CROIX D OR AUTOMOBILE

Transcription

CROIX D OR AUTOMOBILE
Un si petit voyage
– Christine NICOLAUS
Vous êtes sur la plage. Assise sur votre serviette Pocahontas. Parce que
votre fille devenue ado-sapiens a terminé son ère Disney et vous a dérobé la
votre, de serviette. Vous êtes sur la plage, assise les jambes croisées sur votre
serviette Pocahontas et vous respirez. L’air iodé dégage un relent légèrement
caoutchouteux. Il est vrai que vous respirez à travers un tuba de plastique vert
fluo qui vous donne des lèvres de poisson rouge. Le soleil, pourtant explosif, ne
vous aveugle en rien. Mais, c’est uniquement dû au fait que vous regardez à
travers un gros masque de plongée. Vous accusez un fort air de ressemblance
avec un gobie en exophtalmie.
Vous êtes... au beau milieu de la plage, assise en tailleur sur la serviette de
la honte et, fort heureusement masquée, vous respirez à travers un tuba au milieu
des rires qui ondulent comme des vagues tout autour de vous. La conscience
aiguë du ridicule qui vous cloue au pilori de la honte, assortie à votre serviette,
ne change rien à votre situation. Vous inspirez et expirez profondément, tel un
moine bouddhiste en pleine méditation zen, cheminant tous chakras ouverts vers
l’Eveil. Vos pensées oscillent sur le rythme lent de votre respiration, laquelle se
calque sur celui des vagues. Vous réfléchissez : mais pourquoi... mais
comment... en suis-je... arrivée là ?
De toute façon, vous ne pouvez battre que votre propre coulpe. C’est vous
qui avez choisi ce lieu de vacances, c’est vous qui avez réservé et procédé au
règlement, comme l’atteste votre paraphe au bas du chèque : c’est bien vous, et
vous seule !
Néanmoins, comment auriez-vous pu deviner que ces six malheureux
kilomètres de territoire français avant l’Ibérie abritaient une réserve marine ?
Comment auriez-vous pu imaginer que cet endroit qui aimante les amateurs de
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plongée depuis les quatre coins des six côtés de l’hexagone avait été aménagé à
la gloire des Cousteau et autres Jacques Mayol ? Peut-être en lisant l’intégralité
de la brochure publicitaire... oui... peut-être... Mais, soyez honnête,
reconnaissez-le : vous ne vous seriez pas sentie concernée pour autant. Le Grand
Bleu, ça n’a jamais été pour vous. Vous, vous êtes du genre à vous étouffer en
apnée sur votre canapé rien qu’en regardant « Le monde du silence ». Limite si
votre mari n’est pas obligé de vous faire du bouche-à-bouche tellement vous
« empathisez. » Pour vous, un tuba, ça fait de la musique, point barre, et encore
pas trop fort, vous avez toujours eu l’ouie sensible.
Non, vous, avouez-le franchement, votre credo, c’est bronzette y
trempette. Et qu’on ne vous en demande pas davantage pour chaque journée de
vacances qui s’écoule, paisible. Vous aimez les longues communions électriques
avec le dieu Soleil qui vous caramélise de ses caresses de feu. Vous appréciez
paresser en fusion mystique avec le dieu Eole qui vous ventile de ses
effleurements aériens. Neptune ? Plus tard... beaucoup plus tard... lorsque vous
oscillerez entre « à point » et « rôtie », avant de longuement hésiter entre une
gaufre sommée de chantilly et une glace vanille-réglisse. Vous n’êtes pas une
oisive, vous êtes... une contemplative ! Vous aimez admirer les falaises de
schiste noir, certaines acérées comme des canines de T-rex, d’autres aussi
douces que des hanches à la Botero, et toutes plongeant vertigineusement dans
les bleus de la Méditerranée.
Vous adorez suivre le vol frénétique des hirondelles de mer, des actives
celles-là, et des gracieuses mouettes, ainsi que de leurs cousins goélands. Et à la
fin de ces journées aventureuses, vous prisez les retours nonchalants via le
« paseo » frangé de boutiques, où vous effeuillez les maillots sur cintres avec
l’aisance des habituées de fin de saison. Ce quinzième maillot de bain est-il
vraiment nécessaire en ce premier soir de vacances ? Indispensable, certes pas,
mais si tentant...
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C’est le lendemain, au pot d’accueil du village de vacances que les choses
se sont gâtées. Imperceptiblement. Si bien que vous ne vous êtes rendue compte
de rien. Au contraire, le moment vous a semblé plaisant.
Il vous a sauté dessus, sourire aux lèvres, dès le début de l’apéritif, à
l’heure où, votre deuxième verre de sangria à la main, vous êtes particulièrement
vulnérable. « Il », c’est le moniteur de plongée, qui comme tous les moniteurs de
plongée, a la quarantaine svelte, nourrie aux UV et au plancton sans doute. Et
vous, à force de picorer des fruits gorgés d’alcool, à force de recevoir des
sourires pour pub de dentifrice, vous avez bêtement dit « Oui, hi hi hi ! ».
Pfff ! Cette propension à toujours dire « Oui »... il faudra un jour en parler
à votre psy...
