épisode un / le texte

Transcription

épisode un / le texte
L’ÉPHÉMÈRE
SAGA
OU COMMENT
J’AI GRANDI
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ÉPISODE
(L’INVENTION DE MOI*, SUPPLÉMENT N°2)
L’Éphémère Saga ou comment j’ai grandi
est une histoire en six épisodes
(écrits chacun en trois jours et en duo),
Inventée entre décembre 2015 et mai 2016,
Résidence Léonard Gille à Vire (14).
Elle s’inspire librement de la vie du quartier,
et raconte une enfance dans les années 80,
entre télévision, lutte des classes, passions déchirantes et conspirations nocturnes…
Épisode 1 (les bases) / Jérémie Fabre et Nathanaël Frérot
Épisode 2 / Jéremie Fabre et Joséphine Serre
Épisode 3 / Jérémie Fabre et Sabine Revillet
Épisode 4 / Jérémie Fabre et Clémence Weill
Épisode 5 / Jérémie Fabre et Cyril Roche
Épisode 6 / Aurianne Abécassis et Jérémie Fabre
Musique originale : Garz
Graphisme et mise en page : Nathanaël Frérot
Univers graphique L’invention de moi : Mélanie Bourgoin
JÉRÉMIE FABRE - NATHANAËL FRÉROT
ÉPISODE 1
O.P.A.Q.U.E
« Tu poursuis ton rêve
Pour qu’un jour nouveau se lève
Sur le monde entier »
(Paroles françaises du générique de
Zora la rousse)
PERSONNAGES Moi, Ma Mère, Mon Père, Le Voisin, Bertrand Boubal,
Le père de Bertrand Boubal, Madame Moutry,
La Dame de l’O.P.A.Q.U.E (Annie Pujol), son mari gendarme,
Zora, Madame Desloges, Madame Adam,
Madame Gauthier, les femmes du quartier, L’Abbé Montagne.
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PREMIER MOMENT. LE TERRAIN VAGUE
Le lundi c’est toujours le prétexte à recommencer.
Ce matin quelques flocons sont tombés, et la mère de Bertrand Boubal l’a déposé avec sa Matra Rancho. Exactement comme la semaine
dernière. (Sauf qu’il ne neigeait pas).
Alors derrière la barrière de grillage vert, on s’est tous attroupés,
certains criaient « Ber-trand-Ber-trand » en secouant les grilles.
Le genre d’excitation générale qui force la maîtresse à frapper vigoureusement dans ses mains et à écourter la récré.
Bertrand, il a comme qualité principale de super bien jouer au foot,
et de compenser ses erreurs en dictée par une élégance vestimentaire qui dépasse tout ce que je pourrai jamais envisager. Il est
entré dans l’école avec son petit blouson bleu électrique, caressant
le goudron du bout de ses Pumps à scratch (on eût dit qu’il volait).
La mère à Bertrand, elle, elle ressemble à Jennifer, la femme dans
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L’Amour du Risque (Les Justiciers milliardaires). Je suis certain que
les parents de Bertrand sont milliardaires, mais j’ai pas encore vu
ce qu’ils faisaient pour la justice. Leur amour du risque lui, doit se
manifester via la conduite d’un véhicule tout-terrain.
Le lundi c’est toujours le prétexte à recommencer. Et donc le lundi
entre 16h30 et la tombée de la nuit, je fais du bicross au terrain
vague.
L’école est finie. Je m’attarde sur le chemin du retour. Je fais du
bicross. Je regarde les gens. Je refais un tour en vélo. Je dévale le
tas de terre brune qui est en face de l’immeuble, comme dans GOLDORAK, je suis le Prince Atarus pilotant son merveilleux robot de
lumière et d’acier, le chevalier des temps nouveaux qui se bat pour
l’humanité.
Papa trafique la Renault 9, garée devant chez nous.
MOI
Dis Ppa je peux avoir 10 frs steup ?
Il me sourit. Cherche dans sa poche et me tend un billet de 20 frs.
MON PÈRE
Et tu me ramèneras un paquet de cigarettes.
Papa il me demande pas pourquoi je veux dix francs, il sait. Pour
acheter des pétards au bureau de tabac. J’aime pas qu’il me demande d’acheter des clopes, j’aime bien rendre service hein, mais
j’ai toujours peur que le buraliste pense que c’est pour moi, qu’il refuse de me les vendre, que j’échoue dans ma mission, que je déçoive
mon père.
En plus ça serait super injuste, je fume pas moi !
Donc, je vais acheter cigarettes et pétards.
En revenant au terrain vague, je fais un détour. Là-bas, tout au bout,
derrière la rivière, il y a le Camp des Nomades. Je vais regarder. Les
dames qui étendent du linge, les enfants de mon âge qui jouent
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comme moi, les jeunes hommes qui briquent leurs BMW.
Ces voitures, ces caravanes bizarres, la rivière, c’est comme un
Monde Englouti, comme une Cité d’Or. Nous aussi nous aurons
notre Grand Cataclysme, et nous devrons tout recommencer.
Je trouve un vieux pot d’échappement. Je fais péter un pétard
dedans. Oh merde. Ça envoie une tache noire sur un mur. La tache
part pas. Est-ce que je vais me faire disputer ? Je pédale à nouveau.
Parfois je balance le biclou et je cours le plus loin possible, je
m’essouffle au maximum, je laisse le vent froid s’infiltrer dans mes
pupilles, puis je m’écroule dans l’herbe et j’essaie de trouver des
poussières d’étoiles. Je sais que les étoiles filantes sont en fait des
morceaux de météorites qui s’écrasent sur la Terre, il y en a des centaines de millions. Nous MARCHONS sur les étoiles.
Oh non. Pas lui.
Pas le voisin, pas ce voisin. Il arpente toujours lentement le quartier
avec un petit filet à provisions vert. Il ressemble à un mélange du
voisin d’Achille Talon et du Capitaine dans La Croisière s’amuse. Il
habite la Tour B.
