruments de la mémoire. Génocide et traumatisme au Rwanda », in Gradhiva, 5-2007, Sismographie des terreurs, dossier dirigé par Jackie Assayag, p 63-73 ; et Augustin Rudacogora, « Mémoire des sites et sites de mémoire au Rwanda après 1994 », Etudes rwandaises, 9, 2005, Le Génocide de 1994. Idéologie et mémoire, pp 148-162. de manière saisissante l’exposition totale des morts, le présent accompli de leur sécurité perdue, que Benjamin imaginait au futur. On comprend qu’il y ait eu des Rwandais offensés par ce refus d’inhumer, blessés par la vue de ces cadavres où certains reconnurent leurs proches ; mais les critiques des « observateurs » extérieurs, qui opposaient à cette « morbidité » les exigences du deuil, voire du pardon, montrent à quel point le confort mental – ou le parti-pris politique – peut empêcher de prendre la mesure de l’histoire, c’est-à-dire, ici, d’une catastrophe anthropologique d’une sorte particulière, que le site de Murambi a le mérite de faire voir1. Achevé en 2006 avec l’aide d’une ONG britannique, le Mémorial de Gisozi, qui abrite à la fois d’immenses caveaux (contenant 250.000 corps), un jardin étagé en terrasses autour de grandes plaques funéraires, et plusieurs salles d’exposition, porte la marque d’un certain modèle américain (il reprend le principe de l’initiation empathique adopté par le Musée de l’Holocauste de Washington), et d’un style national sui generis : dans l’exposition permanente, on voit se mêler, sans perfectionnisme scientifique, le souci explicatif et didactique relatif au génocide de 1994 et à ses causes, ainsi qu’aux autres génocides, l’attention portée aux témoignages et aux identités individuelles, particulièrement des enfants, et la fermeté lapidaire d’un discours politique. Celui-ci est évidemment partial, mais exceptionnellement libre et clair dans son propos accusatoire à l’égard de l’ONU, des anciennes puissances coloniales et de la politique française. La résistance qu’oppose l’actuel régime à l’idéologie et aux intérêts de la « francophonie » est rare, et unique en son genre, dans le continent africain. Cette résistance, dont la violence s’explique en partie par celle du génocide, se fait au prix, visible à même la capitale en reconstruction, d’une américanophilie qui, servant d’autres intérêts, ne cache pas sa propre charge idéologique, discutable à son tour. Elle n’en fait pas moins produire une voie singulière, qui, au-delà et en deçà du jeu politique, s’accompagne, dans la société rwandaise, d’un intense travail de recomposition sociale. Quelles que soient les œillères d’un pouvoir qui obéit à sa propre logique politique, et dont la violence ne ménage pas toujours les rescapés, une nation construit bien là, jusque dans ses conflits internes, et avec l’apport d’une diaspora très active, sa mémoire du génocide. Celle-ci passe par le renouvellement, souvent subversif, de pratiques locales et traditionnelles : l’humour noir à propos de la guerre et du génocide, dans les chansons et le théâtre2, le métissage chorégraphique intégrant par fragments, parfois ironiques, les danses Intore, l’art du tambour détourné des codes féodaux par les femmes3… Cette construction mémorielle passe 1 J’ai évoqué plus longuement ce point dans la 2e partie de Rwanda. Le réel et les récits, op. cit. 2 Voir le spectacle Carte d’identité par Diogène Atom Ntarindwa, jeune acteur formé dans le Groupov après avoir participé, adolescent, à la guerre de 1990-1994. Ce virtuose et subtil one man show tourne en dérision certains travers des chefs militaires du FPR, tout en faisant appel à une forte complicité nationale au plan culturel. Ce spectacle a été représenté à Kigali le 24 juillet 2005 dans les locaux de la Primature. 3 Voir le documentaire de Lara Garcia Reyne (projeté à Kigali en juillet 2008 lors du colloque Le génocide des Tutsi du Rwanda et la reconstruction des champs du savoir) sur le groupe né d’Initiatives féminines au Centre National des Arts à Butare ; en particulier le témoignage de la plus jeune joueuse de tambour, timide et presque mutique lors de l’interview, mais dont une incroyable énergie se libère dès qu’elle se met, radieuse, à frapper son tambour à toute force. Ce groupe aussi par une activité d’écriture sans précédent dans ce pays. Au-delà des livres qui, écrits avec un tiers européen et parus en France et en Belgique, ont valu à Yolande Mukagasana et Esther Mujawajo d’être requises en tribune aux quatre coins du monde comme témoins, un important travail de collecte s’effectue à l’échelle nationale, encadré par les associations d’étudiants rescapés (AERG)1, et se poursuit parfois en ateliers d’écriture à l’Université2. Faute de moyens et de marché locaux, certains de ces textes trouvent ou cherchent preneurs dans les maisons d’édition européennes, et sacrifient parfois à certains mimétismes. Mais ils expriment bien une histoire et des sensibilités spécifiques. Déphasages Si le précieux travail de Jean Hatzfeld a révélé quelque chose de ces sensibilités au public français, il les a aussi transformées et volontairement manipulées, jouant avec succès sur l’équivoque littéraire là où le livre relève aussi du journalisme et du témoignage. Le petit monument que sa trilogie constitue (Dans le nu de la vie – Une Saison de machettes – La Stratégie des antilopes), primée et consacrée, restera un très précieux document, mais son importance risque d’en cacher d’autres à présent : il ressemble désormais à l’arbre qui cache la forêt, au chef d’œuvre qui obstrue l’horizon. Il pose en outre la question de l’appropriation du témoignage par le visiteur, dont le geste de collecte rappelle fatalement, aux Rwandais instruits de leur histoire, quelque chose de celui de l’ethnologue, particulièrement chargé dans ce pays. Hatzfeld ne se pose pas cette question. Par ailleurs il s’est dit surpris qu’on ait pu voir un problème dans le fait de « s’approprier » les témoignages de rescapés, et y a répondu par l’argument de la « littérature », dotée par lui du pouvoir d’annuler la question. Par cette assurance incongrue, comme par sa consécration assumée en écrivain, Hatzfeld se confond dans le paysage culturel qui reste le sien, malgré l’importance et l’efficacité de sa démarche d’ouverture, de réécriture et de transmission 3. Inspiré par elle, mais aussi la récusant au nom de la fiction littéraire, le roman de Gilbert Gatore, Le Passé devant soi. Roman (Phébus, 2008), s’inscrit d’emblée dans le cycle culturel évoqué plus haut. Il tombe même dans d’autres équivoques, malgré son réel questionnement sur l’inhumain et la survivance. Le roman se construit autour de deux personnages solitaires, apparemment antagonistes, et qu’un subtil jeu d’échos et de reflets va rendre parents : celle d’un adolescent tueur réfugié en forêt, où il devient l’otage d’une famille de singes, et succombe à féminin, qui suscitait au départ la méfiance ou l’ironie, a acquis une notoriété nationale, et s’est produit récemment à l’étranger – entres autres à Dakar. 1 L’Association des Etudiants Rescapés du Génocide a été créée en octobre 2006, en vue de l’entraide matérielle et du soutien moral des jeunes rescapés. La tentative de construire une mémoire propice à la reconstruction du pays passe par cette collecte de témoignages, qui font connaître le sort et l’expérience des enfants pendant le génocide. Il semble y avoir, pour la seule AERG de Butare, plus de 1000 témoignages d’étudiants, rédigés par ceux-ci lors de leur inscription à l’Université : ces textes brefs, précédés d’une photo et de la mention de l’identité et de la provenance de chacun, sont rédigés en kinyarwanda. 2 Voir le livre de la famille d’étudiants « Ingangurarugo », Souviens-toi ! Ce livre est composé d’une quinzaine de témoignages rédigés en français par les membres d’une des « familles artificielles » construites au sein de l’AERG. Je remercie Jean-Pierre Karegeye de m’avoir transmis la première version de ce manuscrit. 3 Je m’exprime plus longuement sur ce point dans Rwanda. Le réel et les récits, op. cit sa solitude ; celle d’une orpheline rescapée, adoptée et exilée en France, qui, hantée par la mort des siens, s’isole et échoue à se réconcilier avec la vie, comme à mener à bien son projet - celui de rassembler les témoignages des victimes et des tueurs en un livre total – qui tourne à l’obsession morbide et la conduit au suicide. L’entreprise testimoniale est ainsi récusée comme aporétique dans l’œuvre littéraire, laquelle se réfléchit à son tour dans l’activité d’écriture du personnage féminin : celle-ci, pour finir, s’avère être l’auteur de la fable qu’on vient de lire. Un rapport de miroir ambigu s’instaure ainsi entre le tueur et la rescapée, celle-ci réinventant littérairement celui-là, lui prêtant une vertigineuse profondeur. Le dispositif fictionnel permet l’investissement poétique de la figure de l’enfant tueur, tout en assurant à l’auteur la sécurité symbolique de l’identification à la victime1. Malgré sa part d’originalité, ce roman obéit avec talent à certains canons parisiens actuels de la création littéraire : dans son mime de la prose de J.M. Coetzee, cité en épigraphe; dans sa poétique ultra-contemporaine de l’animal ; dans la figure en vogue de l’idiot ou de l’enfant meurtrier ; enfin dans l’introjection littéraire de l’âme du bourreau, dont la profondeur émane de l’imagination de la victime. Laquelle, pour finir, achève le travail des tueurs en se tuant elle-même. La promotion du livre, qui a été bien reçu par la critique, ciblait un public précis, et obéissait elle aussi à des procédés discutables, en particulier la référence de l’auteur au journal d’Anne Frank, à la fois convenue et déplacée vu le vécu qui semble être le sien 2. De manière presque ostentatoire, ce roman n’est pas fait pour être lu au Rwanda. Les jeunes rescapés rwandais qui écrivent, ou qui recueillent les témoignages de leurs frères et sœurs d’adoption, ressemblent très peu à l’amazone suicidaire de Gatore. Ils frappent au contraire, bien souvent, par leur énergie vitale et leur attention à l’autre, souvent sidérante. Si on se donne la peine de lire et de faire traduire ces témoignages, on est saisi de ce qui échappe ici de cet événement, de ce pays, de cette société, du travail de pensée qui s’y trame, malgré le sinistre. Leur lecture, souvent, remet en cause l’alternative évoquée plus haut, entre le « dire vraiment les choses » et le « dire les choses vraies ». Alternative que rend d’ailleurs discutable, d’emblée, l’existence d’une « littérature de témoignage », qui s’efforce de « dire vraiment les choses vraies » - au besoin par la fiction. L’écriture littéraire n’a pas toujours besoin de récuser le témoignage pour éprouver son pouvoir ni affirmer ses droits. La revendication d’un « dire vraiment » supérieur au « dire le vrai » du témoin, exprimée par le directeur artistique du Groupov, risque enfin d’être perçue à son tour, au Rwanda, comme un 1 J’ai tenté un contrepoint critique entre ce roman et les recueils de Hatzfeld dans « Poétiser l’enfant tueur. Questions sur Le passé devant soi de G. Gatore », in D. Lévy-Bertherat et P. Schoentjes, « J’ai tué ». Violence guerrière et fiction, Actes du colloque de l’ENS-Ulm Genève, Droz, 2010, pp 231-265. Voir également A. Sepiessens, « Le génocidaire parle. Mise en texte et mise en scène chez Hatzfeld et Gatore », p 197-211. On trouve dans ce même livre la transcription d’une tableronde où G. Gatore prend lui-même la parole. Charlotte Lacoste a soumis ce texte à une critique polémique dans son pamphlet Séductions du bourreau, PUF, 2010. 2 Exilé en France, Gilbert Gatore raconte que son propre journal intime lui fut confisqué lors de son passage au Congo. Or il est le fils d’Aloïs Tegera, qui, recherché par la justice rwandaise, vit en France où il a été débouté de son droit d’asile. Il est accusé d’avoir participé activement au génocide, d’après les allégations de Diogène Bidéri dans Le génocide des Bagogwe, L’Harmattan, 2009. autre signe de domination culturelle1. Et c’est bien de domination qu’il s’agit lorsque, dans le film réalisé par Marie-France Collard sur la réception de Rwanda 94 au Rwanda (Rwanda. A travers nous l’humanité, 2006), une vieille femme rwandaise, peu après le spectacle, dit du « conférencier » exposant dans la pièce l’histoire de l’ethnisme rwandais : « je ne comprends pas comment ce blanc peut connaître mieux que moi l’histoire de mon pays; il a dû boire le lait d’une Rwandaise à sa naissance ». Dans ce documentaire, consacré au deuil des morts et à l’aventure qu’a été cette rencontre, imprévue, entre l’œuvre francorwandaise créée en Belgique et le public rwandais, le déphasage culturel est désigné comme tel, nullement résolu, mais révélé par la pièce et sa réception filmée. La solution imaginaire de la vieille Rwandaise fait sourire, et ressemble à un clin d’œil complice, montrant qu’une rencontre, quelle qu’elle soit, est toujours possible ; elle n’en désigne pas moins un problème immense, lié certes à la situation économique du pays, mais aussi aux longs effets de la logique coloniale, qui voulait que les indigènes fussent dépossédés de leur propre histoire. La politique d’éducation menée ces dernières années au Rwanda - le budget est le plus important des dépenses publiques - a eu des effets certains : l’enseignement à l’école primaire est gratuit et obligatoire depuis 2004, et le taux de scolarisation est passé de 55% à 95 % entre 2003 et 20082. Mais l’histoire du génocide tarde à être enseignée dans les écoles, aucun consensus n’existant au sein de l’équipe dirigeante. Et le développement des instituts universitaires à Kigali ne profite pas aux sciences humaines, ni à l’Université nationale de Butare où elles sont enseignées. Comme l’a plusieurs fois souligné Marcel Kabanda3, cet enseignement de l’histoire, qui dépend lui-même du sérieux prêté à la recherche historique, comme à tout le secteur des sciences humaines, est pourtant un des enjeux majeurs du Rwanda de demain. Le survoltage de la pensée mythique et raciale a eu de tels effets dans ce pays que l’élaboration d’un récit historique soumis aux principes de rationalité, de connaissance cumulative et de débat critique, fait partie des tâches indispensables à mener dans le pays même. Le désir est souvent formulé par les Rwandais de s’approprier leur histoire, et la nécessité s’y fait jour, dans les milieux universitaires, de préserver et développer un pôle d’enseignement et de recherche dans les sciences sociales, devant le prestige croissant des savoirs technologiques et de l’ICT, 1 C’est le cas plus encore de la proposition faite aux Rwandais de « balayer à leur porte », parce que « la poussière ne s’en va pas toute seule » : tel était le titre de l’intervention filmée de J. Delcuvellerie, projetée le 25 juillet 2008 lors du colloque international de Kigali organisée par J.P. Karegeye, Le Génocide des Tutsi du Rwanda et la reconstruction des champs du savoir. La « poussière » tenace désignait l’hostilité ethnique en vigueur dans la population Hutu, mais aussi Tutsi, et même le racisme anti-blanc dont le Groupov eut à subir certaines manifestations au Rwanda lors des représentations de Rwanda 94. 2 En treize ans, le nombre d’écoles primaires a été multiplié par trois, celui des établissements du secondaire par trente, et celui des universités (publiques et privées) est passé de un à douze. Le taux d’alphabétisation est ainsi passé à 64 % en 2007. En réalité, l’Etat verse sa contribution pour chaque élève. Pour l’année 2007, il y a eu une augmentation de 7 % des effectifs. Ceci a permis la scolarisation de 95, 8 % des enfants en âge scolaire, soit environ 2.500.000 enfants. Le passage de l’école primaire au lycée ne va pas de soi, ni encore moins du lycée à l’Université, mais on compte 20.000 étudiants dans la seule ville de Kigali. 3 Entre autres dans l’intervention prononcée au colloque de juin 2007, « Rwanda. Récits du génocide, traversée de la mémoire », malheureusement absente du volume. Marcel Kabanda, lui-même historien, actuel président d’Ibuka-France, a collaboré au livre Les Médias du génocide dirigé par Jean-Pierre Chrétien. plus immédiatement profitables. Mais dans le flot des urgences à gérer, cet enseignement de l’histoire est sans cesse retardé. Quant au travail d’historicisation qui s’effectue en France, il est soumis à des controverses qui ne relèvent pas seulement du conflit d’interprétation inhérent au travail de la connaissance. Le résultat de ces contretemps est que la « mémoire » du génocide a été livrée à la fois à la négation politique et au débat littéraire avant même que l’histoire du génocide n’ait commencé de s’écrire. On citera un autre déphasage, liée à la représentation de la pièce du Groupov au Rwanda : la très belle « cantate » finale, qui chante la résistance désespérée des paysans de Bisesero, au sud du pays, a été représentée à Bisesero même, où un Mémorial venait d’être érigé. Ce monument, édifié en escalier géant le long de la plus haute colline de la région, imposant une ascension en forme de calvaire, symbolise la mémoire du génocide et de la résistance. Ce Mémorial, où, il y a quelques années, résonnaient les voix du Groupov face à un public médusé, a été très vite laissé à l’abandon, jusqu’à ce que soit aménagé, récemment, l’intérieur des bâtiments, contenant les « preuves » du génocide, c’est-à-dire des amoncellements d’os et de crânes. En 2008, aucun signal ne balisait le chemin du site, seule une pancarte déglinguée et rouillée confirmait au visiteur qu’ici, à Bisesero, s’étaient battus pendant plusieurs jours, à l’aide de pierres, des paysans Tutsi de tous âges, hommes, femmes et enfants, dont il reste une poignée de survivants. Ces rescapés, les Abaseseros, eux-mêmes réduits à l’abandon, vivent, à deux pas de ce monument déserté, dans un état d’extrême pauvreté. Las de raconter leur histoire à des visiteurs avides de témoignages, qui ne donnent rien en retour, ils se taisent, ou parfois réclament une aide matérielle nécessaire : des chèvres, une ambulance pour transporter les malades et les femmes enceintes, des cahiers et des stylos pour la scolarité des enfants, une bière, des cigarettes… La visite des Blancs à Bisesero relève dans ces conditions, sinon d’une démarche caritative assumée, d’un horrible malentendu. Le geste de l’aide lui-même n’y échappe pas totalement : il prend acte de la métamorphose forcée de héros en mendiants, dépossédés même du désir de raconter par leur simple situation. Pour un Français en visite, le malaise devient dégoût violent s’il se rappelle l’issue, dans ces collines, de la « rencontre » entre ces paysans effarés et les soldats français de Turquoise. De quelques réalités rwandaises Pendant que s’effectue en Europe un « travail de mémoire » crédité des vertus du deuil, la population des rescapés, au Rwanda, est fatalement marginalisée dans la société rwandaise en reconstruction. Si des rescapés nous parlent à travers les témoignages poétisés par Hatzfeld, si nous croyons les connaître et les comprendre, un à un, au Rwanda ils forment un groupe social minoritaire et assez démuni. Une grande partie vit dans la pauvreté, les effets du génocide venant s’ajouter aux dures conditions de vie partagées par la masse des gens. Sans qu’il y ait volonté de les marginaliser, la politique économique menée par l’élite au pouvoir - dont une part importante est revenue d’exil –, rend ceux-là d’autant plus vulnérables aux difficultés qui pèsent inégalement sur tous. On livrera ici quelques chiffres, tirés du recensement officiel de juillet 20081qui corrigeait les données incomplètes de celui de 1998 – montrant d’ailleurs qu’une partie du pouvoir souhaite prendre acte de ces problèmes. D’après ce rapport, le Rwanda ne comptait en 2008 que 309.368 rescapés, dont 10, 3% de veufs, et 21% d’orphelins2 ; 40% d’entre eux déclaraient avoir exercé un emploi au cours de l’année précédente ; parmi eux 11% seulement étaient salariés. 7 sur 10 se disaient « indépendants », et 7 sur 10 encore disaient avoir un revenu mensuel ne dépassant pas 5000 Francs rwandais – soit cent fois moins qu’un médecin3. Seuls 4% des rescapés ont déclaré avoir un revenu de plus de 50.000 francs, 9% un revenu allant de 10.000 à 50.000 francs. Le Fond d’Aide aux Rescapés du Génocide (FARG), qui reçoit 5% du budget national, assure 70,2% de l’aide permanente aux rescapés. Leurs droits sont défendus aussi par les associations, mais leurs moyens ne sont pas à la mesure de l’importance et de la multiplicité des problèmes rencontrés. L’association Ibuka (« Souviens-toi »), qui fédère les autres au Rwanda, voit, malgré les efforts de son actuel Président, une part de son activité décliner. Dans le domaine mémoriel, le pouvoir d’initiative revient de plus en plus à la « Commission de Lutte contre le Génocide », qui a pris les prérogatives du Département de la Mémoire au Ministère de la culture, et peut traiter des questions relatives au génocide sans rendre compte à aucun Ministère : un nouveau traitement des problèmes de l’après-génocide est ainsi rendu possible, certes autant que leur appropriation politique, mais leur singularité se montre ainsi davantage reconnue et intégrée. L’association de veuves rescapées AVEGA, très vigoureuse à sa naissance – comme en témoigne le livre d’Esther Mujawajo, SurVivantes -, semble aujourd’hui entravée par des problèmes de gestion interne. En revanche, l’AERG, l’Association des Etudiants Rescapés du Génocide, gagne en importance et vitalité : elle organise à l’échelle régionale et nationale un remarquable réseau de solidarités, passant par la constitution de « familles artificielles », de même que l’Association des Orphelins Chefs de ménage, que Gasana Ndoba a contribué à créer – il faut lire ici le témoignage de Berthe Kayitesi, Demain ma vie. Enfants chefs de famille dans le Rwanda d’après4. Mais si plus de la moitié des rescapés se déclarent membres d’Ibuka, et 14% de l’AERG, 2% des rescapés seulement disent bénéficier de l’appui d’associations, d’églises et d’individus de façon permanente. Le rapport de 2008 faisait état de besoins d’aide exprimés par les rescapés, concernant surtout la création d’un revenu professionnel dans l’élevage (34,5%) ou le commerce (25,2%), mais aussi les frais de scolarité (34%), de logement (23%), et enfin de santé (5%). La faiblesse de ce dernier pourcentage ne signifie pas que cette population puisse facilement se 1 Le rapport de ce recensement a été publié en juillet 2008. Pour un résumé de son contenu, voir Léon Nzabandora, « Nouveau recensement des rescapés », Grands lacs hebdo, 10-20 juillet 2008, pp 1-2. 2 24% des enfants rescapés (entre 13 et 20 ans) sont orphelins de père et de mère à la fois. 3 Au Rwanda, un instituteur gagnait en 2008 autour de 40 .000 Frw, un avocat 300.000 Frw, un universitaire entre 300 et 420.000 Frw, un médecin de l’Etat 500.000 Frw (55.000 Frw valent 100 dollars américains). 4 Demain ma vie. Enfants chefs de famille dans le Rwanda d’après, Paris, Ed. Laurence Teper, 2009. soigner. 9% des rescapés ont déclaré avoir souffert de maladies (fréquemment le paludisme et les vers intestinaux), sans avoir pu se faire soigner au cours des trois derniers mois par manque de moyens. 16% disaient souffrir de maladies et infirmités liées au génocide (traumatisme, blessures, sida). Parmi ceux qui ont consulté, 14, 6% étaient affiliés à une mutuelle de santé, et 0,9% étaient pris en charge par leur employeur. D’autre part, l’Association de Coopération et de Recherche pour le Développement (ACORD), qui s’est réunie au Rwanda à propos des « enfants chefs de ménage », recensait en juillet 2008 17.000 enfants répartis dans 6200 ménages dirigés par des enfants. Sur 117.857 ménages de rescapés, 45% sont dirigés par une femme, 4% sont composés d’enfants adoptés. Malgré l’inventivité du système de solidarité des « familles artificielles », ces enfants et adolescents ont des difficultés à suivre leur scolarité et faire des études, et même à trouver un gîte et récupérer les biens laissés par leurs parents disparus. Au Rwanda, la plupart des survivants manquent de tout : maison, bétail, vêtements, nourriture, médicaments, argent. Ces réalités ont peu de poids lorsque nous lisons un roman ou une bande dessinée sur le génocide, et même lorsque nous sortons, bouleversés, de la descente aux enfers que la lecture d’un témoignage nous a fait, non pas accomplir, mais imaginer. Au Rwanda, le poids du réel impose à la pensée une tension impropre aux grandes retrouvailles culturelles. « Parfois pourtant c’est le témoignage qui nous reconduit à ce présent du réel, et à l’inquiétude qu’il communique. Mes enfants ont été tués. J’ai été violée pendant trois jours. Après, j’ai constaté que j’étais enceinte. J’ai pensé à avorter, mais après j’ai décidé de garder l’enfant et de le considérer comme un cadeau de Dieu. Maintenant, on a constaté que j’ai le sida et l’enfant aussi. L’enfant va mourir et je ne peux plus mettre au monde. Ma plus grande crainte est de mourir avant l’enfant. Qui va prendre soin de lui ? »1 Certains témoignages, sans qu’aucune littérature ne s’y mêle, ont le pouvoir de « dire vraiment des choses vraies »: ici la déchirure intime et la haine mortelle vécue dans un corps maternel saccagé, l’amour de la vie néanmoins, qui fait faire de l’enfant de la haine un cadeau du ciel, puis l’écroulement de ce ciel et la vie rattrapée, et enfin la peur, non de mourir, mais de mourir la première. Tout est dit, comme une simple équation, du désir de vivre et de la profondeur du poison qui empêche de le faire. La mère qui parle là est une de celles, nombreuses, qui ont mis au monde un enfant en 1995. Ces enfants, s’ils ne sont pas morts, ont aujourd’hui treize ans. Beaucoup vivent dans la rue, certains disparaissent un jour sans crier gare. Peu se soucient de leur existence ou de leur disparition. Lesquels d’entre eux connaîtront l’histoire dont ils sont issus ? Lesquels se préoccuperont de lire des « témoignages » ou des « romans » du génocide ? De quelle nature est le savoir qu’ils ont du désastre qui leur a donné naissance, et dont nous n’entendons, nous, qu’un écho assourdi ? 