Autant dans l`amour que dans le viol : La pluralité langagière dans L

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Autant dans l`amour que dans le viol : La pluralité langagière dans L
Autant dans l'amour que dans le viol :
La pluralité langagière dans L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar
Rachel Van Deventer
Université d’Ottawa
La quête ou la compréhension de l’identité de la femme est centrale dans l’œuvre d’Assia
Djebar. Ses œuvres tentent d’examiner en quoi consiste l’identité de la femme dans une Algérie
coloniale et contemporaine. Vingt-trois ans après la fin de la guerre d’Algérie, Assia Djebar met
en apposition les témoignages des officiers français et les récits personnels des femmes
algériennes. Publié en 1985, L’Amour, la fantasia, réécrit les événements de guerre ancrés dans
l’Histoire par des hommes avec la plume d’une femme, qui intercale non seulement sa propre
histoire, mais aussi le vécu des femmes en général. Étant donné que l’écrivaine elle-même est le
résultat d’une généalogie culturellement et linguistiquement mixte, il n’est pas surprenant qu’elle
se penche sur cet aspect identitaire chez les femmes de son pays. Dans son cas, Djebar est le
produit d’une parenté berbère et arabe mais mène, dès le jeune âge, une vie influencée par la
langue française que son père enseignait dans les écoles algériennes. Les expériences
personnelles de l’auteure infiltrent le récit de L’Amour, la fantasia, et se mêlent aux expériences
de la collectivité féminine. La formation identitaire, dans un contexte colonial, est influencée
surtout par le langage. L’acquisition et le rejet des identités langagières sont examinés à travers
des expériences caractérisées par une pluralité que Djebar souligne ainsi :
Nous disposons de quatre langues pour exprimer notre désir, avant d’ahaner: le français pour l’écriture
secrète, l’arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libyco-berbère quand nous imaginons retrouver
les plus anciennes de nos idoles mères. La quatrième langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées
ou à demi émancipées, demeure celle du corps1.
Dans cet article, l’objectif est d’examiner l’apprentissage et l’usage de ces quatre types de
langage dans le contexte colonial de l’Algérie. L’emploi de ces langues dans le contexte féminin
et colonial du récit donne naissance à trois tensions. La première caractérise la relation entre la
langue française et la langue arabe ; la seconde correspond à la tension culturelle entre l’oralité
liée à l’histoire et celle qui est liée à l’écriture ; enfin la troisième est symbolisée par le voile
islamique qui couvre et étouffe le langage du corps chez les musulmanes. Pour illustrer ces trois
tensions, je vais me concentrer sur les passages suivants intitulés : « La fille du gendarme
français… », ‘III’ de la deuxième partie intitulée « Les cris de la fantasia », « L’école coranique
», et « La tunique de Nessus ». Après avoir montré comment Djebar évoque l’identité complexe
d’une femme arabe, je vais analyser comment l’auteure intériorise elle-même cette complexité
qui prend la forme d’une crise identitaire. De plus, je vais examiner comment l’auteure utilise le
roman écrit en français, langue des colonisateurs, pour réévaluer l’Histoire de la colonisation de
l’Algérie et ses effets sur le développement de l’identité de la femme algérienne.
À l’oral ou à l’écrit, en arabe ou en français ?
Le récit de L’Amour, la fantasia établit une relation étroite entre l’oralité et l’écriture. Dans le
texte, les langues associées à l’oralité sont les langues maternelles présentées comme étant
l’arabe ou le berbère selon le personnage. Toutefois, la langue écrite est forcément représentée
par le français. L’opposition de ces deux langues se développe depuis l’enfance des personnages
du récit. Elle est marquée davantage chez les femmes du récit qui grandissent au sein d’une
culture maternelle. Chez elles, c’est l’arabe ou le berbère qui mettent en valeur l’oralité. En
contraste, l’écriture dans la langue française qui est apprise à l’école2 devient un élément clé
libérateur dans la formation identitaire de ces mêmes femmes. Djebar précise que les jeunes
2
filles de son époque sentaient comme si « écrire vers l’inconnu devenait pour elles une manière
de respirer un nouvel oxygène3 ». L’emploi de cette métaphore entre l’écriture et l’oxygène
révèle qu’écrire en français pour la femme est un besoin tout aussi vital que la respiration. Le fait
qu’elles désirent écrire vers l’inconnu et non pas vers quelque chose qu’elles comprennent ou
qu’elles connaissent révèle la volonté et le besoin chez ces filles de sortir de leur situation
actuelle. Tôt dans le roman, Djebar nous indique que leur pouvoir et leur ambition bien que
cachés, sont importants, comme le révèle l’usage du français dans la bourgeoisie algérienne.