LE VOISIN
C’est toi qui a mis des croûtes de fromage dans ma boîte aux
lettres ?
MOI
Non monsieur.
Il m’engueule.
LE VOISIN
Te moque pas de moi, je sais très bien que c’est toi !
Mais comment il sait puisque c’est pas moi ? Ou alors c’est moi ?
Mais non. Je sais bien que c’est Julien Saviol et son cousin Sébastien qui ont fait le coup, mais je ne dis rien. Je ne suis pas une
balance.
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LE VOISIN
Et que je t’y reprenne pas !
Bah non y a pas de risque.
Une nuit d’encre que quelques réverbères paresseux peinent à
percer noircit le quartier. Je songe à rentrer à la maison. En haut de
la tour A.
J’arrive devant mon hall. Gare mon vélo, monte quatre à quatre les
escaliers (« en-fant fuis, les mondezengloutis »).
DEUXIÈME MOMENT. ZORA LA ROUSSE
17H30, la faim me tiraille, je ne rêve que de m’enfiler des dizaines de
PIM’S en buvant de la grenadine, affalé sur le canapé.
J’arrive à temps pour le début de Zora la Rousse. J’adore cette série.
C’est l’histoire d’une petite fille qui est la cheffe d’une bande d’enfants-orphelins qui vagabondent. Ils rencontrent et combattent l’injustice, le mensonge, la bêtise crasse de quelques paysans reculés,
des trucs comme ça. J’ai des parents mais je m’identifie vachement
à cette bande d’orphelins. Zora la Rousse son matelas est fait de
mousse. C’est beau n’empêche. La LIBERTÉ.
J’ouvre un second paquet de Pim’S.
Je suis comme Zora. À fond pour la liberté. Pourtant j’ai peur. Je
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sens que je suis complètement épris de Zora la Rousse. Un amour
incandescent. Voudrait-elle de moi, ou bien considère t-elle l’amour
comme une aliénation bourgeoise, comme son mode de vie semblerait l’indiquer ? Ça m’inquiète un peu.
Et puis il y a la différence d’âge. Zora est un peu plus âgée que moi.
Elle a peut-être déjà connu le grand frisson, comme le regard concupiscent des bouseux sur sa poitrine naissante le laisserait présager.
Ceci dit, une aventure avec un garçon plus jeune, ça, c’est pas bourgeois, ça jouerait en ma faveur.
Ohlala, changement de décor. Zora et sa bande viennent de résoudre le problème et de laver l’honneur d’un paysan accusé à tort
de vol par un riche propriétaire, et voilà que débute Ricky ou la belle
vie. Mon autre série préférée.
Ricky est blond, américain, sa mère est morte et son papa l’élève
seul (Heureusement pour Ricky, son papa est très riche – sa mère
est morte, mais, comme dit le titre, il a la belle vie : il a des bornes
d’arcade, des flippers, des babyfoots dans son salon). Je suis jaloux.
Il me fascine. Il a dans sa maison un train électrique très grand, il
monte dessus pour aller dans sa chambre. Le mec il a mon âge mais
putain, tu te rends compte, il se balade en train chez lui.
(Je me promets que quand je serai grand je me baladerai en train
chez moi. Peut-être j’irai superviser Zora, épouse aimante, préparant
un bon repas, tandis que la nuit tombera sur une éprouvante journée au bureau. J’ai hâte.)
La porte s’ouvre. J’entends le cliquetis, je sens le métal froid des
boucles d’oreilles triangulaires et dorées de ma mère sur ma joue.
Elle m’embrasse.
MA MÈRE Oh mon chéri, ça va ? Tu as passé une bonne journée ? Ça a été
l’école ? Qu’est-ce que t’as fait ?
MOI
Salut Mmman !
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Je réponds que oui et je me lance dans un flot d’explications que ma
mère n’écoute pas.
MA MÈRE Je t’écoute, hein, une seconde, je me mets à l’aise !
MOI Ma mère pose son gros sac à main au milieu du salon, son long
manteau n’importe où, et disparaît.
…et on a appris le Moyen-âge et les châteaux forts et le maître a dit
que… MA MÈRE
Tu as vu ton père ?
MOI
…et tu sais, le père de Ricky ou la belle vie il a eu 2 places pour le
match des GIANTS… Ma mère ne m’écoute pas. Elle écrase des légumes moches et mous
pour en extraire le jus, qu’elle avale d’un trait. Pour son régime elle
dit.
Là, le téléphone sonne. Ma mère se précipite pour le décrocher en
disant « merde, merde, merde » on sait pas pourquoi.
J’éteins la télé parce que j’ai le droit de regarder que deux séries, et
je veux prouver à maman que je suis super responsable, autonome.
Ma mère parle très fort au téléphone, elle pense que plus la personne est loin plus il faut parler fort pour couvrir la distance qui les
sépare. Je pense que la distance entre la bouche de ma mère et le
combiné ne change jamais, mais me croira t-elle ? Je suis un peu
jeune.
Elle parle avec la voisine.
MA MÈRE Ils doivent détruire quoi ? LA TOUR L ?!?
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MOI
Puis elle s’exclame des « Ah ? Oh ! Non ! Pas possible ! »
Qu’est ce que c’est que cette tourelle qu’il faut détruire ? La Tourelle d’un château fort ? Un château fort dans le quartier ? Aussitôt
j’envisage un donjon, un pont levis, une herse, des gardes, de l’huile
bouillante, des latrines puantes, le Chevalier Noir, des lions affamés, et le Roi Richard. Me précipitant furibard sur mes Playmobil,
je laisse échapper un petit jet de bave, j’attrape mon épée du Mont
Saint Michel, et m’apprête à pourfendre tout ce qui pourra se trouver
sur mon passage.