1 Témoignage d’une femme membre de l’association ABASA, cité par Martien Schotsmans, « Les femmes et l’après-génocide », in Jacques Fierens éd., Femmes et génocide : le cas rwandais, Droit et mouvement, FUNDP-Faculté de droit, La Charte, 2003, p 133. Enfin, peut-on « mettre les morts en sécurité » lorsque les vivants ne le sont pas eux-mêmes? Les attaques rituelles d’avril contre les Mémoriaux, et les assassinats de témoins rescapés qui ont ponctué le travail des Gacaca dans certaines régions, donnent à ce spectre une réalité immédiate. Celle-ci rappelle et ravive la souffrance qu’ont connue et connaissent les « héritiers » d’autres génocides, livrés à d’autres négationnismes, où s’organise, toujours, la vandalisation des mémoriaux et stèles funéraires, après le pillage et la combustion des cadavres. Au Rwanda, pour ceux que la haine ethnique continue d’animer et de faire agir, ou qui ont purgé une peine à venger, ce sont les survivants qui doivent disparaître. C’est le témoin en eux qui doit être détruit. Ces crimes, s’ils sont punis au Rwanda, s’abritent sous le bouclier que continue de fabriquer la négation politique au niveau international. Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer les tenants et aboutissants de la thèse du « double génocide »1, ni le « révisionnisme » de Pierre Péan et consorts, ni le litige concernant les responsabilités françaises2, aggravé par l’accablant « rapport Mucyo » (juin 2008), vite évacué au prétexte qu’il était « discutable »3, alors qu’il méritait une critique 1 Sur le négationnisme, voir Hélène Dumas, « Banalisation, révision et négation : la « réécriture » de l’histoire du génocide des Tutsi », in FranceRwanda, et maintenant ?, Esprit, 2010, pp 85-102 ; et « Histoire des vaincus. Négationnisme du génocide des Tutsi au Rwanda », in Rwanda, quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi, in Revue d’Histoire de la Shoah, janvier-juin 2009, n°190, pp 299-347. 2 Voir : L’Horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide des Tutsi du Rwanda. Rapport de la Commission d’Enquête Citoyenne d’avril 2004, Karthala, 2005 ; Géraud de La Pradelle, Imprescriptible. L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux, Les Arènes, 2005 ; Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte, 2007 ; Catherine Coquio, « Guerre française et génocide rwandais », in Retours du colonial ?, L’Atalante, 2008 ; André Guichaoua. Rwanda. De la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994), La Découverte, 2010 ; Raphaëlle Maison, « Que disent les ‘Archives de l’Elysée’ ? », in FranceRwanda, et maintenant ?, Esprit, mai 2010, pp 135-159. Le travail d’enquête continue de s’effectuer au gré des initiatives privées et associatives (cf. Jacques Morel La France au cœur du génocide des Tutsi, L’Esprit Frappeur et Ibuza éditions, 2010, ainsi que les parutions de La Nuit rwandaise.) 3 Jacques Sémelin, « Génocide, un discutable rapport rwandais », Le Monde, 19 août 2008 p 14. Directeur de recherches au CNRS, J. Sémelin a créé en 2008 une Encyclopédie en ligne sur les crimes de masse (où le texte sur le Rwanda a été confié à René Lemarchand). Là où la gravité du problème et la position d’autorité revendiquée réclamaient un travail, ou, quitte à se précipiter, au moins la mention des travaux d’enquête historique et juridique accomplis, l’auteur semble noter une copie. Après avoir salué un « début prometteur » ,une « bonne synthèse » et des « archives intéressantes », il rappelle au sujet de la vague de massacres de 1992 que « tout massacre ne constitue pas un génocide », et parle, lui, de « détérioration » ; il signale le « défaut majeur » de la « reconstruction interprétative » et récuse la manière « simpliste sinon outrancière » dont est présentée l’opération Turquoise : aux accusations de viols systématiques contre les femmes tutsi, il répond « qu’aucun travail de chercheur n’est venu confirmer » ces faits - sans mentionner l’existence des plaintes dont certains de ces faits font l’objet depuis 2005, tandis que l’action du juge Bruguière, elle, est rappelée ; enfin il conclut, comme une découverte qui réglerait la question, que « la finalité de ce rapport est politique ». D’autre part, l’auteur ne fait pas mystère de la commande que lui a passée le Quai d’Orsay, en 2004, d’une « note de réflexion en vue d’un travail de mémoire entre la France et le Rwanda », et rappelle avoir alors préconisé que « la France reconnaisse ouvertement ses erreurs graves dans la gestion de cette crise extrême ». Les mots « erreurs », « crise extrême » et « détérioration », puis « question » et « interrogation », sont sans doute plus « scientifiques » que « crime » et « génocide » - mais de quoi s’agit-il d’autre là que d’une science politique bien comprise, comme le montre la mention finale des « efforts de Bernard Kouchner pour renouer avec Kigali », contrecarrés par ce rapport Mucyo ? Prendre acte de la nature évidemment politique de ce rapport, comme de son caractère litigieux, sérieuse et une « approche historienne »1, et que ne saurait annuler l’autre accablant rapport dit « Mapi » sur les crimes commis au Congo (septembre 2010). Quelle que soit sa panoplie d’arguments et de dispositifs, qui peuvent au besoin passer par l’argument sinistre de la scientificité, la normalisation politique est un accélérateur pervers du processus d’assimilation. On ne peut donc parler de « mémoire » hors contexte politique, comme si ces conflits n’étaient qu’un arrière-plan, alors que la presse quotidienne en fait entendre chaque jour la rumeur, de plus en plus confuse et argumentée. On peut y lire à la fois que ce génocide est ignoré et qu’il est parfaitement connu. Et de fait, le génocide des Tutsi du Rwanda est à la fois nié et reconnu, jugé et normalisé. De la responsabilité française, on entend dire qu’elle ne fait aucun doute et qu’elle est un mensonge scandaleux, mais un tel chaos ne fait pas problème : ces discours se confondent dans leur indifférenciation massive, que ne saurait briser telle ou telle œuvre d’art, quelle que soit son intention subversive ou même sa portée individuelle. Cette indifférenciation parachève le travail de la négation. Au Rwanda, l’historiographe doit écrire une « histoire du temps présent » au sens le plus fort du terme, mais aussi composer avec plusieurs violences pleinement actuelles : celle de la haine ethnique, celle de la négation politique, celle aussi du jeu culturel qui continue de se jouer vaille que vaille en Occident, donnant parfois des leçons de mémoire aux anciens colonisés. Ces violences se conjuguent, même si elles se contredisent. Il existe d’autres formes de destruction du réel que l’assassinat des témoins et le négationnisme. Elles passent certes par l’indifférence, qui pèse toujours lourd pour rendre infiniment léger tel « détail de l’histoire » - particulièrement africaine. Mais la déréalisation est une forme de destruction plus retorse, qui peut passer par le « travail de mémoire » et la part de conscience tranquille qu’il peut apporter – là où l’intranquillité s’impose d’elle-même. Si nous ne pouvons parler de « tradition » à sauver et de « classe dominante » comme le faisait Benjamin, on peut en revanche parler sans trop se tromper de culture dominante. La conscience d’en être partie prenante impose un peu d’incertitude, et, à l’opposé d’un sentiment de culpabilité collective, un peu d’impatience politique. De cette culture, nous pouvons faire la critique sans trahir la mémoire, du moins celle des témoins. Il s’agit juste de retrouver quelque chose du réel, tel qu’il fut vécu par ceux qui, vivants et morts, ont perdu toute sécurité, et tel que certains continuent de vivre, très loin d’ici, en ce moment même. Lorsque Benjamin replaçait la perspective historiographique dans celle de l’attente messianique, il pensait à tout autre chose que ce qu’on entend par « devoir de mémoire ». L’histoire qu’il appelait de ses vœux, chargée de « mettre les morts en sécurité », ne se limitait pas non plus au « travail de deuil », devenu bien bavard. Telle qu’il l’imaginait, la mémoire devait entreprendre le sauvetage intégral du passé : une cela n’obligeait-il pas à réclamer, non seulement un travail de recherches, mais, au bas mot, une nouvelle Commission d’Enquête Parlementaire ? 1 Cf. Stéphane Audouin-Rouzeau, « La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne », in France-Rwanda, et maintenant ?, Esprit, mai 2010, pp 122-134. apocatastase. Si un tel horizon sotériologique nous échappe aujourd’hui, son exigence critique, clairement politique, n’a rien perdu de sa nécessité. Depuis que les morts ne sont plus en sécurité, son actualité n’a cessé de croître ; même si, dans le monde tel qu’il va, elle semble ne pas cesser de s’enfouir1. 1 Une version différente de ce texte, initialement rédigé en novembre 2008, a paru dans J.P. Karegeye éd., Rwanda : témoignages, traversées de la mémoire. La Pensée et les hommes, n°71, Bruxelles, ULB Ed. Espace de Libertés, 2009 ; et en espagnol dans Koulsy Lamko & Boubacar Boris Diop (éd), Genocidio de los tutsi de Ruanda : la memoria en camino. Interrogacion de las formas literarias, artisticas y testimoniales, Casar R. Hankili Africa y Les Editions de Vigaubières, 2010, pp 219-244 (« El malentendido cultural », trad. P. Telésforo Cruz). « Le tiers, la mémoire et le deuil Par Catherine Coquio Ikize inkuba arayiganira » ; « Il peut parler de la foudre, celui qui en a réchappé ».Adage rwandais1 « Le rôle du témoin est amputé ».José Kagabo2. « Le problème avec un génocide, ce n’est pas tant de trouver les mots – les mots on les trouve toujours -, c’est l’écart des vécus entre les victimes et les gens de l’extérieur. » « On sort de cette affaire en étant persuadé d’avoir perdu son sens, (…) que le texte ne vient pas forcément par derrière. Il est là, il est enraciné dans la réalité, et peut-être qu’il faut aller chercher la réalité le plus vite possible par les formes les plus désespérées ».Boubacar Boris Diop3. Le 7 avril 2004, le Rwanda commémorait le génocide des Tutsi dix ans après, dans le cadre d’une politique de la mémoire qui a prêté à de vives discussions, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. L’ONU, silencieuse jusque là, a déclaré cette fois, en janvier 2004, que la communauté internationale s’associait à cette commémoration. En France, où cette date ne concernait jusqu’ici, en dehors des poussées de négationnisme dans la presse en avril4, que les membres de la Communauté rwandaise de France, accompagnés de quelques proches et militants, elle donne cette fois lieu à plusieurs initiatives politiques et culturelles. Un colloque international s’est déroulé à l’Université de Metz en novembre 20035, instituant - très tôt - l’événement dans le champ de la recherche en littérature et sociologie des discours, et plus seulement en histoire : les chercheurs s’y proposaient de « montrer le cheminement qui fait passer de la mémoire individuelle, du témoignage singulier, à une mémoire collective… » A la rentrée 2003, on a vu nombre de librairies consacrer pour la première fois un rayon au Rwanda, poussées par le succès des deux recueils de témoignages publiés par Jean Hatzfeld : Dans le nu de la vie, et Une saison de machettes6. 1 Adage cité dans une autre traduction par un rescapé rwandais dans un recueil de témoignages, Hildebrand Karangwa, Le génocide dans le centre du Rwanda, Kabgayi, 2002. 2 « Pas de langue pour l’hébétude », Le Travail de mémoire, Autrement, 1999. 3 Respectivement : entretien avec Catherine Bedarida dans Le Monde, 8 juin 2000, et entretien avec Noémie Bénard, Dakar, mars 2001 (accessible sur www.aircrige.org). 4 Le discours négationniste a pris ici la forme d’une relativisation, dans la thèse du « double génocide » : les massacres commis par le FPR en représailles contre les Hutus en ex-Zaïre (attestés par le rapport de Robert Gersony au HCR) sont interprétés à tort comme un second « génocide ». Pour un repérage critique des discours de la négation en France, voir Louis Bagilishya, « Discours de la négation, dénis et politiques », in L’Histoire trouée, négation et témoignage, textes réunis par C. Coquio, L’Atalante, 2004. 5 Les langages de la mémoire. Littérature, medias et génocide au Rwanda. Université de Metz, 6, 7, 8 novembre 2003. Ce colloque, dont le comité scientifique était dirigé par Pierre Halen, coéditeur avec A. Ricard du recueil La Littérature des Grands Lacs, APELA, 2002, et auteur dans ce recueil du texte : « Ecrivains et artistes face au génocide rwandais. Quelques enjeux ». 6 Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits de marais rwandais, Paris, Seuil, 2000. Une saison de machettes, récits. Paris, Seuil, 2003. Cette actualité, cinématographique autant que littéraire, a fait l’objet d’un cycle sur le génocide et sa mémoire en mars 2004, « Rwanda 1994-2004 »1, peu avant l’ouverture à Paris d’une « Commission d’Enquête Citoyenne »2. Celle-ci était destinée à approfondir la connaissance des implications politiques et militaires de la France dans le génocide3, en réouvrant le dossier, laissé lacunaire par la Mission d’Information Parlementaire de 1998, à partir de nouvelles sources : le témoignage du journaliste Patrick de Saint-Exupéry4, celui de Roméo Dallaire, commandant général des forces de l’ONU5, mais surtout de nombreux témoignages de victimes rwandaises : point de vue qui avait été effacé jusque là, la Mission parlementaire ayant réduit ces témoignages à un seul et unique, jugé exemplaire6. Ce travail associatif s’est effectué sur fond d’une tension politique croissante entre Paris et Kigali, qui a culminé le 7 avril 2004 avec les accusations publiques lancées par Kagame à l’adresse du gouvernement français7. En Belgique, le hiatus entre l’Etat et la société civile est sur ce point moins important qu’en France : la solennelle demande de « pardon » aux Rwandais du premier ministre belge en avril 2000, après les conclusions claires de la Mission d’Enquête 1 Cf. www.aircrige.org. Actes à paraître. 2 Quatre associations en sont à l’origine : Survie, Aircrige, la Cimade, l’Obsarm (Observatoire des transferts d’armements). Cette commission, qui s’est réunie du 22 au 26 mars, a été précédée d’un cycle de débats « littéraires » et de projections cinématographiques dans divers lieux à Paris et en province. 3 Cette commission travaille à poursuivre l’investigation là où la Commission d’Information Parlementaire l’avait arrêtée en 1998, le rapporteur Paul Quilès déclarant pour finir : « la France n’est pas impliquée dans ce déchaînement de violence ». Enquête sur la tragédie rwandaise. Rapport de la mission parlementaire d’information sur le Rwanda. Assemblée Nationale, 1998, 4 vol. Ces conclusions discutables étaient très en retrait par rapport même à certains éléments livrés dans les Annexes du rapport. Marc Le Pape a fait un compte rendu de ce rapport dans « Le Rwanda au Parlement. Enquête sur la tragédie rwandaise », Esprit, n°252, mai 1999 ; on en trouve un plus critique sous la plume de Jean-François Dupaquier dans C. Coquio éd., L’Intégration républicaine des crimes contre l’humanité, France 1990-2002, à paraître, et dans Rwanda 1994-2004, op. cit., où P. de Saint-Exupéry, J.F. Dupaquier et F.X. Vershave répondent au député Pierre Brana. En attendant la publication des Actes de la Commission d’Enquête Citoyenne de mars 2004, on peut consulter le livre de Jean Paul Gouteux, La Nuit rwandaise. L’implication française dans le dernier génocide du siècle, Paris, L’Esprit frappeur, 2002. 4 Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable, Les Arènes, 2004. 5 Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Ed. Libre Expression, 2003. 6 Ce « Témoignage de Jeanne Unwinbabazi » (5 pages) a été présenté dans le volume d’Annexes du Tome II, comme choisi pour parler « au nom de toutes les victimes du génocide », la mission ne pouvant publier « en totalité » les « témoignages très émouvants » qu’elle avait reçus (pp 363-368). Or on sait que certains témoignages ont été refusés, parfois violemment, par la Mission. Voir la fin du livre de Y. Mukagasana, N’aie pas peur de savoir, Laffont, 1999. Parmi les récits recueillis par la Commission d’Enquête Citoyenne de mars 2004, figurent plusieurs témoignages de femmes violées par les militaires français pendant l’opération Turquoise, dite « humanitaire ». 7 Le gouvernement répliquait ainsi aux accusations lancées par l’intermédiaire de Stephen Smith dans le Monde, tout au long de ce conflit. Ce n’est pas le lieu ici de discuter de la thèse des responsabilités du FPR dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, interprétées comme la preuve du déclenchement volontaire du génocide par les Tutsi exilés en Ouganda. Il est clair, d’ores et déjà, que ses tenants se disqualifient en l’utilisant pour atténuer, sinon parfois annuler, la responsabilité du régime génocidaire rwandais et de ses soutiens extérieurs. Il faudrait consacrer un travail entier à trier ce qui relève, ici, de réalités à vérifier, d’affirmations erronées et de manipulations idéologiques. parlementaire menée au Sénat1, puis le long procès de quatre génocidaires à Bruxelles en 20012, ont permis une reconnaissance politique exceptionnelle en Europe. Il n’est pas étonnant qu’une œuvre artistique majeure sur le génocide, conçue dans ce pays, mette la question de la responsabilité occidentale au centre de sa réflexion et associe des artistes belges et rwandais : créé en 1999 à Avignon et à Liège, le spectacle Rwanda 94 du Groupov3 a été représenté en avril 2004 au Rwanda - Kigali, Butare, Bisesero - après avoir été donné au Canada, à Bruxelles et à Paris : il y a remporté un succès remarquable pour un spectacle si long sur un si sombre sujet, et a fait en France l’objet d’une attention soutenue dans les milieux de la recherche, de la critique et de la création théâtrale4. La vigueur de pensée qui sous-tend cette œuvre collective, ainsi que son indéniable efficacité théâtrale, associant le chant rwandais, le texte français (fiction et témoignage), l’image vidéo, la télévision, le music hall et la musique de Garrett List 5, lui font en outre modifier certaines donnes en vigueur dans les discours sur le génocide et l’ « irreprésentable »6. La mémoire et le deuil Ces dix ans marquent ainsi en Europe une étape dans un travail de mémoire qu’atteste une activité éditoriale et artistique frappante, surtout depuis 2000. La littérature et le témoignage y occupent une place décisive, dont il reste à comprendre le sens. Il est en effet difficile de savoir si cette actualité relève d’un authentique travail de conscience, ou si la culture joue là son rôle de digestion ordinaire, produisant un déni7 sourd au cœur du travail de mémoire. On peut se demander en effet si ces expressions mémorielles relèvent d’un travail de deuil réel, ou si elles ne sont pas parfois susceptibles de lui faire écran. Mais y a-t-il même un sens à parler de « deuil » à propos de ceux qui n’ont perdu là que des illusions, qu’ils soient Africains ou Européens? Si la tâche réelle du deuil reste celle du survivant et 1 A la suite d’une pétition de 250.000 Belges exigeant que lumière soit faite. Sénat de Belgique, Rapport de la Commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, Bruxelles, 1997. 2 Auquel ont été entendus 170 témoins, et parmi eux Yolande Mukagasana, dont il sera question plus loin. La plupart des témoins avaient déjà donné leur témoignage à African Rights (cf. Rakya Omaar éd., Death, Despair and Defiance, African Rights, 1995). Sur ce procès, au terme duquel les accusés ont été condamnés à une peine allant de 12 à 20 ans de prison, voir le site d’Avocats Sans Frontières-Belgique (www.asf.be), et les articles du Monde de Claire Tréan, 25 avril 2001, et Laurent Zecchini, 18 avril, 20 et 28 mars, 5 mai, 7, 9 et 10 juin 2001. 3 Groupov, Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants. Editions théâtrales, 2002. Auteurs : Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Mathias Simons. Auteurs associés : Tharcisse Kalisa Rugano, Dorcy Rugamba. 4 Voir le numéro d’Alternatives théâtrales, n°67-68, 2002, rassemblé sous le titre Rwanda 94. Le théâtre face au génocide. Groupov, récit d’une création, en particulier les textes de Philippe Ivernel et Jacques Delcuvellerie. Ce spectacle, lors de sa représentation à La Villette en novembre 2002, a donné lieu à un débat sur le thème du théâtre et du génocide, auquel participèrent entre autres Liliane Atlan et Isabelle Lafon, l’une, poète et dramaturge inspirée par la Shoah, l’autre créatrice du spectacle à une voix Igishanga, tiré du livre de J. Hatzfeld, Dans le nu de la vie (Théâtre Paris-Villette, janvier-février 2002). 5 Un CD a été édité par le Groupov et Carbon 7 sous le même titre. Directeur artistique : J. Delcuvellerie. Compositions : Garrett List. Compositions additionnelles de J.M. Muyango. 6 Voir les textes de Jacques Delcuvellerie dans le n° d’Alternatives théâtrales, op. cit. 7 Sur la pertinence relative de ces deux notions héritées de Freud, je renvoie à mon avant-propos au recueil L’Histoire trouée, op. cit : « A propos d’un nihilisme contemporain : négation, déni, témoignage ». des « héritiers » de la catastrophe, quel rapport y a-t-il entre cette mémoire culturelle et le travail qui échoie aux rescapés rwandais? Il n’est pas certain en effet que le deuil après un génocide puisse se « partager »1, ni que sa mémoire soit susceptible de s’internationaliser, surtout lorsqu’elle se complique comme ici des malaises et rancunes nés des responsabilités européennes. A moins que la reconnaissance de ces responsabilités d’un côté ne soit essentielle à l’élaboration du deuil de l’autre. Il se peut aussi que ces productions mémorielles soient à un moment nécessaires à la transmission de l’expérience rwandaise, de même que l’intervention ou l’existence même du tiers, inhérente à l’acte de témoigner, contribue au travail interne du deuil 2. Car le témoignage n’est pas seulement indispensable à l’historien et au juge. Il est ce qui, dans la matière du langage et du sens, vient remplacer le deuil là où celui-ci a été empêché. Faire son deuil, c’est donner une forme et un sens à la perte. Aucun sens humain, au-delà des logiques destructrices à saisir, ne peut être donné à un génocide, qui reste ultimement « sans raison »3. Mais un sens peut revenir à la vie par le témoignage du rescapé, qui fait ainsi retour à l’humanité, tout en donnant accès à l’inhumain traversé. La transmission par le témoin ne supprime pas la déchirure d’humanité : son récit rétablit un pont entre ceux que le génocide a séparés des humains et ceux qui, conscients ou non de cette séparation, ne l’ont pas vécue. Parce que ce récit de soi rétablit un continuum humain, et parce que l’art est l’endroit où s’est toujours cherché ce continuum, au prix parfois des plus grandes ruptures, il est naturel que ce récit se prête à une mise en forme littéraire, et que le témoignage devienne « fable du deuil »4. S’il peut donc exister des formes de deuil partageables entre rescapés et non rescapés, entre Rwandais et non Rwandais, entre Africains et Européens, il est probable que le témoignage et l’art y prendront une part décisive, à titre de vecteurs du sens dans la transmission. Reste à comprendre leur relation, c’est-àdire le rôle de relais que l’art peut jouer dans le témoignage. Le plus souvent ici, la relation entre témoignage et littérature conduit au rapport entre la personne du rescapé et celle de l’écrivain. La question du relais recoupe donc d’une part celle de la fiction, d’autre part celle du tiers, qu’on voit intervenir systématiquement dans la construction de la mémoire du génocide, aux plans littéraire et historiographique. Cette intervention pose trois questions liées : celle d’une reconduite éventuelle de postures coloniales dans le processus mémoriel lorsque l’intervention est européenne; celle d’une projection ou appropriation abusive lorsqu’elle est africaine; celle d’une 1 Nocky Djedanoum, « Partage du deuil », in L’Interdit. Rwanda. Mémoire d’un génocide, 1. Novembre 2000. 2 Voir sur ces questions Hélène Piralian, Génocide et transmission, L’Harmattan, 1997 ; Janine Altounian, La Survivance, Dunod, 2002 ; Régine Waintrater, Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre, Payot, 2003. 3 Je renvoie ici à l’approche philosophique de Philippe Bouchereau, « La désappartenance. Penser et méditer le génocide », et « Le génocide est sans raison. Méditer la désespérance », in L’Intranquille, 4-5, 1999 et 6-7, 2001. 