Cette nécessité de s’exprimer dans la langue coloniale est illustrée plus loin par des lettres
d’amour écrites par une jeune fille arabe. Elle se défend en disant: « Tu vois, j’écris, et ce n’est
pas ‘pour le mal’, pour ‘l’indécent’! Seulement pour dire que j’existe et en palpiter! Écrire,
n’est-ce pas ‘me’ dire4 ? » Sa passion exprime une espérance et un besoin de se connaître et de
se définir. La jeune fille anonyme de ce passage cherche son identité à travers l’écriture en
français de ses lettres d’amour. L’émotion ressentie par l’interdiction d’écrire se précise plus tard
quand une mendiante vole une de ses lettres:
L’évocation de la mendiante rejoint inopinément l’image de mon père détruisant, sous mes yeux, le
premier billet—invite si banale—dont je retirai les morceaux de la corbeille. J’en reconstituai le texte
avec un entêtement de bravade. Comme s’il me fallait désormais m’appliquer à réparer tout ce que
lacéraient les doigts du père [. . .]5.
Écrire n’est désormais plus seulement un moyen de respirer, c’est aussi une façon de se
libérer. La liberté de cette fille a été volée à un premier degré par la mendiante et à un deuxième
degré par son père qui a détruit son espoir de trouver son indépendance en tant que femme à
travers l’écriture de ses lettres d’amour.
3
La langue française, est-elle libératrice ou oppressive ?
L’autre aspect marquant de ces lettres et du récit entier est le fait que le langage écrit apparaît
en français. Ceci devient très intéressant car les paroles initiales des personnages sont énoncées
en arable. Le lecteur perçoit donc déjà un passage de l’oralité arabe à la langue française écrite
dans le récit. Ce phénomène de traduction est illustré par la façon dont Djebar présente l’image
d’un couple algérien vivant à Paris. La relation entre ce couple et la terre française constitue un
microcosme – et dans le texte une mise en abyme – de la relation entre l’Algérie et la France. Le
futur époux doit vivre clandestinement à Paris parce que la police le cherche pour « une raison
banale6 » bien qu’il soit étudiant légitime. Sans preuve, il est réduit à un homme coupable aux
yeux de la police française. Ainsi, l’Algérien occupe-t-il une position subordonnée par rapport à
celle du Français qui prend la forme et l’identité d’un policier. L’inégalité de pouvoir et de
contrôle dans cette situation particulière agit en tant que microcosme de la tension entre les
mœurs et les traditions de la culture française et celles de la culture arabe en général. Cette
tension est plus évidente dans le passage qui décrit la nuit de noces de ce couple qui est loin
d’être heureuse. Le couple nord-africain est complètement déraciné de ses repères nord-africains.
Le seul lien, ironiquement, est la lettre (écrite/traduite en français dans le récit mais initialement
écrite en arabe) provenant de son pays pour lui donner la permission de se marier.
