épisode six / le texte
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L’ÉPHÉMÈRE SAGA OU COMMENT J’AI GRANDI 6 ÉPISODE (L’INVENTION DE MOI*, SUPPLÉMENT N°2) L’Éphémère Saga ou comment j’ai grandi est une histoire en six épisodes (écrits chacun en trois jours et en duo), Inventée entre décembre 2015 et mai 2016, Résidence Léonard Gille à Vire (14). Elle s’inspire librement de la vie du quartier, et raconte une enfance dans les années 80, entre télévision, lutte des classes, passions déchirantes et conspirations nocturnes… Épisode 1 (les bases) / Jérémie Fabre et Nathanaël Frérot Épisode 2 / Jéremie Fabre et Joséphine Serre Épisode 3 / Jérémie Fabre et Sabine Revillet Épisode 4 / Jérémie Fabre et Clémence Weill Épisode 5 / Jérémie Fabre et Cyril Roche Épisode 6 / Aurianne Abécassis et Jérémie Fabre Musique originale : Garz Graphisme et mise en page : Nathanaël Frérot Univers graphique L’invention de moi : Mélanie Bourgoin AURIANNE ABÉCASSIS - JÉRÉMIE FABRE Avec l’amicale collaboration de Nathanaël Frérot ÉPISODE 6 GAME OVER « Dans cette putain d’humanité les assassins sont tous des frères. Pas une femme pour rivaliser à part peut-être Madame Thatcher. » Renaud. miss maggie. PERSONNAGES Moi, L’Abbé Julien Montagne, Bernard Boubal, Bertrand Boubal, Jennifer Boubal, Le Grand avec les bagues en fer, Joris Girard, Christelle Augustin, la CPE, Monsieur Guedin, L’Ouvrier trapéziste, le Nain-manchot-grutier, le Clown camionneur, Le Président, Annie Pujol, Son Mari gendarme, Alain Duhamel, Jean-Marie Colombani, Jean-Jacques, la Tête de Francine, Ma Mère, Yves Mourousi et Marie-Laure Augry, Mon Père, La Mère à Zora, L’Homme à la moustache (le chef du camp des Nomades), Zora. Les auteurs remercient Sarah Akabi et Nadia Akabi pour l’entretien qu’elles leur ont accordé et qui a servi de source d’inspiration pour l’écriture de cet épisode. 5 OUVERTURE - MISS MAGGIE « Dans cette putain d’humanité les assassins sont tous des frères. Pas une femme pour rivaliser à part peut-être Madame Thatcher. » J’ai dans la tête les paroles de cette chanson de Renaud que mon père écoutait en boucle dans la voiture quand j’étais encore minuscule. Pourtant dans cette chambre aux rideaux tirés, le portrait de la Dame de Fer exposé au-dessus du lit nous accompagne de ses yeux victorieux. Je reste persuadé que quand même, si Bernard dit qu’elle est courageuse et qu’on doit la prendre en exemple, alors quand même, oui, c’est que c’est quelqu’un de bien. Malgré Renaud. Malgré mon père. Malgré la répression sanglante de la grève des mineurs. L’ABBÉ Vous vous souvenez PRÉCISÉMENT ? BOUBAL Mot pour mot. 6 L’ABBÉ Alors il n’y a pas de doutes possibles. C’est bien une apparition de St Jacques. En bonne et due forme. BOUBAL Si je vous ai fait venir, Montagne, ce n’est pas pour faire l’exégèse de mes cauchemars, ni pour égrainer en vain votre chapelet. Mais pour chasser ce démon qui me harcèle. Procédez, Montagne. Procédez. Bernard ne parle pas de Margaret, évidemment. Pour lui, elle fait plutôt office de protectrice, d’ange gardien même. Et dans l’état de faiblesse extrême et soudain où il se trouve depuis quelques jours – depuis le ratage historique de Miss Planche 86 – il n’a cessé d’invoquer la bienveillante autorité de la Première ministre britannique. Mais ça n’a visiblement pas suffi, et il a finalement convié toute la famille à son chevet au milieu de la nuit, ainsi que moi, qu’il a chargé d’aller trouver le curé pour qu’il procède à un exorcisme. BOUBAL J’ai VU ce visage comme si c’était le vôtre, Montagne. Là, au-dessus de la commode. Juste une tête, une tête de FEMME. Qui se balançait dans le vide. Dégoulinante de sang, et dont les yeux perçants lançaient des flammes qui me transperçaient l’âme. Je l’ai distinctement entendue prononcer « Et quant à vous les riches, pleurez sur les malheurs qui vous attendent. Votre or et votre argent rouilleront, et la rouille servira contre vous de témoignage. Elle dévorera votre chair comme le feu. » L’ABBÉ Seigneur Jésus. C’est bien la Lettre de St Jacques… JENNIFER sanglotant Bernard… BOUBAL Alors je ne sais pas si c’est St Jacques, ou une quelconque bonne 7 femme récrimineuse revenue des limbes ou de je ne sais quelle