Le sexe et l`état civil

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Le sexe et l`état civil
Le sexe et l’état civil
Philippe REIGNÉ
Synthèse – La loi ne définit pas le sexe, mais prescrit sa mention sur l’acte de naissance. Cet acte d’état civil fait
preuve du sexe et l’indication de celui-ci est un élément d’identification des personnes physiques. Le silence de
la loi contraignit les tribunaux à définir le sexe lorsqu’ils ont été confrontés, au XIX e siècle, à l’intersexuation
et, au XXe siècle, à la transidentité. Une personne intersexuée possède des caractéristiques sexuées ne
permettant pas son identification classique comme femelle ou mâle. Une personne transidentitaire a une
expérience intime et personnelle de son sexe social (identité de genre) qui n’est pas en harmonie avec le sexe
qui lui a été assigné à la naissance. Deux notions juridiques du sexe se succédèrent alors en jurisprudence. Les
tribunaux retinrent d’abord une notion large du sexe tirée de l’apparence extérieure des organes génitaux puis
une notion étroite, issue de la conjugaison concordante de caractères génétiques, anatomiques et
physiologiques.
Cette évolution fut rendue possible par la mise en œuvre, depuis les années 1950, de traitements chirurgicaux
ou hormonaux destinés à modifier les organes génitaux des nouveaux-nés intersexués afin de faciliter
l’insertion de ceux-ci dans les catégories de sexe. Ces opérations, pratiquées sur des enfants en bas âge, sont
difficilement compatibles avec les dispositions de l’article 16-3 du code civil, selon lesquelles « il ne peut être
porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ». Il est donc
proposé d’interdire pénalement ces traitements lorsqu’ils sont pratiqués sur une personne intersexuée qui n’y a
pas personnellement et expressément consenti.
Les solutions adoptées par les tribunaux sont exclusivement tributaires de la représentation culturelle que la
société se fait de la sexuation ; elles ne sont pas la traduction juridique d’une réalité biologique placée en deçà
du champ social, mais la manifestation d’une politique jurisprudentielle qui doit être appréciée par rapport aux
engagements internationaux contractés par la France. Or, en 2002, la Cour européenne des droits de l’homme
admit que le sexe ne pouvait plus être déterminé selon des critères purement biologiques. Il est proposé de tirer
toutes les conséquences découlant de cette jurisprudence et, notamment, d’autoriser le changement d’état civil
des personnes transidentitaires par simple déclaration devant l’officier d’état civil, à l’instar des solutions
consacrées par la récente loi argentine du 30 novembre 2011 relative à l’identité de genre.
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1
La loi ne définit pas le sexe, mais prescrit sa mention sur l’acte de naissance1. Cet acte
authentique fait preuve du sexe et l’indication de celui-ci contribue à l’individualisation des
personnes physiques à travers la carte nationale d’identité, le passeport et, surtout, le
numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques2.
L’ensemble des éléments essentiels et permanents qui déterminent l’identité civile de la
personne forme, en droit, l’état des personnes 3 ; le sexe fait partie de l’état des personnes4.
Le sexe est une notion jurisprudentielle. Le silence de la loi a contraint les tribunaux à
définir le sexe lorsqu’ils ont été successivement confrontés à l’intersexuation et à la
transidentité. L’intersexuation est un phénomène relevant de la biologie ; une personne
intersexuée possède des caractéristiques sexuées (chromosomiques, gonadiques, hormonales,
génitales, etc.) ne permettant pas son identification classique comme femelle ou mâle5. La
transidentité, au contraire, est un phénomène relevant de la sociologie 6 ; elle nécessite, pour
être comprise, que soit rappelée la distinction entre le sexe et le genre telle que celle-ci
découle, notamment, des travaux des travaux de John Money, sexologue attaché au Johns
Hopkins Hospital de Baltimore, et de Robert Stoller, psychiatre et psychanalyste, professeur
à l’Université de Californie. Pour Stoller, « le genre est la quantité de masculinité ou de féminité
que l’on trouve dans une personne » 7 ; le genre représente une part construite du sexe et
correspond au sexe social. L’identité de genre peut alors être définie comme « l’expérience
intime et personnelle profonde qu’a chaque personne de son genre, qu’elle corresponde ou non à son
sexe de naissance » 8. Une personne transidentitaire est donc une personne dont l’identité de
genre n’est pas en harmonie avec le sexe qui lui a été assigné à la naissance9.
Deux notions du sexe se succédèrent ainsi en jurisprudence. Les tribunaux adoptèrent
d’abord une notion large tirée de l’aspect externe des organes génitaux10, puis une notion
beaucoup plus étroite issue de la conjugaison concordante de caractères génétiques,
anatomiques et physiologiques11 (I).
Cette évolution prétorienne n’est pas achevée. Les conditions du changement d’état civil des
personnes transidentitaires, déterminées par la Cour de cassation12 ensuite de la
condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme13, suscitent en
1
C. civ., art. 57, al. 1er.
Art. 4 du décret n° 82-103 du 22 janvier 1982.
3
F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, La famille, Les incapacités, 7e éd., Dalloz, 2005, nos 122 et 123 ; Ph.
Malaurie, Les personnes, La protection des mineurs et des majeurs, 5e éd., Defrenois, 2010, n° 101.
4
V. par ex. F. Terré et D. Fenouillet, op. cit., n° 123 ; J.-P. Branlard, Le sexe et l’état des personnes, LGDJ,
1993, n° 22 ; F. Granet-Lambrechts, Juris-Cl. civ. code, art. 99 à 101, fasc. 30, n° 1 ; A. Debet, Le sexe et la
personne : Petites Affiches 1er juillet 2004, p. 21.
5
V. L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait et A. Revillard, Introduction aux Gender Studies, De Boeck, 2008, p. 25.