Le détachement par rapport à la culture arabe est plus marqué chez la femme dans le langage
du récit, comme le démontre le passage suivant. Selon l’analyse de Genette, la narration de ce
passage commence par un style de ‘narration ultérieure’, c’est-à-dire que la narratrice raconte les
événements d’une façon linéaire en employant les verbes au passé. C’est la combinaison de deux
formes de narration qui contredit le contenu du récit et le rend tragique et ironique. Tout d’abord,
le récit semble suivre les règles d’une narration ultérieure en séquence linéaire, car les actions
4
deviennent de plus en plus présentes7. C’est ce que démontre l’usage des verbes au passé simple
jusqu’à la page 154. Au moment où la nuit de noces commence, les verbes passent du passé
simple au passé composé qui, en exprimant un présent dans le passé, opère un rapprochement
entre l’événement décrit et le temps de la narration :
Puisque le destin ne me réservait pas des noces de bruits, de foule et de victuailles, que me fût offert
un désert des lieux où la nuit s’étalerait assez vaste, assez vide, pour me retrouver face à «lui» -j’évoquai soudain l’homme à la manière traditionnelle . . . il n’y a pas eu les yeux des voyeuses
rêvant de viol renouvelé. Il n’y a pas eu la danse de la mégère parée du drap maculé 8.
Ce qui est marquant ici au niveau structurel c’est la transition dans les temps verbaux qui
semble contredire des changements dans la personne grammaticale. Le début du passage est écrit
à la troisième personne: ‘elle’. Or, soudain, la narratrice devient ‘je’ quand elle raconte, « ma
mère, elle, se trouvait dans un Paris d’hiver et elle n’avait pas à pleurer9 ». Ainsi, la narratrice
quitte la forme hétérodiégétique pour la forme intradiégétique10. Vu la progression dans le style
narratif, et le fait que la nuit de noces implique certainement le personnage principal, la
narratrice devrait rester intradiégétique. Mais, encore soudainement et parallèlement à la
transition qui s’effectue entre le passé simple et le passé composé, la narratrice redevient ‘elle’:
« l’épousée d’ordinaire ni ne crie, ni ne pleure: paupières ouvertes, elle gît en victime sur la
couche, après le départ du mâle qui fuit11 ». Les temps verbaux associés à la narration ultérieure
s’étouffent quand le contenu du récit se déroule au présent. Ce présent représente « une action
qui s’accomplit au moment où l’on parle [ou] un fait habituel ou général12 ». De cette manière,
le concept évoqué par ce passage brutal est que n’importe quelle femme au moment de
jouissance de son nouvel époux devient une victime complètement détachée, isolée et seule.
Il semblerait aussi que Djebar veuille transmettre l’idée que si cette nuit s’est mal passée,
c’est parce qu’elle s’est déroulée en France et non pas dans le pays natal où elle aurait joui de la
protection et de la fiabilité des traditions culturelles. Djebar assure qu’il est clair que ce couple
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est entouré et influencé par le français quand elle écrit: « les jours précédant la noce, la future
épouse s’absorbait dans la lecture de livres rares13 » dans l’ancienne librairie française qui les
abrite. Cette idée continue à travers le choix de mots français que l’écrivaine elle-même emploie
pour décrire la nuit de noces de cette jeune femme. Pour ajouter au détachement évoqué par la
narration comme il vient d’être dit, le vocabulaire qui est employé, décrit plutôt un viol qu’une
consommation du mariage: « signes de la mort »; « corps fiché »; « gît en victime »; « enserrant
la clameur »; « sang exposé14 ». Cette nuit de noces, qui peut être considérée plutôt comme une
scène de viol, rappelle ainsi les viols fréquents subis par les femmes musulmanes pendant la
guerre franco-algérienne. Nous pouvons donc créer un lien entre le viol des femmes dont Djebar
parle et le viol de l’Algérie par la France, le pays colonisateur.
Djebar montre à travers les autres récits de sa trilogie15 que l’histoire algérienne a connu à
plusieurs reprises l’ambiguïté entre l’amour et la violence. Elle rapporte que « le parler
punique16 transmue, et transporte, de vive poésie ... ils comprennent désormais qu'ils lui
faisaient aussi l'amour - avec violence, avec amertume et désir de viol 17 ». Cette violence infiltre
le récit d'Ombre sultane afin d'examiner les possibilités d'aimer et d'être aimé dans une langue
autre que le français et dans une relation non clandestine comme le mariage. Le mariage entre
‘l'homme’ et Hajila, un mariage que la femme n'a pas choisi, est juxtaposé avec le mariage
d'amour éphémère entre ce même homme et Isma, la narratrice. La violence du viol est apparente
et continue. Selon les détails offerts par la narratrice qui parle des relations intimes entre l'époux
et Hajila, il est clair que ce n'est pas un mariage d'amour. Une autre voix narrative explique :
La seconde des jeunes filles pouvait espérer pour elle-même ce qu'elle appelait "un mariage d'amour".