4 Cf. Carine Trévisan, Les Fables du deuil. La Grande Guerre : mort et écriture, Paris, PUF, 2001. Sur la question du deuil symbolique et « littéraire » face à la catastrophe génocidaire, voir Marc Nichanian, Writers of disaster. Armenian Literature in the Twentieth Century, Gomidas Institute, Princeton & London, 2002; en particulier en I, le chapitre sur Zabel Yessahan. déréalisation de l’événement allant de pair avec l’esthétisation de son écriture, que le tiers soit européen ou africain. L’événement ne saurait s’écrire de la même manière chez le tiers et le rescapé. Le rapport au fait, et sans doute à la vérité, est toujours subjectif ; mais le sujet ne s’autorise pas pareillement de cette subjectivité s’il a vécu ce qu’il raconte et s’il n’en a qu’un rapport d’observation ou d’imagination - une expérience indirecte, elle-même déjà transmise et filtrée par les medias, les livres ou les témoignages. Le texte est donc de nature essentiellement différente selon qu’il témoigne au sens où le fait un survivant, ou au sens où le fait un tiers. La question de la littérature vient ensuite. On peut, pour penser cette différence, faire appel à la distinction que Giorgio Agamben, dans Ce qui reste d’Auschwitz, a précisée en rappelant les deux mots latins désignant le témoin : « superstes », le survivant, et « testis », le tiers ou l’intermédiaire garant1. Il se peut que le tiers, appelé à témoigner sans avoir rien vu ni vécu, veuille prendre le relais du témoin rescapé, afin, comme le dit la formule, de « témoigner pour le témoin » : c’est alors par sa réflexion ou sa fiction qu’il devient « témoin ». Mais que se passe-t-il, pour le « superstes », lorsque ce tiers écrit un texte où le survivant est utilisé dans son témoignage, où la victime et le bourreau lui-même sont mimés et réinventés dans une scène, une fiction, un poème ? Ce mime littéraire fait refaire alors au rescapé le trajet de la violence subie dans le medium d’un langage qui n’est pas le sien. Que devient la réalité de son expérience dans la « vérité » fictionnelle de cette œuvre conçue par un non-rescapé? En quoi cette œuvre relève-t-elle encore du « témoignage » ? Le tiers n’intervient pas seulement dans le processus de transmission culturelle. Il détermine également le travail de la justice et de la reconstruction politique, dont dépend aussi le deuil. Cette question essentielle du tiers se présente donc ici sous trois formes : celle de l’Occident dans son rapport à l’Afrique et au génocide; celle de l’Afrique dans son rapport à elle-même et au génocide rwandais; celle de l’Etat rwandais dans son rapport à la catastrophe et aux rescapés. C’est à ces trois niveaux différents que le tiers et le relais peuvent contribuer à transmettre tout en faisant écran. Il convient donc, pour poser clairement la question d’une mémoire partageable ou non dans les formes du témoignage et de l’art, de savoir d’abord ce qu’il en est du deuil collectif au Rwanda. L’Etat, la mémoire et les rescapés La politique de la mémoire au Rwanda s’est mise en place sur la base d’un réel effort de réflexion collective, engagée aux lendemains du génocide à l’initiative du gouvernement issu de la victoire du FPR. Elle était marquée par le désir d’empêcher l’impunité tout en rendant une vie sociale possible, de permettre à un deuil collectif de s’élaborer, mais aussi de désenclaver le Rwanda en internationalisant la mémoire du génocide, et de saisir la signification de l’événement pour l’inscrire dans 1 G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. Le témoin et l’archive. Paris, Payot-rivages, 2001. une autre écriture de l’histoire1. Deux grands débats se sont engagés au sein du gouvernement d’union nationale : comment concevoir et organiser le travail de la justice devant la masse des responsables et inculpés potentiels? Faut-il commémorer plutôt la mort des martyrs de la démocratie – Hutu et Tutsi - ou les victimes du génocide, c’est-à-dire des seuls Tutsi ? Ainsi la « mémoire » du génocide se révélait d’emblée susceptible de provoquer la division au sein du peuple rwandais. La nécessité d’une cohabitation étroite entre les rescapés et les criminels d’hier rendait le programme de « réconciliation » nationale à la fois nécessaire et problématique, la « nation » elle-même étant devenue un problème : juridique, politique, économique. Ibuka, Avega Ces débats ont conduit le gouvernement à des hésitations qui lui ont parfois fait choisir des solutions d’attente, et confier une part de leur gestion à l’association de rescapés Ibuka (« Souviens-toi »), créée en 1996 2. Si donc « politique de la mémoire » il y a eu3, elle s’est poursuivie en collaboration entre l’Etat et Ibuka : recherche d’une voie propre dans le traitement juridique et symbolique de l’après-génocide, mise en place d’un programme pédagogique sur l’ethnisme et ses origines coloniales, fixation d’un « jour de la mémoire » le 7 avril4, création d’un fond d’aide aux rescapés (5% du budget national), exhumations des charniers, recensement des victimes, dictionnaire nominatif des disparus5, construction de mémoriaux6, dont récemment l’important Mémorial de Kigali. Cette collaboration entre le gouvernement rwandais et la principale association de rescapés, parfois tendue, est devenue plus étroite après une phase de conflits. Lors de la commémoration du 7 avril 2000, le président d’Ibuka a présenté au Président de la République les revendications des associations de rescapés : attribution de lieux d’habitation aux rescapés dépossédés, gestion saine des affaires de l’Etat, justice véritable. Colette Braeckmann écrit alors dans Le Soir (8 avril 2000) que les rescapés n’ayant reçu aucune indemnisation, ils « entrent de plus en plus ouvertement en conflit avec un pouvoir désireux d’aller de l’avant ». Après avoir refusé pendant plusieurs 1 Voir les premières phrases du programme de « Memorial Day » le 7 avril 1995 : « Il ne s’agit pas d’organiser une réunion de plus sur le Rwanda. Il s’agit de fixer dans la mémoire historique de la communauté internationale le génocide du Rwanda », et d’organiser un « temps fort d’échanges de personnes qui refusent l’oubli et veulent participer à l’écriture de l’histoire autrement » (Rwanda. Memorial Day 7 avril 1995. Le génocide ». Eurostep). 2 Cette association, qui est la plus importante association de rescapés, avec Avega, compte un secteur en France, en Belgique et au Canada. Y sont organisées chaque année en avril des commémorations conçues comme des journées de réflexion, avec un parti pris d’ouverture sur l’histoire des génocides et le travail des chercheurs, comme l’a montré la journée du 3 avril 2004 à l’Unesco. 3 Augustin Rudacogora interroge, chercheur à l’Université de Butare, questionne ce terme et la pertinence même du mot « mémoire » au Rwanda, à propos des mémoriaux du génocide dans « Mémoire des sites, sites de mémoire au Rwanda : textes et textures », in Les Langages de la mémoire, op. cit. 4 Ce mémoire de 19 pages intitulé « Rwanda. Memorial Day 7 avril 1995. Le génocide. Un travail historique pour la mémoire collective internationale et un acte de réparation. Eurostep », a fait l’objet d’un accord entre le Ministère de la justice et les associations de droits de l’homme, et a obtenu le soutien du CNCD en Belgique. 5 Ibuka, Dictionnaire nominatif des victimes du génocide en préfecture de Kibuye, Kigali, 1999. 6 Sur la conception des mémoriaux au Rwanda, voir Augustin Rudacogora, art. cit. années de donner un statut juridique à l’association Ibuka, le gouvernement a tenté de la mettre sous tutelle1, produisant des tensions qui furent utilisées par l’opposition politique2. L’autre importante association de rescapés, Avega – Association des Veuves du Génocide d’Avril - née en septembre 1994, et agréée l’année suivante, regroupe aujourd’hui près de 30.000 veuves du génocide. Forte du courage et de la puissante personnalité de ses fondatrices et animatrices3, elle se bat plus concrètement sur le front de la misère matérielle, de la solitude et de la maladie, en créant des réseaux d’aide et de solidarité de femmes et de mères seules, des formations d’apprentissage à l’aide médicale et au traitement psychique : collecte de fonds pour la reconstruction de maisons détruites ou enlevées, traitement trithérapique de femmes violées et atteintes du sida, création de centres d’accueil et de groupes de parole, soutien aux victimes qui témoignent au TPIR. Ces femmes ont réussi à imposer leur manière originale et intempestive, malgré la charge de transgression qu’une telle mobilisation des femmes, et plus encore des veuves, représentait au Rwanda : Esther Mujawayo, cofondatrice d’Avega, évoque ainsi ce que représentait au début le simple fait d’aller boire un verre ensemble au café, et, plus encore, de se faire recevoir par les autorités dans un pays où une frayeur superstitieuse marginalisait les veuves, ou encore d’enterrer les morts entre femmes à la place des hommes disparus, alors que la tradition réservait aux hommes la pratique des rites funéraires4. La démarche spontanée d’Avega est de prendre acte, au coup par coup, mais en profondeur, des bouleversements causés par le génocide au plan individuel et social. C’est pourquoi son action dépasse de loin les enjeux immédiats de la survie. Elle contribue vigoureusement à la réflexion sur la reconstruction personnelle et collective, les formes de justice, de deuil et de mémoire possibles après le génocide. Son nom rwandais est Agahozo : « celui, dit E. Mujawayo, d’une parole de consolation ou d’un poème qu’on chante pour sécher les larmes d’un enfant qui pleure » (p 75). Le 7 avril 2002, Ibuka appelait le gouvernement à tout faire pour que l’enterrement des restes des victimes puisse se terminer deux ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui. Or les Rwandais continuent d’enterrer leurs morts, au sens strict. Ou plutôt de les réenterrer. Car depuis le génocide, on n’a cessé de retrouver de nouvelles fosses communes et d’exhumer les cadavres - pour les reconnaître, ou du moins les compter. Et après avoir procédé en 1995 à une série d’inhumations solennelles, auxquelles participaient les populations locales appelées au 1 Lorsqu’en 1997, certains rescapés membres d’Ibuka protestèrent contre l’élection de Hutu suspectés d’implication dans le génocide, ils furent accusés de « divisionnisme ». La montée des tensions, et semblet-il des problèmes de gestion, ont provoqué la démission en 2000 de l’ancien président, Frédéric Mutagwera, remplacé par Antoine Mugesera, membre du FPR alors exilé à Bordeaux, qui l’a présidée jusqu’en 2003. 2 Voir la longue lettre de Jean-Pierre Mugabe au gouvernement, « Ndarega » (« J’accuse »), traduite par J. Baraketze (2001), chapitre VII, « La problématique du mémorial et des survivants ». L’auteur, qui signe « Tribun du peuple ‘umuvugizi w’abaturage’ », accuse le FPR de trahison et de cynisme à l’égard des rescapés, et se montre par ailleurs favorable à un retour du roi Kigeli V au Rwanda. 3 Voir le témoignage d’Esther Mujawayo, cofondatrice d’Avega, sur l’actuelle présidente d’Avega à Kigali, dont le mari et les 7 enfants ont été tués pendant le génocide, dans SurVivantes, Ed. de l’Aube, 2004, pp 73-74. 4 E. Mujawayo, SurVivantes, op. cit., pp 75-77 et le chapitre « Le clan des veuves », pp 228-243. « repentir »1, à partir de 1996 les autorités ont pris le parti de les exposer dans certains « sites d’extermination»2. Les mémoriaux et les sites Les plus importants sites correspondent aux plus terribles massacres : Murambi dans la préfecture de Gikongoro, inauguré en19963, Nyamata et Ntarama près de Kigali (1997), Gisozi à Nyamirambo en plein Kigali (2000)4. C’est sur ce dernier site qu’a été inauguré, lors de la commémoration d’avril 2004, le musée-mémorial officiel du génocide, réalisé avec l’aide d’une Fondation anglaise de mémoire de la Shoah. Sa scénographie, inspirée à la fois des musées de Yad-Vashem et du livre-mémorial de Serge Klarsfeld5, tente d’y redonner un nom et un visage aux rescapés, tout en rassemblant un fonds d’archives sur le génocide, qui comprend déjà des témoignages filmés. Un an plus tôt, un prêtre basé en France, Diogène Bideri, avait créé à titre privé un autre centre de documentation, la Fondation Ntarama, qui mettait la collecte des témoignages au cœur de son programme. Le parti pris d’exposer les corps à des fins d’attestation publique, qui suppose de livrer ces corps à l’Etat et d’interdire le culte dans les églises-mémoriaux, représente une inversion et une transgression majeure des rites funéraires chrétiens hérités de la colonisation. Il a inévitablement suscité un désaccord avec l’Eglise - qui, elle-même divisée6, prônait le nettoyage des églises rendues aux activités du culte - mais aussi ça et là, des critiques relatives à la « violence » du procédé, jugé peu propice au deuil7. 1 Voir le témoignage du journaliste Philip Gourevitch dans We wish to inform you that tomorrow we will be killed with our families. Stories from Rwanda, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1998, p 282. (Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tués avec nos familles. Chroniques rwandaises, Denoël, Impacts, 1999). 2 Le nombre de ces sites s’élève aujourd’hui à plus de 60 d’après la Fondation Ntarama, dont 4 dans Kigali, 5 autour de Kigali, 8 dans la région de Gikongoro, 8 de Kibungo, 14 de Butare, 7 de Kibuye. 3 Sur les 27.000 cadavres déterrés, 1864 ont été exposés dans les classes de l’Ecole technique où avait eu lieu le massacre. 4 50.000 personnes ont été retrouvées dans ces fosses communes de Kigali, où l’on compterait en tout 250.000 victimes. Voir, sur ce site, le film de Raphaël Glucksmann, David Hazan, Pierre Mazerette, Tuez-les tous. Rwanda. Histoire du génocide, 2004 et l’interview de R. Glucksmann par Nicole Leibowitz, « Un témoignage sur le Rwanda d’aujourd’hui », 9 septembre 2003 (www.proche-orient.info). L’un des derniers site en date est celui de Nyakibanda, grand séminaire catholique près de Butare (avril 2002). 5 Voir sur cet aspect Aurélia Kalisky, « d’un génocide à l’autre. Des références à la Shoah dans les approches scientifiques du génocide des Tutsi », Revue d’Histoire de la Shoah, n°181, octobre 2004 ; et « Mémoires croisées. Des références à la Shoah dans le travail de deuil et de mémoire du génocide des Tutsi », Humanitaire, n°10, printemps-été 2004. Une salle du musée contient des photos des disparus prises avant le génocide, une autre des ossements, une autre des vêtements et des objets ayant appartenu aux morts. Une salle particulière est consacrée aux enfants victimes du génocide. Voir le récit de Laure Coret dans Rwanda 1994-2004, op. cit. 6 Voir les « Propositions concrètes pour le travail de deuil » présentées par le Diocèse de Butare, Documents pour la relance des activités pastorales, n°2, 26 septembre 1994. Il y était recommandé de dresser la liste des morts par paroisses et d’établir un monument et une date de commémoration propres à chaque communauté chrétienne, toutes ethnies et toutes causes de mort confondues, pour « marquer le lien avec nos morts et la communion des Saints ». Le groupe des initiateurs de ces propositions a été rapidement dissout. 7 Voir l’article de l’historienne Claudine Vidal, « Les commémorations du génocide au Rwanda », Les Temps modernes, mars-juin 2001. Je discute plus bas des affirmations contenues dans ce texte polémique. On peut se poser la question des effets au long cours de ces « sites » qui présentent le « spectacle hallucinant »1 de corps d’hommes, de femmes et d’enfants conservés par la terre argileuse dans leur posture d’assassinés, ou réduits à des restes inidentifiables. Mais cette inversion du rite, entièrement spécifique, semble avoir quelque fondement après un génocide où le deuil a été interdit, et où les traditionnels abris qu’étaient les églises sont devenus des lieux de massacre. S’il prend le risque d’offenser des désirs d’inhumation privée, cette espèce de rite inversé permet parfois aux rescapés de retrouver la trace des leurs, et ainsi de mettre en route au contraire un processus de deuil, malgré l’image effarante de la mort de masse que restituent ces sites avec une violence concertée. Mais cette violence est sans doute là encore l’effet d’une hésitation – quand faut-il réenterrer ces corps, combien de temps doiton les laisser ainsi exposés? - autant que d’une décision. Mémoire et maladie D’après le recensement national de 2001, le chiffre des victimes, d’abord estimé par l’ONU à 500.000, puis à 800.000, s’élève à près d’1,3 million2. Plus d’un million d’êtres humains ont donc été humiliés, déchiquetés, violés, mutilés et tués en trois mois, par une autre partie de la population endoctrinée et poussée au meurtre : une « saison de machettes », pour reprendre le titre d’Hatzfeld. Au désastre sans remède de l’extermination s’ajoute un sinistre politique, économique et social, mais aussi psychique. Evoquant son séjour au Rwanda, quatre ans après le génocide, l’écrivain burkinabe Monique Ilbudo dit ceci : « En 1998, les gens étaient encore hébétés, perdus. Certains avaient choisi la folie pour survivre et nous racontaient des choses incohérentes. D’autres étaient enfermés dans le mutisme. D’autres encore allaient comme des fantômes, complètement détruits3. La même année, Simon Gasiberege, psychologue au Centre de santé mentale de Butare, présentait ainsi le traumatisme collectif : On met généralement une soupape pour se protéger, mais l’énergie mentale qu’il faut pour cela épuise les réserves de l’individu. D’abord, il devient incapable de travailler. Puis la soupape saute : il ne dort plus et a des hallucinations – il « voit » des groupes de gens armés de piques et de machettes qui le poursuivent pour le tuer. L’Organisation Mondiale de la Santé évalue à 80-85% le nombre de Rwandais perturbés, le reste se partageant entre ceux capables d’aider les autres et ceux que le traumatisme pousse vers l’asile psychiatrique et le suicide4. 1 Colette Braeckmann, « Les âmes mortes errent toujours à Nyamirambo », Le Soir, 2 avril 2000. « On a l’impression que le génocide a eu lieu hier, que c’est hier que cette femme fuyait avec son bébé sur le dos, que cet homme levait les bras pour détourner la machette qui allait lui fracasser le crâne, que celui-ci brandissait sa carte d’identité, que cet autre suppliait les bourreaux et mourait les mains jointes ». 2 Ce chiffre est discuté par certains chercheurs et approuvé par d’autres comme Jean-Paul Gouteux dans La Nuit rwandaise, op. cit. Le recensement, commencé dans la région de Kibuye par Ibuka en 2001, puis réalisé par le gouvernement, a procédé par cellules administratives à partir des témoignages. 3 Citée par Catherine Bedarida, « 80 artistes et intellectuels africains se souviennent du génocide au Rwanda », Le Monde, 8 juin 2000. 4 Cité par Marie-France Cros, « Retour sur le génocide : la mémoire contre l’oubli », Libre Belgique, 7-8 mars 1998. Il ne s’agit pas d’entériner cette pathologisation du rescapé en tant que type, ni de donner un prix quelconque aux pourcentages de l’OMS, toujours étrangement précis à proportion du caractère approximatif du diagnostic. Ces explications valent d’être citées pour les symptômes concrets qu’elles décrivent; mais aussi parce qu’elles furent données en 1998 lors d’une visite à Murambi d’une ministre belge, venue déposer une gerbe « pour la mémoire contre l’oubli ». Or celle-ci était guidée par le ministre rwandais de la jeunesse et de la culture, Jacques Bihozagara, qui se demandait, lui, contre l’avis du psychologue, si la mémoire « doit être entretenue chez les jeunes, alors qu’elle plonge, chaque année en avril, des écoles entières dans des maladies psychosomatiques »1. On voit là de quelles tensions et discussions internes ont dû naître les décisions politiques. Elles apparaissent aussi dans la plupart des témoignages de rescapés. Dans SurVivantes, Esther Mujawayo revient à plusieurs reprises sur le décalage entre les exigences du gouvernement ou de la justice, et la détresse matérielle et morale des rescapés. Mais elle livre un témoignage plus important encore sur la cécité et le dilettantisme dont ont parfois fait preuve les « spécialistes » occidentaux de la santé mentale, dont le savoir et les pratiques se révélaient souvent dérisoires en l’absence d’une réelle prise en compte des problèmes matériels et médicaux rencontrés par les rescapés, et, plus grave encore, des effets psychiquement destructeurs du génocide2 : … ces psychologues (…) ne voulaient écouter notre traumatisme que sous la forme qu’ils en attendaient (…) on se rendait bien compte que le pays devenait un champ d’expérience de toute une bande d’aventuriers, dont avant tout, des apprentis psychologues, ingénieurs, médecins… Qu’est-ce qu’on n’en a pas vu, comme énergumènes ! (…) (…) la plupart des bailleurs de fonds et humanitaires sont des gens pressés et, comme tous gens pressés, jugent souvent avant d’écouter : ils veulent des solutions rapides, efficaces comme des mécaniques d’automobile mais qui ne peuvent pas marcher avec des humains, encore moins des humains qui sortent d’un génocide. Ils veulent lever leur culpabilité par des programmes expéditifs3. Voilà comment, devenue psychologue au cours des années qui ont suivi le génocide, Esther Mujawayo dresse, elle, le portrait collectif des « humains qui sortent d’un génocide », et plus précisément des femmes : La peur d’avoir perdu la boule, c’est-à-dire dans notre langue, « ubwenge bwarayaze », littéralement, « (avoir) l’intelligence (qui a) a fondu » est des plus répandues chez les personnes traumatisées. (…) il est très important de préciser la chose suivante : une personne traumatisée n’emploie jamais le mot de traumatisme en ce qui la concerne, car elle n’en a pas conscience. (…) C’est au fil du temps mais surtout, au fil des entretiens recueillis et des échanges entre rescapées, qu’on a identifié une sorte de tableau des traumatismes, ou plutôt de leurs expressions. (…) Mal de dos, (…), mal à la tête et mal au ventre. Et surtout, cette fatigue, cette immense fatigue, avec l’impossibilité de se lever de son lit le matin. Donc, pas de travail, pas de remboursement. (…) 1 Cité par M.F. Cros, « Retour sur le génocide », art. cit. Il s’agissait de la Ministre-présidente de la Communauté française de Belgique, Laurette Onkelinx. 2 Tel employé d’un organisme humanitaire ne comprenant pas pourquoi elle ne faisait pas de cauchemars, ni pourquoi elle demandait avant tout une voiture, la première nécessité, aux lendemains immédiats du génocide, étant pour les rescapés d’aller visiter les familles de toute la région pour savoir qui avait survécu. 3 E. Mukawayo, SurVivantes, op. cit. pp 52 et 240-241. Mais trouver des soutiens pour un suivi de la santé physique traitée en parallèle a été très compliqué : ces mêmes financiers nous répondaient qu’Avega ne devait pas se substituer aux structures hospitalières déjà existantes. Ils n’acceptaient de ne financer, précisaient-ils, que les soins liés aux séquelles du génocide. Mais qu’est-ce qui relève des séquelles du génocide ?… Ou plutôt, je pose la question à l’envers : qu’estce qui ne relève pas des séquelles du génocide ? (pp 202-205) Plus loin, l’auteur évoque les techniques – apparemment simples – de retissage des « liens sociaux détruits » par l’organisation solidaire au coup par coup : l’objectif est non de reconstituer une vie normale – « après un génocide, écrit-elle, rien n’est plus normal », mais de revivre « avec des habitudes qui te rappellent que tu as été quelqu’un » (p 234). Car la mémoire du génocide, pour le rescapé, est une sensation qui s’éprouve au présent. Celle de n’être plus rien, parce qu’on a vécu tout : cette totalité du mal génocidaire qui réduit à rien le reste de la vie « courante », celle de soi comme celle des autres. On voit s’exprimer avec précision cette dévaluation de l’existence, à la fois intégrale et infinitésimale, chez les témoins interrogés par Anne Lainé, dans le film qu’elle a réalisé avec Marie-Odile Godard, Un cri d’un silence inouï (2002), ainsi que dans le texte écrit par Speciosa Mukayiranga, « Sentiments de rescapés »1 : la fatigue intérieure, née de l’excès de souffrance et du deuil impossible, recouvre tous les affects de la vie d’une sorte de voile gris, déplace en silence les sujets de souffrance et de joie, empêche d’aimer, et confine à l’hostilité envers ceux qui n’ont pas vécu la même expérience. Avant d’être une politique nationale, la mémoire est au Rwanda une maladie propre à chacun mais commune, car inévitable. Au lendemain d’un génocide, la maladie est sans doute même la forme obligée d’un rapport à l’histoire et à la vérité. On mesure ainsi, avec l’énormité du deuil à faire, sa difficulté en tant que tâche politique ; mais c’est là aussi que se révèle la tâche spécifique du témoignage : témoigner, c’est pour chacun élaborer sa propre forme de deuil, raconter son histoire en créant sa vérité intime sans contrefaire l’exactitude historique, et par là, en tout cas, se dégager du carcan des discours politiques et psychologiques. Si le rescapé reste évidemment « perturbé » par son histoire, c’est en témoin et pas seulement en « traumatisé » qu’il dit sa vérité. Malaise dans la « nation » rwandaise. La relation du témoin survivant au pouvoir chargé de la réconciliation nationale ne peut donc qu’être compliquée : sa construction individuelle, sans autre finalité que la vie, le ramène toujours à sa propre destruction – ce qu’un Etat ne saurait se permettre. Celui-ci ne traitera, lui, qu’avec une norme psychologique intégrée parmi d’autres paramètres, finalisés par l’exercice du pouvoir : économie, diplomatie, etc… L’héritage intime et matériel de la catastrophe devient ainsi fatalement l’objet d’une négociation : certains rescapés la mènent à l’intérieur du gouvernement ou à partir de l’association Ibuka, d’autres, les plus nombreux, isolés et démunis, oscillent entre un abandon et une résistance passive - dont ils font état parfois lorsque des étrangers les questionnent. D’autres désespèrent ou se sentent de trop, inexistants, même et 1 Speciosa Mukayiranga, « Sentiments de rescapés » (1998), in C. Coquio éd. L’histoire trouée, négation et témoignage, op. cit., pp 776-785. « surtout lors des jours d’enterrement ou de commémoration. Une rescapée évoque ainsi l’enterrement de son mari : Un mois après, l’enterrement « officiel » a eu lieu : dans des cercueils communs, on avait regroupé les cadavres retrouvés dans diverses fosses. En première ligne, ceux des dignitaires tués dès le déclenchement du génocide. Et, juste en face, dans une tribune abritée d’une bâche protégeant bien du soleil, une rangée d’officiels – vivants, eux. Ils en faisaient une affaire politique, nous de cœur. Or, quand tu arrives, simple rescapé, tu es tout de suite mis de côté, tu ne vaux rien, tu ne signifies rien – même si tu es là pour enterrer ton mari et que cela constitue quand même une excellente raison, non?... Des policiers surveillaient les personnalités et nous poussaient sans ménagement.1 Les rescapés représentent bien pourtant une partie significative de la population, avec laquelle l’Etat rwandais doit composer. Il leur demande d’ailleurs explicitement une « patience » et une « aide »2 politique, qu’ils ne peuvent qu’accorder en échange de leur sécurité. Mais lorsque l’Etat leur demande des « sacrifices »3, les rescapés sont fondés à penser qu’ils ont donné plus que leur part. La nécessité du compromis politique trouve ses limites dans la radicalité du mal qui leur a été infligé, avec lequel il leur faut constamment composer. C’est sous toutes ces conditions que les rescapés forment, bon gré mal gré, une force politique avec laquelle le gouvernement doit lui-même composer. Ponctuée de grands colloques internationaux et de discours présidentiels très fermes, sinon violents, prononcés lors des commémorations4, la politique de la mémoire s’est modulée et affermie au rythme de l’évolution du régime, en fonction aussi de ses apports financiers face aux inextricables problèmes économiques, sociaux et juridiques rencontrés. Il faut rappeler en effet que le projet rwandais initial d’un fonds international alimenté par les pays et instances impliqués – France, Belgique et ONU- n’a pu être réalisé, seule la Belgique s’étant reconnue réellement responsable5; les aides financières internationales sont donc fonction de tractations politiques circonstanciées. Ces problèmes, compliqués par l’embrasement guerrier au Congo-Kinshasa (ex-Zaïre) à partir de 1997, ont fait que telles options ont prédominé sur d’autres, provoquant sur certains points – celui des réparations en particulier - un hiatus entre les rescapés et l’équipe dirigeante. 