succursale biblique. Mais ce que je sais, c’est que je ne veux plus la voir. Bernard est une nouvelle fois pris de violentes convulsions. Jennifer applique en pleurant une nouvelle compresse froide sur son front fiévreux. À côté de moi, Bertrand est tétanisé, il ne m’adresse pas un regard. L’abbé ne bronche pas. Il se lève. Ramasse les gousses d’ail et les crucifix qu’il avait tout à l’heure disposés en cercle autour du lit de Bernard, les fourre dans sa sacoche, enfile son imper, et s’adresse froidement au malade. L’ABBÉ Je crains que vous ne soyez pas au bout de vos épreuves. Vous êtes cadavérique, mon vieux. Le portrait de Margaret Thatcher fronce les sourcils. En la considérant rapidement, on aurait dit que c’était elle, la tête dégoulinante de sang qui vociférait dans les airs. Mais jamais elle n’aurait prononcé de pareils oracles. Au contraire. « Continue, Bernard », semblait-elle affirmer. « Continue mon œuvre. » L’ABBÉ Je ne peux rien pour vous, Boubal. Rien contre la volonté de Dieu. S’Il vous éprouve, c’est qu’il veut que vous diminuiez et que Lui grandisse. BOUBAL Arrête tes bondieuseries curé. Ça suffit avec St Jacques, il m’empêche suffisamment de dormir. Si tu veux du fric j’en ai. Je referai ton clocher. Je financerai tes camps scouts. Mais délivre-moi de ce putain de fantôme. JE N’AI RIEN A ME REPROCHER tu m’entends ? Tout ce que j’ai, je l’ai gagné. Honnêtement. Je n’ai que faire de votre stupide culpabilité judéo-chrétienne. 8 L’ABBÉ Au revoir Jennifer. Appelez plutôt un médecin. JENNIFER C’est si soudain, Julien. Lui qui était comme…un cheval. Un cheval de trait, bien solide, bien harnaché, paré pour… les plus durs labours. Labeurs. Enfin. Vous comprenez. L’ABBÉ Votre mari est malade, Jenn. Il a poussé trop loin ses limites. LES limites. Prenez-soin de lui. Et de vous. L’abbé sort. BOUBAL Bertrand. BERTRAND Oui p’pa ? BOUBAL Je suis tellement faible. C’est à cause de toutes ces conneries. Certaines choses que je n’aurais pas dû voir. Pas dû même connaître. Je me suis approché de trop près. BERTRAND De quoi parles-tu papa ? BOUBAL S’il m’arrivait quelque chose. Derrière le portrait de Maggie, tu trouveras un coffre. Le code c’est 2301. L’argent est pour toi, mais écoutemoi bien. Tu n’as ni frère ni sœur, ta mère en sait quelque chose JENNIFER Arrête Bernard. Tu sais très bien qu’il y avait une possibilité. C’est toi qui n’a pas voulu de 9 BERTRAND Je veux que tu partages l’argent avec ton frère de lait. Bernard me désigne d’un coup de menton, mais ses forces l’abandonnent et il perd connaissance. Bertrand réprime un hoquet. Jennifer nous prend tous les deux dans ses bras. Elle a son chemisier vert à épaulettes qui lui donne une allure martiale autant que sexy. Bertrand et moi détournons la tête l’un de l’autre. Miss Maggie me fusille du regard : elle sait, elle, que je ne suis pas légitime. Pas du sérail. 10 PREMIER MOMENT. VISITE DU COLLÈGE Lundi, 9h. Cour de récré du collège du Val de Vire. LE GRAND AVEC DES BAGUES EN FER Tu me files un clope ? Beurk. C’est qui ce grand type qui m’a postillonné sur la joue ? (Comme quand papa est très énervé parce que j’ai mangé tous les Pim’s alors que maman vient de faire les courses et que les courses, ça doit durer jusqu’au samedi d’après et que faut pas abuser il a pas la bourse à Rothschild, papa, c’est deux paquets de Pim’s par semaine et pas plus.) LE GRAND AVEC DES BAGUES EN FER File un clope j’t’ai dit. MOI Mais je fume pas, moi. Je suis qu’en CM2. 11 LE GRAND AVEC DES BAGUES EN FER Alors t’as pas dix balles ? Pour mon paquet de 10. Tous ses copains se marrent à l’unisson en m’encerclant. Ils déploient leur long cou et font claquer leurs dents comme les monstres-plantes dans Jayce et les Conquérants de la Lumière. J’ai peur. Là, Joris Girard déboule. Il plaque violemment le grand type avec les bagues en fer contre le mur tagué. JORIS GIRARD Tu cherches la castagne ? Ouah. Il en impose, Joris. (« Va Jayce, conquérant du bonheur, viens libérer le monde de la terreur des monstroplantes ».) MOI Merci Joris. JORIS GIRARD T’inquiète. (C’est mon nouveau meilleur ami Joris. Depuis Miss Planche il a beaucoup changé. En bien). Les monstres-plantes s’éloignent en