Elle avait l'âme romantique, la seconde... pour être recluse jusqu'à son mariage, elle lisait avidement
les feuilletons... elle avait même réussi à se procurer des romans de Colette 18 .
Ce passage évoque l'idée que cette fille lit en français pour s'échapper vers un monde d'amour
qui n'existe pas dans son pays natal. Il est clair que Djebar indique la distinction entre une
6
relation amoureuse qui existe seulement en conjonction avec l'usage du français et les mariages
non voulus en arabe qui apportent la violence et le viol, comme celui d'Hajila.
Le viol d’une femme, d’une langue, d’une culture : le cas de l’Algérie
Dans le troisième volet de la trilogie, Djebar développe la relation entre le viol au sens propre,
et le viol d’une langue ou d’un peuple colonisé. L’auteure creuse encore plus loin dans le passé
pour parler de ce qu’elle considère comme étant le premier viol, celui de la stèle de Dougga entre
1575 et 157919. Elle lie ainsi l’ancienneté de la stèle de Dougga aux effets de la colonisation de
l’Algérie du milieu du
XIX
e
siècle jusqu’au présent, leur point commun étant la perte d’une
langue. Pour la stèle de Dougga, c'est le fait qu'un « mystère semble encore planer autour de
l'écriture lapidaire, celle qui fut violée et emportée, mais aussi celle qui, victime de l'érosion,
s'est presque totalement évanouie20 ». Les origines inconnues (et rejetées par les explorateurs
français) de l’écriture qui paraît sur la stèle représentent, pour Djebar, la subjugation continue de
sa culture maternelle qui date depuis des siècles.
Le terme ‘viol’, dans les yeux d’une femme écrivaine provenant d’une culture (post) coloniale
est donc double : le viol des femmes par les hommes et le viol d’une culture par le colonisateur.
Par le biais de ces images violentes, Djebar évoque la relation complexe qu’entretiennent les
femmes algériennes avec la langue française, qui n’est ainsi pas toujours une arme dont elles
peuvent se servir pour se libérer des contraintes culturelles oppressives; paradoxalement, elle est
aussi la langue du colonisateur.
La tension entre le français et l’arabe est illustrée explicitement dans le passage « La fille du
gendarme français » de L’Amour, la fantasia. Cette relation difficile confirme l’image du
microcosme – ou de la mise en abyme – de la relation franco-algérienne décrite dans le tableau
7
suivant: « nous sommes encore accoudées, la benjamine et moi, à la même fenêtre de cette
maison française21 ». Ces deux filles, sont ainsi piégées dans un cadre français dans lequel elles
sont petites et ne peuvent pas se tenir debout toutes seules. Elles sont mises en opposition avec la
grande sœur, « Marie-Louise [qui] se tient debout, dressée contre un jeune homme au teint rouge
et aux moustaches blondes. C’est lui, le fiancé, l’officier dont tout le monde parle 22 ». Les deux
petites filles représentent le monde arabe ; l’une le parle « sans accent, comme une
autochtone23 » et l’autre est née dans ce village arabophone. Par contre, la façon dont MarieLouise se tient montre comment le français prend une place plus élevée que l’arabe même au
sein d’une famille vivant dans une ville arabe. Djebar décrit la fonction de la langue française de
la même façon que les lettres d’amour. La narratrice de ce passage, ayant entendu les paroles
amoureuses de la grande sœur de sa copine française déclare ainsi : « La langue française
pouvait tout m’offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots
d’amour ne me serait réservé24. » Pour la deuxième fois, le français est employé pour exprimer
quelque chose qui représente la liberté ou l’indépendance, mais pas l’amour.