1 Esther Mujawayo, SurVivantes, op. cit. pp 187-188. 2 Cf. Paul Kagame le 7 avril 2000, à propos des rescapés : « nous n’avons pas honte de leur demander de nous aider à faire en sorte que le génocide ne se reproduise plus ». Par là le chef de l’Etat demande aux rescapés leur appui contre l’opposition, explicitement identifiée aux génocidaires. 3 « Pour réussir, nous devons briller par la tolérance, la patience et l’amour de la vérité. De plus, il nous faut nous sacrifier. Dans ces conditions, il faut éviter de privilégier des intérêts personnels au détriment des intérêts collectifs. Il faut éviter d’avoir le ventre pour horizon et bannir la cupidité ». Paul Kagame, discours d’avril 2000 à Nyakibanda. 4 Cl. Vidal restitue la chronologie de ces discours dans son article précité. 5 Le 25 mars 1998, Bill Clinton, lors d’une escale à Kigali, a, sans vouloir s’incliner devant le mémorial du génocide de l’aéroport, évoqué les responsabilités de la communauté internationale, et promis de faire débloquer deux millions de dollars pour un fonds d’aide aux rescapés. Lors de la commémoration du 7 avril 2000, le premier ministre belge Guy Verhofstadt a demandé « pardon » aux « victimes du génocide » au nom de son « pays » et de son « peuple », disant sa « honte » pour la « faute immense » commise par la Belgique qui était « au cœur de l’opération onusienne ». « J’assume ici devant vous la responsabilité de mon pays, des autorités politiques et militaires belges ». (Cf. C. Braeckmann, Le Soir, 8 avril 2000). Ce hiatus recoupe en partie celui qui existe entre les Rwandais présents lors du génocide et la population revenue d’exil –en partie anglophone, comme son actuel Président Paul Kagame1. Le pays se trouve ainsi dans une situation étrange, mais logique, où la masse des disparus a été numériquement « remplacée » par près d’un million d’exilés revenus. Les difficultés de communication entre ces deux parties de la population s’ajoutent au clivage ethnique qui perdure sourdement, et qui fait rage au Congo voisin. « Dans son livre, paru en 2004, Esther Mujawayo exprime ainsi le déphasage entre les rescapés et les exilés, à propos du besoin de parler et de la difficulté d’agir : Au Rwanda, on nous dit aujourd’hui : « On en a assez parlé ». On est coincés, nous les rescapés, entre les Hutu, nos voisins de toujours qui nous ont tués, et les Tutsi, nos frères qui sont rentrés d’exil après plus de trente ans, après les vagues de massacres de 1959 et de 1973, qui ont toujours rêvé de rentrer au Rwanda mais ne s’attendaient pas à y revenir marchant sur les cadavres (…) Pour les Hutu, coupables ou pas, c’est mieux de ne pas parler de ce qui s’est passé, et d’effacer (…) Quant aux Tutsi réfugiés dans les pays voisins depuis trente ans, en vivant en exil, ils ont fait un mythe de ce pays, et maintenant il y sont enfin. Mais ils y sont après un génocide. (…) Pourtant, au tout, tout début – c’est-à-dire à la fin du génocide – on ne nous disait pas encore, comme aujourd’hui : « On en a assez parlé ». On ne nous disait pas encore, comme dans un discours prononcé à la radio par le Premier ministre de l’époque, Twagiramungu, au cours du mois de novembre qui a suivi le génocide de juillet 1994 : « Trois mois suffisent pour oublier et recommencer ». Ou comme dans cette allocution de notre président Kagame, quatre ans plus tard, à l’attention des rescapés : « Mettez vos sentiments dans le placard ». On ne nous disait rien, tout simplement. Mais nous, on sentait qu’on dérangeait. (…) ce qu’on avait perdu, nous rescapés, était tellement énorme que les difficultés matérielles n’étaient pas notre premier souci. (…) Rescapé, tu venais de survivre, mais tu étais dans une fatigue intérieure terrible. Tandis que les autres, eux, avaient encore le courage de vivre, toi, tu ne l’avais plus, ce courage. Tandis que les autres faisaient la course pour la vie, toi, tu avais mis beaucoup de temps à t’occuper de chercher une nouvelle casserole, une assiette, parce que cela n’avait pas de sens. Eux étaient vivants, nous survivants2. « Spéciosa Mukayiranga exprime la même chose autrement, lorsqu’elle écrit, dans un chapitre intitulé « Souffrances différentes » : On est devenus des sauvages devant les autres maux ne découlant pas du génocide. C’est pourquoi le rescapé ne connaît pas la douleur d’un rapatrié qui a perdu ses enfants 1 Réfugié en Ouganda dès 1960, où il a passé presque 30 ans, P. Kagame y a rejoint la rébellion contre Obote aux côtés de Museveni, qui lui a confié la direction des services de renseignement et de sécurité de l’armée ougandaise. Kagame a fondé le FPR en 1987 avec Fred Rwigema, dont il a réorganisé les troupes après l’échec de l’offensive de 90. Nommé vice-président de la République le 19 juillet 1994, deux semaines après la prise de Kigali par le FPR, il est ministre de la Défense dans le nouveau gouvernement d’union nationale, puis Président du FPR en 1998, et de la République en 2000. 2 SurVivantes, op. cit., pp 20, 77-79. au front, sa famille au fond des collines, ses biens, etc. Ils sont dans les mêmes conditions mais ils s’envient mutuellement. Le rescapé envie le rapatrié de 1959-1973 parce qu’il a de l’argent, des enfants, peut-être des parents, des études, des connaissances et des amis. Le rapatrié envie le rescapé parce qu’il a peut-être une parcelle, une maison, et qu’on parle de lui dans la vie du pays. Il croit que tout se qui se dit s’accompagne d’actions concrètes en faveur du rescapé. Il est injustement jaloux. « Personne n’est là pour les souder, pour leur faire comprendre que la seule différence est ce passage où le rescapé a vécu le génocide1. Et au chapitre « Sentiments d’injustice » : Avec de multiples problèmes, le pouvoir n’a pas pu s’occuper à fond des problèmes des rescapés, il y a d’autres priorités et le rescapé croit qu’il est mis aux oubliettes pendant ce temps-là. Il est devenu égoïste et égocentrique. Il est persuadé que ses problèmes sont uniques et extraordinaires par rapport aux autres. Il n’y a pas suffisamment de dialogue et de communication entre le rescapé et le pouvoir. La société rapatriée ne comprend pas les survivants. Les deux groupes sont dépouillés d’analyse de l’histoire de notre pays. Ils vivent les faits (p 778-779). Cette vie des faits brisée par le « passage » dans le génocide a sa raison à elle, qui ne peut coïncider avec aucune raison politique. Or, la particularité du mal dont souffre le rescapé a des résultats politiques immédiats. La scission de la société rwandaise, ici évoquée à la manière d’une rivalité d’orphelins, montre que l’Etat, en matière de deuil du génocide, ne peut sans doute qu’échouer à jouer un rôle de tiers. Il a sans doute été plus facile au régime, au lendemain du génocide, de répondre à l’ethnisme par un projet d’unité nationale, que de construire les formes d’un deuil partageable non seulement entre Tutsi et Hutu, mais entre rescapés et exilés. Comment le deuil peut-il être à la fois celui du génocide des Tutsi et celui de la nation rwandaise? Comment un tel deuil collectif pourrait-il se ritualiser sans tension majeure? Si l’intégration politique des Hutu et la réintégration sociale des criminels sont le problème et l’enjeu majeur de l’Etat rwandais, la question la plus sensible de sa politique de la mémoire reste peut-être l’intégration des rescapés eux-mêmes à la vie nationale. Justice impossible et politiques obligées. Les fondements et l’évolution de cette politique de la mémoire s’expriment avec netteté dans la conception de deux colloques internationaux organisés à Kigali à six ans d’intervalle. Le premier, en novembre 1995, intitulé « Génocide, impunité et responsabilité », se présentait comme un grand chantier de reconstruction, un appel à réflexion collective internationale sur l’ethnisme, le génocide, le traumatisme, la survivance, la mémoire, les réparations, et surtout la justice. Etaient conviés au « dialogue » plusieurs chercheurs occidentaux et représentants de communautés atteintes par un crime contre l’humanité – 1 Speciosa Mukayiranga, « Sentiments de rescapés », in L’Histoire trouée, op. cit Ibid. pp 782-783 génocides juif et arménien, Apartheid - invitées à exposer leur expérience1. Aucun témoin, en revanche, n’avait alors été invité à s’exprimer. Ce colloque, qui visait à « concevoir une politique nationale viable et cohérente pour répondre au génocide », avait donné lieu à un livre de « recommandations »2 publié sous l’autorité du Président de la République d’alors, Pasteur Bizimungu – aujourd’hui passé dans l’opposition, arrêté et incarcéré3. Un chapitre important y était consacré à la « recherche de solutions aux problèmes des victimes du génocide » : réhabilitation morale des survivants par l’exercice de la justice et l’aide matérielle, médicale, sécuritaire et psychologique ; législation protectrice pour les femmes, les enfants, les vieillards ; création d’un fond national et international pour la compensation des survivants. Parmi ces solutions préconisées figurait aussi la mise sur pied d’une « Commission nationale sur le génocide » indépendante de l’administration étatique et comprenant des représentants d’associations de survivants, qui n’a pas abouti. Le second grand colloque organisé par Ibuka en novembre 2001, « La Vie après la mort », en collaboration avec le Group Project for Holocaust Survivors, se présentait comme une « conférence internationale sur les rescapés », œuvrant à la « réconciliation nationale »4. Alors que le premier colloque, axé sur l’effort de justice, avait donné lieu à la première loi nationale sur le génocide, celui-ci était essentiellement destiné à légitimer la réactualisation de la « Gacaca » et à obtenir l’adhésion des rescapés sur son programme litigieux, voté le 12 octobre 2000 après une campagne d’explications dans tout le pays au cours de 1999 : celui d’un tribunal populaire traitant le cas des exécutants du génocide, 1 Intervenaient, pour la communauté juive, John Lemberger, le directeur d’Amcha (Holocaust Survivors Support Organisation », qui continuera de soutenir la politique mémorielle du gouvernement), et, pour la communauté arménienne, Armineh Arakelian, du haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’homme. Avaient été invités parmi d’autres participants : Jean-Pierre Chrétien sur l’ethnisme (historien), François-Xavier Vershave sur l’Afrique postcoloniale (historien et militant), Colette Braeckmann sur le rôle de la presse internationale (journaliste), Tina Rosenberg (World Policy Institute) sur les répliques juridiques aux crimes d’Etat, Ervin Staub (Univ. Massachussets) sur les dispositifs d’aide aux victimes, Wilson Rutayisire (historien) sur la réalisation du génocide, Philibert Kagabo et Ladislas Twahirwa sur le droit coutumier au Rwanda. Ce colloque avait obtenu un soutien financier de l’USAID américaine (Agence Internationale pour le Développement) et du gouvernement irlandais, ainsi qu’une aide matérielle de la part des organisations : HCR, UNICEF, MINUAR, PNUD, HRFOR. 2 Recommandations de la conférence tenue à Kigali du 1er au 15 novembre 1995 sur le thème : « Génocide, impunité et responsabilité : dialogue pour l’élaboration d’une réponse au niveau national et international », Kigali, décembre 1995, 48 pp. 3 La démission de Pasteur Bizimungu, Président du gouvernement d’union nationale, accusé de divisionnisme et d’enrichissement personnel, a coïncidé avec celle du président de l’Assemblée nationale, accusé de « personnalisme », et du premier ministre, accusé de corruption. Il a été remplacé à la Présidence, le 17 avril 2000, par Paul Kagame, jusque là Vice-Président et Ministre de la Défense du gouvernement d’union nationale, Président du FPR depuis 1998. Kagame a été réélu à 95,3% en 2003. Arrêté peu après la création de son parti Ubuyanja (Renaissance) en avril 2001, Bizimungu, qui est depuis lors resté incarcéré, sans jouir d’aucun traitement de faveur, a été condamné à 15 ans de prison le 7 juin 2004. Lors de la commémoration du génocide en avril 2002, Kagame a publiquement accusé les opposants de prêcher la division parmi les Rwandais et menacé le parti Ubuyanja : « Oui lorsque notre patience aura atteint les limites et que nous déciderons de leur régler des comptes, personne ne les sauvera ». Discours prononcé à l’occasion du 8ème anniversaire du génocide, Nyakibanda, 7 avril 2002. Traduit du Kinyarwanda. Voir également le compte rendu du discours de Butare le 8 avril dans l’Observatoire de l’Afrique Centrale, vol.5, n°14, 1-7 avril 2002, www. obsac.com. 4 « La vie après la mort : reconstruire la vie des survivants du génocide. Défis et opportunités ». Une conférence internationale sur les rescapés des génocides, Kigali, novembre 2001. misant sur le principe d’une restitution des biens et sur une possibilité d’échange entre aveu et pardon. Ces principes, ainsi que la distinction entre « catégories » de criminels, prévalaient déjà dans la loi nationale de 1997 ; mais il s’agissait ici de créer une nouvelle institution, d’essence rwandaise, pour accélérer le travail de la justice et la confier aux populations1. L’Etat rwandais a donc fait appel à cette procédure traditionnelle2, qualifiée de « justice participative », pour résoudre le problème du surnombre des prisonniers (plus de 100.000 au début de l’opération) : problème logique encore mais insurmontable dans un pays où une importante partie de la population Hutu avait participé au meurtre, et que n’a fait qu’aggraver l’extrême lenteur judiciaire aux plans national et international3. Cette procédure en cours dans le pays est loin de faire consensus. Aux yeux de bien des rescapés elle est une amnistie déguisée4, un « pis-aller » ou une « fausse solution » cautionnée par les bailleurs de fonds5, et finalement un aveu d’impuissance de la part de l’Etat : celui-ci délèguerait ainsi aux populations le pouvoir d’exercer la justice, sans former sérieusement ni rétribuer les membres des sièges, au risque de compromettre la crédibilité des procédures. La réactualisation de cette ancienne institution peut a priori sembler inadéquate ou décalée. Originellement non habilitée à juger des crimes de sang, elle peut être interprétée comme une banalisation du génocide. A l’argument anthropologique, selon lequel cet usage ancien ne saurait s’appliquer sans artifice à une situation postgénocidaire, précisément privée du tissu social adéquat, on peut répondre qu’un réel compromis a été cherché entre le modèle ancien et la conjoncture inédite née 1 Sur les principes qui ont inspiré l’organisation de la Gacaca, voir le texte prononcé par François-Xavier Nsansuwera lors du colloque « Rwanda : discours de la justice et parole du témoin », à la Sorbonne le 19 janvier 2002, « La justice rwandaise et les juridictions gacaca ; ou le pari du difficile équilibre entre le châtiment et le pardon », (www.aircrige.org). On peut consulter deux ouvrages collectifs : Les Juridictions Gacaca et les processus de réconciliation nationale, Cahiers du Centre de gestion des conflits, n°3, 2001, Ed. de l’Université Nationale du Rwanda ; Françoise Digneffe et Jacques Fierens, Justice et Gacaca. L’expérience rwandaise et le génocide. Ed. Presses Universitaires de Namur et Conseil Interuniversitaire de la Communauté française de Belgique, 2003. 2 C’est lors du colloque de 1995 déjà que l’idée de la Gacaca avait fait sa première apparition, non loin des modèles de Commissions Vérité et Réconciliation. (cf. Philibert Kagabo et Ladislas Twahira, « Droit coutumier au Rwanda. Le cas Gacaca »). 3 En 2001, la Procureur du TPIR, Carla del Ponte, prévoyait que le travail d’enquêtes et celui de jugement pourraient être achevés respectivement en 2005 et 2008. Voir, sur le fonctionnement du TPIR, le livre de Jean-François Dupaquier (éd.), La justice internationale face au drame rwandais, Paris, Karthala, 1996, et le texte prononcé par Joseph Ngarambe lors du colloque « Rwanda : discours de la justice et parole du témoin », op. cit., qui, à partir de son expérience personnelle, retrace les débats qui se sont succédés à ce sujet jusqu’en 2002. On peut consulter également, en y faisant la part de l’interprétation discutable, les articles de Stephen Smith, « Rwanda : l’injustice internationale », et « Rwanda : un génocide sans coupables », Le Monde, 18 mai et 7 juin 2001, qui fait le point sur les dispositifs judiciaires nationaux (rwandais, belge) et international (TPIR). 4 Comme le montre le jugement de V. Kayimahe dans C. Coquio et A. Kalisky éd., Rwanda 2004 : témoignages et littérature, revue Lendemains, n°112, décembre 2003. 5 Cf. E. Mujawayo, SurVivantes, op. cit. p 254 : « De toute façon, ces gaçaça ne sont qu’un pis-aller. Traditionnellement, ils sont dirigés par des sages… dont la plupart ont été exterminés ! Alors, on forme des « cadres » en quelques mois, comme si le génocide ne relevait pas d’un caractère exceptionnel… Là où la justice classique se révèle une impasse, on prétend que la justice coutumière, elle, pourrait régler cette question cruciale des génocidaires ! Ah ça, pour la mise en place des gaçaça, les donateurs internationaux ont été généreux, cette fois ! Sous prétexte de respecter les coutumes locales, leur aide cautionne, en fait, une fausse solution. » du génocide. Au demeurant, cette conjoncture semble faire de toute opération de justice idéale une utopie ou une aporie. Ce génocide étant à la fois un crime de proximité et un crime contre l’humanité, il est à la fois possible et incertain qu’une justice locale convienne mieux qu’une justice internationale. Les mesures judiciaires prises en vue d’obtenir des aveux avant le déclenchement de la Gacaca ont en partie permis de briser la loi du silence ou de la négation massivement en vigueur jusque là chez les prisonniers : en janvier 2003, le Président Kagame a annoncé qu’une liberté conditionnelle serait accordée à ceux qui passeraient aux aveux, provoquant les mois suivants une série d’aveux innombrables. Mais la nature et l’ampleur de l’effort demandé au rescapé fragilisent le dispositif. D’après ses promoteurs, le recours à un tribunal populaire devait faciliter le témoignage et « accélérer le processus de réconciliation » en apprenant aux Rwandais à « pardonner », et ainsi à « guérir ». Tels sont les termes de Paul Kagame lui-même, qui, interviewé sur ce sujet en août 2000, explique : « Cette justice populaire est d’autant plus adaptée que le génocide a été commis au sein de la population et à travers tout le pays. Les gens pourront témoigner plus facilement si les jugements se tiennent dans les villages plutôt que dans les tribunaux ». Plus loin il précise que « cet exercice va aider la population à se soigner », que le Rwanda doit se délivrer du « fardeau » des 100.000 prisonniers et ne pas « demeurer les otages de cette tragédie »1. Ce programme a été élaboré sur les bases d’un savoir psychologique qui, donnant le pardon comme « clef de sortie du processus » 2, avait une fonction politique évidente. Simon Gasiberege schématise ainsi le « processus du deuil rwandais » : 1. déni de la perte (dû à l’impossibilité d’enterrer les morts); 2. désorganisation (reconnaissance de la perte, désespoir et angoisse ; exemple : la peur que le génocide ne recommence lors des élections) ; 3. réorganisation (acceptation graduelle de la perte, réinvestissement de la personne dans des relations et projets ; exemple : le remariage des veuves) ; 4. pardon (sortie de la culpabilité et recomposition d’une unité intérieure, négociation de nouvelles règles de vie). Or sur ce point précis du pardon, la simple identité de rescapé confine à la dissidence : là où on lui demande de pardonner, il réclame imperturbablement justice - sachant pourtant qu’aucune justice terrestre ne saurait faire de son mal une affaire classée3. Les premiers résultats de l’opération - qui s’est expérimentée dans les « secteurs pilotes », avant de s’interrompre pendant les campagnes électorales de 2003 - semblent inégalement convaincants, lorsqu’ils ne sont pas alarmants : la majeure partie de la population paraît bouder l’entreprise; et loin de faciliter les témoignages, la proximité des tueurs et des victimes semble au contraire dissuader les témoins de parler, dès lors qu’aucune protection n’est prévue à leur endroit, rendant probables les représailles, voire les éliminations anticipées de dénonciateurs 1 « Kagame parle », propos recueillis par J.D. Geslin dans L’Intelligent, août 2000. 2 Voir Fanny Bervoets, entretien avec Simon Gasiberege, « Le ‘processus de deuil rwandais’ : ‘pour guérir, il faut pardonner’ », in RCN, Justice & démocratie, n°6, Bruxelles, 3ème trimestre 2003. 3 Voir, dans le livre d’Esther Mujawayo déjà cité, le chapitre « L’impossible justice ». ou de témoins potentiels. Et de fait, une série d’assassinats de rescapés en décembre 2003 dans la région de Gikongoro a provoqué un appel associatif à la vigilance de l’Etat, qui a dépêché une mission d’enquête sur ces meurtres1. D’autre part, la restitution des biens risque de poser des problèmes qu’aucun programme d’indemnisation étatique ne vient contrebalancer 2. On critique ainsi, au-delà du principe d’une justice locale, l’usage qui a été fait de l’aide financière américaine et européenne pour préparer et appliquer le dispositif sur tout le territoire. En revanche, les rescapés et le gouvernement semblent s’être solidairement opposés aux dérives, puis aux instances du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Il était reproché à celui-ci d’être né d’une ONU qui avait laissé faire le génocide, de manquer de motivation réelle à juger les coupables, et de donner lieu à des dérives inacceptables dans le recrutement des enquêteurs de la défense (parfois compromis dans le génocide) et le traitement des rescapés, souvent malmenés lors des contre-interrogatoires. Une séance de procès à Arusha en particulier fit scandale en décembre 2001, lorsqu’une femme rescapée (« Ta ») avait dû expliquer pourquoi, bien que sale, elle avait été violée, provoquant des rires parmi les juges : Avega et Ibuka avaient alors réclamé des sanctions contre les magistrats, et la FIDH constitué un dossier 3. Ces reproches, donc, fondés dans chaque cas, ont perduré malgré la relative évolution interne du travail du TPIR sous l’autorité du Procureur Carla del Ponte4. Celle-ci a tenté d’imposer un assainissement et une accélération du travail, permettant entre autres l’arrestation de grands responsables de la propagande, qui a abouti récemment à la plus sévère condamnation. Mais sa gestion n’a pas survécu aux tensions très vives avec le gouvernement rwandais qui, prenant à partie le Conseil de sécurité de l’ONU, a obtenu son éviction. La décision qu’avait très tôt annoncée Carla del Ponte de traiter aussi le dossier des crimes commis par le FPR semble avoir d’emblée compromis cette collaboration, tandis que concernant l’attentat contre l’avion du Président d’Habyarimana, elle avait dit attendre les conclusions du juge Bruguière. On doit se garder de réduire la complexité des relations entre les rescapés – qui ne se reconnaissent pas tous dans les grandes associations - et l’équipe gouvernante – dont certains font partie. La situation réelle impose de prendre acte de différences de vécus parfois insurmontables, mais réclame aussi d’un effort discontinu d’adaptation réciproque. Quels que soient le déphasage politique provoqué par la déréalisation du monde qu’éprouvent les rescapés, et la fragilité de leur position vis-à-vis de tout 1 Une recommandation parlementaire a conclu de manière expéditive à la dissolution de plusieurs ONG, accusées de « divisionnisme », ce qui a suscité une vigoureuse protestation d’African Right le 12 juillet 2004. 2 Le mémoire officiel de 1995 faisait de cette question un chapitre entier (op. cit. p 30-31). Voir aussi l’introduction rédigée alors par le Président de la République : « Nous croyons que la réconciliation pourrait être facilitée par une procédure judiciaire qui comprend des mécanismes de compensation des victimes. » (p 7) 3 Voir Thierry Cruvellier « Témoin non protégé » et « La part des choses », Diplomatie judiciaire, novembre 2001 et janvier 2002 ; FIDH : « Entre illusions et désillusions : les victimes devant le TPIR », n°343, octobre 2002. Pour le point de vue d’Avega, lire Esther Mujawayo, op. cit. , au chapitre « L’impossible justice ». 