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Yuna Amand, le dessin fondamental Suite à la résidence qu’elle a effectuée à l’aparté, Yuna Amand présente ce que l’on peut appeler une étape dans sa démarche, au sens où l’installation en extérieur et l’exposition créent ensemble un cheminement qui permet de poser un nouveau regard sur son travail en y décelant une évolution qui fait sens d’un point de vue global. L’installation Ducks and Drakes1, présentée dans la cour de l’Hôtel de Montfort Communauté, visible de la rue quand le soir tombe, est un nouvel accrochage d’une pièce produite en 2010. Dans la version présentée ici, 4 îlots de néons composés de 14 cercles imbriqués sont disposés sur un tapis herbeux, lequel crée comme une étendue d’eau. La circulation de la lumière dans les cercles représente la propagation d’une onde, en l’occurrence aquatique, mais évoquant le phénomène ondulatoire en général. À Lorient, il s’agissait de l’onde du ricochet (et par suggestion celle des bombes passées2), à Montfort-sur-Meu, sans eau ni son, nous voyons des gouttes tomber dans un bassin. Le titre très imagé de la pièce exprime différents niveaux de figuration, l’expression anglaise désignant le ricochet lui-même mais aussi la poursuite inexorable des choses qui s’ensuivent les unes des autres, comme des dominos qui se renversent à l’infini pour maintenir l’équilibre du tout. Et c’est cette idée générale, via l’exemple métonymique de l’onde, apparentée à la théorie du chaos, qui permet à cette œuvre de relier d’un point de vue tant formel que du sens l’exposition de l’aparté aux travaux plus anciens de l’artiste. La lumière dessine, la plasticité du néon apportant sa beauté liquide. Ducks and Drakes, immersion dans un contexte sensoriel, suscite une impression quasi hypnotique de calme, un plaisir tel que celui ressenti devant de l’eau réelle qui s’écoule ou qui ondoie. On croit presque entendre le son et voir une surface miroitante. La lumière crée l’illusion de l’eau, la vue l’illusion du son. L’impact synesthésique rappelle celui d’Ondulation (2002), « sculpture temporelle » de The User3, mais va au-delà, dans la mesure où, même en l’absence de son réel, « on a l’impression de voir le son et d’entendre l’image »4. Avec Ducks and Drakes, Yuna Amand sort toutefois l’immersion synesthésique d’une perspective strictement naturaliste ou hyperréaliste, convoquant le pouvoir représentationnel du dessin et l’épaisseur du signifiant pour évoquer des questions générales (la causalité, l’écoulement du temps, l’équilibre dans la nature…) à partir de la représentation d’un phénomène physique particulier. Il s’agit-là d’une évolution de sa démarche. Yuna Amand a l’habitude de mettre en scène des phénomènes physiques courants, souvent sources d’émotions et supports d’imaginaire, mais qui ne nous sont pas accessibles à l’échelle 1 ou bien qui passent inaperçus dans ce qu’ils sont. Ce que l’artiste élabore, ce sont des dispositifs d’images, de volumes et de sons faisant entrer le visiteur dans un environnement, lui permettant d’assister d’une autre manière à ces événements : les nuées d’étourneaux allant au dortoir, le mouvement de la canopée des arbres, l’onde d’un tremblement de terre, l’onde d’une bombe ou d’un ricochet… Elle place des phénomènes physiques dans un contexte quotidien – de monstration artistique qui plus est – en créant les circonstances d’une expérience directe d’un nouveau genre, d’une vraie fausse accointance, et produit de ce fait une réalité augmentée accroissant le pouvoir de nos sens. Yuna Amand ramène les phénomènes à notre mesure et en établit des paysages. Dans Starling Flocks5, la nuée d’étourneaux, noire, mouvante et hurlante, était dessinée non seulement par une spatialisation du son diffusé par le réseau de fils électriques et d’enceintes fixés aux murs mais aussi par ce réseau luimême en tant que tracé. Le dessin s’appréhendait grâce au son, mais il permettait aussi en retour de rentrer dans le dispositif sonore, à la manière de Forty Part Motet de Janet Cardiff6. Le parti-pris était foncièrement réaliste, créant une expérience synesthésique à partir d’un document enregistré proprement empirique et non retouché. Le focus sur l’ouïe, sens moins aguerri que la vue, renforçait le procès d’augmentation de la réalité. Ducks and Drakes reste une expérience mise en scène qui s’offre comme un display que l’on pénètre, de la réalité augmentée sur un plateau, mais va plus loin dans une certaine forme de minimalisme qui permet aux paysages de Yuna Amand d’accéder à une polysémie et à une dimension véritablement graphique et picturale. Ce processus d’abstraction s’accentue avec l’exposition CaSO4-2H2O à l’aparté, composée d’une projection au mur, de l’accrochage de 28 dessins, de 3 sérigraphies et d’une pièce in situ au sol. Collection du Fonds départemental d’art contemporain d’Ille-et-Vilaine. Installation dans la chambre d’éclatement de la base sous-marine bloc K3 destinée à amortir l'impact des bombes. 3 Dans le cas d’Ondulation (2002), présentée à la biennale Estuaires en 2007, il ne s’agit pas d’un dessin de lumière qui, en représentant une onde aquatique, nous fait croire à un son d’eau, mais de la production de l’onde aquatique par une onde sonore réelle, l’eau étant un contexte physique qui réagit à l’onde acoustique. 4 Jacques Perron, Fondation Daniel Langlois, 2005, à propos d’Ondulation. 