Ma mère raccroche, enfile un vieux blouson de mon père, et s’engouffre dans les escaliers qu’elle descend comme une dératée, laissant entrouverte la porte et allumée la lumière de l’entrée (C’est le
signe qu’elle n’est pas partie loin et qu’elle ne tardera pas à remonter).
Je suis seul.
J’erre dans l’appartement vide.
Il fait bon, même si ça sent les carottes. Je souffle sur les carreaux de
la fenêtre et dessine des trucs dans la buée.
J’aperçois en bas, sur le parking, ma mère qui rejoint mon père.
Leurs bras fouettent la nuit dans le halo du réverbère, de la vapeur
s’échappe de leurs bouches bavardes. Ils sont en grande discussion avec le père de Samuel Roger, autour de la Renault 9 en partie
désossée par papa. (Le père de Samuel Roger est chauffeur de bus et
le week-end il porte des pantalons zoulous comme ceux de Johnny
Clegg. Samuel Roger doit être fier que son papa soit autant impliqué
dans la lutte contre l’Apartheid.)
Je lève les yeux. Je quitte un instant la contemplation de leurs trois
silhouettes mi burlesques / mi effrayantes, pour porter mon attention vers l’horizon.
Elle se dresse devant moi, fendant le brouillard légendaire du bocage. La TOURELLE. Celle qu’il faudra détruire. La prendre d’assaut,
l’envahir. La brûler, la saccager, la réduire en cendres. Que l’herbe
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n’y repousse jamais une fois les ruines dégagées.
Aux balcons pendent des pères Noël de chiffon, dont on ne sait s’ils
entrent ou sortent de l’immeuble. Au dessus de l’un d’eux, au travers
d’une fenêtre d’où s’échappe une lumière jaunâtre, je crois deviner
un rideau qui s’agite. Des yeux brillants qui percent les carreaux.
Quelqu’un m’observe. Quelle princesse emprisonnée dans ce donjon en voie de démolition m’implore du regard ? Et si. Et si c’était
elle ? Zora la rousse, dans son cachot sur son lit fait de mousse, me
suppliant du regard ? Il faudra en avoir le cœur net.
Mon père arrive dans la salle et je sens sa grosse main et sa petite
bouche se poser sur ma tête. Il allume une cigarette.
MON PÈRE Quel merdier !
MOI
Il dit, en désignant la tour L de son index vengeur.
MON PÈRE J’ai toujours pensé qu’il fallait se méfier de ces fumiers de
l’OPAQUE. Tu veux un Gini ? MOI
Il me dit.
Mes parents aiment prendre l’apéritif avec moi. Eux une bière, moi
un Gini. Mon père allume la télé et c’est les informations. J’ai toujours pas dîné à 20H. Il doit se passer des choses graves.
Je joue avec mes petites voitures sur le tapis de la salle. Les motifs
du tapis font comme des routes et les voitures font des courses
endiablées. Le présentateur du journal dit qu’on a retrouvé la trace
de CARLOS. « Ce fumier » précise mon père. « Bah quoi ? » dit ma
mère. « C’est bien de se battre pour des causes, de s’engager non ? Il
a pas tort Carlos ! »
Mon père dit que les politiciens sont des fumiers, les terroristes
aussi, alors les terroristes politiciens je te dis pas.
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Ma mère répond pas mais je sens qu’elle est pas d’accord.
Moi, je me demande pourquoi mon père traite Carlos de fumier et
de terroriste. Je le trouve plutôt sympa moi Carlos, avec ses chemises hawaïennes, son air débonnaire et ses chansons rigolotes,
comme « Big Bisou » ou encore « Tirelipinpon sur le Chihuahua ».
Ça aussi il me faudra le tirer au clair.
TROISIÈME MOMENT. OASIS, OASIS, OH !
Je gardais en mémoire les événements de la veille.
Papa avait parlé de ces « fumiers de l’OPAQUE » et il était parti
furieux.
(L’OPAQUE, pour moi, c’était tout sauf obscur, au contraire de ce
que ça pouvait laisser sous-entendre, oui, AU CONTRAIRE.)
C’était un consortium de tout ce que la planète pouvait contenir de
méchants et d’ambitieux vénaux et calculateurs. J’avais compris que
notre quotidien dépendait de leur bon vouloir, et que c’était PIRE
encore pour les résidents de la Tourelle, cette population joyeuse et
bigarrée qui éveillait la même immédiate sympathie qu’une bande
sonore de rires enregistrés.
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L’OPAQUE avait décidé de DÉTRUIRE la Tourelle, qui soi-disant
penchait sur le côté, et représentait un danger pour le quartier, alors
il fallait l’évacuer et reloger ses habitants. Seulement tout le monde
ne l’entendait pas de la sorte. Certains même n’étaient pas loin de
penser qu’il pouvait y avoir une raison secrète derrière la décision
de démolition. Une raison qui probablement impliquait magouilles
et ententes entre puissants.
J’échafaudai des scénarios rocambolesques où Colombo lui-même
se perdrait, tandis que se succédaient classe, récréation, cantine,
classe et récré, totalement insensible au sort d’Alexandra Reydelet,
évacuée par les pompiers après avoir été heurtée par un ballon
shooté par ce diable de Joris Girard.
Après l’école, j’allais faire les courses au COOP avec maman. Ça
faisait une promenade. C’était animé !
Maman discutait avec Mme Moutry, la patronne, s’insurgeant contre
cet inacceptable projet de démolition, qui ne la concernait pas
directement, mais qui menaçait plusieurs de ses amies, ce qui était
suffisant pour qu’elle se sente impliquée.
Tandis que je lisais tout ce que l’on pouvait lire au dos des paquets
de SMACKS, les deux femmes parlaient de boycott, de grève du
loyer, d’occupation de l’OPAQUE.
Au moment de régler, quelque chose d’inhabituel s’échangea entre
elles, ce qui attira particulièrement mon attention :
MADAME MOUTRY
Je me permets de vous signaler cette promotion sur les bouteilles
d’OASIS.