chouinant. C’est peut-être pas dû à la voix de Joris Girard ni à ses biscottos mais sans doute à sa nouvelle tenue qui fait plutôt flipper : il porte une robe à volants violine, qui descend jusque sous les genoux. La même que Princesse Peach, dans Mario Bros. MOI Mais, qu’est-ce que tu fais habillé en fille, Joris ? Il m’explique que si sa participation à l’élection de Miss Planche n’a pas déclenché chez lui une vocation pour le mannequinat*, elle a tout de même suscité un véritable intérêt pour la remise en question des déterminismes de genre, et que c’est pas parce qu’il porte une robe qu’il est habillé en fille, et qu’au lieu de débiter des âneries *voir épisode 5 « Nomade’s Land » 12 pareilles, je ferais mieux de lire les œuvres complètes de Valérie Solanas sur la théorie Queer, à commencer par Scum manifesto, ça me ferait grand bien. Maintenant que j’allais passer en sixième, j’avais intérêt à GRANDIR un peu. JORIS GIRARD «Le mâle est un accident biologique ; le gène Y n’est qu’un gène X incomplet. En d’autres termes, l’homme est une femme manquée, être homme c’est avoir quelque chose en moins, et les hommes sont des êtres affectivement infirmes. » C’est sympa de m’avoir tiré de là mais il est pas obligé de me parler comme ça. (C’est mon nouvel ennemi juré.) Christelle prend des notes sur son petit cahier à spirales à petits carreaux sans marge. CHRISTELLE Comment tu écris « kwir » Joris ? Ouah. Elle est belle Christelle. Elle n’a jamais été aussi belle. Un savant mélange entre la force et la détermination de Margaret Thatcher, la perspicacité de Sophie la nièce de l’inspecteur Gadget, et la folie enivrante de Cindy Lauper (cette chanteuse américaine au look vraiment foufou et aux chansons dont je ne comprends pas le sens mais dont je pressens la portée d’émancipation des femmes de par la manifeste iconoclastie de leur interprète). Christelle c’est ma nana. Elle prend des notes et Joris Girard crâne. Mais bon, il n’a pas l’air si dangereux que ça. Rares sont les risques qu’il me pique mon intrépide reporter, accoutré comme il est. Christelle a l’air captivée. Je ferais peut-être aussi mieux de ne pas me mettre Joris à dos, rapport aux grands du collège qu’il va falloir affronter tous les jours dès l’année prochaine. Du coin de l’œil, je jette un regard à l’autre bout de la cour : Bertrand est entouré de sa bande. Il n’a toujours pas digéré le fait que les der- 13 nières volontés de son père le déshéritent d’une partie de sa fortune à mon profit. Joris me fait signe de ne pas m’inquiéter, il veille sur moi. C’est mon nouveau meilleur ami. La CPE se racle la gorge. LA CPE Tout le monde est là ? Maintenant je vais vous montrer les casiers. La visite reprend. Nous passons d’une salle à l’autre et la CPE nous dit que dès l’année prochaine, on va voir ce qu’on va voir, ça ne rigolerait plus. On aura plus un seul maître mais tout un tas de professeurs, et même des cours de latin, de physique-chimie et de sciences nat. (On rentre dans un laboratoire.) A la fin de la visite, Monsieur Guedin nous ramène à l’école et nous dit qu’on est des grands maintenant, il va falloir se faire à l’idée, le temps passe vite. Je crois déceler une petite larme au coin de son œil. La cloche sonne. Joris Girard nous propose, à Christelle et à moi, de venir faire une partie de Mario Bros chez lui, comme il a eu la nouvelle Nintendo pour son anniversaire. Il a deux manettes, et du Canada Dry au frigo. Banco. Je saute sur l’occasion. Chez moi y’ a que le Mille Bornes, maman est contre les jeux vidéos. Et le Canada Dry, c’est même pas en rêve… Mais Christelle nous fait un regard mystérieux, puis répond qu’on va faire mieux que jouer à Mario : on va ETRE Mario. On va passer dans les tuyauteries de la ville pour sauver le monde. Joris et moi on se regarde. On ne comprend rien. Christelle sort son petit carnet de notes et nous montre un schéma qu’elle a griffonné (elle est épatante). Sur son dessin, la Tourelle. Dans la cave, le disque en métal avec les symboles ÉTOILE / RECTANGLE / ROND / FLÈCHE*. *voir épisode 5 « Nomade’s Land » 14 CHRISTELLE Je sais qui va pouvoir nous aider à déchiffrer le sens de ce disque en métal qu’on a trouvé samedi dans la cave de la Tourelle. Joris et moi on se regarde, désorientés. CHRISTELLE La mère de Zora, patates. (Elle est inouïe, Christelle. Si on était déjà en 6ème, je lui roulerais un palo direct.) 