5 Œuvre coproduite par le Centre d’art Passerelle (Brest) et le Centre Culturel Colombier (Rennes) en 2009. 6 Œuvre présentée récemment à Fabrica, Brighton, 2011. L’installation est celle, schématique mais tout de même mimétique, de 40 chanteurs qui donnent un concert dans une église : les 40 voix enregistrées séparément sont diffusées par 40 enceintes perchées sur des pieds et réparties dans l’espace à la manière de personnes, ce qui dessine le groupe dans l’espace de manière abstraite. Le dessin est « augmenté » par le son mis en espace comme un élément plastique, ce qui rend possible la représentation plus vraie que nature du concert, en franchissant les bornes du naturalisme avec un dispositif hyperréaliste. 1 2 Avec la projection, qui mime une ouverture ronde dans le mur, l’exposition poursuit sa narration : on contemple le défilement des nuages. Une percée fictive, hypnotique encore, un œil qui regarde le reste de l’exposition, comme une invitation à se rapprocher de l’intérieur des nuages, à passer à un autre niveau de contemplation. Ce hublot, qui donne une respiration au cube blanc hermétique, permet de passer de la vue reposante du nuage « phénomène macro » – poétique et météorologique – à celle du nuage « chimique » à travers ses constituants. La résidence de Yuna Amand s’est nourrie de l’étude de la composition moléculaire de la matière, du déploiement systématique des minéraux mais aussi de la plasticité individuelle de ces formations en fonction des conditions extérieures, comme dans le cas du gypse dont la formule donne son nom à l’exposition. La mine de Naica au Mexique, où l’on a découvert des cristaux géants de gypse dépassant 11 mètres de long, est le point de départ de cette errance du crayon qui s’inspire des formes et processus naturels – l’exposition dépliant la caverne miraculeuse de la nature pour en montrer les beautés fondamentales. L’idée d’un rétablissement continu et perpétuel de l’équilibre entre les choses reste ici, comme dans les œuvres traitant du phénomène ondulatoire, un leitmotiv et un élément de fascination. C’est ce processus permanent qui contraint la géométrie des cristaux et leur variabilité en fonction d’éléments accidentels perturbateurs. Par exemple, dans le cas du nuage ou du flocon de neige, les cristaux de glace se condensent sur des particules en suspension telles que la poussière et associent les molécules d’eau de façons multiples. Ces arrangements sont toutefois déterminés par une structuration hexagonale et une dispersion en étoile. Ce sont ces formes naturelles et les principes qui les gouvernent qui ont dirigés le crayon de Yuna Amand dans ses 28 dessins accrochés au mur. La contemplation des nuages, de la neige, des minéraux, de la turbulence des liquides et des arbres l’ont conduite à admirer les lois fractales qui caractérisent ces objets naturels terriblement irréguliers mais qui pourtant respectent des structures gigognes en tout point. Si dans Ducks and Drakes l’on croit entendre un clapotis devant les cercles lumineux, c’est bien l’assourdissant bruit blanc du silence qui sature l’espace d’exposition – le silence du microscopique ou bien celui des temps géologiques. Les formes primordiales sont figées dans l’atemporalité et l’absence de mouvement et de son, mais elles sont également reléguées au statut de matériau citationnel. On remarque en effet que les dessins réalisés pendant la résidence ne font en fait que s’en inspirer en les déclinant. Dépassant le mimétisme de Ducks and Drakes ou de Starling Flocks, le dessin se libère. L’accrochage évoque le tableau périodique et l’illustration d’ouvrages scientifiques mais ce qu’il désigne en réalité c’est l’idée générale d’une géométrie primordiale et d’un principe de parcimonie à l’œuvre dans la nature. Les dessins de Yuna Amand inventent des objets imaginaires, leur caractère fictionnel étant ensuite souligné par la couleur orange fluo des trois sérigraphies. Ce processus de libération du dessin se concrétise finalement au sol avec l’œuvre in situ réalisée à partir de bandes réfléchissantes. Cette dernière pièce se déploie tel un origami, comme si la boîte de l’espace d’exposition se dépliait ou se repliait à la façon d’un cristal en formation – comme si les dessins figés au mur s’animaient. Le tracé au sol bouge presque devant nos yeux. Les murs de la caverne mexicaine se déplient. L’exposition de l’aparté se place en retrait par rapport au visiteur, l’œuvre emplissant moins l’espace et saturant moins nos sens que dans les travaux antérieurs de l’artiste. On ne vit plus une expérience sensorielle mais on accède à un concept : cela parle de la beauté occamienne de la nature et cela parle du dessin. L’acte de dessiner surgit comme déploiement de la ligne sur un support, suivant une logique de série et de création mutuelle entre un trait et son contexte. Découpe, pliage, incise dans l’espace, le dessin se révèle par les vides et les pleins. Les formes génériques et abstraites acquièrent une autonomie et une épaisseur polysémique indéfinie. Les dessins de Yuna Amand font résonner les formes à la manière des harmoniques, rappelant à notre mémoire la géométrie à l’œuvre dans la nature et son alphabet fondamental, geste que l’artiste se réapproprie en en déployant des digressions et en le réinventant sans cesse. Maud Le Garzic Vieira Contim agrégée de philosophie et chargée de mission en art contemporain