dans Femmes d`Alger dans leur appartement par Assia Djebar

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dans Femmes d`Alger dans leur appartement par Assia Djebar
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Revenire Cuprins
La technique du “regard volé” dans
Femmes d’Alger dans leur appartement
par Assia Djebar
Prep. Univ. Paul Virgil Nanu
Universitatea « 1 Decembrie 1918 » Alba Iulia
L’étude porte sur une approche comparative entre une technique picturale et les techniques
littéraires employées par cette représentante de la littérature maghrébine qui est Assia Djebar. La
femme occupe une place à part dans le monde arabe et, par conséquent, dans le monde de cet auteur.
Dans son oeuvre Femmes d’Alger dans leur appartement, la principale préoccupation d’Assia
Djebar semble être les éternels et capitaux thèmes de l’amour et de la mort sous de différentes
hyposthases. Mais ce qui donne une couleur tout à fait particulière à son écriture c’est un étrange
mélange entre l’évocation des faits réels avec les rêveries de ces personnages. Chaque récit porte aussi
l’empreinte de la spécificité algérienne, l’auteur étant soucieux de l’évoquer. Et finalement il faut
souligner l’extraordinaire poéticité de la narration. Tout cela est mis sous le signe de l’arbitraire
linguistique. Français et arabe alternent, les personnages entrent en contact en se heurtant parfois contre
la barrière de la langue, mais l’évocation des faits reste linéaire, incontournable.
Femmes d’Alger dans leur appartement est un recueil de nouvelles qui gravitent autour des
thèmes mentionnés et qui se prêtent parfois réciproquement des idées ou des personnages. Le titre du
recueil est donné par la première d’entre elles, la plus ancrée dans la contemporanéité dans le sens
d’une véritable chronique du monde algérien actuel. Ce même titre a aussi une histoire à part que
l’auteur prend le temps de détailler dans sa postface. Femmes d’Alger dans leur appartement est le nom
d’une célèbre toile signée par Eugène Delacroix; beauté, sensualité, exotisme, souci du détail, tout y
devient perceptible. L’appartement, anamorphose du harem, n’est pas à la portée de n’importe qui. En
fait, c’est un espace sacré, qui ne peut être vu que par le mari. C’est le jardin, le “jardin des délices”,
mis à l’abri de la vue du monde. Par le truchement d’un ami, Delacroix réussit quand même de franchir
le seuil de ce topos magique; il en sera bientôt émerveillé. C’est la technique du regard volé. Le peintre
essayera de retenir par ses croquis entamés sur place un maximum de détails afin de pouvoir après
reconstituer le paradis caché, entrevu pour quelques instants. Le résultat est un tableau très connu qui se
trouve de nos jours au Musée du Louvre.
Assia Djebar va suivre le même pattern décrit par le peintre. Minutieuse et appliquée, elle
plongera au milieu des drames familiaux, elle se retrouvera devant les conflits, dans l’intimité du foyer
où se trouvent ses personnages. Elle scrutera d’un oeil attentif chaque geste, chaque mot. On dirait
qu’elle vient juste de sortir du harem et qu’elle a hâte de décrire. C’est un regard volé à ceux qui
souffrent, à ceux qui pleurent sans savoir qu’ils sont regardés, sans savoir qu’ils font l’objet d’une
étude littéraire, une étude qui porte sur le destin de la femme. Dans le monde arabe la femme porte le
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stigmate de l’invisibilité. Elle doit tout le temps être cachée. Même les femmes de Delacroix sont
“absentes à elles-mêmes, à leur corps, à leur sensibilité, à leur bonheur.” 1 Dans la même postface
Assia Djebar poursuit une analyse soutenue de ce phénomène typique au monde arabe. Elle nous y
introduit de la même façon que Delacroix nous fait immerger dans le monde de son tableau.