MA MÈRE
Ah oui ?
Fit ma mère, faussement étonnée.
MADAME MOUTRY
Ça peut vous intéresser ? 15
Poursuivit la patronne du COOP, avec un clignement d’œil que je
n’hésitai pas à interpréter comme un véritable clin d’œil.
Elle nous entraîna dans sa réserve par une minuscule porte dérobée,
et nous remit deux paquets de six bouteilles d’OASIS.
Jamais maman n’avait acheté d’OASIS, et l’opération eût pu paraître
étonnante en même temps qu’inoffensive. Pourtant, je compris qu’il
s’agissait d’un code, car naturellement l’OASIS était la boisson de
Carlos, qui jamais ne ménageait ses efforts pour en vanter les mérites dans une célèbre publicité, reprenant la mélodie de l’une de ses
chansons.
Alors Carlos le terroriste-chanteur, le défenseur des justes causes
qui nous faisait des Big Bisous, l’Ennemi Numéro Un planqué au
Soudan, élevé par ma mère au rang de Justicier, était également le
chef d’une coalition contre les oppresseurs des petites gens, contre
ces fumiers de l’OPAQUE ; et ma mère ainsi que ses voisines en
étaient les bras armés autant que les postes avancés. La résistance
s’organisait, je voulais EN ÊTRE.
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QUATRIÈME MOMENT. L’ASSAUT DE LA
TOURELLE
Après ce passage au COOP, la soirée du mardi se déroula norma-
lement. On me coucha juste après le Bébête Show, que mon père
qualifia une nouvelle fois de grosse merde de droite.
Dans mon lit j’avais beau lire et relire le 43ème épisode de L’Histoire
selon Dingo – celui sur Don Quichotte, que Picsou Magazine avait
brillamment intitulé Dingo Quichotte – je ne parvenais pas à trouver
le sommeil.
Au contraire.
AU CONTRAIRE. Je tournais dans mon lit. Me relevais, me recouchais, allais à la fenêtre et épiais le quartier, caché derrière mes voilages brodés de dalmatiens blancs. J’attendais inquiet la manifestation d’une présence humaine, là-bas, dans la Tourelle. Dans la Tour L.
Dans le F4 endormi, seul le tic tac de la pendule du four électrique
rompait le silence. 23h34. J’en étais cette fois absolument certain :
quelqu’un, de l’autre côté, me faisait un SIGNE, m’envoyait des
SIGNAUX LUMINEUX, afin d’attirer mon attention. S’allume. S’éteint. Se rallume. S’éteint. Puis une pause. Puis se
rallume. Et ça recommence. Comme ça pendant au moins quatre
INTERMINABLES minutes.
C’était un appel. Je devais m’y rendre. Malgré la neige. Je n’avais
même pas de doudoune, elle était au pressing, à cause d’une tâche
d’huile que Matthieu Dulin y avait faite à la cantine. Pas de moon-
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boots non plus. Je n’allais quand même pas sortir avec mes chaussons Supercopter.
Une idée : et si j’utilisais mon déguisement de vulcanologue ?
(Celui que maman m’avait fabriqué pour le carnaval, parce que
j’avais lu un OKAPI sur Haroun Tazieff, l’explorateur qui avait découvert un véritable lac de magma, et tout un tas de volcans hyper
brûlants, le Kituro ou le Nyiaragongo. Je ne comprenais rien à ces
noms exotiques, mais je trouvais ça génial.)
Certain que QUELQUE CHOSE D’UNIQUE m’attendait de l’autre
côté du terrain vague, j’enfilai ma combi en alu, quittai le logis familial, et enfourchai mon bicross, dans la nuit et la neige, direction la
Tourelle.
Mon déguisement n’était pas aussi chaud que j’avais pu le penser.
En même temps, si j’avais réfléchi une minute, j’aurais évidemment
percuté qu’une combinaison faite pour supporter des chaleurs
abominables était forcément enduite d’un produit réfrigérant, c’est à
dire, exactement l’inverse de ce dont j’avais besoin.
Là-dessus maman avait bien fait les choses. Contrairement au
casque dont l’ouverture était vraiment minuscule, on y voyait que
dalle.
Mais bon maintenant, j’y étais, vaille que vaille, il fallait avancer.
Je longeais le silence de la nuit et les voitures enchâssées dans leurs
places de parking: Renault 11, Citroën Visa, Ford Escort, Fiat Uno, et
autres Opel Kadett – laquelle avait été élue voiture de l’année 85.
Au terrain vague, j’attaquai la montée de terre brune, frigorifié, puis
je dévalai le versant nord.
Parvenu au bas de la butte, à côté de la Tour, je garai mon bicloune
tel Jolly Jumper devant le saloon.
Je scrutais le bâtiment pour comprendre quel défaut ou quel
problème technique avait pu décider les architectes-fumiers de
l’OPAQUE à en intenter la démolition. Non, vraiment, je ne voyais
pas.
J’étais maintenant au pied du mur, avec pour seule arme une sonde
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volcanologique en carton et en pots de yaourts évidés.
La porte de l’immeuble s’entrouvrit, et une dame en manteau de
fourrure y pénétra à pas feutrés, accompagnée d’un sbire qui ressemblait fortement au Capitaine des Gendarmes.
Qui était cette femme qui glissait d’une main ferme des enveloppes
kraft dans les boîtes de la Tour L ?
Et qu’y glissait-elle, d’ailleurs ? Les instructions d’une mission secrète ? Une communication importante des témoins de Jehova, des
lettres de menaces du Corbeau, composées avec des caractères de
journaux découpés, comme dans l’affaire du Petit Grégory ?
Son visage, doux et éthéré, lui conférait une allure délicate, intelligente mais espiègle. Elle ressemblait à s’y méprendre à Annie
Pujol (La dame de la Roue de la Fortune) ; pourtant quelque chose
d’agressif et d’implacable émanait d’elle, et ÇA, ça me faisait frémir.