4 D’après le rapport de la FIDH précité, les griefs du gouvernement rwandais et des grandes associations de survivants contre le TPIR, justifiés au départ, ont fait l’objet d’une exploitation politique. Etat comme de toute structure politique, la situation est telle que cette position de témoin y reste surtout dangereuse face aux anciens criminels, étant donné la persistance de l’idéologie raciale aggravée par les conflits ethniques voisins (Burundi, RDC). Le problème de la « protection des témoins », dont l’expérience du TPIR a fait un des nouveaux paramètres du droit international, a pris au Rwanda un caractère d’acuité particulier, qui interpelle cette fois le gouvernement rwandais lui-même. Une mémoire officielle de la nation n’en est pas moins en cours de constitution au Rwanda, qui a abouti, en 2002, à l’établissement d’une liste de « Justes » et de « héros » nationaux dont l’hétéroclite s’explique par son caractère résolument politique : aux « justes », dont le recensement a été effectué par Ibuka à partir du début 2001 sur la base de témoignages recoupés, se sont ajoutés des « héros nationaux » dans une liste publiée en février 20021. Cette évolution s’est faite sur fond, d’une part, d’un embourbement guerrier au Congo-K, puis d’un net durcissement du régime à l’égard de l’opposition, et enfin d’une Realpolitik nouvelle à l’égard de l’Eglise catholique et des membres de la Communauté Internationale impliqués dans le génocide, en particulier la France. Durcissement politique interne, d’abord. Le régime n’a pas hésité à arrêter des rescapés et des personnes qui, selon d’autres avis, auraient pu être comptés parmi les « Justes ». Laurien Ntezimana, reconnu pour avoir sauvé de nombreux Tutsi pendant le génocide, et Didace Muremangingo, survivant, tous deux animateurs du journal Ubuntu, ont été arrêtés pour avoir utilisé le mot « ubuyanja », renaissance, qui apparaissait dans le nom du parti de Bizimungu. Ils se plaignaient entre autres que les récriminations et l’amertume des rescapés ne puissent s’exprimer librement 2. Il se trouve que L. Ntezimana, théologien, inquiétait aussi l’Eglise, qui jugeait son discours sur le « ressourcement » comme dangereusement porteur de sectarisme. L’Eglise catholique, elle, a rapidement pu se ressaisir d’un pouvoir un moment ébranlé par l’expression d’une mémoire d’abord violemment vindicative à l’endroit de ses accablantes responsabilités dans le génocide3. En février 2001, le Cardinal Etchegaray venait clore le Jubilé à Kigali en appelant les Rwandais à se « purifier » par un « pardon » plus « contagieux » que le « mal », les mettant en garde contre une mémoire « ruminante, 1 elle comprend entre autres : le 1er ministre Agathe Uwiringiyimana, tuée lors du déclenchement du génocide ; le général major Fred Rwigema, cofondateur du FPR, mort en 90 lors de l’offensive militaire ; une victime inconnue ; le roi Mutara III (1931-1959) ; 27 étudiants de Nyange tués car ils avaient refusé d’identifier les Tutsi parmi eux ; Sœur Félicité Niyitegeka, qui avait refusé d’abandonner ses consœurs tutsi pendant le génocide. La revue Témoin du génocide de Rakya Omaar a de son côté consacré un numéro aux « Justes » sous le titre Hommage au courage, en 2002. Sur la notion de « héros », voir la critique d’E. Mujawayo, op. cit. p 14 : « Il y a eu quelques Hutu qui se sont exposés et même, certaines fois, sacrifiés pour nous aider à échapper. Ce ne sont pas des héros comme on voudrait le dire actuellement. Ce sont des humains, et la preuve vivante que même dans la pire des situations, il y aura un grain d’humanité qui brûle toujours. Et c’est pour ce grain que je vais écrire ». 2 Alison Des Forges a vivement protesté contre ces arrestations désignées comme « violation de la liberté d’expression » (cf. P. Bigras, Observatoire de l’Afrique centrale, vol 5, n°5, 28 janvier-3 février 2002). 3 Voir le discours de Pasteur Bizimungu en avril 1999 (repris dans Kinyamateka, n°1513, avril 1999), prononcé peu avant l’arrestation de l’évêque de Gikongoro, Monseigneur Misago, accusé d’avoir organisé des réunions de tueurs, et qui fut acquitté en juin 2000. harassante, obsédante », et invitant à « repérer » sur « cette belle terre africaine » les « semences » de l’Eglise plutôt que ses « déchets », « balayures et épluchures »1. Dans ce contexte, la restitution à l’Eglise catholique de l’Ecole Technique de Murambi est aussi choquante que l’installation du Carmel à Auschwitz. A titre d’exemple du discours évangélique français sur le génocide, on peut lire le numéro spécial du bulletin de L’Aide à l’Eglise en Détresse, Rwanda, le pardon ou le chaos (octobre 1995) : le numéro s’ouvre en éditorial sous le signe d’un « appel au pardon, à cette réconciliation qui n’est pas d’un seul vouloir humain » (p 3) ; il s’achève, après un « martyrologue du Rwanda » énumérant les religieux tués par diocèses, par une chronologie de « La guerre du Rwanda » - qui n’évite néanmoins pas le mot génocide. Dans un texte central, le Père Joël Courtois attribue ce martyrologue à un « combat eschatologique » entre une « folie démontielle » terrifiante et une « présence rayonnante de Dieu ». Il cite au passage Pierre Castang, pour conclure en fanfare à un bilan globalement positif : « L’Eglise du Rwanda, loin de rougir, peut se glorifier globalement d’avoir inscrit une page glorieuse en lettres de sang ! ». Le génocide est ainsi venu corroborer un autre propos cité : celui du Pape, qui, lors de sa visite pastorale en 1990, avait déclaré aux Rwandais : « Je suis convaincu que de vrais saints se trouvent ici, parmi vous, parmi votre peuple rwandais, parmi vos ménages et familles »2. Enfin, un réalisme politique déterminé a modifié un temps les relations avec la France. En août 2000, interrogé sur l’absence de toute demande de pardon de l’Etat français, Paul Kagame répondait ceci : « La France ne s’est pas repentie pour des raisons que je comprends. (…) Quoi qu’il en soit, l’attitude qu’adoptera la France sur ce sujet ne sera pas un facteur déterminant pour nos relations futures »3. Un an plus tard, l’Etat français faisait un come back diplomatique dans la région des grands lacs en la personne d’Hubert Védrine. Le Ministre des Affaires Etrangères du gouvernement Jospin, à qui le régime a alors « épargné »4 la visite obligée du site de Murambi, pouvait ainsi annoncer l’ère d’une relation saine entre la France et le Rwanda, « débarrassée des horreurs du passé »5. On sait ce qu’il en est aujourd’hui de cette bonne santé : à mille lieues de toute demande de pardon, l’heure n’est plus même au compromis, mais à la guerre des discours, l’Etat français ayant crevé sans doute le plafond de sa mauvaise foi lors de la commémoration des dix ans. 1 « Homélie du Cardinal Roger Etchegaray à la clôture du Jubilé au Rwanda », Kinyamateka, février 2001. Sur les positions de l’Eglise rwandaise sur le génocide, voir le texte de J.P. Karegeye, « Le témoin hérétique », in C. Coquio et A. Kalisky éd., Rwanda 2004 : témoignages et littérature, Lendemains, n°112, décembre 2003, et le livre Rwanda. L’Eglise catholique à l’épreuve du génocide, en collaboration avec Faustin Rutembesa et Paul Rutayisire, Canada, Ed. Africana, 2000. 2 Aide à l’Eglise en Détresse, n°2, Rwanda, le pardon ou le chaos, octobre 1995, p 25. 3 Paul Kagame interviewé par J. D. Geslin, L’Intelligent, août 2000. 4 Adrien Jaulmes, « La France est de retour au Rwanda », Le Figaro, 14 août 2001. 5 « Je lui ai dit à quel point la France toute entière avait été épouvantée et bouleversée par ce qui était arrivé en 1994 et donc la volonté des Français d’être auprès du Rwanda moderne pour ce travail de reconstruction, débarrassé des horreurs du passé ». Propos d’Hubert Védrine à l’issue de son entretien avec Paul Kagame en août 2000, « Védrine à Kigali : un pas important vers la normalisation France-Rwanda », AFP, 14 août 2001. Au-delà de la France, l’Etat rwandais a dû en rabattre sur ses ambitions relatives à l’internationalisation de la mémoire du génocide, telles qu’elles s’exprimaient dans le programme de 1995 : il s’agissait alors de « fixer dans la mémoire historique internationale le génocide du Rwanda », et de « créer l’événement fort auquel médias et opinion publique peuvent se raccrocher pour dire : ‘plus jamais ça’ »1. Il aura fallu presque dix ans pour que l’ONU en prenne acte, du moins dans son discours. Entre-temps, c’est bien plutôt la « normalisation »2 de ce génocide africain – davantage que sa « négation » - qui s’est internationalisée. Cependant, malgré le poids des options étatiques et des jeux diplomatiques, la vie scientifique, artistique et associative ne vit pas tout à fait au même rythme en matière de mémoire du génocide. 1 Cf « Rwanda. Memorial Day 7 avril 1995 », op. cit. Le programme proposait entre autres que six personnalités morales éminentes (dont Elie Wiesel, Nelson Mandela, Mme Olof Palme, Rigoberta Menchu), fassent un « geste de pardon » dans un lieu symbolique à Bruxelles, Paris et Londres, et que des cloches et des sirènes se déclenchent en Europe et aux USA le 7 avril à 19h, avec une minute de silence sur les chaînes de télévision où s’inscrirait le seul mot : « Rwanda ». 2 Le terme a été défendu par Jean-Pierre Chrétien lors d’une conférence prononcée au séminaire d’Aircrige en 2001 sur « Les formes du déni ». Voir aussi Louis Bagilishya, art. cit. Mémoriaux du Rwanda Gizosi, Kigali : itinéraire de la mémoire et de l’oubli Par Nathan Réra En arrivant au mémorial de Gisozi, sorte d’antichambre de la mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda, une curieuse impression de déjà-vu étreint le visiteur occidental, pour peu qu’il ait une connaissance des lieux de mémoire commémorant l’extermination des Juifs d’Europe. À l’inverse de Murambi ou de N’tarama, sites porteurs d’une singularité et d’une frontalité inédites dans la tradition du mémorial, Gisozi cultive ses similitudes avec l’Occident, puisant ses motifs dans l’histoire des représentations de la destruction des Juifs d’Europe. S’il demeure assurément un lieu à part au Rwanda, c’est aussi en raison de la nature de l’emplacement sur lequel il est érigé. Différemment de Bisesero, de Murambi ou de Nyarubuye, la colline de Gisozi n’a pas été un lieu d’extermination de masse. Elle a été choisie, au lendemain du génocide, pour accueillir les quelque 250 000 dépouilles éparpillées dans la ville de Kigali. Anciennement appelée colline de Ntora, Gisozi avait servi de lieu mortuaire au Mwami, Cyilima II Rujugira, au XVIIIe siècle. Avant qu’il ne soit momifié puis transporté dans la région de Gitarama, on l’avait placé au pied de la colline, dans la position de mort royale : « en silence, allongé tout droit, visage tourné vers le ciel, la tête vers l’est, les jambes vers l’ouest, la main gauche sur l’épaule droite, la main droite sur l’épaule gauche » (Mureme, 2010, p. 350 ; voir aussi Muzungu, 2003, p. 192). Depuis, Gisozi (littéralement « lieu mortuaire des rois ») symbolise le deuil national selon la tradition rwandaise. Loin de ces considérations funéraires royales, les étapes de la constitution du mémorial témoignent d’une nécessité de replacer le génocide des Tutsi dans un discours universel, pour s’adresser avant tout aux Occidentaux. Seules cinq tombes existaient en 1999, sur l’emplacement actuel ; elles servaient de lieu de commémoration pour les rescapés du génocide désireux d’accomplir leur douloureux travail de deuil. De nombreux Occidentaux venaient également assister – par véritable intérêt, ou tout simplement par curiosité – à ces cérémonies du souvenir. L’idée a donc germé, dans l’esprit des officiels rwandais, d’élaborer un véritable musée du génocide, qui endosserait deux fonctions principales : servir de lieu de recueillement pour les rescapés et d’espace de réflexion et d’information pour les visiteurs étrangers. Rapidement, la Fondation Aegis Trust – présidée par le docteur James Smith et dédiée à la lutte contre les génocides et crimes contre l’humanité – est apparue aux yeux des autorités rwandaises comme l’interlocuteur idéal pour l’élaboration d’une mémoire officielle du génocide des Tutsi au Rwanda. En février 2003, le maire de Kigali de l’époque, Théoneste Mutsindashyaka, et le Ministre rwandais de la Culture et des Sports, Robert Bayigamba, se rendirent donc en Angleterre pour y visiter le Beth Shalom Holocaust Centre de Nottingham, premier mémorial fondé par Aegis Trust. Ils y rencontrèrent James Smith et son frère Stephen et les sollicitèrent pour la réalisation d’un centre similaire à Kigali. Après avoir accepté, les frères Smith se rendirent eux-mêmes au Rwanda afin de s’enquérir des besoins matériels de la ville et de rencontrer divers interlocuteurs locaux. Au vu du temps disponible pour la réalisation du projet – un peu moins d’un an –, la question financière était au cœur de toutes les préoccupations. Les gouvernements belge, suédois, britannique et américain – par l’intermédiaire de la Fondation Clinton – furent sollicités et contribuèrent à la collecte de deux millions de dollars. Au terme d’une haletante course contre la montre, le mémorial de Gisozi fut inauguré le 7 avril 2004, à l’aube des dixièmes commémorations du génocide. Au croisement des mémoires Si l’exposition permanente du mémorial aborde d’une manière assez complète l’histoire rwandaise passée et récente, de la colonisation au génocide, elle le fait avec le souci constant de replacer ces événements dans une historiographie des génocides. La salle des « Vies perdues », ultime lieu du musée où sont délibérément abordés les autres massacres et génocides du XXe siècle, joue clairement ce rôle d’ouverture : indiquer au visiteur étranger que le cheminement du Rwanda ne peut être pensé, à bien des égards, indépendamment de celui de l’Allemagne nazie, du Cambodge ou de l’ex-Yougoslavie. De façon tout autant explicite, une section précédente, intitulée « Voie vers la Solution Finale », se réappropriait l’expression consacrée par les nazis pour parler de l’extermination des Juifs, en l’appliquant à l’histoire rwandaise. Ces analogies ne sont pas nouvelles, comme l’expliquait JeanPierre Chrétien : elles avaient déjà cours dans les quotidiens français et belges en 1994. L’historien y voyait un « souci pédagogique : faire comprendre que l’Afrique ne peut être située hors d’une réflexion proprement historique » (Chretien, 1995, p. 131). Du reste, comme l’écrivait Aurélia Kalisky, « il semble […] exister entre le génocide des Juifs et celui des Tutsi une relation de filiation. On trouve parfois – ce qui indiquerait un degré supplémentaire dans la corrélation possible entre antihamitisme et antisémitisme – des références explicites aux Juifs lorsqu’il est question des Tutsi, et des mentions de la Shoah, de la Seconde Guerre mondiale et des références au nazisme lorsque se trouve envisagée la « Solution finale » au Rwanda » (Kalisky, 2004 [2], p.421). Raul Hilberg lui-même avait clôt l’édition définitive de son ouvrage monumental, La Destruction des Juifs d’Europe, par un chapitre en partie consacré au Rwanda (Hilberg, 2006, pp. 22402244). C’est donc par une succession de mises en perspectives que le mémorial de Gisozi propose de transmettre l’histoire du génocide des Tutsi. Dans un article récent, Jean-Pierre Chrétien rappelait d’ailleurs que depuis 2004, « des groupes de travail ont été formés dans le cadre d’un Curriculum development centre mis en place par le ministère de l’Éducation avec des partenariats américains, notamment ceux d’un centre des Droits de l’homme de l’université de Berkeley et du programme de l’association Facing History and Ourselves de l’université de Boston. L’esprit en est celui de la pédagogie participative. Les exemples utilisés sont ceux de l’Allemagne post-nazie, de la Yougoslavie et de l’apartheid » (Chretien, 2010, p. 120). Gisozi s’inscrit pleinement dans cette logique comparatiste. On peut d’ailleurs identifier, dans la scénographie de l’exposition permanente, des motifs aisément empruntés à la mémoire de la destruction des Juifs. Deux espaces sont particulièrement évocateurs : « Descente vers le génocide » et « Après le génocide ». Il s’agit, à chaque fois, de deux immenses vitraux baptisés « Fenêtres de l’espoir », installés en haut d’un escalier, en marge de l’exposition, avant et après la section consacrée à la mise en œuvre du génocide. Le premier vitrail, placé juste après les panneaux évoquant la planification du génocide, symbolise le désintérêt de la communauté internationale pour le sort des Tutsi : un immense escalier y est représenté, à côté duquel gisent machettes et crânes. Tout autour, un cataclysme semble avoir lieu : des éclairs colorés jaillissent de nulle part, saturant les cieux menaçants. Alors que le visiteur peut choisir de gravir (ou pas) les escaliers menant à l’œuvre – une manière de suggérer que le génocide n’était pas inévitable –, l’exposition se poursuit néanmoins plus bas, signifiant l’inexorable avancée de l’histoire du Rwanda vers les ténèbres plutôt que vers la lumière. Les motifs du second vitrail, placé juste en face des panneaux consacrés à l’impuissance de Roméo Dallaire et à l’action de quelques Hutu ayant caché des Tutsi, sont identiques à ceux du premier ; sauf que l’escalier est à présent ouvert sur la voûte céleste, lumineuse, signe d’espoir et promesse d’un futur meilleur. Cette impression est néanmoins tempérée par la suite de l’exposition sur les conséquences post-génocide : la crise des réfugiés, les traumatismes chez les rescapés (tout particulièrement chez les orphelins), les conséquences physiques à long terme (le SIDA, pour les femmes ayant été violées par les interahamwe). Aegis Trust a choisi, pour la réalisation de ces deux « Fenêtres de l’espoir », un artiste israélien, Ardyn Halter, fils d’un rescapé d’Auschwitz. Le choix n’est pas anodin. Il correspond d’abord à une réalité concrète : il n’y a pas, au Rwanda, de culture des arts plastiques comme c’est le cas en Occident – et ce ne sont pas les sculptures de Laurent Hategekimana, visibles à un autre endroit du mémorial, qui nous persuaderons du contraire. Ensuite, le choix d’Halter s’inscrit dans la démarche comparatiste mentionnée plus haut : c’est parce qu’Halter est fils de rescapé qu’il comprend la souffrance des Tutsi et peut donc réaliser une œuvre rendant compte de leur génocide, illustrant d’une manière souterraine une phrase du Président Kagame – « les juifs d’Israël peuvent nous comprendre mieux que d’autres » (à ce propos, voir Coquio, 2004, p. 190, note 72). Rappelons au passage que Paul Kagame avait visité Yad Vashem en 1996, ayant exprimé dans la foulée « sa volonté de construire un mémorial qui s’en inspirerait » (Kalisky, 2004 [1]). Ce fut chose faite à Gisozi. Mais cette volonté d’établir à tout prix un rapport entre, d’une part, le génocide des Tutsi et, d’autre part, la destruction des Juifs d’Europe, n’est pas sans effets pervers. Se pose d’abord la question de la réception : à qui s’adresse véritablement le mémorial ? Aux Rwandais eux-mêmes ? Aux nouvelles générations d’enfants et d’adolescents qui n’étaient pas encore nés en 1994 ? Ou simplement aux Occidentaux ? Si cette démarche comparatiste et pédagogique se doit d’exister, c’est bel et bien en lien avec le milieu de l’enseignement. Autrement, la logique comparatiste de Gisozi risquerait de se borner à l’établissement d’une concurrence mémorielle. Sans compter qu’il y a dans ces parallèles forcés avec « la Shoah » un vrai paradoxe, lorsqu’on sait que l’enseignement de l’histoire du Rwanda a été gelé par les autorités de Kigali depuis 1994, et que la « tolérance zéro » contre l’idéologie génocidaire paralyse l’enseignement du génocide – les professeurs devant systématiquement bannir de leur vocabulaire toute mention aux ethnies, sous peine d’être accusés de divisionnisme (voir Bineta, 2008). Tenu à l’écart de ce contexte éducatif pour le moins délicat, le mémorial de Gisozi fait en quelque sorte figure d’exception et vise à donner, sous la houlette d’Aegis Trust, une image plus épanouie du Rwanda aux visiteurs des quatre coins du monde qui y font escale, en maniant habilement l’usage de la comparaison et de l’identification. S’identifier aux victimes Au sein du dispositif mis en place à Gisozi, les images jouent donc un rôle déterminant. Outre les photographies de la période de la colonisation prises par les Belges, puis celles réalisées par les photoreporters et les cameramen de la BBC en 1994, on retrouve à Gisozi de très nombreuses images d’avant le génocide, montrant les disparus tutsi dans leur vie de tous les jours. L’omniprésence de ces photographies pourrait surprendre, dans la mesure ou le Rwanda ne semble pas avoir eu de tradition photographique, à l’inverse du Mali ou du Sénégal. La plupart des images ici montrées sont d’ailleurs l’œuvre de photographes amateurs. Dans leur grande majorité, elles ont été prises à l’occasion de mariages, de baptêmes et de naissances, ou de fêtes de famille. En 2004, un processus de collecte de documents pour l’exposition permanente a eu lieu. Les rescapés qui possédaient encore des photos de leurs proches assassinés (pour certains, les seules images qui leur restaient) avaient la possibilité de les remettre à l’équipe du mémorial. Systématiquement, les photos étaient scannées et les originaux rendus à leurs propriétaires. L’objectif était de créer une salle de recueillement, où ces photos puissent être exposées. L’espace, intime, a pour principale fonction de faire entrer le spectateur en empathie avec les victimes. La scénographie joue d’ailleurs ce rôle : la salle est nimbée d’une lumière très faible, obligeant le visiteur à s’approcher des photographies pour apercevoir les traits des visages. Face aux clichés, une vidéo dans laquelle on peut entendre des témoignages de rescapés est projetée sur le mur. Le dispositif oblige ainsi le spectateur à fixer mentalement des voix sur les centaines de visages des disparus. De cette salle, Laure Coret retenait qu’on n’y trouve pas des « portraits figés et obligatoires, mais des photos de vie, de mariages, de rencontres, des photos jaunies d’avant, des photos couleurs les plus récentes, de ceux dont on n’a pas encore identifié les restes » (Coret, 2004, p. 152). L’aspect relativement rudimentaire de l’installation (le petit format des photographies, reliées à un fil de fer par des pinces métalliques) crée donc une proximité entre le spectateur et les clichés, à l’inverse des grands panneaux des sections précédentes. Par ailleurs, chaque photographie est porteuse d’une histoire singulière qui, si elle n’est connue que par son propriétaire, reste aisément imaginable par le visiteur qui la découvre : certains clichés paraissent avoir été déchirés, d’autres sont encore tachés de sang. Assurément la salle la plus évocatrice de tout le mémorial, cette pièce n’en est pas moins porteuse d’un malaise que résumait Gérard Lefort dans un court article publié dans Libération, en avril 2004. Il écrivait que « sa disposition pourrait être celle d’une galerie d’art moderne », convoquant au passage les travaux de Christian Boltanski – on songe évidemment à Détective et aux Suisses morts, où l’accumulation de photographies est identique et vise à créer malgré tout une émotion. Le mémorial des enfants, à l’étage, s’inscrit encore dans cette logique d’identification. Le dispositif – vaguement inspiré par celui mis en place par Serge Klarsfeld et réalisé par Natacha Nisic au Mémorial de la Shoah à Paris – est en partie le même que celui de la salle précédemment évoquée, mais l’ambiance est totalement différente – la couleur orangée des murs communique à l’ensemble de l’installation une luminosité jusqu’alors inédite, qui pourrait être vue comme une métaphore de l’enfance et de la pureté à jamais détruites. Sont mêlées des photographies de petit format et d’immenses portraits d’enfants dont on a retrouvé les noms. Sous chaque visage, un panneau donne des informations sur la jeune victime. À titre d’exemple, voici ce que l’on peut lire sur celui de la petite Aurore Kirezi : « Âge : 2. Boisson préférée : lait de vache. Jeu préféré : jeu de cache-cache avec son frère. Comportement : très bavarde. Cause de mort : brûlée vive à la chapelle de Gikondo. » Entre chaque portrait, des témoignages sont placardés sur le mur : « Quand je suis au marché, au milieu d’une grande foule, je pense toujours que je pourrais peut-être trouver mes frères – Rose, 10 ans. » D’autres phrases suggèrent un passé révoqué : « Même les innocents n’ont pas survécu », « En mémoire de nos enfants si beaux et tant aimés qui auraient dû être notre avenir ». En guise d’écho à ces deux salles, la photographie visible à l’entrée du mémorial est lourde de sens : un visage d’enfant (ou d’adolescent) agrandi à taille humaine, sur laquelle est superposé en lettres rouges le mot « Jenoside ». Cette photo a été retrouvée sur le corps d’une victime tutsi. Les contours de l’image sont imprécis ; maculé de terre, le cliché est parsemé de tâches de moisissure qui rendent l’identification du visage peu aisée. Un visage parmi tant d’autres, anonyme, anéanti. Les restes des victimes – ossements, crânes, vêtements – sont bien montrés à Gisozi mais, à l’inverse des autres mémoriaux, les traces participent d’une mise en scène visant à canaliser l’émotion plutôt qu’à privilégier un rapport plus direct, et donc plus brutal, à la violence de la mort – comme c’est le cas à Murambi, où le bruit du vent dans les couloirs, l’odeur insoutenable des corps et la géographie du site participent d’une immersion totale dans l’horreur des événements. Ici, les habits ne sont pas présents en grande quantité ; on n’est pas dans une logique d’accumulation, contrairement à Nyamata. Seuls quelques-uns, les mieux conservés, ont été suspendus dans des vitrines : ici, une robe couleur marron encore intacte ; là, un immense drap « Superman » où le héros américain vole dans les airs, au secours des plus faibles. L’image, assurément décalée, paraît bien dérisoire quant on sait combien les « héros » étaient peu nombreux au Rwanda entre avril et juillet 1994... Les fausses notes de Gisozi Reste à savoir quelle sera l’évolution du mémorial de Gisozi dans les mois et les années à venir. La scénographie de l’exposition a été pensée pour une période de dix ans, après quoi le dispositif sera revu et complété en fonction de l’histoire récente du pays. La question se pose notamment pour les cellules vidéo, qui passent en boucle dans les salles les plus pédagogiques, et dans lesquelles interviennent des rescapés. Certaines, au sein de l’exposition permanente, ont d’ores et déjà été changées, selon les volontés de ceux qui y témoignaient. La même chose s’est produite pour certaines photographies, ôtées conformément aux souhaits de leurs propriétaires. Quant aux sections relatives à la justice et aux gaçaça, elles seront prochainement réactualisées. Lieu de commémoration, Gisozi est aussi l’endroit où s’expriment de diverses manières les opinions les plus controversées, et où se mettent en place les jeux de pouvoir. Au sein même de l’exposition, des contradictions profondes sont ainsi palpables. À titre d’exemple, le colonel Rusatira est directement incriminé dans une vidéo, accusé d’avoir une part de responsabilité dans le massacre de l’ETO, le 11 avril 1994. Pourtant, Rusatira est, aux yeux de nombreux historiens, l’un de ceux qui s’oppose clairement à la prise de pouvoir de Bagosora après l’attentat d’Habyarimana. Thierry Cruvellier, qui a couvert en permanence les travaux du TPIR à Arusha, rapporte d’ailleurs « qu’au moins deux cents personnes – Tutsis, Hutus, connus de lui ou non – auront la vie sauve grâce aux actions périlleuses entreprises par l’officier et la petite dizaine de membres de son escorte » (Cruvellier, 2006, pp. 223-224). Parmi ces rescapés se trouvent onze membres de la famille d’Alexis Kanyarengwe, alors président du FPR. Rusatira fut