15 . IAIRE D É TERM CKEY N I T MI EN 1, MOM RNAL DE o 230 r é m y nu JOU Micke al de journ bre 1986. u d o vem Vidé de no Jeux s e i u o q i m Rubr Mario Bros 1 met en scène deux plombiers moustachus : Mario et Luigi, qui doivent enquêter sur les égouts de New York après que d’étranges créatures y sont apparues. Le but du jeu est d’éliminer tous les ennemis présents dans chaque niveau, en marquant le maximum de points et en essayant d’aller le plus loin possible. Les niveaux comportent plusieurs étages dans lesquels les ennemis peuvent emprunter les tuyaux pour passer de l’étage inférieur à l’étage 16 supérieur, et inversement. Pour terminer un niveau, le joueur doit vaincre les ennemis. Je trouve pour ma part que Mario est un super jeu car il nous fait prendre conscience de la relativité de nos points de vue. On pense connaître la vérité, mais c’est seulement de façon fragmentée, niveau après niveau. On peut toujours être surpris par ce qui était caché et qui nous apparaît au niveau supérieur, à droite ou à gauche de l’écran. Merci Mario ! À bon entendeur, salut… Vanessa, 11 ans et demi (La Planche, 14) DEUXIÈME MOMENT. ÉCOUTES TÉLÉPHONIQUES (LES FORCES DE L’ESPRIT) La Tourelle. Dans la War Room. Le clown camionneur et le nain manchot grutier avec un casque sur les oreilles. L’ouvrier trapéziste plongé dans la lecture d’un grand cahier à pages blanches. L’OUVRIER TRAPÉZISTE Et là ? C’est un O comme Ortense ou un D comme Désirée ? LE NAIN Un S. Comme Sylvie. L’OUVRIER TRAPEZISTE Un S ?? Tu pourrais pas faire un effort ? LE NAIN Écoute, je fais ce que je peux. J’ai qu’un bras moi. Un bras sur deux / un mot sur deux. Et puis la table est trop haute. C’est pas du matériel adapté. Je voudrais t’y voir. D’habitude je conduis des grues moi, là au moins je surplombe. Puis si t’es pas content tu n’as qu’à comme qui dirait te servir aussi bien par toi-même. 18 LE CLOWN CAMIONNEUR Taisez-vous. Quelqu’un sur le Canal 14. Le clown branche la table d’écoutes sur les enceintes. On entend le son nasillard de la voix téléphonique d’Annie Pujol. VOIX D’ANNIE PUJOL Ici ça tourne au vinaigre Monsieur le Président. LE NAIN Han ! le Président ! VOIX D’ANNIE PUJOL On va pas tenir bien longtemps. L’OUVRIER On a le droit de l’écouter ? LE CLOWN CAMIONNEUR C’est pas lui qu’on écoute, banane. C’est Pujol. VOIX D’ANNIE PUJOL Il y a du relâchement dans mon équipe et des remous parmi les sujets. VOIX DU PRÉSIDENT Je suis au courant figurez-vous. Et je sais aussi pour la petite. Qu’elle s’est échappée. L’OUVRIER Quelle petite ? LE CLOWN CAMIONNEUR Chut !! 19 VOIX DU PRÉSIDENT Si elle parle, je vous préviens, je ne vous couvre pas. PUJOL Évidemment Monsieur le Président. Je suis désolée Monsieur le Président PRÉSIDENT Bon. Et vos preuves, ça avance ? PUJOL Ça patine un peu. Rien de probant à ce jour. Mais si je parviens à reprendre le contrôle. PRÉSIDENT Je vous avais dit depuis le début que ça ne tenait pas debout cette histoire de « peuple de l’espace ». De « caravanes spatiales ». N’importe quoi. Enfin. J’ai assez de problèmes comme ça avec tout le bordel des écoutes. PUJOL Oui j’ai appris Président. C’est terrible, cet acharnement. Comme si vous alliez, vous, mettre sur écoute vos propres citoyens. Et pour quel profit, on se le demande ? C’est absurde. LE NAIN C’est comme qui dirait l’arroseur arrosé. LE CLOWN CAMIONNEUR Chut. PRÉSIDENT Oui bon. Et Boubal ? Il en est où cet abruti ? Toujours candidat ? PUJOL C’est là que ça se complique Monsieur Le Président. Il est 20 tombé malade immédiatement après avoir touché le disque dans la cave. L’OUVRIER TRAPEZISTE Le disque ? LE CLOWN CAMIONNEUR Tais-toi et note. L’OUVRIER TRAPEZISTE Je note aussi pour Boubal ? LE CLOWN CAMIONNEUR Tu notes. L’OUVRIER TRAPEZISTE Ça va pas vexer Boubal ? C’est pas un peu enfoncer le couteau dans la plaie que de dire à un malade que les autres disent qu’il est malade ? LE NAIN Là il a raison. LE CLOWN CAMIONNEUR Bon ben tu sautes la maladie. L’OUVRIER TRAPEZISTE Je saute aussi « abruti » ? LE CLOWN CAMIONNEUR Tu sautes. Maintenant chut. PUJOL On pense sérieusement à une malédiction Monsieur le Président. 