La problématique centrale du texte est le choix compliqué qui s’effectue entre l’utilisation du
français ou de l’arabe, aussi bien au niveau oral qu’au niveau de l’écrit. La première citation que
j’ai soulignée et qui parle des quatre langues acquises par les femmes musulmanes évoque une
répartition dans l’utilisation de la langue arabe ou française selon leurs différentes formes. Dans
chaque cas, le choix de la langue par les femmes algériennes s’effectue d’une manière différente
pour créer ou pour développer une relation avec une autre personne. Ces langues leur permettent
d’explorer leur propre identité féminine. Ainsi, le français écrit est-il employé comme mode de
communication amoureuse secrète parce qu’une liberté d’aimer leur paraît si contraire à leur
situation actuelle chez elles. La langue arabe, en contraste, est associée à la religion et au lien
8
familial. De plus, Djebar crée une distinction entre la relation religieuse classique vocalisée en
arabe et la spiritualité du lien ancestral évoquée par la langue berbère. A mon avis, cette
démarcation subtile est liée au cas particulier de l’auteure et à ses expériences personnelles avec
ces deux langues.
Le dilemme langagier/identitaire algérien vécu par l’auteure : son cadeau empoisonné
Djebar nous éclaire sur la ségrégation des langues maternelles et des langues acquises, dans
son article intitulé « Writing in the Language of the Other ». Elle dit : « my childhood, as I have
wanted to tell it, was split equally between two languages25. » Son interprétation de l'amour et
des langues se développe à l’ombre de la coexistence de la langue maternelle – qui peut être
d'ailleurs l'arabe ou le berbère – et de la langue française. Son identité, façonnée par sa famille et
ses ancêtres, n’est légitimée ni en français ni en arabe mais en berbère, ce qui prouve la nécessité
de posséder plusieurs façons de s’exprimer pour développer des aspects différents de l’identité.
C’est la multiplicité des langages qui crée cette identité complexe et féminine. Nous pouvons
ainsi dire que l’identité d’une femme arabe est hybride au sens où l’entend Bakhtine qui définit
l’hybridation « comme étant le mélange de deux langages sociaux, de deux points de vue à
l`intérieur d’un seul énoncé, la rencontre, dans l’arène de cet énoncé, de deux consciences
linguistiques séparées par l’époque, par une différence sociale ou par les deux26 ». Cette
multiplicité identitaire chez les personnages féminins du récit se base alors sur le contexte
linguistique particulier de l’Afrique du nord. Comme l’explique Marie-Christine Torre :
Le Maghreb a connu une période de tolérance du pluralisme linguistique [qui] prendra fin avec la
colonisation et particulièrement à la décolonisation [. . .] Vouloir ou devoir transgresser les frontières
linguistiques implique alors un choix, qui non seulement coupe symboliquement l’écrivain du corps
social auquel il appartient, mais lui ouvre aussi des possibilités nouvelles de distanciation, de
libération sociale, et certainement aussi parfois de sécularisation, si l’on considère le lien étroit qui
existe entre la langue arabe et l’Islam27.
9
Djebar précise comment les femmes colonisées considèrent le choix des langues et leur
coexistence vers la fin du récit dans le passage intitulé « La tunique de Nessus ». Ici, la voix
narrative est à la première personne du singulier mais évoque la voix collective de toutes les
femmes du récit : « Le français m’est langue marâtre [. . .] la langue française, corps et voix,
s’installe en moi comme un orgueilleux préside, tandis que la langue maternelle, toute en oralité
[. . .] résiste et attaque, entre deux essoufflements28. » La langue française est la langue du
colonisateur, une deuxième matrie (marâtre) qui est maintenant imposée. Pour survivre, elle doit
adopter cette langue, et comme Djebar le précise plus tôt, la langue maternelle – dans ce cas, le
berbère – est réservée aux actes plus personnels. Pour Djebar, cela devient encore plus
compliqué, car cette langue française est sa troisième langue (donc deuxième langue marâtre), la
langue arabe étant déjà sa première langue imposée, sa première marâtre.