néanmoins jugé au TPIR sur la foi de plusieurs témoignages – à l’instar de celui de la vidéo de Gisozi – avant d’être finalement libéré le 18 août 2002, Carla Del Ponte ayant dû « reconnaître qu’elle ne disposait pas de preuves suffisantes pour l’inculper » (Guichaoua, 2010, p. 560, note). Les allégations à l’encontre de Rusatira à Gisozi, qui passeront sans doute inaperçues aux yeux et aux oreilles des visiteurs peu familiers de l’histoire rwandaise, n’en sont pas moins révélatrices de profondes contradictions entre le discours officiel véhiculé par le mémorial, œuvre du pouvoir, et celui d’historiens, comme André Guichaoua ou Alison des Forges, reposant sur des témoignages précis et avérés. Force est donc de constater que Gisozi est souvent écartelé entre sa fonction mémorielle première, et le rôle politique que joue le lieu au sein-même du pays. Ainsi, le 16 janvier 2010, Victoire Ingabire, principale opposante de Paul Kagame, déposait une gerbe au mémorial en demandant que les auteurs des crimes contre les Hutu en 1994 (d’anciens soldats du FPR) soient à leur tour jugés, n’hésitant pas à ressortir pour l’occasion le redoutable argument du « double génocide ». C’est à Gisozi, encore, que s’est joué le deuxième acte du rétablissement des relations diplomatiques entre Paris et Kigali. Le 25 février 2010, Nicolas Sarkozy y prononça un discours dans lequel il disait « s’incliner devant les victimes », reconnaissant à demi-mots la responsabilité de la France, exprimant plutôt un regard résolument tourné vers l’avenir et la réconciliation. C’est enfin à proximité de Gisozi qu’eurent lieu plusieurs vagues d’attentats entre 2008 et 2010, notamment pendant la période des commémorations, preuve d’une « idéologie génocidaire persistante » dans le pays selon Théodore Simburudali, le président d’Ibuka. Mais les véritables motivations de ces attentats restent dans le flou le plus total, entretenant le simplisme du discours officiel. Pris entre deux feux, les rescapés sont à nouveau les grands perdants de l’histoire. Dans les jardins du souvenir, tout autour du musée, les corps de 250 000 Tutsi reposent en silence, dans huit immenses fosses communes recouvertes de dalles de béton. En guise d’unique plaque commémorative, un mur des noms à la forme monolithique se dresse solennellement, sur les terrasses supérieures. Seules quelques centaines de noms ont été inscrites ; officiellement, le mur est en cours d’élaboration. Il l’est depuis 2004. Quelques centaines de noms, pour des centaines de milliers de morts. Ces victimes seront-elles condamnées à rester à jamais dans l’anonymat de ces fosses ? Comment donc commémorer en l’absence de nom et de reconnaissance des corps ? En 2001, Claudine Vidal rapportait déjà un témoignage préoccupant : celui d’Isaac Bynshi, un jeune homme de 18 ans, seul survivant d’une famille de 57 personnes, venu à Nyamirambo avec sa sœur reconnaître les corps des siens découverts dans une fosse. « Il assure que tous les siens se trouvent là, entassés, en partance pour le mémorial de Gisozi, et il nous montre une silhouette recroquevillée, avec sous les vêtements à peine souillés une peau brune et incroyablement lisse : C’est notre mère, nous l’avons reconnue à ses dents écartées, les mêmes que les miennes. Isaac, comme d’autres rescapés, essaiera d’éviter à sa mère d’être enfouie dans le mémorial anonyme. Il tentera d’emporter son corps vers le cimetière tout proche, de lui offrir une sépulture décente qu’il couvrira de pierres et de fleurs » (Vidal, 2001, pp. 41-42). Dix ans plus tard, les choses semblent ne pas avoir changé. La confrontation entre l’histoire et les idéologies politiques oppresse le travail du deuil et de la mémoire, travestissant les problématiques et les représentations. Entre récupération idéologique et oubli, les sentiers de la mémoire à Gisozi empruntent encore des itinéraires sinueux. Bibliographie des ouvrages cités : Chretien, 1995 : Jean-Pierre Chrétien, « Un « nazisme tropical » au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide » in Vingtième siècle. Revue d’Histoire, n°48, Paris, octobre-décembre 1995, pp. 131-142. , 2010 : Jean-Pierre Chrétien, « Les aventures de la conscience historique au Rwanda » in Esprit, n°364, Paris, mai 2010, pp. 103-121. Coquio, 2004 : Catherine Coquio, Rwanda. Le réel et les récits, Paris, Éditions Belin, 2004, 224 p. Coret, 2004 : Laure Coret, « Rwanda 94, au Rwanda, dix ans après » in Rwanda 1994-2004 : des faits, des mots, des œuvres, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 149-158. Cruvelier, 2006 : Thierry Cruvelier, Le Tribunal des vaincus. Un Nuremberg pour le Rwanda ?, Paris, Éditions Calmann-Lévy, 2006, 272 p. Guichaoua, 2010 : André Guichaoua, Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (19901994), Paris, Éditions La Découverte, 2010, 622 p. Hilberg, 2006 : Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe [2005], édition définitive, complétée et mise à jour, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, André Charpentier et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2006, 2412 p. (3 tomes). Kalisky, 2004 [1] : Aurélia Kalisky, « Mémoires croisées. Références à la Shoah dans le travail de deuil et de mémoire du génocide des Tutsi » in Humanitaire, n°10, Paris, printemps-été 2004, pp. 69-92. Kalisky, 2004 [2] : Aurélia Kalisky, « D’un génocide à l’autre. Des références à la Shoah dans les approches scientifiques du génocide des Tutsi » in Revue d’Histoire de la Shoah, n°181, Paris, juillet-décembre 2004, pp. 411-438. Lefort, 2004 : Gérard Lefort, « Rwanda, la mémoire vue de face » in Libération, n°7127, Paris, 10 et 11 avril 2004, p. 45. Mureme, 2010 : Bonaventure K. Mureme, Manuel d’histoire du Rwanda ancien. Suivant le modèle de Mgr Alexis Kagame, Paris, L’Harmattan, 2010, 636 p. Muzungu, 2003 : Bernardin Muzungu, Histoire du Rwanda précolonial, Paris, L’Harmattan, 2003, 332 p. Vidal, 2001 : Claudine Vidal, « Les commémorations du génocide au Rwanda » in Les Temps modernes, n°613, Paris, mars-avril-mai 2001, pp. 1-46. Sources internet : Bineta, 2008 : Mamadou Bineta, « La lutte contre l’idéologie génocidaire paralyse les enseignants », 27 mars 2008. http://www.syfia-grands-lacs.info/index.p hp5?view=articles&action=voir&idArticle=935. Bisesero, palimpseste mémoriel ? Par Émilie Martz-Kuhn Suite au génocide des Tutsi du Rwanda survenu en 1994, de nombreux lieux de « supplice, de résistance et de martyre » (Rudacogora, 2005 : 17) sont devenus des sites mémoriaux. Au nombre de ceux-ci, on compte deux églises (N’tarama et Nyamata), trois écoles (Murambi, Nyanza, Nyarubuye), et enfin, la chaîne de collines de Bisesero, qui se situe « à cheval sur Gishyta et Gisovu » (African Rights, 1998 : 5) et dont il sera question dans cet article. Précisons d’emblée que nous ne sommes pas spécialiste des lieux de mémoire et que la présente recherche relève avant tout de lectures personnelles et d’une expérience de terrain. En effet, en 2008, nous avons eu l’opportunité de nous rendre à Bisesero et d’y découvrir un géosymbole aux ramifications complexes. Tour à tour terre d’élevage, aire sécuritaire, haut lieu de résistance et symbole de fourvoiement pour l’opération Turquoise, les collines de Bisesero demandent à être approchées avec un regard kaléidoscopique. Mais comment appréhender la ou les mémoires, parfois antagonistes, de ce lieu particulier ? Dans cet écrit, il s’agira d’aller à la rencontre de l’esprit du lieu des collines, le genius loci, tel que l’a défini Pierre Sansot (1995), et de démontrer que Bisesero peut se penser en tant que palimpseste mémoriel. Nous révélerons ainsi le feuilleté de sens élaboré par les personnes qui vivent ce territoire et le traversent, et ce, dans la perspective de cerner les contours d’un lieu mouvant, dont les représentations mémorielles s’étirent dans l’espace et le temps. D’un lieu propice à l’élevage au territoire des Abaseseros 1 Les collines de Bisesero se trouvent dans la province de l’ouest du Rwanda, anciennement composée des préfectures de Cyangugu, Gikongoro et de Gisenyi 2. Cette région montagneuse, riche en eau et végétation, aurait été peuplée par trois clans : les Abakano, les Abayinginya et les Abahima3. Ces groupes se sont rassemblés en une seule communauté pour s’adonner à une activité principale : l’élevage. Majoritairement Tutsi, les habitants de ces collines, baptisés les Abaseseros vivaient en quasi autarcie avant le génocide, comme en témoigne Efesto Habiyambere : « Très peu des Tutsi de Bisesero avaient étudié. Ils s’occupaient seulement des vaches. Nous sommes restés enfermés dans notre région, mais personne ne pouvait nous attaquer » (African Rights, 1998 : 5). Défendant ardemment leur terre et leur bétail des agresseurs et brigands, les Abaseseros étaient connus par la population locale pour être une communauté de guerriers dont 1 Nous emploierons dans cet article l’orthographe « Abaseseros » à l’instar de l’ouvrage d’African Rights (1998). 2 Le pays était, en 1994, composé de 12 préfectures, nommées des provinces à partir de 2002. En 2006, le gouvernement décida que le Rwanda serait dorénavant découpé en 5 provinces : province du nord, province de l’ouest, province du sud, province de l’est et ville de Kigali. 3 Nous avons retrouvé la trace de ces clans, mais sans historique détaillé, dans l’ouvrage de l’Abbé Alexis Kagame, L’histoire des arméesbovines dans l’ancien Rwanda, Bruxelles, Académie des sciences morales et Politiques, Mémoires in-8, Tome XXV, fasc..4. « la caractéristique était un bâton à la main » (African Rights, 1998 : 5). On remarquera que cette appropriation particulière de l’espace, qui relève à la fois d’une délimitation physique (la région montagneuse de Bisesero) et d’une structure sociale particulière, se rapporte au concept de territorialité tel que l’entendent Joël Bonnemaison et Luc Cambrezy (1986 : 13) […] le territoire ne se définit pas par un principe matériel d’appropriation, mais par un principe culturel d’identification, ou si l’on préfère d’appartenance. Ce principe explique l’intensité de la relation au territoire. Il ne peut être perçu seulement comme une possession ou comme une entité extérieure à la société qui l’habite. C’est une parcelle d’identité, source d’une relation d’essence affective […] à l’espace […]. En bref, le territoire ne ressort pas simplement de l’avoir, mais de l’être. On peut donc supposer que les Abaseseros, avant le génocide de 1994, entretenaient une relation singulière à ces collines, relation sur laquelle reposait leur être au monde et leur identité. Être Abaseseros signifiait non seulement vivre à Bisesero, mais également participer au maintien d’un système de valeur particulier basé sur la vie en communauté, l’autosubsistance, et la défense du territoire. L’identité des Abaseseros était donc liée au lieu, et inversement, les collines de Bisesero étaient principalement pensées et imaginées par les habitants des provinces environnantes en rapport à leur attribution territoriale. Cette constatation nous ramène à notre objectif premier : tenter de prêter une attention toute particulière au genius loci. L’esprit du lieu, si l’on en suit la définition qu’en propose Pierre Sansot (1995), repose sur les significations données au lieu par les personnes qui le vivent et le traversent ; il émane de la combinaison de plusieurs éléments fondateurs – matériels et immatériels – de l’identité d’un lieu. Avant les premiers massacres d’ampleur contre les Tutsi et le génocide de 1994, l’esprit du lieu de Bisesero reposait donc sur sa situation géographique et le lien particulier tissé entre les collines et les habitants. Bisesero, lieu sécuritaire Le 25 juillet 1959, la mort soudaine et suspecte du roi Mutara III plonge le pays dans une atmosphère d’insécurité croissante qui conduira aux premiers massacres d’ampleur visant la population Tutsi. Alors que le vent de la décolonisation souffle sur l’Afrique, la tutelle belge et l’Église catholique, sentant leurs pouvoirs leur échapper, renversent leurs alliances et soutiennent, suite au décès du roi, ce qui sera appelé plus tard une « révolution ». Des milliers de familles sont contraintes de quitter le Rwanda, alors en pleine guerre civile, pour tenter de fuir les tueries organisées par les Hutu. Pourtant, sur les collines de Bisesero, les Abaseseros repoussent l’ennemi avec succès. Armés de bâtons, d’arcs et de lances, les hommes s’organisent pour ne laisser entrer aucun assaillant sur leur territoire. Ayant réussi à protéger bétail, terre et maisons, les Abaseseros gagnèrent la respectabilité des habitants des communes environnantes. C’est ainsi qu’à chaque nouvelle attaque d’ampleur contre les Tutsi de la Région, les Abaseseros luttaient sans relâche. Siméon Karagama en témoigne : En 1959, j’étais adolescent. Nous nous sommes organisés pour nous défendre, afin de nous protéger et de protéger nos vaches. Personne n’a pu trouver le moyen de voler nos vaches ou de brûler nos maisons. En 1962, les massacres des Tutsi recommencèrent. Mais nous avons réussi à repousser l’ennemi, même s’ils avaient des fusils. En 1973, les tueurs sont revenus. Ils ont brûlés deux maisons appartenant à des Abaseseros. Nous étions furieux et nous avons repris nos lances et nos arcs. Les tueurs ont eu peur de nous et nous ont laissés tranquilles. Les Tutsi des autres régions ont été tués et leurs maisons brûlées. Les survivants ont quitté le pays mais à Bisesero, nous sommes restés dans nos biens, sauf quelques familles qui ont eu peur et qui sont allées au Zaïre. Plus tard nous avons tué des brigands qui ont essayé de voler nos vaches. Les habitants des autres régions nous considéraient comme des hommes très forts que l’on ne pouvait pas attaquer. (African Rights, 1998 : 5) À partir de 1959, Bisesero devint donc un lieu à caractère sécuritaire, une terre de protection, où résident « de nombreux hommes forts » (Groupov, 2002 : 136). L’esprit du lieu en a donc été modifié voire renforcé. En plus de symboliser un territoire riche (par sa situation géographique et sa population composée d’éleveurs), les collines de Bisesero sont devenues, dans l’imaginaire collectif des Rwandais, de véritables forteresses réputées inviolables. Bisesero, lieu de résistance L’image des collines de Bisesero, telle qu’elle a été véhiculée dans les provinces de Cyangugu, Gikongoro et Gisenyi en raison des éléments avancés précédemment, prend toute son importance au moment du déclenchement du génocide. En mai 1994, alarmés et terrifiés par la violence et la systématisation des tueries à l’égard des Tutsi, hommes, femmes et enfants de toute la région accourent au sommet des collines pour y trouver asile. Les crêtes escarpées deviennent des lieux de refuge vers lesquels décident de se rendre de nombreux Tutsi, Hutu opposants et quelques Twa car « Bisesero était le dernier endroit où espérer à Kibuye » (Groupov, 2002 : 139). On en trouve la trace dans quelques témoignages de rescapés, dont celui livré par Daphrose Mukakunye: « Nous avons choisi cet endroit, car on nous disait souvent que les Abaseseros étaient très forts dans les combats. Nous pensions que les miliciens ne pouvaient pas attaquer cet endroit » (African Rights, 1998 : 6). La colline de Muyira fut choisie par les Abaseseros et les réfugiés pour se rassembler et organiser des stratégies de résistance. Ils désignèrent des chefs pour diriger les opérations. Siméon Karamaga, qui vit aujourd’hui encore à Bisesero, fut l’un d’entre eux : Nous avons décidé de nous rassembler sur une même colline et nous sommes partis avec nos enfants et tous nos biens et surtout nos vaches. Sur la colline de Muyira, nous étions trop nombreux. C’est pourquoi nous nous sommes organisés pour désigner des chefs qui pourraient nous diriger. Pour choisir un chef, nous voulions quelqu’un qui n’aurait pas peur, qui pourrait encourager les autres et qui avait une expérience au combat. Nous avons désigné comme chef Aminadabu Birara et nous lui avons donné le grade de commandant. C’était un homme sage, de mon âge. Il nous donnait le plan à suivre pour pouvoir repousser les miliciens. Il faisait partie des Abaseseros, qui combattaient depuis 1959. Malheureusement Birara a été tué vers la fin du génocide, à Bisesero. On m’a désigné également pour être l’adjoint de Birara. J’avais des équipes que je dirigeais. (African Rights, 17 : 2005). Durant tout le mois d’avril 1994, les réfugiés luttèrent contre leurs assaillants venus des collines environnantes. Les principales armes dont disposaient les résistants étaient des bâtons et des pierres, mais ils mirent au point plusieurs tactiques pour surprendre l’ennemi et tenter de le dérouter. L’acharnement avec lequel se battaient les Abaseseros et les réfugiés (environ 50 000 personnes), alerta les autorités locales : de Cyangugu à Gisenyi, des interahamwe1 furent recrutés spécialement pour se rendre à Bisesero. C’est ainsi que mi-mai, après un repli d’une quinzaine de jours de la part des tueurs pour mieux préparer l’offensive, débuta « l’implacable massacre » (Groupov, 2002 : 148). Au matin du 13 mai, huit autobus, chargés de munitions et d’exterminateurs arrivèrent à Muyira. En deux jours, près de 30 000 personnes trouvèrent la mort sur le flanc de cette colline. Durant deux mois, Abaseseros et réfugiés continuèrent à lutter contre des attaques régulières, donnant « jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour défendre leur vie » (Groupov, 2002 : 138). Début juillet, à la fin du génocide, lors de l’arrivée des troupes du Front Patriotique Rwandais sur les lieux, il ne restait plus, sur la colline de Muyira, qu’un peu moins d’un millier de personnes. C’est en raison de l’organisation de ce mouvement de lutte que Bisesero est devenu emblématique, en tant que lieu d’insurrection, même si « [l]es Tutsi luttèrent au corps à corps avec leurs agresseurs dans des milliers de lieux non recensés, dans leurs maisons, sur les chemins et dans les champs. » (Des Forges, 1999 : 252). Ces collines semblent condenser les actes de résistance ayant eu lieu partout au Rwanda durant le génocide. Ainsi la colline de Nyankomo fut baptisée colline de la résistance et un mémorial y fut construit, mémorial sur lequel nous allons revenir plus tard. Mais avant de nous intéresser plus spécifiquement à Bisesero en tant que lieu de mémoire, penchons-nous un instant sur la polémique qui entoure le rôle et les agissements des soldats dépêchés par l’opération Turquoise lors de leur arrivée à Bisesero. Encore vif, le débat sur les responsabilités incombées à l’opération Turquoise lors de leur intervention sur le terrain à la fin du génocide participe à l’esprit du lieu des collines tels qu’il peut être vécu, appréhendé et véhiculé aujourd’hui, agissant ainsi sur la mémoire du lieu. Bisesero, lieu de la honte Précisons qu’il ne sera pas question, dans cet article, de nourrir ou de prendre part à la polémique entourant l’intervention de l’opération Turquoise au Rwanda. Il s’agira, avant tout, de tenter de toucher du doigt la manière dont cette polémique participe à forger une autre facette de l’esprit du lieu. Cette facette, qui par différents canaux – politiques, artistiques, etc. –, s’est internationalisée rapidement, a pour conséquence aujourd’hui de modifier perceptiblement la façon dont ce « lieu de mémoire » peut être pensé et imaginé. L’opération Turquoise, mise en place par la France et mandatée par la résolution 929 du Conseil de Sécurité sous Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, devait « contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au 1 Les interahamwe forment la milice crée par le MRND (Mouvement révolutionnaire national pour la démocratie et le développement), parti politique unique du président Juvénal Habyarimana. Rwanda » (Nations Unies, 1994) et venir en aide à la MINUAR 1. Le commandant de l’opération, Jean-Luc Claude Lafourcade, participa à mettre en place, du 24 juin au 21 août, une zone de sécurité à l’ouest du Rwanda, dont le rôle et la pertinence fut largement critiquée. C’est ainsi que le 26 juin, quelques soldats français, alors en mission de reconnaissance dans le secteur de Bisesero, passèrent devant les collines dont celle de Muyira. Artefact d’espoir pour les survivants, qui, sortant de leurs cachettes, implorent l’assistance des militaires. Les hommes de Turquoise, pour une raison qui reste encore obscure aujourd’hui, prirent quelques photos de la zone et repartirent rapidement, laissant les rescapés sans protection. Décidés à exterminer les derniers survivants, les miliciens Hutu, dès le départ des militaires Français qui n’allaient revenir que trois jours plus tard, lancèrent une nouvelle offensive, dévastatrice. Seuls 900 résistants survécurent à ce dernier assaut. Cette facette de l’histoire de Bisesero, durant le génocide, est devenue elle aussi un emblème, qui participe de l’esprit du lieu. En effet, au sein de nombreux écrits2, qu’il s’agisse d’ouvrages savants ou d’articles journalistiques, Bisesero est l’un des points d’ancrage de la polémique entourant les agissements de l’opération Turquoise au Rwanda. Le lieu et ce qui s’y est déroulé semblent symboliser le déshonneur de la France face à son intervention au pays de milles collines. Bisesero, lieu de mémoires ? Lors des quatrièmes commémorations du génocide, en avril 1998, le président Pasteur Bizimungo pose la première pierre du mémorial de Bisesero. Ce mémorial, imaginé par l’architecte Vedaste Ngarambe, prend place sur la colline de Nyakomo, celle où Birara, chef de l’organisation de la résistance, venait s’asseoir pour profiter de la vue offerte sur toute la région. L’ensemble architectural est entièrement organisé autour d’un chemin de pierres, qui permet au visiteur de monter progressivement vers le sommet du coteau. On y pénètre en passant sous une grande arche, à l’origine blanche et violette – couleur du deuil – qui s’effrite faute d’entretien. Sur la droite, un amoncellement de pierres retient neuf lances disposées circulairement, pointées vers le ciel. Elles ouvrent le chemin, un « chemin de calvaire » (Ngarambe, 2006), que le visiteur doit gravir pour effectuer symboliquement la traversée du génocide. L’itinéraire escarpé passe par trois bâtiments qui abritent neuf salles, emblèmes des communes de la préfecture de Kibuye3. Ces locaux sont censés accueillir les ossements des victimes afin de former des « tombes ouvertes » (Ngarambe, 2006). Selon nos sources, les restes des corps sont encore aujourd’hui entreposés dans un bâtiment de 1 Mission des nations unies pour l’assistance au Rwanda dirigée par le Général Roméo Dallaire. À la fin du mois de juin 1994, elle est composée de moins de 300 hommes. 2 Au nombre de ceux-ci relevons : L’horreur qui nous prend au visage. L’état français et le génocide au Rwanda, sous la direction de Laure Coret et François-Xavier Verschave, 2005, ou encore l’article de Vincent Hugueux « Dix ans après le génocide. Retour à Bisesero » L’Express, 12 avril 2004, dont l’une des parties est titrée Le déshonneur de la France. 3 La préfecture de Kibuye, telle qu’elle était divisée en 1994, comptait neuf communes : Mabanza, Gitesi, Gishyita, Rutsiro, Kivumu, Bwakira, Mwendo, Gisovu, Rwamatamu. fortune en tôles, situé en contrebas du monument. L’ascension continue pour le visiteur, avec pour objectif, l’arrivée au sommet qui symbolise la survivance au génocide. Mais faute de budget, le mémorial n’est pas terminé, plus de dix ans après le début de sa construction. En effet, le «sommet de l’espoir » (Nagarambe, 2006) aurait dû accueillir plusieurs installations dont une fresque peinte représentant des scènes de la résistance. Pour l’instant ne sont présentes que trois tombes : une fosse commune avec « les restes qui n’ont pas été traités » (Ngarambe, 2006), la tombe de Birara et la tombe du combattant inconnu. Mais comment ce monument participe t-il de l’esprit du lieu ? Comment interagît ce lieu de mémoire, construit et élaboré pour célébrer le souvenir des résistants, avec la ou les mémoires des lieux ? Les visiteurs sont rares à Bisesero ; situé à 34 km à vol d’oiseau de Kibuye, l’emplacement du mémorial décourage les touristes, qui peu nombreux, sont reçus par quelques survivants1. Si comme le soutient Ernest Young « [l]es visiteurs font partie intégrante du texte commémoratif […] car la mémoire publique et ses représentations ne dépendent pas seulement des formes et figures du monument lui-même mais des réponses des spectateurs face au monument » (Young, 1993 : 741), le mémorial de Bisesero reste un lieu figé et parfois illisible pour qui ne connaît pas l’histoire des collines. En outre, pour les voyageurs avertis, la déception est parfois encore plus grande ; accueillis par « une poignée d’hommes qui maintenant meurent de chagrin » (Groupov, 2002 : 147), les étrangers abandonnent, en échange d’une photographie avec les « héros », les images du « lieu saint enclavé » (Mabanckou, 2009) et des résistants qu’ils s’étaient forgés, notamment par leurs lectures. Déroutés par des pierres muettes et un peuple de guerriers aujourd’hui poussé à la mendicité pour survivre, le visiteur passe son chemin, se heurtant aux images d’Épinal qu’il s’était construites. Le lieu tel qu’il peut-être aujourd’hui vécu par les visiteurs semble être en inadéquation, avec son esprit, esprit véhiculé avant, pendant et juste après le génocide. Aucune trace tangible ne matérialise à Bisesero le symbole d’une terre prospère et d’une terre refuge, emblème de protection pour les plus faibles. Quelques vaches amaigries sont conduites sur les collines par de jeunes enfants en haillons. Les Abaseseros, survivants du génocide souffrent encore aujourd’hui de traumatismes graves, non soignés. Le monument, vide et désert surplombe les collines de son silence. Le malaise semble être d’autant plus grand pour le visiteur français, qui se souviendra ici des agissements de l’opération Turquoise. Mais les habitants des collines, à qui cette mémoire appartient, rappelons-le, ont-ils besoin de la pierre pour se souvenir ? Le monument est-il réellement dépositaire de la mémoire des aînés ? Pierre Nora nous dit que « moins la mémoire est vécue de l’intérieur, plus elle a besoin de supports extérieurs et de repères tangibles d’une existence qui ne la vit qu’à travers eux » (Nora, 1997 : XXVI). Or, la mémoire est encore bien vivante à Bisesero, et ce dans la chair même des survivants et de leurs descendants. Cette mémoire, qui se vit au quotidien pour les Abaseseros, transcende les murs du mémorial et voyage dans tout le pays. Il nous a été donné de constater sur le terrain qu’un grand respect émane de la population rwandaise pour ces ainés, qualifiés parfois 1 Un des Abaseseros parle anglais et semble prendre en charge l’accueil des touristes étrangers. d’Infura1. Aussi bien à Kibuye, à Butare ou encore à Kigali, nous avons pu ressentir l’estime de plusieurs personnes envers les Abaseseros. Bien qu’aucun Abasesero n’ait été nommé par la commission pour les héros nationaux du Rwanda2, et que cette décision puisse laisser perplexe, la mémoire semble avoir trouvé des canaux non institutionnels, hors des pierres et des honneurs étatiques, pour perdurer le souvenir, et continuer à véhiculer l’esprit des lieux des collines, tel qu’il existait avant le génocide. Pour ne pas conclure Au terme de cette courte réflexion, bon nombre de questions restent ouvertes et demanderaient débats, échanges et discussions. Si Bisesero est un lieu de mémoire, à qui est-il destiné ? Les visiteurs étrangers ont-ils un travail de mémoire3 à effectuer sur ce qui s’est déroulé dans cette région ou doiventils appréhender le lieu comme un musée ? Doit-on interroger les politiques mémorielles mises en place au Rwanda suite au génocide pour mieux dénoncer l’extrême pauvreté dans laquelle les Abaseseros vivent aujourd’hui ? Ces décisions étatiques jouent-elle réellement un rôle important dans la vectorisation, au Rwanda, de l’esprit et de la mémoire de ces collines ? Bisesero semble être un véritable palimpseste mémoriel, sur lequel s’inscrivent et s’effacent différentes expériences du lieu qui contribuent à en teinter l’esprit. Peut-être est-il pour l’instant seulement nécessaire, pour le voyageur étranger qui s’arrête à Bisesero, de grimper jusqu’au sommet de l’espoir et d’entamer « un voyage intérieur » (Ngarambe, 2006), afin de tenter de percevoir « ce que ne disent pas les pierres » (Rugamba, 2001 : 73 ). Bibliographie African Rights (1998), « Résistance au génocide. Bisesero, avril-juin 1994 », Témoin, n°8. Bonnemaison, Joël et Luc ambrezy (1986), « Le lien territorial. Entre frontières et identités », Géographies et cultures, n°20, p. 7-18. Des Forges, Alison (1999), Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala Groupov (2002), Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants, Paris, Éditions théâtrales, (coll. Passages francophones). Mabanckou, Alain (2008), Rwanda, ce génocide qui nous mine la conscience, [en ligne]http://www.lecreditavoyage. com/article/rwanda-ce-genocide-qui-nous-mine-laconscience/ [Site consulté le 28 janvier 2010]. Ngarambe, Vedaste (2006), Entretien réalisé avec Marie-France Collard dans Rwanda 94. À travers 1 Les nobles de cœur en Kinyarwanda. 