D’autres termes et expressions servent aussi à désigner l’intersexuation : hermaphrodisme, intersexualité,
intersexualisme, désordre du développement sexuel, variation du développement sexuel, etc. (v. J. Picquart, Ni
homme ni femme, Enquête sur l’intersexuation, La Musardine, 2009, p. 109).
6
Comp. C. Fortier et L. Brunet, Changement d’état civil des personnes « trans » en France : du transsexualisme
à la transidentité : Droit des familles, genre et sexualité, Anthémis, 2012, p. 63.
7
R. Stoller, Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, Gallimard, 1978, p. 28.
8
V. T. Hammarberg, Droits de l’homme et identité de genre, oct. 2009, p. 6 ; Principes de Jogjakarta, mars
2007, p. 6, note n° 2.
9
V. T. Hammarberg, rapp. préc., p. 5.
10
V. Cass. civ., 6 avril 1903 : DP 1904, 1, p. 395, concl. Baudouin ; S. 1904, 1, p. 273, note A. Wahl.
11
V. Cass. 1re civ., 7 juin 1988 : Bull. civ. I, n° 176 ; Cass. 1re civ., 10 mai 1989 : Bull. civ. I, n° 189.
12
Cass. Ass. plén., 11 déc. 1992 : JCP G, 1993, II, 21991, concl. M. Jéol, note G. Mémeteau ; adde Cass. 1re
civ., 18 oct. 1994, pourvoi n°93-10730.
13
Cour EDH, 25 mars 1992, B. c. France : JCP G, 1992, II, 21955, note T. Garé ; D. 1993, jurispr. p. 101, note
J.-P. Marguénaud.
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effet de sérieuses difficultés d’application. Leur conformité aux stipulations de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est discutée
depuis la publication du rapport de M. T. Hammarberg Droits de l’homme et identité de genre14.
Ensuite de ce rapport, textes, notes et recommandations, traitant peu ou prou de la
modification de la mention du sexe à l’état civil et sur les documents officiels, se succèdent à
un rythme soutenu15. S’y lit, en filigrane, la question de la suppression de cette mention (II).
I- La notion juridique de sexe
Quatre-vingts ans séparent les deux notions de sexe retenues l’une après l’autre par les
tribunaux (A). L’évolution juridique qu’elles traduisent n’est cependant pas le reflet des
progrès scientifiques réalisés pendant cette période dans la compréhension de la sexuation,
mais le résultat d’un changement culturel de modèle de représentation de la sexuation (B).
A- D’une notion de sexe à l’autre
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les tribunaux furent conduits à se prononcer sur la
validité de mariages contractés avec des personnes intersexuées, déclarées de sexe féminin à
l’état civil, mais dépourvues d’organes sexuels internes16. De tels mariages étaient-ils nuls,
voire inexistants ? Les juges du fond étaient divisés17. La Cour de cassation, par un arrêt du
6 avril 1903, refusa de voir dans l’inaptitude à l’union sexuelle une cause de nullité du
mariage, se bornant, d’une part, à subordonner l’existence du mariage à la double condition
que le sexe de chacun des époux fût reconnaissable et qu’il différât de celui de l’autre conjoint
et, d’autre part, à déterminer le sexe par référence aux apparences extérieures des organes
génitaux18.
Cette solution était dictée par le souci de limiter les cas de nullité du mariage afin d’éviter
d’affaiblir cette institution. L’arrêt du 6 avril 1903 consacra ainsi la conception spiritualiste
du mariage, faisant de celui-ci, selon les conclusions du procureur général Baudouin,
« l’union des âmes et des volontés »19. C’était corrélativement reconnaître aux personnes
intersexuées le droit de se marier, pourvu que leur sexe fût reconnaissable.
14
Préc. ; v. Ph. Reigné, Etat civil et transidentité. Etat des lieux et perspectives d’évolution, in Equality and
Justice, Sexual Orientation and Gender Identity in the XXI Century, Forum, 2011, p. 205.
15
V. not. Haute Autorité de Santé, Situation actuelle et perspectives d’évolution de la prise en charge médicale
du transsexualisme en France, nov. 2009 ; Direction des affaires civiles et du sceaux, circ. n° civ/07/10 du 14
mai 2010 relative aux demandes de changement de sexe à l’état civil ; Conseil de l'Europe, Assemblée
parlementaire, résolution n° 1728 (2010) relative à la discrimination sur la base de l'orientation sexuelle et de
l'identité de genre ; C. Castagnoli, Les droits des personnes transgenres dans les États membres de l'Union
européenne : Parlement européen, Dép. thém. C, 2010, p. 5 ; Inspection générale des affaires sociales,
Evaluation des conditions de prise en charge médicale et sociale des personnes trans et du transsexualisme, déc.
2011 ; Proposition de loi visant à la simplification de la procédure de changement de la mention du sexe à l’état
civil : Doc. Ass. nat. (20011), n° 4127 ; Sénat, Direction de l’initiative parlementaire et des délégations, Note sur
la modification de la mention du sexe à l’état civil, mai 2012.
16
V., sur les aspects historiques de cette question, G. Houbre, Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et
femmes en famille dans la France du XIXe siècle : Clio 34/2011, p. 85.
17
V. not., en faveur de la nullité, CA Montpellier, 8 mai 1872 : DP 1872, 2, p. 48 ; CA Douai, 14 mai 1901 : S.
1901, 2, p. 303 ; Trib. civ. Alais (aujourd’hui Alès), 23 janvier 1873 : DP 1882, 3, p. 71 ; contra CA Caen, 16
mars 1882 : DP 1882, 2, p. 155.
18
Cass. civ., 6 avril 1903, préc.
19
Concl. sur Cass. civ., 6 avril 1903 : DP 1904, 1, p. 398.