21 PRÉSIDENT Mais c’est une manie chez vous, de tout interpréter de manière ésotérique. PUJOL Je crois aux forces de l’Esprit, Monsieur le Président. PRÉSIDENT C’est ça. Et moi je suis Boudha et j’habite à Delhi. Allez. Supprimez-moi ces gitans, qu’il ne reste aucune trace de vos bêtises. PUJOL Mais quoi ? PRÉSIDENT Quoi ? PUJOL Rien Monsieur le Président. PRÉSIDENT Ensuite faites-vous discrète, mettez-vous au vert. Je vous trouverai une circonscription quand tout ça ce sera tassé. PUJOL Merci Monsieur le Président. PRÉSIDENT Quant à Boubal, laissez courir. S’il est élu on fait comme on a dit, j’ai un agent dans la place. S’il renonce, Stirn L’Andouille de Vire fera encore l’affaire. PUJOL Très bien Monsieur le Président. Vive la République, Vive la France. 22 PRÉSIDENT C’est ça. Il raccroche. Changement de plan. On est maintenant dans une salle de bain aux murs recouverts d’une peinture craquelée et rongée de moisissures. Allongée dans sa baignoire débordante de mousse, Annie Pujol fixe les fissures sans cligner des paupières. Son mascara coule, soit parce qu’elle l’a mouillé, soit parce qu’elle pleure, on ne sait plus trop bien. Son mari gendarme est appuyé contre le radiateur, sa petite tv noir et blanc est simplement posée par terre. LE MARI GENDARME DE PUJOL Heureusement qu’on a la télé. PUJOL La ferme, Régis. LE MARI GENDARME DE PUJOL Non mais quand même. On aurait pu se faire enfermer dans la cuisine. Bon, on aurait eu de la bouffe, c’était pas mal aussi. Mais sinon. On aurait pu se faire enfermer dans une chambre. On aurait rien eu. Mais là. Dans la salle de bain c’est pas mal. On a la télé. Et toi t’as ton bain. PUJOL On aurait pu ne pas se faire enfermer du tout imbécile. LE MARI GENDARME DE PUJOL Ah oui. Mais – tu crois qu’ils finiront par nous rouvrir ? 23 PUJOL Si tu n’avais pas cédé aux avances de la vieille Moutry. LE MARI J’ai cru qu’elle avait encore une crise. Et puis c’est arrivé trop vite, j’ai rien vu venir. Quand elle m’a montré ses aisselles, je me suis simplement penché, et voilà, j’ai reçu un gros coup de quelque chose sur la nuque. PUJOL Quand le Président l’apprendra il sera fou de rage. Il m’avait confié une tâche. Je ne peux pas l’honorer. Et puis – qui sait où ils sont maintenant ? Jusqu’où ils sont allés ? LE MARI Et ton curé ? PUJOL Injoignable. Je commence à me méfier de lui. LE MARI Je l’aime bien moi. Son petit air naïf et pudibond. Ça me parle. Silence. LE MARI On est bien tous les deux, non Annie ? Juste de l’eau, de la mousse, et du chauffage… PUJOL Si tu me touches je te mords, Adjudant Gerber. Regarde ton poste et tais-toi. 24 TROISIÈME MOMENT LA TÊTE DE FRANCINE - LARMES DE PASTIS (OU L’HEURE DE VÉRITÉ) Générique de l’Heure de Vérité, sur Antenne 2. Voix des journalistes dans la télé. Jean-Jacques assis devant le poste. ALAIN DUHAMEL Bonsoir Jean-Marie. JEAN-MARIE COLOMBANI Bonsoir Alain. ALAIN DUHAMEL La semaine dernière nous recevions Jean-Marie Le Pen, qui affirmait sur notre plateau que le sidaïque était une espèce de lépreux, et qu’il fallait le placer dans un centre fermé. JEAN-MARIE COLOMBANI Mais ce soir, pas de politique. Nous vous proposons, cher Alain, une immersion dans le quotidien des Français. JEAN-JACQUES Tu entends ça maman. ALAIN DUHAMEL Une cuisine au papier peint défraichi. 25 Table en formica. Jean-Jacques est assis. Dans du papier journal, un ballon de rugby. JEAN-MARIE COLOMBANI Ça a l’air… plus rond non ? ALAIN DUHAMEL Hmm ? JEAN-MARIE COLOMBANI Plus rond qu’un ballon de rugby. ALAIN DUHAMEL Ah … ? JEAN-MARIE COLOMBANI Tu vois ? – pardon – vous voyez ? Non ? ALAIN DUHAMEL Ah oui. Oui oui. JEAN-MARIE COLOMBANI Comme un ballon de football. JEAN-JACQUES A la tienne maman. JEAN-MARIE COLOMBANI Jean-Jacques se sert une larme de Pastis. Pose la bouteille. Va pour ajouter de l’eau. Se ravise. Reprend la bouteille de Pastis. Remplit son verre généreusement. Pose la bouteille. Ajoute une goutte d’eau. Boit une gorgée. Sort de son petit filet à provisions : - des pinceaux - du maquillage 26 - des crayons qu’il installe délicatement sur la nappe en plastique. ALAIN DUHAMEL Jean-Jacques déballe délicatement le paquet. Mais… ce n’est pas non plus un ballon de football. JEAN-MARIE COLOMBANI Ah non ? ALAIN DUHAMEL C’est ALAIN DUHAMEL ET JEAN-MARIE COLOMBANI La tête de Francine ! JEAN-JACQUES Un petit peu de mauve Tu aimes le mauve non ? ALAIN DUHAMEL Jean-Jacques étale soigneusement un peu de fard à paupières mauve sur l’œil droit de Francine. JEAN-JACQUES Le mauve ça va bien avec le marron de tes yeux maman. ALAIN DUHAMEL Jean-Jacques étale soigneusement un peu de fard à paupières mauve sur l’œil gauche de Francine. JEAN-JACQUES ET-VOI-LA ALAIN DUHAMEL Jean-Jacques admire son travail. 