2 Cette commission, sur laquelle il existe peu de sources, semble préparer et prendre en charge la journée des héros qui se déroule au Rwanda les 1er février de chaque année. Quelques minces informations concernant la commission sont disponibles sur le site de l’office Rwandais d’information [www. orinfor.gov. rw]. 3 Travail de mémoire au sens où l’entend Paul Ricœur. nous l’humanité, film documentaire réalisé par MarieFrance Collard, Belgique, Groupov, 105 min. Nora, Pierre (1984), Les lieux de mémoire, tome 1 : La République, Paris, Gallimard. ONU, (1994), Résolution 929, [en ligne]://www.un.org/french/docs/ sc/1994/94s929.htm [Site consulté le 28 janvier 2010]. Rugamba, Darcy (2001), « Dire ce que ne disent pas les pierres », Alternatives théâtrales, n°67-68, p.73-75. Young, James E. (1993), « Écrire le monument : site, mémoire, critique », Annales, vol.48, n°3, p. 729-743. Sansot, Pierre (1995), Les pierres songent à nous, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana. Murambi, le livre des ossements Par Boris Boubacar Diop Au Rwanda, on les appelle pudiquement les « sites du génocide ». Ils sont, du fait de leur très grand nombre – près d’une centaine pour les seules églises – et de leur répartition sur l’ensemble du pays, un phénomène unique dans l’histoire récente des tueries de masse. Ils permettent surtout de mieux comprendre pourquoi les victimes du génocide de 1994, si proches de leurs bourreaux à tous les sens du terme, n’avaient aucune chance d’échapper à la mort. Et cela est souligné par le fait, peutêtre encore moins supportable, que des repentis continuent à révéler aux gacaca les fosses où ils avaient hâtivement jetés leurs voisins ou leurs plus chers amis quinze ans plus tôt… Je ne savais rien de tout cela en embarquant le 4 août 1998 dans un vol d’Ethiopian Airlines pour mon premier voyage à Kigali. J’avais dû, comme des millions de personnes à travers le monde, entendre à la radio les noms de plusieurs villes rwandaises sans y prêter une attention particulière. Je suppose que celui de Murambi s’était perdu dans le flot de phrases creuses qui, modulées sur tous les tons par les envoyés spéciaux des grands medias, nous donnent l’impression de ne pas être largués, voire d’être bien informés. Il est vrai qu’il y a eu aussi entre avril et juillet 1994 de grands moments de fraternité humaine et de dévouement. Je me souviens, par exemple, du bouleversant témoignage d’une dame, de « Médecins sans frontières » - ou de la Croix-Rouge. Les miliciens interahamwe venaient de faire un carnage dans son hôpital de fortune et elle ne comprenait pas que tout d’un coup l’univers entier se prétende complètement impuissant face à ces jeunes voyous ivres de sang… Arracher leurs pansements à des blessés, les découper à coups de machette quasiment sur leur lit de mort, elle ne comprenait pas. Des tueurs à ce point résolus à prendre le destin de vitesse, elle n’avait jamais vu ça et elle en avait vu, hein, et elle était folle de rage. Mais cette saine colère d’une vraie humanitaire, c’était l’exception en ce printemps 94 où les reporters parlaient, exactement comme les assassins, de guerre civile et jamais de génocide. Les journalistes enchaînaient leurs sornettes sur un tempo haletant et très professionnel et finalement les mots - Rwanda. Tutsi. Hutu. Conseil de sécurité. Haine millénaire. Evacuation. Atrocités – ne voulaient plus rien dire. Qui pouvait, diable, espérer les faire tenir ensemble ? La banalisation médiatique de l’horreur, c’est tout un art, subtil et pervers. A la fin de chaque journée, le commun des mortels doit se résigner à une nouvelle défaite, car aussitôt après les infos du soir, il lui faut bien penser à ses petites affaires du lendemain. Et quelques semaines plus tard, livrés à la plus haute des solitudes, plus d’un million de corps s’amoncellent à Nyamata, Bisesero ou Kibungo. Le spectacle de cette profanation est insoutenable et certains en ont même dénoncé l’obscénité. Tout en comprenant leur réaction, je suis de ceux pour qui les « sites » nous aident à mieux nous situer par rapport à la tragédie rwandaise. En clair : chacun de nous y a sa part de responsabilité, qu’il doit oser affronter. Ceux dont les corps s’offrent à notre vue en tant d’endroits du Rwanda ont certes d’abord été victimes de la décision, prise par le colonel Theoneste Bagosora et le Hutu Power, de les exterminer mais ils ont aussi été victimes de nos préjugés. Plus exactement, sans le sentiment, partagé même par les Africains, qu’une vie d’Africain ça ne compte pas vraiment, Bagosora et les siens ne seraient jamais allés aussi loin, jamais ils n’auraient réussi à éliminer pendant cent jours dix mille personnes par jour, en direct, au vu et su de tous sans que, paradoxalement, personne ne voie rien. Le régime de Kagamé n’a probablement pas pris cette décision de gaieté de cœur mais il a fait preuve de lucidité en laissant ces ossements exposés dans des lieux publics aussi longtemps que possible. Sans des preuves aussi accablantes, les négationnistes n’auraient eu aucun mal à disqualifier les témoignages des survivants. Les génocidaires rwandais ont été d’une si délirante cruauté qu’il est essentiel, pour rester crédible, de raconter leurs « exploits » dans les lieux de mémoire prévus à cet effet, sous la surveillance de ces corps en putréfaction, en somme dans l’odeur de la mort. J’entends encore quelqu’un me glisser à voix basse en juin 2000, pendant que nous nous dirigeons vers le bus qui doit nous ramener de Murambi à Butare : « Qu’est-ce qui nous prouve que ce sont bien des corps de Tutsi que nous venons de voir ? » La question était particulièrement incongrue mais j’en ai aussitôt deviné les sous-entendus. Je sais que mon interlocuteur, qui par ailleurs ignorait tout du génocide, est un de ces intellectuels africains pour qui le pouvoir de Kagamé est forcément aussi monstrueux que celui d’Habyarimana. Il pense, pour ainsi dire par principe, que tout chef d’Etat africain est un remplisseur de charniers. « On ne peut exclure » poursuit-il « que le FPR ait transporté dans tous ces sites les restes de ceux qu’il a lui-même tués …» Cela m’a laissé sans voix. J’avais découvert Murambi deux ans plus tôt. Je revois notre petite bande d’auteurs entrant, un matin d’août 1998, dans la cour de l’école technique inachevée. Plusieurs groupes d’étrangers de toutes nationalités sont déjà là, qui se croisent sans se voir. Car c’est aussi cela, les « sites » : on vient s’y recueillir du monde entier. Celui-ci est bien plus vaste que Nyamata et N’tarama, que nous avions visités les jours précédents. Le guide nous montre le toit et les murs criblés de balles et explique que les militaires, arrivés les premiers, ont balancé des grenades et tiré dans le tas avant de céder la place aux Interahamwe armés de machettes. Comme partout ailleurs, le feu d’abord, puis le fer. Un survivant témoigne et son récit, quasi identique à ceux entendus en d’autres lieux, est le fil invisible reliant Kigarama à Murambi et Butare à Kibungo. Il est aussi la preuve que les tueries, loin d’être l’expression d’une colère spontanée, furent minutieusement préparées au plus haut niveau de l’Etat rwandais. On peut résumer ainsi ces propos du rescapé-type : « Aussitôt après l’attentat du 6 avril 1994, nous nous sommes précipités vers les églises et les bâtiments publics pour y chercher refuge. Les autorités nous ont encouragés à nous y rassembler mais nous ne savions pas que c’était pour pouvoir nous massacrer plus facilement. » Seuls ont survécu ceux qui ont su mimer de façon convaincante leur propre mort, souvent en se laissant submerger par les vrais cadavres. A Murambi non plus les maîtres d’œuvre du génocide n’ont rien voulu laisser au hasard. On peut même dire qu’ils ont été plus froidement calculateurs que partout ailleurs. Ce sont eux en effet qui organisent dans les moindres détails le regroupement de leurs futures victimes en cet endroit précis, sans doute parce qu’il est un des lieux fermés les plus étendus de la ville. Une importante personnalité de l’église y va même de sa parole d’homme de Dieu : « Je me porte garant de votre sécurité, il ne vous sera fait aucun mal » dit-il aux hésitants. Le piège fonctionne à merveille, car des fuyards qui étaient sur le point d’atteindre le Burundi tout proche font suffisamment confiance à toutes ces autorités pour revenir sur leurs pas. Ils se sentent d’autant plus en sûreté dans l’immense cour que des hommes armés protègent les lieux. Cela aurait pu être la plus belle histoire du génocide. Elle en sera au contraire la plus affreuse. Ceux dont les corps sont visibles, seize ans après, dans les salles de l’école technique inachevée ne s’en doutent naturellement pas. Pendant quelques jours tout est si normal à Murambi qu’un semblant de vie sociale s’y organise. On ne donne certes pas assez à manger aux réfugiés, l’alimentation en eau est soudain interrompue mais on leur jure que c’est à cause du chaos dans lequel le pays est plongé. En fait il s’agit surtout de les affaiblir avant l’attaque finale. Le bref face-à-face, quasi unique au Rwanda, entre les tueurs et leurs victimes, est peutêtre le seul événement évoquant, même de loin, les camps de la mort nazis. Partout ailleurs, quelques heures après l’irruption de la Garde présidentielle puis des Interahamwe, presque tout le monde était mort au milieu de cris de haine et de terreur. A Murambi les Tutsi ont fini par subir le même sort que les autres mais ils ont eu le temps d’entretenir une espérance qui, aujourd’hui, nous rend leur fin encore plus atroce. Sur trente à quarante mille réfugiés de l’école technique de Murambi, environ dix en ressortiront vivants. J’en ai rencontré une à Kigali, dans le quartier de Nyamirambo, pour les besoins de mon roman. La suite de l’histoire implique les militaires français de l’Opération Turquoise. Lorsque ceux-ci arrivent dans la zone en juin 1994, leurs chefs estiment que l’école est l’endroit idéal pour abriter un QG. Mais que faire des dizaines de milliers de corps abandonnés sur place par les Interahamwe ? Loin de s ‘en émouvoir, les officiers de Turquoise n’y voient qu’un petit embarras technique, plutôt facile à résoudre. Ils prêtent du matériel aux organisateurs du massacre et ceux-ci font creuser de grands trous où des milliers de cadavres sont jetés pêle-mêle. Et que font les hommes de Turquoise lorsque les charniers sont bien remblayés ? Eh bien, aussi incroyable que cela puisse paraître, ils plantent le drapeau tricolore audessus des charniers, ils installent des barbecues au-dessus des charniers et ils tracent un terrain de volley-ball au-dessus des charniers. Aujourd’hui une inscription rappelle cet épisode peu glorieux d’une expédition qui se voulait… humanitaire : « Les soldats français jouaient au volley ici » peut-on en effet lire sur une plaque posée à même le gazon. Et afin que nul n’en ignore, la phrase est déclinée aussi en anglais et en kinyarwanda. A la parution de Murambi, le livre des ossements, on m’a invité à le présenter lors du journal de 13 heures sur France Inter. J’ai alors évoqué le comportement abject des militaires de Turquoise dans cette ville du sud-ouest du Rwanda. Le journaliste – c’était Christophe Hondelatte - jusque-là très aimable, n’a guère apprécié et l’a bien montré. L’incident a eu lieu en direct il y a dix ans, à une époque où presque aucun Français ne voulait entendre parler du rôle de la France au Rwanda. Les mentalités semblent avoir beaucoup évolué depuis lors car de telles révélations suscitent de nos jours plus de honte que de colère. On pourrait croire que chaque mémorial rwandais est l’exacte réplique des autres et que si on en a visité un on les a tous vus. Ce n’est pas tout à fait le cas car chacun de ces lieux a, pour ainsi dire, son identité et ses vibrations propres. Celles-ci ont d’ailleurs toujours plus à voir avec la vie autour d’eux qu’avec les corps qui y sont entassés. Quand je repense à Nyamata, ce ne sont pas les squelettes des victimes qui me reviennent à l’esprit mais plutôt la voix traînante du rescapé qui s’adresse à nous de façon très imagée, son visage étonnamment expressif et ses yeux pétillants d’intelligence. Mais Nyamata, c’est aussi Teresa Mukandori parce que, justement, même de l’au-delà et après avoir subi des atrocités littéralement insensées, elle semble être restée si pleine de force et de vie. Ce n’est pas un hasard si Teresa Mukandori est présente dans trois ou quatre des ouvrages de notre groupe d’auteurs et si elle occupe une place centrale dans celui de Koulsy Lamko, La phalène des collines. A N’tarama, ce sont des paysans assis sur l’herbe, à une vingtaine de mètres de l’entrée de l’église, qui attirent mon attention. Ils nous suivent du regard en parlant entre eux à voix basse. La scène m’a intrigué, peut-être à tort, mais je me suis souvent demandé depuis ce jour qui étaient réellement ces paysans, quelles avaient été leurs relations avec les morts de l’église de Nyamata et ce qu’ils pouvaient bien être en train de se dire en prenant des airs si mystérieux. Autant de questions qu’il sera pendant encore longtemps difficile d’esquiver au Rwanda… A Nyarubuye, tout près de la frontière tanzanienne, nous trouvons dans la cour de l’église complètement dévastée des jeunes gens occupés à toutes sortes de travaux de maçonnerie et de menuiserie. Cette fois-ci, notre interlocuteur est un des tueurs. Nous voulons lui faire dire pourquoi ses camarades et lui ont sauvagement assassiné tant d’innocents. Il nous supplie de le croire sur parole et semble n’avoir qu’une réponse à toutes nos questions: « Le bourgmestre nous a demandé de tuer les Tutsi, alors nous avons obéi. » Pas plus compliqué que ça. Je me désintéresse de lui, car je veux savoir qui sont ces ouvriers qui vont et viennent autour de nous. Eh bien, ce sont tout simplement des prisonniers qui pour une fois ne portent pas leur fameuse tenue rose. Ces ex Interahamwe ont sévi à Nyarubuye en 1994 et les corps que nous venons de voir étendus sur des tables en bois, c’est le résultat de leur « travail », pour utiliser un mot qui leur était cher et qui, par un détour historique absolument inattendu, fait écho à Auschwitz. Ils sont en train d’accomplir leur peine de travaux forcés sur le théâtre de leurs méfaits. Je lève la tête et mon regard accroche celui de l’un d’eux, accroupi sur le toit de l’église. Il se produit alors une chose que je n’oublierai jamais : l’homme s’arrête de travailler, m’observe d’un air de défi, pose son marteau devant lui et me fait un vigoureux bras d’honneur. Lui, il ne regrette rien et a enfin l’occasion de le faire savoir à quelqu’un sans courir le moindre risque. Au-delà de ma personne, c’est sans doute tout notre groupe qui l’exaspère. Il doit penser que nous sommes des fumiers, nous tous qui, sans même être des Rwandais, venons du monde entier manifester notre compassion pour ces Inyenzi qui n’avaient de toute façon jamais mérité de vivre. Les corps des enfants qu’il avait taillés en pièces et des femmes qu’il avait violées étaient dispersés un peu partout au-dessous de lui mais il s’en foutait. Il avait ponctué son bras d’honneur d’un petit sourire méprisant. Cela m’a évidemment troublé et peutêtre même ai-je éprouvé un vague sentiment de défaite. Pendant un court instant, j’ai réussi à me rassurer en me disant que le prisonnier avait surtout agi ainsi par dépit. Après tout, il avait perdu et il le savait. J’aurais pourtant tout donné pour oublier notre affrontement silencieux. Mais j’ai beau faire, je ne peux effacer de ma mémoire le regard de cet inconnu de Nyarubuye, toujours aussi chargé de haine quatre ans après le génocide. Et Murambi ? J’y suis retourné à plusieurs reprises depuis 1998. De quelque côté que l’on se tourne une haie vive, sombre et gigantesque, arrête le regard. Elle semble enserrer et étouffer le site comme un boa le ferait de sa proie. Au-delà, il y a sûrement des habitations. J’en suis du moins convaincu, de manière, je le sens, parfaitement irrationnelle. Des gens vivent donc encore dans ces maisons, qui ont été témoins de l’immense panique et des cris de frayeur causés par l’assaut meurtrier des Interahamwe le 21 avril 1994. Mais existent-telles seulement, ces maisons ? Je me demande parfois si, à force de les inventer à chacun de mes passages à Murambi, je n’ai pas fini par les rendre, en quelque sorte, imaginairement réelles. On le sait : pour les étranges politiciens du Hutu Power, livrer les cadavres des Tutsi aux chiens et aux vautours était une façon comme une autre de signer leurs crimes. Murambi a été l’unique exception à cette règle puisque les corps, d’abord abandonnés sur place, ont fini par être enterrés pour permettre à Turquoise d’occuper les lieux. Il est impossible de faire le tour des salles du site sans être frappé par l’état de conservation quasi parfait des restes exhumés de ces milliers de Tutsi après la victoire du FPR. Selon le guide, c’est en raison de la nature argileuse du sol où on les avait ensevelis qu’ils ne se sont pas démembrés. C’est aussi ce qui explique leur couleur rougeâtre. Jamais des morts n’ont paru aussi puissamment expressifs. On reconnaît très bien les enfants et sous nos yeux se reproduit le dernier geste, dérisoire et vain, par lequel beaucoup, voyant un Interahamwe fondre sur eux, avaient essayé d’échapper aux machettes. A chacun de mes voyages au Rwanda, je suis retourné à Murambi. Il est devenu un des mémoriaux les plus importants du pays et une administration s’y est peu à peu mise en place. On est invité à signer un « Livre d’or » et la visite est organisée selon un rituel précis. Dans ce qui devait être le réfectoire, les habits maculés de sang des victimes sont accrochés à des séchoirs. En faisant le tour des salles, on s’aperçoit que les squelettes, toujours aussi bien conservés, ne sont plus couleur d’argile. Régulièrement traités à la chaux depuis des années, ils sont devenus blanchâtres. Dans une salle, sont disposées les armes blanches qui ont servi au carnage : marteaux, machettes, gourdins cloutés. On se demande, effaré : comment des milliers de pères de famille en sont-ils soudain arrivés à penser qu’il est normal de fracasser des crânes de nouveaux-nés avec ces gourdins hérissés de clous rouillés ? Les salles, à une dizaine de mètres du bâtiment central, sont identiques. Pourtant même si on sait que toutes vont offrir le même spectacle, on a du mal à ne pas s’arrêter pendant au moins quelques minutes dans chacune d’elles. En témoignage de respect. Et aussi parce qu’on espère qu’au bout du chemin des réponses surgiront de quelque part. Des réponses à quelles questions ? Elles trottent dans la tête mais il n’y a pas de mots pour les exprimer. Peut-être s’étonnet-on tout simplement de se trouver tel jour de sa vie en ce lieu précis et nulle part ailleurs ? Cheminer en silence parmi des milliers de cadavres est une expérience singulière. Une petite voix intérieure nous dit confusément qu’elle va bien loin au-delà du bel alibi du Never again… Cette fascination pour l’horreur, nous mesurons à quel point elle peut être malsaine et nous aimerions bien croire que nous la subissons. Mais comment pouvons-nous être sûrs de ne pas être de vulgaires voyeurs ? Quoi qu’il en soit, à Murambi le trouble est tel que nos yeux ne savent jamais s’ils doivent rester fixés sur les cadavres - pour affronter la dure réalité du mal sur notre terre – ou alors s’en détourner, par pudeur. Nyamata et Ntarama : églises et mémoriaux, église mémorielle par Françoise Blum Nyamata et N’tarama sont deux communes du Bugesera, distantes d’une cinquantaine de kilomètres de Kigali. C’est là que Jean Hatzfeld a réalisé ses désormais célèbres entretiens. Leur histoire est, en 1994, la même, répétée à l’infini, que celle de la plupart des communes du Rwanda. « Les 14, 15 et 16 avril, 5000 personnes sont assassinées dans l’église de Nyamata, et autant dans l’église de N’tarama, hameau éloigné d’une vingtaine de kilomètres, par des miliciens, des militaires et l’immense majorité de leurs voisins hutus. ». « C’est le 15 avril 1994, de 7h30 du matin à 14h que le massacre s’est déroulé à Nyamata. Plusieurs milliers de personnes avaient trouvé refuge dans l’Eglise et ses annexes. Des gens occupaient aussi le bureau du prêtre et les locaux administratifs. Beaucoup dormaient à la belle étoile dans la cour, serrés les uns contre les autres. Non loin de là, certains s’installèrent dans une maternité, parmi les femmes enceintes et les nouveaux-nés. Les autorités avaient demandé à la population de se regrouper : «Rassemblez-vous dans les Eglises et les lieux publics, on va vous protéger. « ». Mais les génocidaires, de même qu’ils bafouaient les principes élémentaires de toute civilisation et transgressaient les tabous universels n’ont pas hésité devant le sacrilège. Dans un pays aussi profondément christianisé que le Rwanda, où les églises ont retrouvé leurs fidèles après le génocide, comme si de rien n’était, ces meurtres de masse dans les lieux saints constituent d’une certaine manière le point d’orgue d’une absolue table rase. Avant 1994, les massacreurs s’étaient toujours arrêtés aux portes des églises. Comme dans la plupart des communes du Rwanda, les Tutsis ont cru trouver en l’église un lieu de refuge, ô combien illusoire. Comme ailleurs « les malfaiteurs hachaient les femmes et les enfants jusque sous la Croix…C’est pour ça que les autorités nous ont donné la permission de construire un mémorial » se souvient Cassius Niyonsaba. N’tarama... Jean Hatzfeld raconte l’histoire du mémorial de Ntarama : « Les milliers de corps furent abandonnés en plein air pendant la durée du génocide. Il était ensuite trop tard pour que les rescapés viennent chercher les dépouilles de leurs parents ou amis, car la pluie et les animaux avaient fait des ravages. Aussi, dans un premier temps, les gens protégèrent-ils le site avec des grilles. Puis ils décidèrent de le conserver en l’état, pour mémoire. C’est-à-dire de laisser tous les cadavres dans leur position au moment de la mort –telle une scène pompéienne- entassés entre les bancs, sous l’autel, repliés le long des murs , dans leurs pagnes, shorts, robes, au milieu des lunettes, claquettes, escarpins, tabliers, valises, bassines, cruches, draps, colliers, tapis mousse, livres, imprégnés d’une forte odeur de cadavre ». Mais les procédés de conservation des corps coûtent chers et les villageois ne furent pas maîtres, bien sûr, de la cartographie mémorielle pensée par l’Etat rwandais, cartographie qui confère à chaque site une spécificité, ou même, pourrait-on dire, sa spécialité. L’exposition des corps, qui n’a pas été sans controverses, est la spécialité de Murambi, où les coûteux procédés de conservation ont bien été appliqués. A N’tarama, l’église est redevenue aujourd’hui lieu de culte même si y sont exposés des objets relatifs au génocide : quelques vêtements, des cahiers ou autres pauvres reliques ayant appartenu à des enfants, les inévitables crânes dans les vitrines. Mais les rangées de petits bancs de bois sont là et accueillent les fidèles lors de la messe. Des vêtements aussi pendent aux fenêtres, que l’on ne peut voir que de l’extérieur. Le bâtiment attenant à l’église a entièrement brûlé. Il n’en reste que le toit et les piliers ainsi que des amas calcinés d’on ne sait trop quoi. Et Nyamata.... Nyamata, par contre, a été la seule église désaffectée et