Dans les deux cas “nous regardons. Dans la réalité, ce regard-là nous est interdit. Si le tableau
de Delacroix inconsciemment fascine, ce n’est pas en fait pour cet Orient superficiel qu’il propose,
dans une pénombre de luxe et de silence, mais parce que, nous mettant devant ces femmes en position
de regard, il nous rappelle qu’ordinairement nous n’en avons pas le droit. Ce tableau lui-même est un
regard volé.” 2
En tant que lecteur du livre d’Assia Djebar, on regarde la toile de l’écriture. C’est l’auteur luimême qui nous initie à cette surprenante esthétique du regard volé. En parcourant chaque nouvelle, on
jette un coup d’œil à l’intérieur d’un appartement algérien où se déploie à chaque fois un émouvant
drame familial, et dont les acteurs sont principalement des femmes. Elles se confrontent parfois à des
situations sans issue dans un monde où leur identité n’est pas reconnue. Le voile cache tout son corps,
mais il est en même temps l’expression du désir exclusivement masculin d’effacer les traits de la
personnalité féminine. L’évolution dans la contemporanéité dans le monde arabe a été d’enlever le
voile, symbole de l’oppression masculine.
Assia Djebar s’inscrit dans la même tendance en essayant d’enlever un autre voile,
métaphorique cette fois-ci. Elle fait voir au monde la nudité de la pensée féminine arabe, de sa
sensibilité et de sa spécificité. Mais il arrive que ce souci ne soit pas constant. Parfois les faits de vie
empêchent une intrusion trop perçante dans l’âme féminine; un événement tragique s’interpose à
chaque fois.
Dominante reste après tout l’image de la femme soumise dans la “bonne” tradition arabe. Si on
la cache, cette femme, si on la voile c’est parce qu’on a peur qu’elle évolue. Une fois le voile enlevé, la
femme a libre voie d’explorer son identité, son corps: “débarrassée de la voilette, puis du voile entier,
la femme ne peut passer qu’au stade du risque fatal, découvrir l’autre oeil, l’oeil-sexe.” 3 A midistance se trouve le troisième oeil, le nombril, point central de la danse, du mouvement, de l’érotisme.
Il représente la maternité aussi bien que le côté érotique.
Voiler la femme semble être pour l’homme arabe masquer la source de sa frustration. C’est
pour cela que le père apprend à sa fillette le culte du silence, comme si c’était une vraie vertu. Mais ce
n’est qu’une mutilation. Plus tard, la mère sera regardée comme un être asexué qui n’a pas le droit à la
jouissance. C’est tout un scénario grotesque qui empêche carrément la femme de s’épanouir.
Le livre est structuré en deux grandes parties: Aujourd’hui et Hier. Dans la première il n’y a que
deux nouvelles dont une donne le titre du recueil. La nouvelle Femmes d'Alger dans leur appartement
situe son action dans l’actualité. L’intrigue présente des femmes surprises dans leur rythme habituel,
stressant, au milieu de la ville. Mais la partie la plus importante est représentée par l’épisode du bain
public. C’est la que les femmes se ressemblent et se partagent des confidences. Le lecteur est introduit
dans cet espace chargé d’érotisme; la technique reste la même: regard volé, regad sur les femmes du
bain. “Anne très vite, libéra du tissu noir ses seins qu’elle avait lourds et qui, quelquefois, lui
pesaient.”4 On imagine la lourdeur de ses seins écrasés par la lourdeur de la vapeur. Des images des
seins apparaissent bien souvent. Le bain et le seul endroit où ils dont découverts. Ici, les femmes “se
dévisagent à travers les vapeurs: ce sont celles qu’on enferme des mois ou des années, sauf pour le
bain.” 5 Le bain devient le symbole d’une trop courte liberté. On reste longtemps dans cette “toile”
d’Assia Djebar; les épisodes suggestifs se succèdent: “bras d’une masseuse, dressée debout sur la
dalle, qui s’agenouilla ensuite, ceinturant le corps d’une baigneuse, face, ventre et mamelles écrasées
contre la pierre, les cheveux en masse rougeâtre, les épaules ruisselant des traînées de henné délayé” 6
ou “la masseuse entrouvrait les lèvres sur les dents en or qui luisaient; ses seins longs, traversés de
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veinules jusqu’à leur bout pendaient.”7 Tout mène donc vers une description d’un érotisme horscontexte érotique. On n’a pas affaire à des scènes d’amour. Jamais. Toute cette nudité, tout ce charme
de la femme nue est souligné dans un contexte asexuel. Mais l’érotisme subsiste: “parmi des vapeurs
épaisses […] Anne aperçut deux ou trois baigneuses qui, ayant auparavant éloigné d’elles leur enfants,
se rasaient méticuleusement le pubis” 8 ou “les deux femmes se rincèrent l’une l’autre.” 9 Les yeux de
la femme ne sont plus cachés: ni l’oeil-sexe, ni l’oeil-nombril, ni l’oeil-oeil… Tout se passe en silence.
