Je pourrais tout simplement vous parler de ma vie et de mes

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Je pourrais tout simplement vous parler de ma vie et de mes
Je pourrais tout simplement vous parler de ma vie et de mes aventures, ce que j’ai fait tout
au long de mon existence, cette vie parfois si vide d’émotion, parfois comblée des
souvenirs. Mais comment arriverais-je à résumer le récit de toute ma fortune en quelques
mots?
Comment pourrais-je vous raconter l’histoire de ma naissance et de cette vie apparemment
simple mais qui masque une innombrable quantité de petits détails et des réflexions
soupçonneuses ?
Je suis tout à fait la fille d’un autre temps, perdue dans un pays glacial et étrange. Mon
père, ancien matelot, m’a appris ce langage élégant sur un bateau. De ma mère j’ai pris ce
costume typique que je porte aujourd’hui. J’y suis arrivée en marchant, toute seule, comme
le petit-prince perdu dans le désert, avec mon béret et mon petit parapluie français (un
macaron tout délicieux), cherchant un peu de paix et de tranquillité. Je viens d’un territoire
de l’autre côté de la mer, bouleversé par la tempête de l’histoire, marqué par les époques et
par les pas des hommes.
Je suis peut-être la dernière survivante de cet empire transparent. Je suis arrivée chargée du
poids des souvenirs, traversant le grand désert des roselières sur le dos squameux d’un
iguane qui rampait sur les dunes comme le font les voiles sur Harfleur. Beaucoup se sont
évanouis derrière moi, dans cette mer sans fond, sous cette nuit sans lune, mais je suis ici
avec mes souvenirs et mes tristesses.
Je crois qu’on m’attend dans cette terre lointaine, où un pauvre poète ma dédié l’oceano
nox en me voyant partir sur les flots, le même qu’un jour traversa les montagnes un bouquet
de houx à la main. On m’attend sur cette terre des poètes paumés chargeant son spleen,
assommés par le vacarme de la ville, dédiant leurs vies au vagabondage. Moi aussi je suis
une vagabonde, je suis ce Godot qui ne revient pas, perdu dans sa propre recherche,
trouvant sans le savoir, cherchant sans le voulant. Et je suis ici encore, dans ce pays de
quichottes errants, cherchant quelqu’un à qui raconter mon histoire.
C’est peut-être ici que je trouverai ma patrie, mon Baudelaire égaré, mes croissants
croustillants, mon hexagone natal, mes campagnes à l’aube et mes marins égarés. Bien sûr,
il aura des changements, d’abord les heures, les odeurs, les saveurs, et puis la langue, mais
quelle langue ! Mais qu’est-ce que je ferai sans ma langue dans ce pays étranger ! Où
trouverai-je l’émotion des Caligula, la force d’un Ionesco et les manières de mon Molière ?
Comment je remplirai ce vide qui laissera l’absence de ma parole dans ce pays lointain ? Ce
que Racine, un frère à moi, appelais la tragédie du silence. Être condamné au silence c’est
pire qu’être exilé. La langue c’est ma force intérieure, ce dont j’ai besoin jour à jour. C’est
peut-être cette lune qui se façonne sur la nuit et qui me confond, c’est peut-être le rythme
de cette nostalgie qui m’a fait venir ici vous raconter cette histoire, vous offrir ma patrie.
Vous savez combien des montagnes me séparent de mon pain au chocolat ? Est-ce que vous
avez pensé une seule fois à la possibilité de vous éloigner de votre trésor le plus chéri ? Moi
je porte mon pays dans mon être. Ce sont ces saveurs que j’amène avec moi, sur mes lèvres,
et qui éclipsent ce soleil brulant dans ce désert comme l’ombre qui me fournit ce macaron.
Chaque matin, sur ce désert, je mets ma robe, cette robe que vous voyez, toute écrite, écrite
par les mots de mon pays, dédié à l’amour. Mon pays c’est moi, il est ici, je vous l’apporte
pour que vous en profitez. Vous voyez les mots de chagrin du père Goriot ? Et les
hurlements de joie de notre Meursault ? Est-ce que vous entrevoyez, là, sous ces plis, les
souvenirs perdus de Combray ? Et mon écharpe, vous reconnaissez sur elle l’impertinence
typique de notre Chabrol ?
Je ne viens pas une baguette sous le bras vous remplir des lumières de Paris, je suis ici pour
vous offrir les mots, ces mots que comme de menhirs enchantèrent Sartre sous la forme des
livres quand il était petit. Les mots ce sont mes menhirs, les mêmes d’Obelix, mes étoiles
qui m’éloignent de la nuit lugubre, mon sanctuaire de paix. « La tombe a fermé sa
paupière », disait Victor Hugo, et c’est cette nuit qui nous tombe dessous et nous fait peur.
Alors nous écrivons, nous remplissons le monde de nos histoires et nous croyons nous
appartenir, nous faisons des mots notre foyer.
Mais bon, vous savez, c’est peut-être l’émotion de ce pays étranger qui me fait écrire toutes
ces choses-là. C’est pays où je suis aujourd’hui, où je devrai retrouver les repères encore
méconnus, sur cette terre verte et fertile. Je planterai ici mon macaron et cette jupe rouge
pour qu’ils transfèrent mes expériences, je chercherai dans cette vallée profonde les airs et
la lumière de notre Truffaut. Peut-être rencontrerai-je la vigueur et les certitudes de nos
poètes renouvelés dans les voix de cette langue américaine? Peut-être nos marivaudages
trouveront place entre les mots de Neruda. Sera-t-elle cette aventure un parachutage
heureux sur cette langue méconnue et ces saveurs modérées ?
J’irai sur les chemins laissant les photogrammes de mon écharpe, ces petits morceaux de
vie, ces sons si parfaits, notre Trenet, notre Piaf, pour que leur écho résonne au-delà des
montagnes, pour que leurs voix et leurs grimaces vous restent gravées dans vos cœurs.
Vous penserez n’importe quoi, vous croirez que je suis resté attrapée les yeux fixés sur mes
pensées, perdue comme les ombres de mon pays. Je suis ici et je résiste au temps, je ne
capitule pas face à l’absurde de vos regards. Je vous apporte ma langue et mon secret, parce
avec elle je suis chez moi.

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