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3
Dans la seconde moitié du XXe siècle, les tribunaux furent de nouveau sollicités ; ils durent
statuer sur les demandes de modification de la mention du sexe sur le l’état civil présentées
par des personnes transidentitaires. La notion de sexe résultant de l’arrêt de la Cour de
cassation du 6 avril 1903 aurait dû conduire à accueillir ces demandes en s’en tenant aux
apparences extérieures des organes génitaux, pourvu que celles-ci eussent été modifiées20.
Toutefois, dans le but d’éviter ce résultat, la Haute Juridiction eut d’abord recours au
principe de l’indisponibilité de l’état des personnes21, en donnant à ce principe une portée
qu’il n’a jamais eu. En effet, le principe de l’indisponibilité de l’état traduit seulement l’idée
selon laquelle « toute convention, cession entre vifs ou à cause de mort, transaction, renonciation à
cause de mort ou renonciation contraire à l’état légalement imposé est nulle de nullité absolue » 22 ; en
d’autres termes, les éléments de l’état et l’état lui-même sont hors le commerce juridique23.
La faiblesse de l’argumentation tirée de l’indisponibilité de l’état des personnes apparut
rapidement, car l’indisponibilité n’est pas l’immutabilité24 ; le principe d’indisponibilité
n’interdit pas, en effet, de prendre en compte les changements successifs affectant l’état d’une
personne, eussent-ils même pour origine la volonté de celle-ci25. Ces objections
contraignirent la Cour de cassation à abandonner la doctrine de l’arrêt du 6 avril 1903 et,
avec elle, la référence au principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, pour retenir une
notion beaucoup plus étroite du sexe ; celui-ci devint une conjugaison concordante de
caractères génétiques, anatomiques et physiologiques26, de sorte que même une conversion
sexuelle complète ne permettait pas d’acquérir tous les caractères du « sexe opposé » et, par
conséquent, d’obtenir un changement d’état civil27. Malgré la condamnation de la France par
la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation est restée fidèle à cette
conception du sexe, affirmant que le changement d’état civil des personnes transidentitaires
conduit à indiquer, sur leur acte de naissance, un sexe apparent28.
Une telle évolution fut rendue possible par l’éviction des personnes intersexuées des
prétoires. Il faut en effet souligner la faible place tenue par l’intersexuation dans la
jurisprudence contemporaine. Il ne s’agit pas d’une simple conséquence de la prétendue
rareté de ce phénomène, car celui-ci, d’après la Haute Autorité de Santé, pourrait atteindre 2
% des naissances 29 et, selon d’autres sources, entre 1,7 et 4 % de la population30 ; ce qui n’est
pas la marque d’un caractère exceptionnel. Ce sont les traitements hormonaux ou
chirurgicaux appliqués en vue de modifier les organes génitaux des nouveaux-nés
intersexués qui expliquent le silence des recueils de jurisprudence. L’arrêt rendu par la cour
d’appel de Versailles le 22 juin 2000 porte le seul témoignage publié de cette pratique
médicale31.
20
V. B. Edelman, note sous Cass. 1re civ., 30 novembre 1983 : D. 1984, jurispr. p. 165, spéc. p. 167.
Cass. 1re civ., 16 décembre 1975 : Bull. civ. I, n° 374 ; D. 1976, jurispr. p. 397, note R. Lindon (1re esp.).
22
F. Terré et D. Fenouillet, op. cit., n° 127.
23
F. Terré et D. Fenouillet, op. cit., n° 130.
24
F. Terré et D. Fenouillet, op. cit., n° 128.
25
F. Terré et D. Fenouillet, op. cit., n° 130.
26
V. Cass. 1re civ., 7 juin 1988, préc. ; Cass. 1re civ., 10 mai 1989, préc.
27
V. not. Cass. 1re civ., 21 mai 1990 : Bull. civ. I, n° 117 ; D. 1991, jurispr. p. 169, rapp. J. Massip ; JCP G,
1990, II, 21588, rapp. J. Massip, concl. F. Flipo (1 re, 2e et 3e esp.) ; Cass. 1re civ., 18 décembre 1990 : Juris-Data
n° 1990-003728 ; Cass. 1re civ., 5 février 1991 : Juris-Data n° 1991-000823 ; rappr. Cass. 1re civ., 3 et 31 mars
1987 : D. 1987, jurispr. p. 445, note P. Jourdain (2 arrêts).
28
Cass. Ass. plén., 11 décembre 1992, préc. ; Cass. 1re civ., 18 octobre 1994, préc. ; v. D. Lochak, Dualité de
sexe et dualité de genre dans les normes juridiques : Jurisprudence – Rev. critique 2011, p. 43, spéc. p. 48.
29
Haute Autorité de Santé, Situation actuelle et perspectives d’évolution de la prise en charge médicale du
transsexualisme en France, novembre 2009, p. 23.
30
V. C. Kraus, C. Perrin, S. Rey, L. Gosselin et V. Guillot, Démédicaliser les corps, politiser les identités :
convergence des luttes féministes et intersexes : NQF vol. 27, n° 1, 2008, p. 4, spéc. p. 8.
31
CA Versailles, 22 juin 2000 : JCP G 2001, II, 10595, note Ph. Guez.
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En l’espèce, un nouveau-né présentant des « organes sexuels masculins particulièrement
insuffisants », en raison d’une insensibilité aux androgènes, avait été déclaré de sexe masculin
à l’état civil ; après l’échec d’un traitement hormonal destiné à développer son appareil
génital masculin, « le corps médical, réunissant alors cinq professeurs » préconisa une
intervention chirurgicale « en vue de favoriser l’orientation du sexe de l’enfant vers une
féminisation prévisible ». Les parents y consentirent et élevèrent leur enfant dans le sexe
féminin. Ils sollicitèrent ensuite du juge, au nom de leur l’enfant, un changement d’état civil,
auquel les juges versaillais firent droit, au motif que maintenir les prénoms masculins eût
risqué de faire échouer « toute la démarche médicale et psychologique soutenue depuis plusieurs
années ».