Or, le silence n’est pas le moyen de s’en sortir. Le message contenu par cette nouvelle est très puissant
et on y entrevoit des solutions: “je ne vois pour les femmes arabes qu’un seul moyen pour tout
débloquer: parler, parler sans cesse d’hier et d’aujourd’hui, parler entre nous […]. Parler entre nous
et regarder. Regarder dehors, regarder hors des murs et des prisons! La femme-regard et la femmevoix…” 10 Les autres nouvelles présentent la femme sous d’autres hypostases: la femme-larme, la
femme-exil, la femme-souffrance. La femme-amour apparaît dans la deuxième nouvelle de la première
partie – La femme qui pleure. L’amour manqué, le drame de la séparation, le rêve, la rencontre
amoureuse. Tout cela mélangé dans un texte de quelques pages mais d’une rare beauté. En voilà la fin:
“face à la mer, sans bouger, les mains plongées dans les voile blanc qu’elle froissait convulsivement, la
femme pleurait, la femme pleurait.” 11 Dans la deuxième partie, intitulée Hier, on assiste à un défilé de
femmes arabes dans des situations dramatiques: l’exil, l’enterrement ou dans des conditions plus
heureuses, c’est-à-dire normales. Mais quel que soit le sujet de la nouvelle, il y a à un moment donné
l’évocation d’un épisode triste du passé, d’où le titre. Dans Nostalgie de la horde, l’aïeule raconte à ses
petits-enfants sa vie. Mariée à douze ans elle a connu les problèmes et les coutumes de la vie d’une
femme arabe mariée. Dans cette deuxième partie la voix de la révolte ne se fait plus entendre, on n’y
retrouve que celle d’un amère aveu.
Dans Jours de Ramadham, la mère et les filles, déjà passées par le jeûne, se lamentent. La vie
n’est pas facile, l’une d’elles étant veuve à dix-huit ans; le recueil entier est traversé par des femmes
qui ont connu la mort de leurs proches, le veuvage, la prison ou l’exil. Il y a trop de malheur pour ces
filles d’Algérie, captives dans les normes de la tradition, condamnées à un travail sisyphique: toujours
remonter le rocher de la douleur, du malheur, du parcours existentiel en général.
Assia Djebar ne fait que présenter les divers aspects de la vie arabe et la place que la femme y
occupe. Une place trop insignifiante pour ne pas essayer d’y remédier quelque chose. Le cri se fait
entendre. Y aura-t-il un écho?
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Notes :
1
Assia Djebar, postface à Femmes d'Alger dans leur appartement, Paris, Des Femmes, 2001, p. 150
Ibid.
3
Ibid. p. 152
4
Assia Djebar, Femmes d'Alger dans leur appartement, Paris, Des Femmes, 2001, p. 37
5
Ibid. p. 40
6
Ibid. p. 38
7
Ibid. p. 38
8
Ibid. p. 40
9
Ibid. p. 40
10
Ibid. p. 61
11
Ibid. p. 68
2

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