Je me penchais vers la porte transparente, tentant de comprendre
ce qui se tramait à l’intérieur. Je ne pouvais que percevoir des
bribes de paroles chuchotées : « Passe m’en une autre » « Salauds de
pauvres » « Ils vont payer pour leur crasse ».
La femme remplissait chaque boîte avec la volupté d’Annie Pujol
retournant les lettres allumées.
Je les espionnais, tapi dans un buisson en priant pour que la pleine
lune ne fasse pas trop étinceler mon déguisement ( je pourrais être
repéré). Je songeais que cette histoire d’OPAQUE devenait de plus
en plus OBSCURE.
Annie Pujol et le capitaine des gendarmes évacuèrent l’immeuble,
ayant visiblement achevé leur nocturne forfait.
Profitant de l’entrebâillement opportun de la porte d’entrée qui
tardait à se refermer, j’entrais dans le hall à leur suite pour débuter
l’exploration. Chouettos.
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Elle m’attendait sur le palier. Sa figure, légèrement couperosée par le
froid, brillait dans l’obscurité. Sa chemise de nuit Mickey et Minnie
lui arrivait aux genoux. Elle m’attendait, dans sa main une lampe de
poche verte à larges piles carrées.
C’était bien elle.
C’était ZORA. Eternelle et revancharde ZORA.
Elle m’invita à entrer. Nous traversâmes un couloir, la salle, un
second couloir, puis nous faufilâmes jusqu’à sa chambre. Son lit était
bel et bien fait de mousse.
J’oubliais un instant le froid du trajet, le costume inadapté, les enveloppes flippantes d’Annie Pujol. Il était là ce volcan que je devais
affronter ; ce lac de lave en fusion, c’était elle.
Elle ouvrait la bouche, mais les sons qu’elle formait ne me parvenaient pas, c’était comme si elle dansait avec ses lèvres, et m’invitait
à danser avec elles.
Elle me raconta tout. Comment elle m’observait depuis sa fenêtre.
Comment elle avait appris pour la démolition. Qu’elle avait pleuré
avec sa mère en lisant la lettre de l’OPAQUE. Que je devais les aider,
que j’étais leur seul recours.
MOI Mais Zora, lui dis-je (elle s’appelait VRAIMENT Zora), tu vis donc
seule avec ta mère ?
ZORA Oui. J’ai un père, mais il n’habite pas avec nous. C’est quelqu’un de
SPÉCIAL. Je peux te dire qui c’est, si tu jures de ne pas le répéter.
Je jurais. Elle aurait pu me demander de brûler ma collection de
Picsou, de vendre mon bicross, n’importe quoi, j’aurai juré. Pour
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les genoux de Zora. Pour sa chemise de nuit. Pour la LIBERTÉ, et
m’étendre, une seconde, sur un matelas de mousse. Je jurais de ne
pas répéter.
ZORA
Mon père est un NOMADE. C’est le chef du Camp des Nomades.
Bientôt il viendra me chercher, et nous irons en caravane, parcourir
l’Europe.
Par la fenêtre le flash d’une étoile filante. D’habitude il n’y en a jamais en hiver, alors, persuadé que c’était un signe du destin, je fis un
vœux, moi qui n’étais pas superstitieux.
J’aurais voulu que ce moment durât mille ans. Mille années-lumière.
Que nous fûmes deux poussières de météorites franchissant de
concert la stratosphère. J’aurais VOULU.
ZORA
Si tu veux, viens samedi à la messe de Noël, mon père et ses amis
joueront de la guitare pour les orphelins de l’Arménie.
(J’imaginais cette fille, dans une petite robe rouge, dansant autour
d’un brasero au son des guitares Gypsi, d’un djobi djoba endiablé.
Et son père, grand type aux cheveux noirs, avec des santiags et une
Renault Fuego. Cette vision m’emplit de peine, nan, la pauvre, c’était
quand même pas jojo).
MOI
D’accord.
(Je ne pus rien articuler de plus.)
Elle me poussa dans l’entrée et déposa un baiser sur mon casque.
Une fois de plus je maudis maman d’avoir pratiqué cette ouverture
minuscule parce que je sortis ma langue mais elle buta sur le tissu
argenté à l’intérieur de mon casque.
Envahi d’un bonheur inouï dont je ne soupçonnais pas l’existence, je
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rentrai, traversai le terrain aussi vite que possible, m’allongeai dans
mon lit pas de mousse, et m’endormis du sommeil du juste.
Vivement Noël. Vivement.
CINQUIÈME MOMENT. OPÉRATION « DÉCO
DE NOËL »
Un bruit tonitruant me réveille. Ma mère est entrée dans ma
chambre en défonçant la porte, et serre fort mes épaules.
MA MÈRE
Mon chéri réveille-toi, je dois t’emmener avec moi, je t’ai préparé ton
bol de Nesquick et des Smaks, file les avaler ! MOI
Mais c’est mercredi, j’ai pas école !
(Je rétorque comme si je disais une phrase que la postérité retiendrait.)
MA MÈRE
Justement ! Je t’expliquerai.
Elle est très agitée. Elle ne remarque même pas que je suis encore
vêtu de mon costume de vulcanologue. (Ou bien elle pense à des
choses trop importantes pour s’en émouvoir.)
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J’avale mon petit déjeuner et nous sortons.
Le jour se lève à peine. Les voisins sportifs qui ne perdent pas une
occasion de pratiquer le stretching sur le parking – appliquant en
cela les doctes préceptes de Véronique et Davina – ne sont même
pas encore dehors.
MOI
Mais maman j’ai entrainement de FOOT (dis-je, en réprimant un
sanglot puéril)
MA MÈRE
Tu y seras. Maintenant, marche.
Je suis très troublé par le comportement de ma mère.