transformée en lieu de mémoire. Si des messes, parfois, peuvent y être dites, c’est seulement en souvenir des victimes. A Nyamata, l’Eglise est Mémorial. En fait ce cas de l’Eglise devenue mémorial est unique. La question s’est bien sûr posée après le génocide, et a fait l’objet d’âpres négociations entre l’Etat et les Eglises d’une part, entre l’Eglise et les rescapés d’autre part. Un accord entre l’Eglise et l’Etat stipule que les Eglises «abriteront des signes dans des endroits bien aménagés à l’intérieur, sans nuire au bon déroulement habituel du culte. Parmi les signes qui y seront conservés, il y a les ossements, restes des victimes des massacres qui y ont été perpétrés...» L’Eglise de N’tarama entre parfaitement dans le cadre de cet accord. Celle de Kibeho a fait l’objet d’un compromis, raconté par Jean-Pierre Chrétien et Ubaldo Rafiki. A Kibeho, lieu de culte marial, lieu de miracles, une voyante recevait encore, au cœur du génocide, des messages «très vichyssois» de la Vierge, comme le notent Jean-Pierre Chrétien et Ubaldo Rafiki, messages aussitôt diffusés par la radio nationale et Radio Mille Collines. Les rescapés n’attendirent pas d’autorisation pour enfouir leurs morts dans l’Eglise elle-même. La polémique avec l’Eglise se résolut par la construction d’un mur de vitres opaques au centre du bâtiment, devenu d’un côté mémorial, et resté de l’autre lieu de culte. A Nyamata, l’Eglise rwandaise et le Vatican ont été mis devant le fait accompli. « L’Eglise de Nyamata a été, du moins au début, un des lieux mémoriels parmi les plus visités du Rwanda. Une image a fait le tour du monde et hante bien des récits : celle du corps supplicié, violé et empalé de Theresa Mukandori, qui y fut longtemps exposé, métaphore de l’horreur absolue. Eglise de Nyamata Site de génocide +ou- 35 000 morts La femme ligotée. Mukandori. Vingt-cinq ans. Exhumée en 1997 Lieu d’habitation : Nyamata centre Mariée. Enfant ? On lui a ligoté les poignets. On les a attachés à ses chevilles. Elle a les jambes largement écartées. Son corps est penché sur le côté. On dirait un énorme fœtus fossilisé. Elle a été déposée sur une couverture souillée, devant des crânes bien rangés et des ossements éparpillés sur une natte. Elle a été violée. Un pic fut enfoncé dans son vagin. Elle est morte d’un coup de machette à la nuque. On peut voir l’entaille que l’impact a laissée. Elle porte encore une couverture sur les épaules mais le tissu est maintenant incrusté dans la peau. Elle est là pour l’exemple, exhumée de la fosse où elle était tombée avec les autres corps. Exposée pour que personne n’oublie. Une momie du génocide. Des bouts de cheveux sont encore collés sur son crâne. .. » Boris Boubacar Diop, qui visite aussi Nyamata dans le cadre de Fest’Africa raconte : « On nous a parlé de son frère qui voulait qu’on l’ensevelisse normalement, mais le gouvernement a supplié de comprendre la nécessité de montrer tout cela. Et quand on nous a dit qu’elle s’appelait Theresa Mukandori, j’ai vu tout le monde prendre note. Au fond, cela voulait dire, et l’on s’adressait un peu aux tueurs : «vous vouliez la tuer, mais nous, nous allons la faire revivre». Theresa Mukandori, devenue phalène, est aussi l’héroïne du roman de Koulsy Lamko. Et encore Véronique Tadjo, qui visite le mémorial en 1997 : « Seuls les corps que l’on a pu identifier par la suite ont été enterrés selon les rites. Tous les autres sont là, pour témoigner et n’auront pas de sépulture. Ce ne sont que des ossements. Les crânes de couleur noire sont ceux trouvés dans les latrines ou enfouis dans le sol. Ceux qui sont blancs ont été trouvés dans la nature, entre les hautes herbes. .. Ce n’est pas un mémorial mais la mort mise à nu, exposée à l’état brut...Des gerbes de fleurs desséchées ornent les ossements...Vus à travers les trous laissés par des grenades à travers les murs de l’église : tas d’os, crânes, vêtements terreux, objets épars, brisés, meubles renversés... ». Et aujourd’hui.... Depuis 2005, tout a changé. Il n’y a plus de corps exposés et Thérésa Mukandori a trouvé un cercueil. Elle repose désormais dans la crypte de l’Eglise. En 2008, date à laquelle ont été prises les photos jointes, la mise en scène est extrêmement sobre pour ne pas dire bouleversante. L’Eglise est nue, juste un autel à la nappe tâchée de pâles trainées de sang et au-dessus duquel surveille une vierge curieusement restée intacte. Sur les murs, des traces de sang. Sur les bancs, des vêtements, des monceaux de vêtements, des vêtements de pauvres, aux couleurs passées, les vêtements des suppliciés. Cette dramaturgie, très boltanskienne, est sans doute une des plus impressionnantes parmi celles du Rwanda, plus impressionnante encore sans doute que les corps badigeonnés à la chaux de Murambi. Elle dit autrement, mais tout aussi bien, la terrible nudité de la mort. Il faut descendre dans le caveau, sous l’Eglise, pour voir les rangées de crânes et d’os de tous genres, ainsi que l’alignement des cercueils, recouverts d’un suaire violet. A l’extérieur on peut voir la tombe de l’italienne Tonia Locatelli, assassinée en 1992, alors qu’elle essaye d’alerter l’opinion internationale. Quelques autres tombes et une liste de noms (dérisoire si l’on songe au nombre de victimes) sont visibles. Et l’on se pose, inévitablement, la question : que deviendront ces reliques, que deviendront ces vêtements, que deviendront ces ossements quand le temps, l’humidité et les moisissures auront achevé leur travail destructeur ? Quand peut-être aussi l’urgence psychologique et politique se sera faite moins pressante ? Déjà, en 2008, les visiteurs se sont faits rares, à Nyamata. Nyuarubuye, quelque part, entre les vivants et les morts Par Nathan Réra Ce premier jeudi de septembre 2010, l’église de Nyarubuye est en effervescence. On y célèbre une communion. Les gens se massent près de la grande porte de bois, dans un brouhaha de rires et de chuchotements. Au-dessus de leur tête, un imposant Christ blanc, les bras en croix, semble scruter le néant. Comment donc se tenir debout, devant l’église, sans penser aux victimes du génocide ? En 1994, à quelques enjambées de la bâtisse de briques, il y avait un cadavre. Celui d’un enfant, les jambes écartelées, le corps partiellement entouré d’un vêtement blanc en lambeaux. James Nachtwey l’a photographié après avoir découvert les lieux dans le sillage des troupes du FPR. Un peu plus loin gisait un autre corps, celui d’un homme – impossible de lui donner un âge, au vu de son état de décomposition avancée – vêtu d’un pull rayé en laine. Gilles Peress l’a immortalisé, en noir et blanc. Le cliché, en double page, a été publié dans son livre, The Silence, dont une partie est consacrée à Nyarubuye. Le cadrage est serré, au ras du sol, au plus près du visage rongé par la mort ; à l’arrière-plan, l’église se dresse dans une perspective baroque. À la blancheur immaculée du Christ de pierre répondent les habits ensanglantés des Tutsi massacrés. Arriver à Nyarubuye seize ans après le génocide laisse une étrange impression de malaise, bien que la vie semble avoir repris son cours normal. Difficile de dire exactement combien de Tutsi y ont été massacrés ; les chiffres vont de 3 000, selon certaines sources occidentales, à près de 20 000, selon les sources officielles (les estimations les plus probables situent le nombre de morts entre 7 000 et 10 000). Située dans la province de l’Est, non loin de la frontière tanzanienne et de la rivière Akagera, Nyarubuye fut le théâtre de tueries dès les premiers jours du génocide, entre le 15 et le 17 avril. Philip Gourevitch explique que « lorsque les Tutsi demandèrent au maire du Pouvoir hutu comment ils pouvaient y échapper, il leur conseilla de se réfugier dans l’église. C’est ce qu’ils firent, et quelques jours après, à la tête d’une bande de soldats, de policiers, de miliciens et de villageois, le maire vint les massacrer ; il distribua les armes et les ordres pour que le travail fût bien fait. On ne lui en demandait pas davantage, mais on raconte qu’il en profita pour tuer de sa main quelques Tutsi. » (Gourevitch, 1999, pp. 24-25). Parmi les rescapés du massacre se trouvait Flora Mukampore. Son témoignage fut recueilli par Fergal Keane, un journaliste qui se rendit à Nyarubuye dès le mois de juin 1994 afin d’y tourner des images pour la BBC. Dans son récit, Flora explique qu’immédiatement après l’attentat de l’avion présidentiel, les Tutsi envoyèrent une délégation à Rusomo auprès du bourgmestre, Sylvestre Gacumbitsi. Lui seul, pensaient-ils, serait capable d’intervenir en leur faveur, au vu du pouvoir qu’il exerçait sur la police et l’armée. Son chauffeur personnel étant un tutsi, ils croyaient que Gacumbitsi aurait pitié d’eux. Au lieu de cela, l’homme les refoula vers l’église. On aurait tort de penser que les Tutsi attendirent leur mort sans entreprendre le moindre acte de résistance. Keane relate : « Les hommes avaient des arcs, des flèches et des lances. Quelques garçons rassemblèrent autant de pierres qu’ils purent. Ils constituèrent un camp et attendirent. Beaucoup allèrent à l’église et prièrent pour leur délivrance. C’était peu de temps avant que la milice arrive et commence à attaquer les réfugiés. Les gens criaient et la panique s’empara des enfants. Mais les hommes et les garçons furent capables de repousser les tueurs grâce à leurs armes de fortune. Les miliciens battirent en retraite, jurant qu’ils reviendraient. Nyarubuye était sans issue. Toutes les routes et les pistes dans les collines grouillaient d’interahamwe. Ils revinrent quelques jours plus tard, cette fois-ci soutenus par l’armée et la police, avec des fusils et des grenades. » (Keane, 1996, p. 89-90). La suite du récit de Flora, confirmée par de nombreux témoignages, est éloquente : Gacumbitsi galvanisa les génocidaires en hurlant des ordres et des slogans anti-tutsi dans son mégaphone, et participa lui-même au « travail » – assassinant un Tutsi du nom de Murefu et violant sans le moindre scrupule plusieurs jeunes femmes. Les arcs et les flèches n’étaient plus d’aucune utilité face aux armes automatiques et aux grenades. Les tueurs finirent le travail à l’aide d’armes blanches, après les avoir aiguisées sur un rocher, non loin des latrines où les corps des enfants étaient jetés. Blessée à la tête d’un coup de machette, Flora réussit à se cacher sous les corps, ne sortant que la nuit en quête d’un peu d’eau et de nourriture nécessaire à sa survie. Ainsi dura son calvaire, jusqu’à l’arrivée des soldats du FPR. Une lente transformation des lieux Aujourd’hui, le site paraît bien indifférent à la violence des récits : les enfants courent autour de l’église comme si rien ne s’y était jamais passé, et la poussière a fait disparaître depuis longtemps le sang versé par les Hutu. Si une plaque n’indiquait la présence d’un mémorial, rien ne laisserait présager de l’histoire de Nyarubuye. L’ambivalence du lieu est totale : le monde des vivants – des croyants – et celui des morts y cohabitent dans la plus grande simplicité. Tandis que les cérémonies cultuelles se poursuivent dans l’église, le couvent, situé juste derrière, abrite les restes des personnes massacrées. Le bâtiment forme une sorte de U, derrière la vieille porte en métal rouillé qui marque le seuil du mémorial. Au centre de la cour, sur l’herbe sèche, les gardiens attendent les rares visites, assis sur un banc, échangeant plaisanteries et souvenirs à l’ombre d’un immense arbre aux fleurs jaunes. Dans les premières pièces de l’aile gauche, où se trouvaient les salles de classe, règne un vide oppressant. Les bancs sur lesquels prenaient place les écoliers ont disparu. Seuls deux tableaux noirs subsistent sur les murs, vierges de toute écriture. C’est dans cette partie du couvent que James Nachtwey et Gilles Peress, alors membres de l’agence Magnum, ont réalisé quelques-uns de leurs clichés les plus éprouvants : des monceaux de cadavres avaient littéralement pourri sur place, devant les murs souillés de sang et d’éclats de chairs. Il a fallu du temps pour que les traces du massacre soient nettoyées, et que le lieu reflète l’élaboration d’une mémoire plus solennelle (et officielle). Deux mois après les massacres, Fergal Keane explique que l’odeur putride était tellement insoutenable qu’il fallait se couvrir le nez et la bouche d’un mouchoir pour pouvoir avancer. Un an après, les corps n’avaient toujours pas été enterrés, « pour servir de témoignage », écrit Philip Gourevitch. Il poursuit : « Les morts ressemblaient à des images de morts. Ils ne sentaient pas. Ils n’étaient pas couverts de mouches vrombissantes. Ils avaient été tués sur place treize mois auparavant et laissés sur place. De la peau collait parfois encore aux os, souvent détachés des corps, par les tueurs ou les charognards […]. » (Gourevitch, 1999, p. 21) La description du journaliste Jacques Pauw, revenu à Nyarubuye à la même période, est très similaire : « [L]es champs alentours avaient été cultivés, les vies humaines avaient réapparu sur les collines pentues et dans les villages, les marchés bourdonnaient d’activités. L’air était chargé de parfums et de chants d’oiseaux. Comme lors de ma première visite, il avait plu la nuit précédente, et nous avons roulé dans de véritables piscines de boue jusqu’à la basilique. Nyarubuye était devenu un mémorial du génocide, et les ossements n’avaient pas été déplacés. Mais la puanteur de l’année dernière avait disparu. Les chairs brisées avaient été réduites à l’état de squelettes blancs. Même les visages tourmentés n’étaient rien d’autre que des crânes blanchis. Étrangement, Nyarubuye était plus en paix avec elle-même » (PAUW, 2006, p. 85) À l’inverse de Murambi – où un peu plus de huit cents corps ont été intégralement conservés, enduits de chaux et exposés dans des salles de classe –, les morts de Nyarubuye ont fini par être enterrés, à l’extérieur du mémorial, dans les immenses fosses communes qui jouxtent les bananeraies. Leur état de décomposition a sans aucun doute empêché toute conservation à l’air libre. En revanche, comme à N’tarama, Nyamata et Gisozi, des ossements sont exposés dans la dernière partie du couvent – les crânes se trouvant placés dans des vitrines fermant à clef. On se surprendrait presque à détailler chaque fracture, chaque coup, chaque marque suspecte. Sur deux tréteaux de bois, des piles de vêtements ont été entassées, dans une mise en scène temporaire qui rappelle encore celle de N’tarama et de Nyamata. L’initiative de la CNLG (Commission Nationale de Lutte contre le Génocide) est relativement récente, les habits ayant été amenés dans le couvent en avril 2010. Elle témoigne d’une volonté de faire évoluer le dispositif mémoriel, qui tend à s’uniformiser d’un site à l’autre, en dépit de leurs singularités propres. À Murambi, les habits jadis tendus sur des fils sont désormais placés pêle-mêle sur des étagères ; à Nyamata, les piles de vêtements recouvrent à présent les bancs de l’église ; à N’tarama, les tissus sont suspendus à la charpente métallique de l’édifice. Subsiste néanmoins, à Nyarubuye comme ailleurs, le problème de la conservation des traces, le temps faisant quotidiennement ses outrages – la lumière, l’humidité et la poussière rongent littéralement ces tas de tissus, qui sont voués, tôt ou tard, à disparaître. Des gorgées de bière, des flots de sang Chaque seconde passée dans le couvent de Nyarubuye délivre son lot de récits macabres, d’histoires insensées car dépassant l’entendement humain. Dans Une saison de machettes, JeanBaptiste, l’un des tueurs, explique que « personne ne descendait plus à la parcelle. À quoi bon bêcher, alors qu’on récoltait sans plus travailler, qu’on se rassasiait sans rien élever ? La seule besogne était d’enterrer les bananes dans les fosses, au milieu de n’importe quelles bananeraies abandonnées, pour laisser fermenter l’urwagwa des prochaines soirées » (Hatzfeld, 2005, p. 67). Ce que ne dit pas Jean-Baptiste, c’est que les tueurs firent un tout autre usage des objets destinés à l’assouvissement de leur ivresse nocturne. Dans le long couloir du couvent de Nyarubuye, un tronc coupé en deux, servant à la préparation de l’urwagwa, est justement conservé. Les Hutu s’en servaient pour y décapiter les Tutsi et exposer leurs corps, tandis que les calebasses à bière recueillaient leur sang. C’était une « plaisanterie » couramment répandue chez les interahamwe : pour se moquer, ils prétendaient que le sang de leurs victimes allait se changer en lait – puisque les Tutsi, majoritairement éleveurs, en buvaient beaucoup selon la croyance répandue. Nyarubuye, plus que n’importe quel autre lieu, fait comprendre à quel point l’inversion des valeurs et des traditions fut totale pendant le génocide. C’est un fait, les tueurs utilisaient un vocabulaire détourné pour parler de l’extermination des Tutsi : « couper, raccourcir, rôtir », plutôt que « tuer, amputer, brûler »… La perversité des assassins les poussa même à rivaliser d’ingéniosité pour débusquer, parmi les parterres de cadavres, ceux qui vivaient encore. Ainsi, à Nyarubuye, les moulins (urusyo) employés pour la préparation de la farine de sorgho et de manioc et les mortiers pour piler les arachides furent utilisés d’une toute autre manière : pour y broyer du piment. Jean Damascène, l’un des guides du mémorial, décrit dans les moindres détails le rituel macabre des Interahamwe : « Une fois que le piment était broyé menu, dans la pierre, ils le répandaient sur les corps des Tutsi, pour s’assurer qu’ils étaient bien morts. Ceux qui étaient encore vivants criaient ou éternuaient, et par après, les tueurs leur donnaient un coup de machette ou de ntampongano (le gourdin clouté avec lequel les miliciens frappaient les crânes de leur victimes).» Selon d’autres témoignages, les femmes hutu allaient jusqu’à en asperger les vagins des jeunes filles que leurs maris venaient de violer. En face d’une table de fortune où ont été entassés les effets personnels des Tutsi – chaussures, chapeaux, ustensiles de la vie quotidienne –, les armes du crime ont été conservées : flèches, pioches, houes, barres de fer, bâtons effilés. Au milieu de ce musée des horreurs, un étrange objet interpelle. Jean Damascène explique que c’est un hachoir, et que les tueurs l’utilisaient pour broyer le cœur des Tutsi. Et d’ajouter, désignant un vieux four de briques à l’extérieur, au milieu de la cour : « Un Hutu, du nom de Simba, utilisait ce four pour cuire la chair et le cœur de ses victimes, avant de les manger. On dit qu’il s’est réfugié en Tanzanie, et qu’il y est mort. » Les faits de cannibalisme ne sont pas nouveaux, plusieurs témoins ayant corroboré le récit de Jean Damascène. En mars 2007, trois Rwandais (deux hommes et une femme) furent d’ailleurs condamnés par une gaçaça à vingt-sept ans d’emprisonnements pour des faits similaires survenus dans l’Ouest du pays. De tels récits pourraient paraître exagérés, voire grotesques ; face à l’horreur la plus sourde, les humains ont souvent tendance à minimiser la nature des crimes, en guise d’autoprotection, comme pour se rassurer sur leur propre humanité. Cependant, il ne faut pas voir ces faits de cannibalisme comme le produit d’un quelconque goût des tueurs pour la chair humaine : il est manifeste que ces pratiques, si elles sont bien avérées, s’inscrivaient dans une logique d’agression, motivées par le désir d’exercer un pouvoir sur les victimes tutsi. Manger le cœur de l’autre, symboliquement le siège du courage, est révélateur d’un évident désir de possession et de destitution du rang social. Quelle fut la fréquence de ces actes anthropophages au Rwanda ? Difficile de le dire réellement. On est à une constante frontière entre le réel et le phantasme, où la résurgence d’un cannibalisme primitif semble incarner dans la parole des rescapés l’horreur des crimes qu’ils ont subis. Les questions relatives aux possibilités du témoignage, face à de telles atrocités, restent cependant entières : de tels récits ne risquent-ils donc pas d’anesthésier l’imagination de celui qui les écoute ? La complexité de Nyarubuye ne saurait d’ailleurs se résumer à de tels actes d’anthropophagie ; ils ne suggèrent qu’une facette de l’extermination. Régine Waintrater écrivait fort justement qu’en « laissant croire qu’il est possible de tout dire sur le génocide, on réduit l’objet de la mémoire à un « produit possiblement fini ». Le risque est alors que s’installe une mémoire normative, qui changera la façon dont les témoins rendront compte de leurs épreuves » (Waintrater, 2003, p. 204). Croyances indéfectibles, traumatismes indélébiles Plus déstabilisante encore est la question de la croyance à Nyarubuye, à l’instar de Kibeho (voir, à ce sujet, Chretien, 2004). Rappelons que, comme à Nyamata et à N’tarama, les massacres et autres sévices corporels et sexuels survenus à Nyarubuye ont été perpétrés dans un espace d’ordinaire considéré comme sacré. Pendant les massacres de 1959, 1963 et 1973, les gens qui se réfugiaient dans les églises n’étaient pas tués, en raison de la nature-même des lieux. En 1994, les choses avaient changé, et les lieux de culte n’étaient plus un frein pour les assassins. Jean Hélène, envoyé spécial du quotidien Le Monde, publia d’ailleurs un article sur Nyarubuye le 2 juin 1994. Dès les premières lignes, il s’interrogeait sur le contraste saisissant qui opposait l’endroit et les crimes qui y avaient été commis : « L’église est intacte. Au-dessus du portail, un grand Christ de plâtre étend ses bras, bénissant les fidèles. À l’intérieur, deux morts achèvent de pourrir entre les travées. » Dans la suite du texte, la statue muette constitue un contrepoint permanent aux horreurs décrites : « Dans la cour de la mission, on bute sur des os humains éparpillés, audessus du parvis, le Christ étend ses bras. » Mais tous les Christ de Nyarubuye n’ont pas été épargnés. Témoin cette statue de Jésus décapitée, gisant à l’intérieur du mémorial près des centaines de fémurs, et ces « petites statues votives en terre cuite de la sacristie […] méthodiquement décapitées » (GOUREVITCH, 1999, p. 31). Si la plupart des statues ont ainsi été profanées dans la région de Nyarubuye, c’est parce que les Interahamwe trouvaient que les traits du visage de Jésus, fins et doux, ressemblaient à ceux des Tutsi. Le Christ de l’église ne doit probablement son salut qu’à la hauteur à laquelle il se trouve perché… Stéphane Audoin-Rouzeau fait remarquer que les massacres au Rwanda en 1994 « s’accompagnèrent de pratiques profanatrices, voire nettement iconoclastes. À titre d’hypothèse au moins, on serait tenté de parler d’une dimension sacrale du massacre, d’une eschatologie de la mise à mort de masse. C’est ce dont il faudrait pouvoir rendre compte, c’est ce qu’il faudrait être en mesure de comprendre. Sinon, un pan immense du génocide des Tutsi rwandais risque fort d’échapper à notre entendement » (AUDOINROUZEAU, 2010, p. 133). Nyarubuye, à l’inverse de N’tarama et Nyamata, offre à présent un contraste saisissant entre l’espace réservé au recueillement et celui réservé au culte. L’église a repris ses fonctions d’origines ; mariages, prêches et communions s’y succèdent comme si de rien n’était… et immanquablement, entrainent à leur suite les éternelles questions sur le pardon et l’amour de ses ennemis. Coïncidence troublante : la page de ce qui ressemble à un journal chrétien a été conservée dans le mémorial, au milieu des effets personnels des Tutsi. Une bandedessinée en kinyarwanda y est reproduite. Parmi les cases et les bulles, on peut y voir un prêtre sermonnant une assemblée de fidèles : « Frères chrétiens, demandons pardon à Dieu pour nos péchés… Pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » « Faut-il plutôt oublier, pardonner ? » s’interrogeait justement Jean Hélène dans Le Monde. La réponse de Gaspar Ngarambe, jeune séminariste de vingt-huit ans rescapé du massacre de Nyarubuye, parle d’elle-même : « C’est une question difficile. Des chrétiens ont été tués par d’autres chrétiens, après un siècle de sermons sur l’amour et le pardon. C’est un échec. Je ne sais pas par où commencer pour prêcher le pardon. Aujourd’hui, la région est désertée. Peut-être faudrat-il fermer la paroisse pour toujours… » Mais la foi a pris le pas sur le doute. À Nyarubuye, la vie de la paroisse a fini par reprendre, comme dans tous les diocèses du pays, et les statues du Christ ont retrouvé leurs têtes et leurs oreilles. À défaut de pouvoir entendre la douleur secrète des rescapés. Ouvrages & articles cités Audoin-Rouzeau, 2010 : Stéphane Audoin-Rouzeau, « La Responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne » in Esprit, n°364, Paris, mai 2010, pp. 122-134. Chrétien, 2004 : Jean-Pierre Chrétien et Ubaldo Rafiki, « L’église de Kibeho au Rwanda, lieu de culte ou lieu de mémoire du génocide de 1994 ? » in Revue d’Histoire de la Shoah, n°181, Paris, Centre de documentation juive contemporaine, juillet-décembre 2004, pp. 277-290. Gourevitch, 1999 : Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles. Chroniques rwandaises [1998], traduit de l’anglais (U.S.) par Philippe Delamare, Paris, Éditions Denoël, coll. « Impacts », 1999, 402 p. Hatzfeld, 2005 : Jean Hatzfeld, Une saison de machettes [2003], Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2005, 298 p. Helene, 1994 : Jean Hélène, « Un charnier à ciel ouvert » in Le Monde, n°15348, Paris, 2 juin 1994, p. 7. Keane, 1996 : Fergal Keane, Season of Blood. A Rwandan Journey [1995], London, Penguin Books, 1996, 198 p. Pauw, 2006 : Jacques Pauw, Dances With Devils : A Journalist’s Search for Truth, Cape Town, Zebra Press, 2006, 400 p. Peress, 1995 : Gilles Peress, The Silence, New York, Scalo Verlag, 1995, non paginé. Waintrater, 2003 : Régine Waintrater, Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2003, 274 p. Paola Bertilotti, Sciences-po Paris Laure Billon centre d’histoire sociale du XXeme siècle Françoise Blum (Ed.) centre d’histoire sociale du XXe siècle Jean-Pierre Chrétien centre d’études sur les mondes africains Catherine Coquio université Paris VIII Boris Boubacar Diop écrivain Émilie Martz Kuhn université Laval université Paris III Claire Mouradian centre d’études des mondes russes et caucasiens Nathan Réra université de Provence Aix-Marseille 1 Jean-Charles Szurek institut des sciences sociales du politique Graphisme : François-Jean Dazin