L’acquisition de la troisième langue – le Français – devient donc une épée à double
tranchant ; elle est bénéfique pour la femme, mais apporte de la souffrance à l’Algérienne. Or,
les personnages féminins sont à la fois femmes et Algériennes. Le français et la culture française
ont aidé à créer une situation où une femme arabe pourrait se libérer. Djebar rend cette idée plus
claire quand elle écrit qu’il s’agit d’une « langue imposée dans le viol autant que dans
l’amour29 ». Née du viol de la colonisation, la langue française devient paradoxalement et
ironiquement la langue d’expression des désirs de liberté et d’amour. Cette langue qui lui permet
de connaître un autre amour, une autre identité, est aussi celle des officiers, des violeurs, des
colonisateurs. Autant le Français lui permet de s’échapper d’une oppression patriarcale arabe
dont elle fait l’expérience, autant il l’enfonce dans un autre abyme et une autre douleur : celui du
racisme, des préjugés et de la violence occidentale. Ces raisons la poussent à surnommer cette
10
langue « sa tunique de Nessus » ; un cadeau empoisonné. Une traduction de l'histoire originelle
existe comme telle :
Taking Deianira with him, [Hercules] came to river Evenus, at which the centaur Nessus sat and
ferried passengers across for hire, alleging that he had received the ferry from the gods for his
righteousness. So Hercules crossed the river by himself, but on being asked to pay the fare he
entrusted Deianira to Nessus to carry over. But he, in ferrying her across, attempted to violate her. She
cried out, Hercules heard her, and shot Nessus to the heart when he emerged from the river. Being at
the point of death, Nessus called Deianira to him and said that if she would have a love charm to
operate on Hercules she should mix the seed he had dropped on the ground with the blood that flowed
from the wound inflicted by the barb [. . .] Fearing that Hercules might love [Iole] more than herself,
she supposed that the spilt blood of Nessus was in truth a love charm, and with it she smeared the
tunic. So Hercules put it on and proceeded to offer sacrifice. But no sooner was the tunic warmed than
the poison of the hydra began to corrode his skin [. . .] [he] hurled down the headland, and tore off the
tunic, which clung to his body, so that his flesh was torn away with it 30.
Cette image sert de métaphore pour le dilemme que ressent Djebar envers la langue française,
la langue de son père, la langue du colonisateur. Avec l'aide de ce passage, le lecteur ressent
physiquement la douleur que représente cette tunique. Le sang qui est censé être l'image parfaite
de l'amour tue sa victime. C’est grâce à cette référence à la mythologie grecque que les lecteurs
peuvent comprendre le rôle de la langue française lors des situations amoureuses. Une fois
acquise, la langue française ne peut être rejetée de peur que la liberté ne disparaisse, mais aussi
ne peut être complètement adoptée de peur que la femme ne trahisse sa culture maternelle
ancestrale.
La langue imposée devient la langue choisie
Cette notion d’une langue imposant devenant la langue choisie m’a poussée à réfléchir sur les
motivations d’une écrivaine à écrire un roman dans la langue marâtre au lieu de l’écrire dans
celle qu’elle considère comme sa langue première et authentique. Le fait que Djebar écrive en
français ne constitue pas forcément un rejet de la langue arabe. Le français pourrait très bien être
utilisé de façon personnelle par l’auteure pour alimenter l’hybridité de son identité en tant que
11
femme. Sonia Assa-Rosemblum suggère cela aussi quand elle dit : « le cercle se referme donc:
l’écriture (en français) rejoint les cris (l’oralité arabe31) ». Les témoignages oraux des femmes
algériennes peuvent maintenant être ancrés dans un texte francophone. Ce texte, qui paraît si
autobiographique à certains moments, mais qui est aussi une valorisation de la voix collective
des femmes algériennes, réussit à récréer des événements de guerre et de tristesse. La tradition
orale valorisée par sa culture maternelle mérite une place dans l’Histoire franco-algérienne pour
que les francophones puissent la connaître et la comprendre. Pour reprendre les idées de MarieChristine Torre, il est clair qu’en utilisant la langue française comme langue choisie pour
l’écriture de L’Amour, la fantasia, Assia Djebar transgresse des frontières, non seulement
linguistiques, mais aussi sociales afin de rendre cette liberté de penser et cette hybridité
identitaire accessibles à toutes.
