Je ne t`ai encore jamais parlé de Cassandra. Cassandra, c`est la fille

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Je ne t`ai encore jamais parlé de Cassandra. Cassandra, c`est la fille
Je ne t’ai encore jamais parlé de Cassandra.
Cassandra, c’est la fille qui attire les regards sans qu’on sache
pourquoi.
Cassandra, c’est la fille qui accumule les conneries, mais à
qui on pardonnerait l’homicide tellement elle n’est pas pareille.
Cassandra, elle déborde de cette gentillesse porteuse d’attention
et d’empathie.
Cassandra, elle a les mots crus et vulgaires qui salissent sa
bouche de princesse, qui transfèrent son beau sourire sur les
visages autour d’elle.
Cassandra, c’est une de ces personnes qui comptent, parce
qu’elles débarquent à un moment de ta vie où tu n’attends plus
rien de rien ni de personne, comme un souffle nouveau sur une
existence qui s’empoussiérait.
Cassandra, c’est un paradoxe à elle toute seule. La dureté et
la délicatesse. Le haut et le bas, le Yin et le Yang.
Cassandra est à la fois Cassie, et Sandra. L’une te fait rêver,
te fait du bien, projette ton esprit loin dans l’avenir. Un avenir
serein et tout tracé dont les humains ont le secret, avec ses grands
clichés de reproduction de l’espèce et de tanière bien aménagée,
mais qui dans l’inconscient collectif rime malgré tout avec l’idée
de bonheur. L’autre te blesse, te fait du mal parce qu’elle se fait
du mal.
Cassie, Sandra.
Même ses yeux sont différents. Un bleu, un vert. Pas foutus
d’être bêtement bleus comme ceux de tout le monde.
Cassandra, elle a le regard schizophrène.
Le téléphone sonne dans la nuit noire et je décroche.
Toujours ce malaise quand il s’agit de parler dans le
combiné. C’est pire qu’un mail, et surtout pire que de parler
en vrai.
C’est Cassandra au téléphone, dix-sept ans qu’on ne s’était
plus parlé. Dix-sept ans qu’on avait tourné le dos au passé. Et
elle me parle comme si de rien n’était, comme si on ne s’était
jamais quitté. Comme si la veille encore, elle et moi nous étions
retrouvés dans les coulisses du vieux théâtre, avant qu’elle ne
monte sur scène y danser.
Les souvenirs remontent, affluent. Les bons et les mauvais.
Cassie qui me toise de son regard double, qui rit. Cassie qui
comprend les plus paradoxales de mes émotions.
Cassie qui s’écroule sur scène comme si son talent avait
disparu.
Cassie dont je distingue le spectre à travers l’eau du bain…
Cassie dont j’extrais le corps blanc de l’eau rouge.
Cassie aux poignets tailladés qui frissonne et me demande
pardon.
Je sais que je n’ai plus la force ni l’envie de retourner là-bas
avec elle. Certaines âmes-sœurs doivent se tenir à distance l’une
de l’autre pour survivre.
Alors debout dans le noir, face à la fenêtre qui donne sur la
ville endormie, j’avale ma salive et demande à Cassandra de ne
plus jamais me rappeler.
Tu te rends compte, Cassandra ? Tu réalises ce qui est en
train de se passer ? Je serais incapable de compter le nombre
de gens qui passent leur vie à chercher, à attendre de ressentir
le quart de ce qu’on a déjà. Certains d’entre eux se marieront,
passeront toute leur vie ensemble pour ça, pour cette chose
que l’on possède, et qu’ils considèrent comme un trésor.
Ça faisait dix-sept ans. Dix-sept ans qu’on ne s’était pas dit
un mot. Dix-sept ans qu’on avait fui la vérité. Aujourd’hui, tu
réapparais dans ma vie, et je ne sais pas si c’est une bonne
idée… On s’attache trop l’un à l’autre. Tu le sais. Tu es revenue
dans ma vie depuis vingt-quatre heures et déjà, je n’ai plus envie
que tu repartes. Ce n’est pas normal. Ça me fait peur.
Ce qui se passe entre nous, je me fiche du nom que ça porte.
Ça nous possède, ça nous empoisonne. Quoi que ce soit, ça va
nous nuire. Ça va nous détruire. La première fois, ça avait déjà
été le cas...
Alors oublie-moi, Cassandra. Ne te contente pas de tourner
la page. Arrache-la.
Il y a dix-sept ans, nous avions dix-sept ans.
Je suis tombé amoureux comme on tombe à la renverse, d’une
petite conne qui ne se sentait exister qu’une fois en scène. Et moi
dans les coulisses, à tirer les cordages, à orienter les lumières, je
la regardais prendre vie sur les notes de musique, devenir une
forme physique de grâce et de délicatesse.
Il y a des gens avec qui on se lie, sans explication, sans raison.
Parce qu’on sent que c’est comme ça, de cette manière que les
choses doivent être. Certaines routes sont faites pour se croiser.
Moi, j’ai croisé celle de Cassandra.
Je crois que je l’aimais déjà le jour où elle a perdu son talent.
Le jour où elle n’arrivait plus à rien, celui où elle a quitté la scène
en larmes. Oui, nous nous connaissions déjà. Nous nous
connaissions mieux l’un l’autre que nous ne nous connaissions
nous-mêmes. J’ai couru dans le labyrinthe du théâtre pour la
retrouver, pour comprendre, ou du moins essayer.
Quand je l’ai trouvée, que je l’ai attrapée par le bras pour
découvrir son visage, j’ai eu un mouvement de recul.
Cassandra ne pleurait que de son œil bleu.
Les grandes répliques de nos vies tiennent toutes en
quelques mots. Je suis enceinte. Je t’aime. Elle est partie.
E=mc². Tu veux m’épouser ?
Après cette nuit sans sommeil et ce coup de fil à vous remuer
les entrailles, j’aurais préféré que ma femme m’annonce que
E=mc².
E=mc², chérie, tu es sûre ?
J’aurais tourné en rond dans la pièce, mains sur la tête, à
essayer de comprendre la portée de chacun de ces caractères.
Jusqu’au moment ultime où j’aurais fini par admettre que ma vie
ne serait sans doute plus jamais la même.
Mais la réalité revint se fixer aux lèvres de ma femme. Elle
avait dit : « Je suis enceinte ».
Tu es enceinte, chérie, tu es sûre ?
Je tourne en rond dan la pièce, mains sur la tête, à essayer de
comprendre la portée de l’information.
Elle se demande comment on va l’appeler et moi, je me
demande comment la vie d’un homme peut dépendre d’un
morceau de plastique imbibé d’urine.
Et là c’est comme si je m’évadais, comme si mon esprit
quittait mon corps et que je me regardais de loin, dans une
maison de poupée.
Et je me vois père de famille, sage, conforme, mainstream. Je
vois la télé remplacer l’ombre des théâtres de ma jeunesse. Je
vois ma femme qui remplace Cassie. Ma femme sans surprises,
juste belle mais bêtement belle, ma femme normale, ma vie
normale, et dans ma tête résonne encore le coup de fil de la nuit
dernière, ce spectre surgi du passé, Cassandra, celle que j’aimais,
et l’avenir que nous n’avons jamais construit ensemble.
Je pense à cet enfant à naître, à cet enfant à qui je vais devoir
expliquer les torts de l’humanité toute entière, cet enfant que je
vais devoir encourager à tout sacrifier pour rester dans les clous
de la société bien pensante, d’un bout à l’autre, jusqu’à ce que
les derniers clous qui l’entourent soient, comme pour moi,
comme pour toi, comme pour nous tous, les clous du couvercle
de notre cercueil.