La pratique médicale que dévoile la décision versaillaise repose sur les recherches menées sur
l’intersexuation, dans les années 1950, par John Money32. Selon ce spécialiste et les médecins
formés à son école, l’enfant se sent appartenir au sexe dans lequel ses parents l’élèvent
lorsqu’ils le font avec suffisamment de conviction ; pour étayer leur conviction et celle de
l’enfant, les organes génitaux de celui-ci doivent être corrigés le plus tôt possible dans le
sens du sexe assigné33. Le cas de David Reimer, révélé en 1997, jeta cependant le doute sur
ces méthodes. Une circoncision thérapeutique ayant partiellement détruit son pénis à l’âge
de huit mois, Reimer fut, sur la recommandation de Money, élevé en fille ; il subit l’ablation
de ses testicules et l’amputation complète de son pénis ; il résista cependant à sa féminisation
et, à l’adolescence, reprit une identité masculine34 ; il se suicida à l’âge de trente-huit ans. Cet
échec et d’autres similaires montrent que ni les caractéristiques génitales ni l’attribution d’un
rôle social ne déterminent nécessairement l’identité de genre d’un être humain.
En l’espèce, la cour d’appel de Versailles marqua sa réticence à l’égard des traitements de
conformation sexuée en relevant que cette solution avait été « plus imposée que choisie par les
parents » ; les premiers juges avaient été plus sévères encore, rejetant la demande de
rectification d’état civil et soulignant qu’il s’agissait d’une « opération castratrice »35.
Les dispositions de l’article 16-3 du code civil, selon lequel « il ne peut être porté atteinte à
l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne », paraissent bien
condamner de telles opérations pratiquées sur de très jeunes enfants dépourvus de tout
discernement. Selon M. B. Moron-Puech36, « si l’on admet que l’intersexualisme n’est pas en soit
une maladie, mais simplement une variation du développement sexuel (au même titre qu’il existe des
variations dans la couleur des yeux), la nécessité thérapeutique ne pourra être caractérisée du seul fait
de cet état. Il faudra que s’y ajoute un danger pour la santé. » Or, l’existence d’un tel danger est
rarement établie, de sorte que, dans la plupart des cas, la responsabilité des médecins et des
parents peut être engagée37. En effet, les traitements médicaux relèvent d’une logique qui est
bien plus culturelle que scientifique.
32
V. C. Kraus, C. Perrin, S. Rey, L. Gosselin et V. Guillot, art. préc., p. 6.
V. C. Kraus, C. Perrin, S. Rey, L. Gosselin et V. Guillot, art. préc., loc. cit.
34
V. H. G. Beh et M. Diamond, An Emerging Ethical and Medical Dilemma: Should Physicians Perform Sex
Assignment on Infants with Ambiguous Genitalia? Michigan Journal of Gender & Law, Vol. 7 (1): 1-63, 2000,
II (The Remarkable Case of John/Joan).
35
TGI Nanterre, 1er juin 1999, inédit.
36
B. Moron-Puech, Les intersexuels et le droit, mémoire de master de droit privé général, Université PanthéonAssas, 2010., n° 54.
37
B. Moron-Puech, mémoire préc., nos 64 et s.
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B- D’un modèle de représentation de la sexuation à l’autre
Faire disparaître l’intersexuation par des traitements hormonaux ou chirurgicaux et refuser
de reconnaître aux mêmes traitements, appliqués aux personnes transidentitaires, d’autre
effet social que l’acquisition d’un sexe apparent relèvent de la même idéologie : celle de la
différence des sexes. Dans la pensée occidentale, deux modèles dominants de représentation
de la sexuation se succédèrent ; dans le premier, « hommes et femmes étaient rangés suivant leur
degré de perfection métaphysique, leur chaleur vitale, le long d’un axe dont le télos était mâle »38 ;
dans le second, au contraire, la femme n’était plus considérée « comme une version amoindrie de
l’homme sur un axe vertical aux gradations infinies, mais plutôt comme une créature entièrement
différente le long d’un axe horizontal dont la partie intermédiaire était largement vide »39. A la fin
du XVIIIe siècle, le modèle du sexe unique céda la place au modèle à deux sexes.
Au cours du XIXe siècle, sous l’influence du modèle à deux sexes, le milieu médical, à
l’avènement de sa puissance sociale, vit dans l’individu hermaphrodite « un impossible sexe, un
corps dissident, singularisé par un enchevêtrement du masculin et du féminin », un défi et une
menace pour l’édifice social40. Au XXe siècle, la science médicale, par ses progrès, fournit les
moyens de relever ce défi et de conjurer cette menace ; Money et ses disciples effacèrent
alors l’intersexuation par des traitements appropriés, manifestant ce qui n’est rien d’autre
qu’une folie normalisatrice, monstrueuse de brutalité et d’inconscience41.
Dans le modèle du sexe unique, le changement de sexe n’était pas totalement inconcevable
pourvu qu’il fût accompli dans le sens conforme à la hiérarchie masculine ; il exista ainsi un
courant chrétien « qui considérait que la femme pouvait se sanctifier en se transformant
spirituellement en homme, la virginité équivalant à une élévation vers la perfection virile »42. En
effet, « dans un système symbolique où le genre a plus d’importance que le sexe, un être peut « changer
de sexe » par un simple changement de statut »43. En revanche, si Pierre Aymond Dumoret, une
des rares personnes transidentitaires dont l’histoire eut conservé le souvenir, fut enterré le
18 octobre 1725 avec les marques de la folie, ce n’était pas seulement parce qu’il avait adopté
des manières de femmes, mais parce que, à travers cela, il avait refusé la perfection de son
sexe44.