Cette fois, sans le savoir, vous avez prononcé la syllabe qui va vous
conduire à la perte de votre dignité. Vous avez accepté de découvrir le sentier
sous-marin dans une fabuleuse réserve de quatre cent cinquante hectares, où la
faune et la flore offrent aux yeux éblouis leur show quotidien de couleurs et de
danses aquatiques.
Sur la plage de Peyrefitte le lendemain matin à neuf heures, tout le petit
groupe s’équipe déjà lorsque vous arrivez. Il apparaît clairement que vous faites
moins la maligne que la veille. La Tramontane vous fait frissonner, l’eau vous
semble grise et hostile, vous peinez à enfilez votre combinaison caoutchouteuse
dans laquelle des centaines de personnes ont dû uriner. Pire, tout le monde
s’esclaffe lorsque vous interpellez le moniteur :
- Xavier, je pense que tu t’es trompé dans mes mensurations, il me
faudrait la taille au-dessus, parce que ton 36 me boudine un peu la cellulite.
Lui aussi, il rit. Ses dents blanches ressortent sur son bronzage, ses yeux
se remplissent de malice, il ose un clin d’œil : il croit que vous faites de
l’humour !
Palmes. Masque. Tuba. Vous voici prête pour le grand voyage : une heure
et demie de nage admirative en respirant dans un tube de plastique. Ce voyage
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de deux kilomètres, il vous semble que ce sera le dernier, car la Méditerranée
prend subitement des airs de Styx. Le caoutchouc vous enserre de partout,
oppressant vos poumons, s’infiltrant dans votre bouche, entre vos dents, qu’on
vous a dit de serrer. Il engonce votre taille, entaille votre front, emprisonne votre
menton et votre parole. Vous gargouillez dans votre tuba quelques syllabes qui
ressemblent à des borborygmes d’estomac affamé : oeuou oeuou !
Trop tard ! Propulsée par la masse des autres qui vous poussent depuis
l’appontement, vous voilà à l’eau ! Le froid vous saisit, puis très vite, votre
propre température corporelle réchauffe la mince couche d’eau qui s’était
infiltrée dans votre nouvelle tenue si peu seyante, et si peu ajustée à votre taille.
Vous l’aviez pourtant dit, mais on ne vous écoute jamais.
Pfff ! Cette propension qu’ont les autres à ne pas vous écouter... il faudra
un jour en parler à votre psy.
A ce stade-là, il serait avantageux aussi que vous fassiez pipi dans votre
combi pour rajouter les quelques degrés qui manquent à la frileuse que vous
êtes, mais la peur paralyse votre vessie, car sous vos pieds... il n’y a plus pied !
Et vous n’avez plus d’air, non plus, car depuis le début, vous êtes en apnée
totale : vous n’avez jamais su respirer avec un tuba. Jamais ! Même lorsque vous
n’étiez qu’une toute petite crevette jouant à pêcher des crabes avec votre
épuisette et votre seau en plastique rouge, même adolescente, lorsque vous avez
fait un stage de voile... Alors adulte...
Sous vos yeux terrifiés par l’asphyxie prochaine, vous voyez à peine les
merveilles sous-marines, les bans de sars qui, telles des vaches patibulaires
broutent les prairies d’acétabulaires aux minuscules corolles blanches, le poulpe
timide qui fuit en ondulant et s’infiltre entre deux rochers sur lesquels poussent
des concombres de mer turgescents, une dorade royale couronnée au front par
une rayure jaune d’or, et une étoile de mer qui vous rappelle celle de Dali,
l’Estrella en symbole, qui grandit, s’amplifie, emplit tout votre champ de vision,
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vous absorbe, vous engloutit, et vous intègre à la huitième ventouse de sa
troisième branche.
Dans un dernier sursaut, vous glougloutez dans votre tuba : OEUOU ! Au
secours !
C’est le moniteur de plongée lui-même qui vous récupère. D’un avantbras salvateur, il vous remorque jusqu’au débarcadère. Il est neuf heures trente.
Vous avez effectué un voyage de deux minutes trente et d’environ quatre mètres
sur le sentier marin.
- Un record ! s’exclame-t-il. Une performance inégalée ! Parce que des
cas particuliers, j’en ai vu, dieu sait si j’en ai vu dans ma carrière, mais des
spécimens pareils, jamais ! Marisol, hurle-t-il à son associée, Marisol, récupèremoi ce paquet et fais-lui faire une séance d’entraînement respiratoire. Une
longue, très longue séance. Il va lui falloir beaucoup beaucoup d’entraînement.
Et note sur mon agenda : je la case tous les jours une heure en cours particulier !
Et c’est ainsi que vous vous retrouvez sur la plage, assise sur votre
serviette Pocahontas, la honte aux joues, le masque aux yeux et le tuba aux
lèvres. Sous les rires qui ricochent, sous les quolibets que les enfants vous
décochent, sous les aboiements de Marisol qui radote « DOUCEMENT ! On
inspire LEN TE MENT ! Et on s’applique ! », vous réfléchissez sur les
conséquences d’un si petit voyage sur un sentier même pas lumineux. Vous vous
dites que vous êtes trop sensible à la sangria et aux sourires masculins.
Pfff ! Cette propension à céder à l’appel du farniente... il faudra bien un
jour en parler à votre psy...
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