27 JEAN-JACQUES Ouuuaaaaah JEAN-MARIE COLOMBANI Jean-Jacques soupire. ALAIN DUHAMEL Boit une gorgée de Pastis. JEAN-MARIE COLOMBANI Un temps. JEAN-JACQUES Si maman si Si maman si JEAN-MARIE COLOMBANI Un temps. JEAN-JACQUES Maman si tu voyais ma vie. JEAN-MARIE COLOMBANI Un temps. JEAN-JACQUES Mais tu n’es plus là pour veiller sur la Planche. La Planche a perdu ses repères. ALAIN DUHAMEL Jean-Jacques boit une gorgée de Pastis. JEAN-JACQUES La Planche pleure maman. ALAIN DUHAMEL Jean-Jacques boit une gorgée de Pastis. 28 JEAN-JACQUES Le quartier n’est pas beau à voir. ALAIN DUHAMEL Jean-Jacques boit une gorgée de pastis. JEAN-JACQUES Non non non… Et sur la bouche. Du rouge peut-être. Ou du rose. Lilalilalu. Du rouge. Ça te ressemble plus. Du caractère. JEAN-MARIE COLOMBANI Jean-Jacques prend un pinceau. Caresse délicatement les lèvres de Francine avec la pointe rosie du pinceau. Contemple son travail. Sourit. JEAN-JACQUES Depuis ton départ maman. Les choses ont changé maman. Tous les volets sont fermés. La faute aux volets électriques la faute au Boubal Store d’accord. Coincés. Tous. D’accord. Mais pas que. Il y a ton absence aussi. ALAIN DUHAMEL Soudain le visage de Jean-Jacques se renferme. Il fronce des sourcils. Peste. JEAN-MARIE COLOMBANI Se jette sur les volets électriques. Les secoue. Sans résultat. Se rassied. JEAN-JACQUES On n’y voit rien avec ces néons. JEAN-MARIE COLOMBANI Boit une gorgée de Pastis. Finit son verre. Se resserre un autre Pastis. Boit. 29 ALAIN DUHAMEL Ça fait quoi ? Trois Pastis non ? JEAN-MARIE COLOMBANI Quatre. ALAIN DUHAMEL Quand même. JEAN-MARIE COLOMBANI Je sais. ALAIN DUHAMEL Attention Jean-Jacques. Tu files un mauvais coton. JEAN-MARIE COLOMBANI Mais bon… ALAIN DUHAMEL Quoi ? JEAN-JACQUES Maman. JEAN-MARIE COLOMBANI Circonstances atténuantes non ? ALAIN DUHAMEL Pourquoi ? JEAN-MARIE COLOMBANI Sa maman. ALAIN DUHAMEL Hmmm ? JEAN-MARIE COLOMBANI Francine. 30 ALAIN DUHAMEL Et ? JEAN-MARIE COLOMBANI Quand même. La pauvre non ? ALAIN DUHAMEL Ah non non non – LA TETE DE FRANCINE Bon – ALAIN DUHAMEL C’est pas une raison. LA TETE DE FRANCINE Vous pouvez pas nous laisser non ? Un petit moment d’intimité ? JEAN-MARIE COLOMBANI Pardon ? LA TETE DE FRANCINE Vous voyez pas qu’on est occupés ? JEAN-MARIE COLOMBANI AH. LA TETE DE FRANCINE On a besoin d’un petit moment d’intimité. JEAN-MARIE COLOMBANI Ah oui pardon. La télé s’éteint. 31 DIAI MÉ NTER TI EN MOM AGE S Y A RE - P Dans le paysage une petite tache. Dans le paysage gris. Une petite tache blanche. Puis une autre. Une autre encore. Ça vient s’agglomérer. Petit à petit une multitude de petites taches – comme un monceau de taches. Si on prend de la hauteur, si on regarde depuis le ciel, si on grimpe dans un hélicoptère qui lui-même grimpe dans le ciel alors on voit la terre. On prend de la distance. Alors on voit l’empreinte de l’Homme sur la nature. On voit : que la terre est quadrillée, organisée, parcellisée. On voit des champs jaunes – du colza – des champs verts – de l’herbe. Des prairies. Des arbres, plantés. Des routes. Du bitume. Des maisons. Des immeubles. Des autoroutes. C’est vachement bien rangé la terre. Et si l’on n’est pas trop haut dans le ciel on voit des voitures en train de rouler sur les routes les autoroutes. On voit ce que l’Homme a fait de tout ça. Comment il se déplace. Comment il se débrouille. Et si l’on se rapproche, là, en ce moment même, on voit des petites taches blanches qui avancent à leur rythme, qui recouvrent petit à petit tout le bocage. De leur rythme lent. Combien de petites taches blanches ? Il faudrait les compter pour pouvoir dire. Des dizaines ? des centaines ? 