la représentation du pouvoir

Transcription

la représentation du pouvoir
AU LYCÉE
Lycéens et apprentis au cinéma
Auteur
François Prodromidès
Date
2014
Descriptif
LA REPRÉSENTATION DU POUVOIR
Synthèse de la formation thématique « La représentation du pouvoir »par François Prodromidès, auteur, scénariste et
enseignant à Sciences Po Paris, le lundi 20 janvier au Lycée Jean-Baptiste Delambre à Amiens.
Introduction : Cinéma et politique
On constate aujourd'hui un grand discrédit relatif aux figures du pouvoir politique. On constate aussi depuis quelques
années en France, une volonté de renouer avec des fictions politiques, à la télévision comme au cinéma. La France a été
longtemps réservée en la matière. Aux États-Unis, on sait que le « film présidentiel » est quasiment un genre à part entière,
qu'il traite de figures contemporaines ou historiques, comme le récent « Lincoln » de Spielberg. Cela tient peut-être à
l'importance que tient la connaissance des institutions politiques dans la définition de la citoyenneté américaine, Franck
Capra nous le rappelait dans le classique « Mister Smith au Sénat ».
Suivant les pistes de la célèbre étude d'Ernst Kantorowicz sur les « Deux corps du Roi », on peut poser la question de la
représentation du pouvoir au cinéma à partir de celle de son incarnation. Incarner, jouer un rôle, mettre en jeu un « corps
naturel » pour signifier ce qui le transcende et fonde sa légitimité. C'est d'ailleurs ce qui distingue peut-être les approches
cinématographiques du politique des séries télévisées (« Borgen », « West Wing », « Les Hommes de l'ombre » etc.), qui
entendent déployer dans leur temporalité propre une chronique des intrigues, des coulisses et des processus
institutionnels. Le cinéma, qui s'est longtemps pensé pour une part comme un enregistrement des corps, nous reconduit à
ces questions d'incarnation. Car la source de la légitimité, dans le contexte religieux théocratique mais pas seulement, est
bien quelque chose qui est « hors-champ » : présent mais invisible, figuré par le corps mais inaccessible aux regards.
L'autre questionnement à partir duquel on peut aborder le thème du pouvoir politique au cinéma, c'est celui de la visibilité.
Les analyses de Michel Foucault ont montré ces liens entre le voir et le pouvoir : le pouvoir est d'abord pouvoir scopique,
pouvoir de voir, d'organiser la visibilité en fonction d'un point de vue privilégié (comme dans les prisons du Panoptique) et le
pouvoir de mise en scène bien sûr. On peut trouver, à ce titre, dans le cinéma de Fritz Lang, depuis « Métropolis », « M le
maudit » en passant par les différents « Mabuse », un témoignage du passage des « sociétés disciplinaires » (fondées sur
l'enfermement et la hiérarchie) aux « sociétés de contrôle » (fondées sur la régulation et la surveillance).
Comment le cinéma montre-t-il cette mise en scène, alors qu'il est lui-même mise en scène, qu'il reproduit, très souvent,
une fascination pour les effets de pouvoir, cette faculté en particulier de manipuler les masses et de mettre en scène le
charisme (qu'on se souvienne des photographies de plateau de ces metteurs en scène dominant une foule de figurants,
mégaphone à la main) ?
1/3
I - Différentes représentations du pouvoir politique dans l’histoire du cinéma
- Charlie Chaplin et la dictature
Prenons la célèbre scène du « Dictateur » de Chaplin, où le dictateur danse avec un globe terrestre dans son bureau : on
voit ici que le cinéma burlesque, qui se définit par son usage singulier du corps, prend en charge la représentation du
pouvoir absolu comme désir et comme rêve chorégraphique, rêve de légèreté. Le pouvoir, c'est ce qui rend les choses
légères, c'est d'abord le pouvoir de tenir dans ses mains et de soulever. Chaplin le ramène en effet à cette part d'enfance,
de jeu. Chaplin ne s'est pas contenté de procéder à une satire du nazisme « à chaud », il s'en sert pour montrer quelque
chose comme la vérité du pouvoir, autant que son encrage historique particulier. Il y a ce désir de solitude, de rêver seul,
cet étonnant renversement de la critique du pouvoir absolu dans la performance d'une grâce, et nous voilà nous,
spectateurs, seul à seul avec le Dictateur, nous assistons au spectacle secret de son désir. Nous y sommes d'autant plus
sensible que Chaplin a précisément mis en jeu cette question du corps « double » en reprenant son vieux personnage de
Charlot pour jouer de sa ressemblance avec le Dictateur et les confondre finalement.
- Le pouvoir du peuple chez Eisenstein
Les premières minutes d'« Octobre » de Sergueï Eisenstein, le démantèlement de la statue d'Alexandre III, nous permet
d'observer la mise en scène, non plus du pouvoir d'un seul, mais du pouvoir du peuple. Mise en scène vectorisée, le peuple
est un personnage mu par un but et une légitimité historique. Montrer le peuple s'emparer du symbole, d'un pouvoir figé
comme une statue, opposer le mouvement du cinéma à la traditionnelle incarnation immobile issue d'un autre art, la
sculpture. Défaire la contre-plongée naturelle qu'imposent les figures de l'Empire, du pouvoir ancien qui s'exerce par la
domination, et son modèle romain, « dominum mundi ». Fiction épique, mythe des origines de la Révolution et du pouvoir
actuel, « Octobre » relève d'un cinéma de propagande dont la proximité avec le pouvoir réel est la plus grande. Eisenstein
répond à la commande et explore la puissance figurative de son art. Il cherche à en faire une image qui reste, reprenant en
particulier le modèle du détail épique : cette irruption du concret dans le grand récit, qui l'imprime (ici, les cordes tendues
pour mettre bas la statue).