Dans le modèle à deux sexes, au contraire, les sexes sont des castes dont nul ne peut sortir et
en dehors desquels nul ne peut trouver de place. Le changement de sexe est alors impossible
et la volonté d’y parvenir une manifestation pathologique. La découverte, en 1905, des
chromosomes sexuels prêta à ce modèle l’assise scientifique qui lui manquait. L’intangibilité
de la formule gonosomique n’implique-t-elle pas, en effet, l’impossibilité de changer de sexe ?
Ne doit-on pas en déduire, comme l’affirme la cour d’appel de Paris dans un arrêt du 27
janvier 2011, que le « nouvel état sexuel [d’une personne transidentitaire] est imparfait, la formule
38
T. Laqueur, La fabrique du sexe, Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard, 1992, p. 19.
T. Laqueur, op. cit., p. 169.
40
V. G. Houbre, Un sexe impensable : l’identification des hermaphrodites dans la France du XIX e siècle, étude
parue, sous le titre Um sexo impensável : a identificação dos hermafroditas na França do século XIX, dans la
revue portugaise Espaço Plural, n. 21, 2°. Semestre 2009, p. 20.
41
V. J. Picquart, op. cit., p. 203.
42
V. S. Steinberg, La confusion des sexes, Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Fayard, 2001,
p. 74.
43
S. Steinberg, op. cit., p. 126.
44
V. S. Steinberg, op. cit., p. 95 et p. 123.
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chromosomique restant quant à elle inchangée »45 ? C’est oublier qu’il existe des cas d’inversion
sexuelle (femmes de caryotype 46 XY et hommes de caryotype 46 XX), alors que d’autres
caryotypes peuvent être observés du fait de l’absence du deuxième chromosome sexuel (45
XO) ou de la présence de chromosomes sexuels surnuméraires (47 XXX, 47 XXY, 47 XYY,
48 XXYY, 48 XXXY et 49 XXXXY). Le caryotype ne fournit pas de fondement scientifique
à la division des êtres humains entre les femmes et les hommes ; l’intersexuation
chromosomique y fait obstacle. C’est en prenant en compte ce fait biologique que la Cour
européenne des droits de l’homme condamna la conception strictement biologique du sexe
dans ses décisions Christine Goodwin c. Royaume-Uni et I. c. Royaume-Uni : « La Cour constate
qu'avec la sophistication croissante des interventions chirurgicales et des types de traitements
hormonaux, le principal aspect biologique de l'identité sexuelle qui reste inchangé est l'élément
chromosomique. Or on sait que des anomalies chromosomiques peuvent survenir naturellement (par
exemple dans les cas d'intersexualité, où les critères biologiques à la naissance ne concordent pas entre
eux) […] Pour la Cour, il n'est pas évident que l'élément chromosomique doive inévitablement
constituer – à l'exclusion de tout autre – le critère déterminant aux fins de l'attribution juridique
d'une identité sexuelle aux transsexuels »46.
Aussi, si l’on ne peut changer de sexe, ce n’est pas parce que l’on se heurte à une réalité présociale dirimante, mais parce que les sexes sont socialement définis de telle manière que l’on
ne peut pas en changer47. Le transsexualisme n’est qu’une construction sociale produite par
le modèle à deux sexes et il n’a d’existence que dans ce modèle48. Son diagnostic est
cependant encore exigé par la Cour de cassation à l’appui d’une modification de la mention
du sexe sur les registres de l’état civil.
II- La mention du sexe à l’état civil
Dans ses deux arrêts du 11 décembre 1992, la Cour de cassation subordonna la modification
de l’acte de naissance des personnes transidentitaires à la réunion de quatre conditions,
tirées, d’une part, du diagnostic et du traitement du syndrome du transsexualisme et, d’autre
part, de l’apparence physique et du comportement social, correspondant au sexe revendiqué.
Ces conditions apparaissent aujourd’hui trop rigoureuses (A) et la difficulté d’assouplir les
solutions jurisprudentielles conduit à s’interroger sur l’avenir de la mention du sexe portée
sur les actes d’état civil et les documents officiels (B).
A- La rigueur jurisprudentielle
La solution dégagée par la Cour de cassation fait de la modification des actes d’état civil le
point d’aboutissement d’un processus complet de réassignation hormono-chirurgicale du
sexe 49. Une décision rendue par la cour d’appel de Poitiers le 20 décembre 2006 illustre
parfaitement les inconvénients de cette solution50. En l’espèce, la demanderesse ne pouvait
assumer le coût du traitement chirurgical sur ses organes génitaux en raison des « difficultés
d’insertion sociale rendant difficile son accès à un emploi rémunérateur » et dues à « l’inadéquation
45
CA Paris, 27 janv. 2011 : JCP G 2011, 480, note Ph. Reigné (2e esp.) ; v., en doctrine, M.-L. Rassat, Sexe,
médecine et droit, Mélanges offerts à Pierre Raynaud, Dalloz, 1985, p. 655 ; G. Mémeteau, Transsexualisme et
débat de société : Médecine et droit 2007, p. 141, spéc. p. 145.
46
COUR EDH, 11 juillet 2002, n° 28957-95, § 82 : D. 2003, p. 2032, note A.-S. Chavent-Leclère ; RJPF nov.
2002, p. 14, note A. Leborgne ; COUR EDH, 11 juillet 2002, n° 25680-94, § 62.
47
V. Ph. Reigné, Sexe, genre et état des personnes : JCP. G 2011, doctr. 1140, n° 22.
48
Ph. Reigné, art. préc., loc. cit.
49
Cass. Ass. plén., 11 décembre 1992, préc.
50
CA Poitiers, 20 déc. 2006 : Juris-Data n° 2006-330972.