Nous marchons.
Le square face à la tour D est le théâtre de manoeuvres saugrenues :
Madame Moutry, la vendeuse du COOP, est dissimulée sous un
châle bariolé de bohémienne d’opérette. Un enfant que je ne connais
pas et un singe déluré s’agitent autour d’elle. (On se croirait dans un
épisode de Remy sans famille, je regrette de ne pas avoir emporté
mon pipeau, quoiqu’avec mon déguisement de volcanologue ça
n’aurait pas été très RÉALISTE.)
Madame Moutry dirige l’opération « décorations de Noël ».
Comme chaque année, des dizaines de femmes du quartier s’affairent autour des tilleuls de l’allée, munies de guirlandes, d’étoiles, et
d’angelots joufflus en plâtre.
MME MOUTRY
Plus haut la guirlande Mme Desloges ! Plus de boules, plus de
boules Mme Adam !
S’écrit Mme Moutry en faisant un petit porte-voix avec ses mains.
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MME MOUTRY Oui oui, très bien l’ÉTOILE ROUGE Mme Gauthier ! Madame Moutry et ma mère s’échangent un long regard muet,
lourd d’un sens... que je ne perçois pas.
L’opération « déco de Noël » est un classique de la vie du quartier,
mais cette fois quelque chose me paraît légèrement décalé : imitant
leur guide, les femmes décoratrices se sont bizarrement habillées,
comme dissimulant leurs identités sous des amas de guenilles dépareillées, rideaux, voilages, ponchos d’un autre âge.
Mme Moutry ouvre sa glacière-bleue-que-tout-le-monde-a-la-même,
pose aveuglément sa main sur une bouteille d’Oasis… quand une
bourrasque d’un vent glacé se lève et fige son mouvement.
Ma mère tourne alors la tête vers la provenance du vent, et d’un
geste fulgurant m’attrape par la sonde volcanologique, nous entraîne tout deux derrière un arbre, haletante, entravant mes mouvements d’une main, dissimulant ma bouche de l’autre. Je comprends
qu’il y a un danger. Je ne BOUGE PAS.
La silhouette glaçante d’une femme qu’on aurait dit poussée par la
bourrasque s’invite alors dans la scène, s’approchant à pas décidés
du long corps dru et enguenillé de Madame Moutry.
La femme me tourne longuement le dos, invectivant son interlocutrice, semblant lui reprocher pêle-mêle la disparition de l’Atlantide,
l’éruption de Pompeï, et la défaite de Giscard. Seuls son manteau
de peau fourrée et son attitude à la fois gracieuse et agressive me
rappellent précisément quelque chose… ou quelqu’un… mais QUOI ?
Mais QUI ?
La silhouette glacée se retourne pour se livrer à une inspection
minutieuse des décorations.
Je suis stupéfait : je la reconnais. C’est la femme pulpeuse et mystérieuse aperçue cette nuit dans le hall de la Tourelle. Celle qui
ressemble comme deux gouttes d’eau à Annie Pujol de la Roue de
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la Fortune et qui était escortée par le Capitaine des Gendarmes.
Sauf que là, elle ne tourne pas lascivement des carreaux de plastique
représentant les lettres d’une expression de la langue française,
NON ! Elle inspecte dédaigneusement une guirlande, flanque une
gifle à Mme Déloges qui venait de la poser, puis la redresse un peu
(la guirlande), dévisageant sa victime d’un air de souverain mépris.
Puis, parachevant son œuvre destructrice, elle arrache et piétine
l’étoile rouge que Mme Gauthier venait de poser en haut du plus
HAUT des tilleuls, tourne les talons, et poursuit sa route, dans notre
direction.
(Heureusement le tronc de l’arbre est suffisamment large pour
nous cacher, tandis que nous tournons autour à mesure que la peau
fourrée se rapproche). Annie disparaît à l’angle du bâtiment C, et
l’atmosphère se détend subitement.
Mme Moutry du COOP ôte alors son châle de bohémienne, ce qui
donne le signal du relâchement général. Les femmes retirent leurs
guenilles, découvrant des silhouettes sculpturales d’amazones des
temps modernes : avec les moyens du bord, bas de jogging, leggings, coupe-vents E. Leclerc, sweats La Pétanque Viroise et autres
habits étincelants, elles se sont toutes confectionné une panoplie de
guérilleros du bocage. C’est très réussi, très impressionnant.
MOI Maman, qui est cette dame qui ressemble à Annie Pujol ?
MA MÈRE
Cette dame, mon fils, c’est la dame de l’OPAQUE. C’est la lie de
l’humanité, le cerbère de la propriété, et son mari est gendarme, il
appartient à la milice du Capital. Quand viendra le Grand Soir, ces
deux-là seront parmi les premiers à être écartelés sur le boulodrome
derrière le bâtiment B.
Et toute l’assemblée d’amazones d’acquiescer aux propos de ma
mère, le regard perçant et pénétré tourné vers le lointain.
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MME MOUTRY Carlos sera fier de nous ! Ne lambinons pas !
S’écrie Madame Moutry, servant à chacune des combattantes un
verre d’Oasis qu’elles avalent d’un trait ; puis, le gobelet dissimulé
dans une poche, sans un mot nous prenons le chemin de la Tour L.
(Je commence à être un peu vexé que personne ne remarque que
j’ai mon costume de vulcanologue.)
Nous marchons en longeant la Nationale. À notre droite le terrain
vague, devant nous la chapelle Ste Thérèse, que l’Abbé Montagne
en haut d’un escabeau est en train de faire briller de mille feux
en prévision de la messe de minuit, tout en sifflotant un medley à
mi-chemin entre Maréchal nous voilà et Thierry La Fronde. Toutes
passent en lui faisant qui un signe, qui un sourire.
L’ABBÉ MONTAGNE Oh un petit vulcanologue !
S’exclame joyeusement l’Abbé dans ma direction. (Ah bah quand
même.)