- La figure individuelle politique
Un film comme « Young Mister Lincoln » de John Ford, en s'intéressant à la jeunesse de la grande figure nationale,
fondatrice et réconciliatrice, marquait une originalité dans l'individualisation et l'incarnation de la figure politique : Ford
montrait davantage les valeurs qui fondaient l'autorité avant même son effectuation historique, il en montrait aussi le
palimpseste biblique. Il s'intéressait à Lincoln avant que sa silhouette n'entre dans le marbre de l'Histoire, à travers une
attention au corps et aux postures d'Henri Fonda, ce dès la première scène, décontracté, légèrement maladroit, enraciné
dans la nature. Lincoln est aussi un orateur sincère, dont le sens de la justice est la première « autorité ». Le film de Ford
nous aide en effet à ré-opérer cette distinction entre autorité et pouvoir.
- La monarchie comme mise en scène de la prise de pouvoir
« La Prise du pouvoir par Louis XIV », le film de Roberto Rossellini réalisé pour la télévision française en 1966, s'intéresse à
une sorte d'ethnologie historique de la monarchie française. Rossellini filme des gestes, des rites, une organisation et un
ordre des choses et des signes, où le « corps naturel » du monarque et ses différentes occupations (se lever, manger,
copuler etc.) sont transfigurés en signes et symboles. La sobriété de la mise en scène et le plan-séquence en particulier
permettent précisément de laisser cet ordre se déployer de lui-même, de montrer que gestes et mouvements sont guidés
de l'intérieur par la coutume et « l'étiquette ». Par ailleurs, Rossellini choisit en Jean-Marie Patte un acteur manifestement
peu « charismatique » pour incarner le souverain, à la démarche lourde et peu adroite : c'est qu'il s'attache précisément à
montrer le pouvoir comme une construction logique, une interprétation des apparences, et non comme l'effet d'une
2/3
présence physique. Lors de l'arrestation de Fouquet, on voit pour la première fois mis en scène l'effet du pouvoir : Louis
regarde par la fenêtre l'arrestation qui a lieu dans la cour, et notre regard se confond avec le sien : c'est le premier acte par
lequel le Roi affirme son pouvoir, acte de « prise » de Louis, prise de pouvoir, capture par le regard.
II - Deux exemples contemporains français
Deux films français récents nous permettent, de façons très opposées, d'observer ce qu'il en est aujourd'hui de la
représentation cinématographique du pouvoir.
- « L’exercice de l’État » de Pierre Schoeller
« L'exercice de l'État », où le corps du politique est bien, là aussi, mis en jeu, jusqu'à être blessé, atteint dans sa chair, à
mesure même que le rôle politique qu'il joue se vide de sa substance au profit d'une mise en scène de la communication
médiatique comme véritable habillement du pouvoir politique. Ce corps en déplacement permanent est « en
représentation ». L'homme politique est celui qui assiste au malheur des autres, de façon privilégié. Il est aussi celui qui,
dans un hyper-présent ou tout est simultané, se trouve coincé entre la voix des fantômes glorieux du passé et le présent
médiatique. L'avenir est une catégorique oblitérée du temps politique qui se pense avant tout comme gestion de crise,
« séquence ». A travers ce thème du temps politique (indexé sur le temps médiatique), Scholler figure quelque chose que
nous connaissons bien, et il est certainement le premier à le faire de façon aussi brillante en France en s'interrogeant au
passage sur ce qu'il advient du corps dans ce temps-là.
- « Pater » d'Alain Cavalier
Alain Cavalier a pris une autre voie dans « Pater », plus singulière et déroutante, dans le contexte de l'invention d'un
langage cinématographique « à la première personne » qui lui est propre. Le pouvoir est un jeu, qui se superpose à celui de
la filiation et du rapport filmeur/filmé. Se dessaisissant en partie de son propre pouvoir de metteur en scène, Cavalier joue.
Le réalisateur et l'acteur (Vincent Lindon) incarnent un Président de la République et un Premier Ministre en ne cessant de
sortir et d'entrer dans leur « rôle ». Cavalier représente le politique « avec ce qu'il a à portée de main », très littéralement :
un acteur ami, quelques accessoires, une petite caméra, un appartement. « On dirait que tu es premier ministre », comme
disent les enfants. Et le plus surprenant est que ce qui se joue, c'est la disparition de toute médiation (ni télé, ni téléphone,
ni journal). Toutes les informations nous sont données par les joueurs eux-mêmes. On regarde ainsi ce qui reste du pouvoir
quand on l'a soustrait à ses mises en scènes symboliques et à sa médiatisation. Il reste la relation entre deux hommes, une
relation de regards, de co-présence d'autant plus troublante qu'elle n'est inféodée à aucune exigence narrative. Une
transmission possible. Jacques Lacan disait que, s'il est vrai qu'un homme qui se croit roi est fou, un roi qui se croit roi ne
l'est pas moins.
3/3