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7
de son apparence et de son état civil » ; elle fut ainsi empêchée de passer son permis de conduire,
l’administration lui ayant demandé soit de « remplacer les photos d’identité du dossier par des
photos de vous sous des traits masculins, de les faire tamponner par la préfecture et de vous présenter
aux examens en tenue masculine », soit « d’attendre que vous ayez changé officiellement votre état
civil et modifié tous les documents vous concernant dont votre demande de permis ». Les juges
poitevins considérèrent qu’il convenait de mettre fin à cette atteinte à la vie privée et
ordonnèrent le changement d’état civil sollicité, en dépit de l’inachèvement de la conversion
sexuelle entreprise.
En raison de ces difficultés, la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la
justice invita, par voie de circulaire, le ministère public à « donner un avis favorable à la
demande de changement d’état civil lorsque les traitements hormonaux ayant pour effet une
transformation physique ou physiologique définitive […] ont entraîné un changement de sexe
irréversible, sans exiger pour autant l’ablation des organes génitaux »51. La jurisprudence des
juges du fond est aujourd’hui bien orientée en ce sens52. La condition de l’irréversibilité du
changement de sexe se heurte cependant à une double objection. D’une part, son fondement
juridique est particulièrement incertain ; selon la cour d’appel de Nancy, il réside dans le
principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et dans « la cohérence et la sécurité des actes
de l’état civil »53. Le lien logique entre l’indisponibilité de l’état et l’irréversibilité du
changement de sexe n’apparaît pourtant pas avec la force de l’évidence. L’indisponibilité de
l’état n’implique pas l’irréversibilité du changement d’état. Le mariage n’interdit pas le
divorce et le divorce le remariage, le cas échéant avec la même personne. On peut aussi
changer de prénom, puis reprendre son prénom d’origine54. L’indisponibilité n’est pas
l’immutabilité55 et encore moins l’irréversibilité56. D’autre part, cette condition est tirée
d’une interprétation pour le moins audacieuse de la recommandation n° 1117 (1989) de
l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Cette recommandation invite les Etats à
réglementer la modification de la mention du sexe sur les actes de naissance « en cas de
transsexualisme irréversible ». La Haute Autorité de Santé en déduit que l’irréversibilité des
effets d’une hormono-substitution, notamment sur la fécondité, constitue une possible
condition du changement d’état civil 57. Elle omet toutefois de se demander si l’irréversibilité
à laquelle l’Assemblée parlementaire fait référence n’est pas seulement psychique 58. La
condition d’irréversibilité « masque difficilement l’objectif d’agénésie »59 et appelle la critique par
sa généralité même. M. T. Hammarberg relève en effet que « la prescription par l’Etat d’un
traitement identique pour tous revêt un caractère disproportionné » et se demande si « une ingérence
aussi forte de l’Etat dans la vie privée de chacun se justifie et si la stérilisation ou d’autres
interventions médicales sont nécessaires pour décider de l’appartenance d’une personne à un sexe ou à
l’autre »60.
51
Circ. du 14 mai 2010, préc.
V not. CA Nancy, 11 oct. 2010 : JCP G 2010, 1205, note Ph. Reigné ; CA Nancy, 3 janv. 2011 et CA Paris, 27
janv. 2011 : JCP G 2011, 480, note Ph. Reigné ; CA Nancy, 2 sept. 2011 : JCP G 2012, 124, act. Ph. Reigné ;
Dr. famille, comm. 38, p. 21, note Ph. Reigné ; v. F. Vialla, Du sexe au genre ? : JCP G 2012, act. 122.
53
CA Nancy, 11 oct. 2010, préc. ; CA Nancy, 3 janv. 2011, préc.
54
V. Cass. 1re, 2 mars 1999 : JCP G, 1999, II, 10089, note T. Garé.
55
F. Terré et D. Fenouillet, op. cit., n° 128.
56
V. Ph. Reigné, Etat civil et transidentité. Etat des lieux et perspectives d’évolution, art. préc., p. 213.
57
Haute Autorité de Santé, rapp. préc., p. 47 ; adde rép. min. n° 14524 : JO Sénat 30 déc. 2010, p. 3373.
58
V. Ph. Reigné, Etat civil et transidentité. Etat des lieux et perspectives d’évolution, art. préc., loc. cit. ; C.
Fortier et L. Brunet, art. préc., p. 85.
59
F. Vialla, art. préc., p. 232.
60
T. Hammarberg, rapp. préc., p. 18.
52
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8
A la différence de la condition d’irréversibilité, celle tirée du diagnostic du transsexualisme
divise les juges du fond. Selon la cour d’appel de Nancy, ce diagnostic n’est plus une
condition du changement d’état civil61. La juridiction nancéienne s’engage ainsi dans la voie
de la dépathologisation de la transidentité. Au contraire, la cour d’appel de Paris maintient
l’exigence du diagnostic62. Dans l’espèce soumise à la juridiction parisienne, la demanderesse
avait produit un certificat médical établissant qu’elle était suivie par un endocrinologue pour
une dysphorie de genre. La cour de Paris ne tint pas compte de cette pièce, considérant
probablement que la notion de dysphorie de genre était plus large que celle de
transsexualisme.
L’exigence d’un diagnostic médical, dès lors qu’à celui-ci est associé un traitement, peut sans
doute être considérée comme une mesure nécessaire à la protection de la santé ; ce motif
autorise l’ingérence de l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée
en application du second alinéa de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales. Toutefois, le diagnostic du transsexualisme,
en « permettant de s’assurer de la volonté du patient à s’engager dans les étapes ultérieures de la prise
en charge thérapeutique »63, est dissuasif à l’égard des personnes transidentitaires ne
souhaitant pas entrer dans la voie d’une conversion sexuelle complète, de sorte que le
caractère proportionné de cette ingérence peut être discuté64.