Nous nous retrouvons dans les entrailles de la tour L, au sous-sol,
dans la CHAUFFERIE. (Où paraît-il un type est mort il y a longtemps.) Mon père est déjà là, à quatre pattes sur la terre battue. Il a
emprunté mon double décimètre Tortues Ninja et mon rapporteur,
et s’affaire le long des murs, dans les angles, mesurant probablement l’affaissement de la Tour avec une concentration que je ne lui
ai jamais connue.
Ma mère prend la parole, juchée sur une cuve à fuel.
MA MÈRE Annie Pujol et l’OPAQUE nous rackettent !
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Ohlala, ma mère a fait un TRÈS TRÈS beau discours. Tout le monde
pleurait presque et se serrait dans les bras. J’ai pas tout écouté bien
parce que je trépignais un peu de sentir l’heure de l’entraînement
de foot arriver, et je pouvais décemment pas y aller avec ce déguisement, fallait que je repasse faire mon sac.
Une habitante de la tour brandit une enveloppe, que je reconnais
immédiatement. C’était une de celles qu’Annie Pujol de l’OPAQUE
avait glissées cette nuit dans les boîtes aux lettres.
J’appris qu’elles contenaient chacune 200 FRANCS en liquide. Mais
pourquoi ? Quel SILENCE achetait-on ?
Un voisin qui travaillait dans le bâtiment expliqua que l’OPAQUE
corrompue et quelques promoteurs véreux s’étaient engraissés, que
les matériaux de la tour ne correspondaient pas aux devis, que à
cause de ça elle était pas solide, et que les 200 balles c’étaient pour
que les habitants se taisent, ne disent pas qu’il y avait eu des commissions occultes et des malversations, qu’on allait voir ce qu’on
allait voir.
Quelqu’un proposa une action d’éclat qu’on déciderait plus tard
laquelle (mais D’ÉCLAT hein), à initier lors de la prochaine collecte
des loyers. Tout le monde vota à main levée (Sauf mon père, qui
lisait dans un coin.)
La proposition fût retenue : ça allait CASTAGNER sévère.
En face de moi, la petite Emilie Duchêne, 4 ans, suçait son pouce,
et je me fis la réflexion que nous étions les seuls enfants parmi
cette bande d’adultes. J’avais beau chercher Zora du regard, je ne la
voyais pas, et ça me rendait un peu mélancolique.
Je partis pour l’entraînement de foot, ressassant mes pensées et
rongeant mes ongles.
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SIXIÈME MOMENT. MOMENT DÉCHIRANT
Je suis rentré chez moi, aux aguets.
La peur de croiser Annie Pujol de l’OPAQUE me tétanisait et je
rasais les murs.
Je parvins à la maison sans encombre, où je pus troquer mon costume de vulcanologue pour mon équipement de football.
Je pédalai en direction du stade, comme un cheval fou, ivre d’imaginer les faramineuses actions de foot que je réaliserai bientôt.
Oui. On allait voir ce qu’on allait voir. Ça serait moi le meilleur
avant-centre de l’équipe, et certainement pas Bertrand Boubal qui
serait relégué sur le banc des remplaçants, ou à un autre poste,
puisque bon, il était quand même SUPER FORT.
De toute façon, son père qui ressemble à Bernard Tapie et qui est
chef d’une PME florissante de stores électriques sponsorise le club,
alors d’ici à ce que Bertrand Boubal loupe un match, il faudrait
vraiment le bloquer sous les décombres d’un stade ravagé par un
tremblement de terre, quelque part en Arménie.
Une grande agitation troublait les abords du stade : un attroupement d’adultes et d’enfants bloquait La Matra Rancho de Monsieur
Boubal. Bernard Tapie stoppa le moteur et éloigna la foule de façon
à dégager la portière arrière.
Il l’ouvrit.
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Un Ohhhhhhhh admiratif parcouru l’assistance. Bertrand prit tout
son temps pour descendre. Il arborait l’équipement de l’Olympique
de Marseille, le tout dernier, flambant neuf, qui coutait 500 balles
dans le bon de commande à la fin de ONZE MONDIAL.
Putain. Salaud de Bertrand Boubal. C’est vraiment lui Ricky ou la
belle vie. Je suis certain que ce fils de pute se trimballe en train chez
lui.
(Oh non, Ricky Boubal porte le numéro 9, celui de Jean-Pierre Papin, c’est sûr ça sera lui l’avant-centre de l’équipe.)
Bernard Tapie affiche un petit sourire satisfait en distribuant les
poignées de mains.
Oh. Ricky-Bertrand se dirige vers moi. Parmi la foule de ses
contempteurs électrisés, c’est moi qu’il choisit.
RICKY
Salut, ça va mec ?
MOI
Très bien Bertrand, et toi ?
RICKY
Ça gaze. Pas mal ton bicross.
Y a pas à dire, il est vraiment super sympa Bertrand Boubal, d’aussi
loin que je me souvienne, c’est vraiment lui mon meilleur ami.
RICKY
J’aimerais bien que tu viennes à mon anniversaire, samedi aprèsmidi
Me dît-il en me tendant un carton d’invitation, aussi beau que classe
que rigolo, un truc très à propos, évoquant tout autant les tableaux
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de Gérard FROMANGER que l’univers pictural de l’enfance.
MOI
Bien sûr Bertrand, je viens.
(Décidemment, j’adore Bertrand Boubal. Il est vraiment cool ce mec.
Je vais enfin pouvoir me déplacer en train dans une maison, jouer à
PACMAN sans redemander une pièce de 5 Frs toutes les 3 minutes.
NAN MAIS LE RÊVE. )
RICKY
Allez-viens, on va jouer
MOI
Ouais, carrément Bertrand
Et il se dirige vers les vestiaires, me laissant les yeux pleins d’étoiles
rêver à ce formidable samedi après-midi que je vais passer chez lui.