2301 PETITES TACHES BLANCHES. Comme une vague, comme une succession de vagues qui grapillent qui adhèrent au goudron, les petites taches blanches deviennent petit à petit une seule et même grande tache blanche, qui dessine comme la traine d’une étoile filante, comme la queue d’une comète dont l’origine se perd là bas sur la ligne d’horizon. Et si l’on s’approche vraiment on voit que dans chaque tache blanche il y a des formes qui bougent à l’intérieur. Qui font du bruit. Qui vivent. Alors on voit ce que sont ces petites taches blanches. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des rectangles blancs. Ce sont des caravanes. QUATRIÈME MOMENT KRAMER CONTRE KRAMER Finalement on a convenu avec ma nana et mon meilleur ami qu’il ne fallait pas bâcler le travail : alors c’est décidé, on ira voir la mère à Zora à minuit pile. Quand les vieux penseront que l’on dort à poings fermés. Pour l’heure, je fais comme si de rien n’était et je me cache aux toilettes, comme chaque fois qu’il se passe quelque chose à la maison. De là, je peux entrebâiller la porte et avoir une vue d’ensemble sur la cuisine et sur le salon en même temps. C’est un poste de contrôle qui a largement fait ses preuves par le passé (c’est comme ça par exemple que j’ai su que maman ne voulait PAS que papa lui offre un micro-ondes pour son anniversaire quand elle s’est confiée à Madame Moutry et que j’ai pu éviter que maman lui en veuille « à mort parce qu’il n’y connaît vraiment rien aux femmes»). Et là, il doit vraiment se passer quelque chose : Jenn est dans la cuisine, avec maman. Ma Jenn. Elle n’a pas l’air très à l’aise. Elle porte son manteau de fourrure et ses petites bottes fourrées. Elle se tient près de la fenêtre. Dans le salon, Jean-Jacques est assis sur le canapé. Il a un paquet sous le bras, enveloppé dans du papier journal. Il doit se passer quelque chose de grave. 34 JENNIFER Comme vous. MA MÈRE Un verre d’Oasis ? JENNIFER Parfait. Ma mère sert un verre à Jenn (elle en a pioché un au hasard dans ma collec de pots de moutarde qui deviennent des verres avec illustrations rigolotes une fois que la moutarde est finie). Elle le lui tend. Entre les doigts de ma mère, la silhouette d’Obélix qui boit de la potion magique. De quoi donner des forces. Mais Jenn soupire. Maman soupire. Bonjour l’ambiance. MA MÈRE Je sais ce que vous traversez, Jenn. Je peux vous appeler Jenn ? JENNIFER Bien sûr, Miou. MA MERE Mais nous, les femmes, on se doit de rester fortes. A toute épreuve. Pas le droit de flancher, Jenn, même si la vie est dure. JENNYFER Oui. Jenn renifle. MA MÈRE Vous en avez gros sur le cœur ? Vous voulez que je vous dise ? Ma mère me disait toujours : ma fille, dans la vie, il faut être indépendante. 35 JENNIFER Vous voulez dire ? MA MÈRE Ne pas dépendre de son mari. Financièrement, j’entends. Travailler. JENNIFER Ah oui ? MA MÈRE Vous n’avez jamais travaillé, Jenn ? Jennifer à l’air songeur, le regard dans le vague – impossible de voir le paysage, les volets sont fermés. MA MÈRE Nous aussi, nous traversons une mauvaise passe, Michel et moi. Les évènements de ces derniers mois nous ont usés. La lutte – tout cela ne peut pas manquer d’avoir une incidence sur le couple. JENNYFER Comme pour Bernard et moi ? MA MÈRE L’amour ne suffit pas. JENNIFER Hin-hin. MA MÈRE Je crois que je vais proposer à Michel de faire un break. De prendre du recul. Vous comprenez ? JENNIFER Vous pensez au – divorce ? (Mon sang se glace.) 36 MA MÈRE Le temps d’y voir plus clair. JENNIFER Comme dans ce film, Kramer contre Kramer ? MA MÈRE Je veux nous laisser du temps, ma décision n’est pas encore prise. Mais c’est vrai que – je ne sais plus trop où on en est. Dans la classe, l’année dernière, seuls les parents de Julien Saviol avaient divorcé. Mais depuis le début de l’année il y a déjà eu ceux de Basile Duffy-Goupy, ceux de Florian Pinard et ceux de Clotilde Cuénot. L’hécatombe. MA MÈRE Je ne prendrai pas ce genre de décisions sur un coup de tête. JENNIFER Le divorce… MA MÈRE Et puis, on sait bien que ce sont forcément les enfants qui trinquent, alors qu’ils n’y sont pour rien. JENNYFER Oh, je suis perdue, Miou. Mon