Bibliographie
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ASSA-ROSEMBLUM Sonia, « M’introduire dans ton histoire: entrée des narrateurs dans
L’Amour, la fantasia », Études francophones, vol. 12, n°2, 1997, p. 67-80.
DJEBAR Assia, L’Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1985.
---. Ombre sultane, Paris, Jean-Claude Lattès, 1987.
---.. Vaste est la prison, Paris, Albin Michel, 1995.
---.. « Writing in the Language of the Other », Lives in Translation: Bilingual Writers on
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19-27.
HAJDUKOWSKI-AHMED Maroussia, « Histoire du sujet, sujet de l’histoire. L’Utopie critique
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Mireille Gruber-Calle éd., 1992. p. 21-35.
GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972.
PARMENTIER Michel, Mise au point: grammaire française, vocabulaire et textes, Toronto,
Harcourt Canada, 1999.
TORRE Marie-Christine. Un Maghreb au féminin-pluriel: Contexte d`un champ littéraire et
analyse de deux romans contemporains francophones, Bremen, Zentraldruckerei der Universität
Bremen, 1999.
12
1
Assia DJEBAR, L’Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1985, p. 254-5.
Il est important de noter ici que le fait que ces filles aillent à l’école montre un certain niveau socio-économique de
la famille. Les mêmes conditions ne s’appliquent pas aux filles de la campagne profonde ou des montagnes. Prenons
à titre d’exemple la jeune Aichoucha dans Vaste est la prison qui est caractérisée d’« analphabète » à la page 252.
3
Ibid. p. 67.
4
Ibid. p. 87.
5
Ibid. p. 91.
6
Ibid. p. 146.
7
Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 232.
8
Assia DJEBAR, L’Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1985, p. 153-4 (c’est moi qui souligne).
9
Ibid., p. 150.
10
Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 252.
11
Assia DJEBAR, L’Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1985, p. 154-5. C’est moi qui souligne.
12
Michel PARMENTIER, Mise au point: grammaire française, vocabulaire et textes, Toronto, Harcourt Canada,
1999, p. 7
13
Assia DJEBAR, loc. cit., p. 149.
14
Ibid. p. 154-5.
15
Cette trilogie est constituée de L’Amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987) et Vaste est la prison (1995).
16
Dans L’Amour, la fantasia, le langage punique est associé avec l’histoire et le passé algériens. Il représente une
période précoloniale qui a aussi connu des violences et des injustices.
17
Ibid. p. 156.
18
Assia DJEBAR, Ombre sultane, Paris, Jean-Claude Lattès, 1987, p. 128-9.
19
Assia DJEBAR, Vaste est la prison, Paris, Albin Michel, 1995, p. 167.
20
Ibid. p. 143.
21
Assia DJEBAR, L’Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1985, p. 40.
22
Ibid. p. 40-1.
23
Ibid. p. 35.
24
Ibid. p. 43-4.
25
Assia DJEBAR, « Writing in the Language of the Other », Lives in Translation: Bilingual Writers on Identity and
Creativity, New York, Palgrave MacMillan, Isabelle de Courtivron éd., 2003, p. 23.
26
Maroussia HADJUKOWSKI-AHMED, « Histoire du sujet, sujet de l’histoire. L’Utopie critique dans les discours
sur l’hystérie », Du Féminin, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1992, p. 27.
27
Marie-Christine TORRE, Un Maghreb au féminin-pluriel: Contexte d`un champ littéraire et analyse de deux
romans contemporains francophones, Bremen, Zentraldruckerei der Universität Bremen, 1999, p. 24.
28
Assia DJEBAR, L’Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1985, p. 299.
29
Ibid. p. 301.
30
APOLLODORUS, The Library of Greek Mythology, Lawrence, Kan, Coronado Press, 1975, p. 261 et 269.
31
Sonia ASSA-ROSEMBLUM, « M’introduire dans ton histoire: entrée des narrateurs dans L’Amour, la fantasia »,
Études francophones, vol. 12, n.2, 1997, p. 75.
2
13