On peut aussi se demander si la mention, à l’état civil, d’un sexe en disharmonie avec
l’identité de genre ne constituerait pas une atteinte à la liberté de conscience65. La liberté des
convictions et, conséquemment, le droit d’en changer sont garantis par l’article 9 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
sans que les Etats n’y puissent apporter aucune restriction ; ils différent, à cet égard, de la
liberté de manifester ses convictions qui peut être limitée par l’autorité publique66. L’identité
de genre peut-elle s’analyser en une conviction au sens du texte précité ? La protection
conventionnelle n’est assurément pas réduite aux seules convictions religieuses. Selon la
Cour européenne des droits de l’homme, en effet, le terme de convictions « s’applique à des
vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance »67. Le doute est
donc permis.
La compatibilité des conditions du changement d’état civil avec les stipulations la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
suscite l’hésitation. Quel est alors l’avenir de la mention du sexe portée sur les actes de
naissance et sur les documents officiels ?
B- L’avenir de la mention du sexe à l’état civil
Faut-il décider la suppression de la mention du sexe portée sur les actes de naissance et sur
les documents officiels ? Convient-il de prévoir, à défaut, une mention d’indétermination, à
tout le moins sur les documents officiels, comme le suggère la Section européenne de
l’International Gay and Lesbian Association dans sa réponse à la consultation publique
61
CA Nancy, 11 oct. 2010 ; adde CA Nancy, 3 janv. 2011, préc. ; CA Nancy, 2 sept. 2011, préc.
CA Paris, 27 janv. 2011, préc.
63
Haute Autorité de Santé, rapp. préc., p. 97.
64
V. Ph. Reigné, Etat civil et transidentité. Etat des lieux et perspectives d’évolution, art. préc., p. 211 ; comp. C.
Fortier et L. Brunet, art. préc., p. 86.
65
V. Ph. Reigné, Sexe, genre et état des personnes, art. préc., n° 25 ; rappr. N. Rubel, Désexuation de l’état civil,
laïcisation du droit sexuel : Jurisprudence – Rev. critique 2011, p. 281, spéc. p. 283.
66
Art. 9, 2, de la Convention EDH.
67
Cour EDH, 25 févr. 1982, nos 7511-76 et 7743-76, Campbell et Cosans c/ Royaume-Uni, § 36.
62
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lancée par la Commission européenne sur la libre circulation des documents public et la
reconnaissance des effets des actes d’état civil au sein de l’Union européenne68 ?
1) La suppression de la mention du sexe sur les actes de naissance a aujourd’hui le soutien
d’une partie de la doctrine ; elle permettrait d’améliorer la situation des personnes
transidentitaires et des personnes intersexuées69. Cette idée n’est pas nouvelle ; elle fut
notamment formulée par Monique Wittig en conclusion de sa célèbre étude consacrée à la
catégorie de sexe70. Elle se heurte cependant à deux objections.
D’une part, le gain attendu de cette mesure apparaît assez faible ; elle ne supprimerait pas
toute modification de l’état civil ; il faudrait encore, dans la plupart des cas, obtenir un
changement de prénoms71, car ceux-ci sont sexués à 96 pour-cent72. De surcroît, la
suppression de la mention du sexe à l’état civil ne mettrait certainement pas fin aux
traitements médicaux de conformation sexuée pratiqués sur les nouveaux-nés intersexués,
car elle laisserait subsister les sexes pris comme réalités sociologiques. En proposant d’abolir
l’enregistrement du sexe à l’état civil, Monique Wittig se plaçait dans la perspective d’une
lutte de classe politique aboutissant à la disparition du patriarcat73 et liait la destruction de la
catégorie de sexe à celle des sexes eux-mêmes74. L’une ne va pas sans l’autre.
D’autre part, la suppression de la mention du sexe à l’état civil n’apparaît guère compatible
avec la réintroduction progressive du genre dans les normes juridiques, à travers,
notamment, les quotas de sexe obligatoires75. Selon M. B. Moron-Puech, ces mesures
antidiscriminatoires pourraient perdurer, « même après la suppression juridique du sexe » ; cet
auteur prend comme exemple le droit des Etats-Unis qui « peut pratiquer une discrimination
positive fondée sur la couleur de peau des individus ou leur origine ethnique, tout en niant l’existence
des races »76. Toutefois, la multiplication des proportions sexuées contraignantes implique de
pouvoir prouver aisément son sexe ; or, la production d’un acte de naissance est
certainement le moyen de preuve le plus simple. Il faut en effet souligner que les exigences
sexuées ne se limitent plus aujourd’hui au droit électoral77. Le droit économique et le droit
des affaires ont suivi : alors que la désignation des membres du Conseil économique, social et
environnemental par les organisations professionnelles obéit maintenant à un principe de
parité 78, les conseils d’administration ou de surveillance des entreprises du secteur public et
des plus grandes sociétés par actions – à l’exception, notable, des organes collégiaux
statutaires des sociétés par actions simplifiées – seront, à terme, soumis à une proportion
68
ILGA-Europe, Contribution to the Green Paper Less Bureaucracy for citizens, avril 2011, § 5.4.3, p. 34, en
réponse au Livre vert de la Commission européenne Moins de démarches administratives pour les citoyens (14
déc. 2010 – 30 avr. 2011).
69
V. D. Borrillo, Le sexe et le droit : de la logique binaire des genres et la matrice hétérosexuelle de la loi :
Jurisprudence – Rev. critique 2011, p. 263, spéc. p. 273 ; Est-il juste de diviser le genre humain en deux sexes ?
in Equality and Justice, Sexual Orientation and Gender Identity in the XXI Century, Forum, 2011, p. 41, spéc. p.
50 ; M. Xifaras, Le genre, une question de droit – avant-propos : Jurisprudence – Rev. critique 2011, p. 15, spéc.
p. 18 ; N. Rubel, art. préc., p. 283 ; comp. B. Moron-Puech, mémoire préc., nos 125 et s.
70
M. Wittig, La catégorie de sexe, in La pensée straight, Balland, 2001, p. 41, spéc. p. 49.
71
Art. 60 du code civil.