La foule se disperse, Bernard Tapie fait vrombir la Rancho, et
s’éloigne vers le soleil.
(Apparition magique de Zora la Rousse)
ZORA
PSSTTTT
Je tourne la tête et je la vois. Zora. Zora Belle et Farouche. Elle m’a
cherché, elle m’a suivi, elle veut me parler.
ZORA
Approche, je dois te dire quelque chose
Comme magnétisé par sa présence, je la rejoins derrière les vestiaires.
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MOI
Oui ?
(Je demande, en foirant tout à fait l’effet de détachement que j’avais
tenté de donner à ma réponse.)
ZORA
Des choses pas nettes se trament
MOI
« - Opaques – » ne puis-je m’empêcher de préciser.
ZORA
Tu sais que ma famille nomade sera présente à la messe de Minuit,
samedi, pour jouer de la guitare pour l’Arménie ? Il faut que tu nous
aides. Je peux pas t’expliquer maintenant mais tout va se jouer à
ce moment-là. C’est peut-être l’unique chance que nous aurons de
« poursuivre mon rêve pour qu’un jour nouveau se lève sur le monde
entier. » Il faut absolument que tu m’aides, tu veux bien ?
Ah mais c’est pas vrai. Elle me fait un effet fou. Je suis dingue d’elle.
Là, à cette minute, je signerais pour lui vendre mon âme, aller pour
elle décrocher la lune et je ne sais quoi d’autre. Je l’ai dans la peau.
MOI
Je ferais tout pour toi, toi ma sauvageonne au cœur pur, ma gitane,
ma gauloise, ma romantique romano.
Dis-moi, je le ferai.
ZORA
Je ne peux rien te dire maintenant. Viens samedi après-midi au
Camp des Nomades. (Là je manque de flageoler. Mon cœur-bicross pédale au braquet
maximum.)
MOI
Bien sûr oui, mais, attends, euh, d’accord. Mais ça peut pas être le
matin ?
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ZORA
Samedi, 15H, ça n’est possible QUE samedi à 15H. Le seul moment
où je suis seule dans le camp.
Mais POURQUOI fallait-il absolument que l’amour de ma vie
m’invite exactement au même moment que l’anniversaire de mon
meilleur ami Bertrand Boubal ??! Pouvais-je décemment m’approcher d’elle, me tenir droit, et lui lancer, comme ça, sans hésiter :
« Non, Zora la rousse, je t’aime, mais je ne viendrai pas. Samedi, je
me déplacerai en train dans la maison de Ricky ou la belle vie ».
Non ce n’était pas possible. Je prenais le risque de la décevoir d’une
façon irrémédiable, notre relation n’y survivrait pas.
Mais d’un autre côté, je ne pouvais tout de même pas sacrifier l’annive de Ricky, les parties de PACMAN, pour aller me traîner dans
la bouillasse, m’asseoir sur des palettes et jouer avec deux bouts de
bois trois clous et cinq ficelles merdiques !
(La pauvre fille, ça n’est pas bien de se moquer de sa condition, mais
là, comment lui dire qu’entre la balade sur le yacht de Bernard Tapie
et pousser des enjoliveurs en faisant Bambolé-hi-yo y a tout de
même pas photo ?)
Je devais GAGNER DU TEMPS. Répondre quelque chose d’acceptable, puis trouver ENSUITE une solution. MOI
Je ferai tout pour être là ma Zora, je demanderai à mes parents et
je... Je veux vous aider toi et les tiens. Samedi 15h. C’est promis.
(Gloups)
Je fermai les yeux. Elle posa un baiser sur ma joue. Quand au prix
d’un effort surhumain je soulevai à nouveau mes paupières épuisées
par le poids du dilemme, par le poids de mon mensonge, Zora avait
disparu, dans un nuage de flamenco.
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- Comment viendrai-je à bout de cette situation cornélienne ?
- Parviendrai-je à choisir entre mon amitié pour l’héritier du
magnat des stores, et ma passion dévorante pour une belle bohémienne en détresse ?
- Finirai-je par sortir de cette terrible impasse dialectique ou bien
devrai-je tourner le dos au matérialisme historique chevillé au
corps de ma conscience hégélienne ?
- Ma Mère et Mme Moutry réussiront-elles à déjouer les plans destructeurs d’Annie Pujol et de ses complices de l’OPAQUE ?
- Les habitants du quartier sauveront-ils la Tourelle d’une démolition planifiée ?
- Que se passera-t-il à la Messe de minuit ?
Vous le saurez, le 15 janvier, en venant écouter le deuxième épisode de L’ÉPHÉMÈRE SAGA (OU COMMENT J’AI GRANDI).
*L’invention de moi (corpus in progress) est un ensemble de textes,
pièces de théâtre et récits, écrits ou initiés par Jérémie Fabre
L’ÉPHÉMÈRE SAGA
OU COMMENT J’AI GRANDI
Une histoire en 6 épisodes écrite et racontée par 7 autrices et auteurs,
entre décembre 2015 et mai 2016.
Jérémie Fabre convie Aurianne Abécassis, Nathanaël Frérot, Sabine Revillet, Cyril Roche, Joséphine Serre, et Clémence Weill à écrire et raconter
avec lui l’aventure d’un petit garçon qui grandit dans les années 80, entre
télévision, lutte des classes, amours enfantines, conspirations nocturnes,
cascades en bicross, et volcanologie amateur.
Ça se passe à Vire, au milieu des tours, et ça s’inspire de la vie et des
histoires du quartier Léonard Gille, mais pas que. (Ça puise aussi sa source
dans l’enfance et la jeunesse des auteurs, dans les mythes et les souvenirs
d’une époque révolue, ses fictions, ses événements, ses figures fondatrices
ou personnages périphériques).
Ça s’écrit de 3 jours en 3 jours, et ça se lit publiquement accompagné par
une musique originale signée GARZ.

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