72
N. Rubel, art. préc., p. 282.
73
M. Wittig, On ne naît pas femme, in La pensée straight, op. cit., p. 51, spéc. p. 58.
74
M. Wittig, La catégorie de sexe, art. préc., p. 49.
75
V., sur la réintroduction du genre en droit, D. Lochak, art. préc., p. 55 ; D. Borrillo, Est-il juste de diviser le
genre humain en deux sexes ?, art. préc., p. 48.
76
B. Moron-Puech, mémoire préc., n° 127.
77
Loi n° 2000-493 du 6 juin 2000 ; loi n° 2007-128 du 31 janvier 2007.
78
Art. 7 de la loi organique n° 2010-704 du 28 juin 2010.
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sexuée obligatoire de 40 pour-cent79. Enfin, le droit de la fonction publique vient, à son tour,
d’être touché ; jurys de recrutement et de promotion, nomination aux emplois de direction,
conseils d’administration ou de surveillance des établissements publics administratifs et
diverses instances de la fonction publique obéiront demain à des quotas de sexe de 40 pourcent80. Brochant sur le tout, la Commission européenne a récemment lancé une consultation
publique portant notamment sur la pertinence de dispositions imposant une proportion de
femmes dans les organes d’administration des grandes sociétés européennes81. Rien
n’indique que ce mouvement soit parvenu à son terme. Ainsi, la Commission nationale des
professions libérales, dans une recommandation du 8 mars 2012, invite les organisations
professionnelles libérales à instaurer des quotas de sexe dans la composition de leurs
instances dirigeantes.
2) Doit-on alors, à défaut de supprimer la mention du sexe des registres d’état civil,
introduire, sur tous les documents officiels, une mention d’indétermination ? Les nouveaux
passeports australiens offrent cette possibilité ; l’obtention d’un passeport comportant une
mention d’indétermination est cependant subordonnée, par l’Etat australien, à la production
d’une attestation médicale82. Il ne s’agit nullement de reconnaître un troisième sexe, mais de
permettre aux personnes qui ne s’identifient à aucun des deux sexes de l’indiquer sur leur
passeport83. La proposition de la Section européenne de l’International Gay and Lesbian
Association dans sa réponse à la consultation publique lancée par la Commission européenne
obéit à la même logique ; la faculté de recourir à une mention d’indétermination « ne doit en
aucun cas devenir une catégorie par défaut pour les personnes transidentitaires ou intersexuées »84.
Cette proposition suscite cependant l’hésitation. Elle constitue en effet un premier pas vers
une renaturalisation des sexes, par une épuration des deux « premières » catégories de sexe,
afin de ne laisser dans celles-ci que de « vraies femmes » et de « vraies hommes », comme
l’avait déjà suggéré Mme M.-L. Rassat en 1985 : « Le droit positif peut (et à notre avis doit)
donc admettre dès à présent que la mention du sexe dans l’acte de naissance doit réserver à côté des cas
non ambigus de sexe masculin ou féminin une troisième catégorie dont le nom est à rechercher pour
être aussi neutre que possible mais dans laquelle seront regroupés tous ceux dont le sexe n’est pas
homogène. »85 Sans doute pour parvenir à ce résultat faudrait-il imposer la mention
d’indétermination et non en faire une simple faculté. Toutefois, la catégorie de sexe est une
catégorie totalitaire86 ; elle appelle la contrainte. En matière de sexe, une logique ternaire
n’est pas incompatible avec une logique binaire ; elle est simplement plus répressive.
Un compromis pourrait prendre comme modèle la récente loi argentine du 30 novembre
2011 relative à l’identité de genre. Après avoir consacré le droit de toute personne à la
reconnaissance de son identité de genre, cette loi permet de demander la modification de la
mention du sexe et des prénoms indiqués sur les registres de l’état civil sans qu’il soit
« nécessaire de prouver une opération chirurgicale de réassignation génitale totale ou partielle, une
79
Loi n° 2011-103 du 27 janvier 2011.
Loi n° 2012-347, 12 mars 2012, titre III, chap. I er ; décret n° 2012-601, 30 avril 2012.
81
Commission européenne, Le déséquilibre entre les hommes et les femmes au sein des organes décisionnels des
entreprises dans l’Union européenne, Questions soumises à la consultation publique, mai 2012.
82
V. C. Fortier et L. Brunet, art. préc., p. 65.
83
V. C. Fortier et L. Brunet, art. préc., loc. cit.
84
ILGA-Europe, Contribution to the Green Paper Less Bureaucracy for citizens, avril 2011, § 5.4.3.
85
M.-L. Rassat, art. préc., p. 663.
86
M. Wittig, La catégorie de sexe, art. préc., p. 49.
80
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11
thérapie hormonale ou tout autre traitement psychologique ou médical »87. Le changement d’état
civil est effectué par l’officier d’état civil sans qu’il y ait lieu de saisir une juridiction88.
En conclusion, il est proposé de maintenir la mention du sexe portée sur les actes de
naissance, mais de l’omettre de tous les autres documents publics (carte nationale
d’identité, passeport, etc.) et de supprimer le premier chiffre du numéro d’inscription
au répertoire national d’identification des personnes physiques.
Il est aussi suggéré d’autoriser la modification de la mention du sexe et des prénoms
sur l’acte de naissance par simple déclaration du requérant devant l’officier d’état
civil, à l’instar de ce que prévoit la loi argentine du 30 novembre 2011 relative à
l’identité de genre.
Il est enfin proposé d’interdire pénalement les traitements, hormonaux ou
chirurgicaux, de conformation sexuée, pratiqués sur les enfants intersexués sans le
consentement exprès et personnel de ceux-ci.
87
88
Art. 4, al. 5, de la loi du 30 novembre 2011.
Art. 6 de la loi du 30 novembre 2011.
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