Bernard… Jennifer renifle. Je m’efforce de ne pas renifler à mon tour pour ne pas me faire remarquer. Les larmes et la morve coulent sur mon visage. Ma vue se brouille. JENNIFER Et puis je ne peux pas lui faire ça en ce moment. Il est très faible ces jours-ci. Je crois que le travail le tue à petit feu. Je tourne la tête pour ne plus voir ça. Mon regard se pose sur JeanJacques, dans le salon. Il a maintenant déballé son colis. Il le pose sur la table basse, devant la télé. JEAN-JACQUES Ça t’embête pas si on met la 2 Michel ? C’est l’heure de l’émission préférée de maman. Mon père a l’air maussade. Il hoche simplement la tête, ce qui pourrait tout aussi bien vouloir dire oui que non. Jean-Jacques ne s’en offusque pas et prend ça pour un oui. Il allume la télé. Les visages soporifiques d’Yves Mourousi et Marie-Laure Augry (des journalistes de TF1) s’agitent mollement dans le tube cathodique. YVES MOUROUSI Marie-Laure, bonjour ! MARIE-LAURE AUGRY Bonjour, Yves. JEAN-JACQUES Un peu de patience, maman. Bientôt Dimanche Martin. Mais Dimanche Martin ne commence pas. Pas d’Ecole des fans. Pas de Pinolatouca ni de Chantal Goya. Toute l’après-midi, un flash spécial ressasse la même info en boucle : à Pékin, sur la place Tian’anmen, le pouvoir communiste réprime violemment les manifestants pacifistes qui avaient entamé une grève de la faim. On peut voir un jeune homme, un étudiant, s’avancer seul au devant d’un char d’assaut, avec pour seule arme son corps frêle et fier, dressé en travers du chemin. Je sors des toilettes et m’installe entre la tête de Francine et mon père. Je reste des minutes entières à méditer devant le courage et la beauté naïve de cet acte. 38 Cette image me rentre dans le cerveau. Je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Même pendant la pub. Des années après j’y penserai encore. Comme le signe que quelque chose de pur peut parfois advenir. Peut se déployer par-delà les époques, bien après l’événement. Nous parvenir de loin en loin comme la luminosité persistante d’une étoile. (Francine aussi en reste bouche bée.) 39 CINQUIÈME MOMENT. FINAL BOSS. Christelle, je sais pas si elle est trop bien pour moi, mais depuis notre expérience intime dans la cave de la Tourelle et notre irruption en direct de Miss Planche*, c’est un peu mon Amérique à moi. Deux heures qu’on rampe dans les tuyaux de la Tourelle pour pénétrer dans l’appartement de Zora et interroger sa mère, et j’avoue que comme je suis juste derrière elle, je profite pleinement de la vue... Elle fredonne Girls just want to have fun, de Cyndi Lauper. Elle a des boucles d’oreilles-pendentifs, elle se maquille. Elle est devenue carrément provoc’. Dans son corps elle est déjà au collège. JORIS GIRARD Appartement 23 les filles. Juste derrière la grille. Nous y sommes. CHRISTELLE Les garçons, promettons-nous une chose. On est d’accord, ça fait des mois et des mois que cet endroit est condamné. Si quelqu’un vit bien ici depuis tout ce temps, il (ou elle) doit être dans un sale état. Alors quoi qu’on trouve là derrière, on reste amis. Pour la vie. JORIS ET MOI Pour la vie. *voir épisode 5 « Nomade’s Land » 40 Elle nous embrasse sur la bouche Joris et moi. Joris il a toujours sa jupe, et moi je ressemble à pas grand chose, après notre périple du niveau 1 au niveau 9. On a écrasé tous les champignons et tué tous les monstres. Il nous reste tout juste une vie et on arrive au dernier niveau. La confrontation finale. Si y a bien quelqu’un qui fait flipper et en même temps quelqu’un qui a sans doute un soupçon de vérité à nous exposer concernant cette histoire de DINGUE de la Tourelle et de tout le reste, c’est ELLE. La Mère à Zora. La FINAL BOSS. JORIS GIRARD Encore une vis et c’est bon. CHRISTELLE T’es un pro Joris. (Zut j’ai perdu un de mes bracelets.) MOI Tiens chérie c’est moi qui l’ai. Je l’ai ramassé quand on a passé l’étage de Bernard. CHRISTELLE Comment il va d’ailleurs Monsieur Boubal ? MOI Il est de pire en pire. Hier encore, il s’est vidé en continu et Jenn m’a dit qu’il se réveillait la nuit en sueur, toujours en proie à d’épouvantables visions. Mais apparemment, il n’abandonne pas la partie pour autant : il reste candidat. CHRISTELLE Je l’ai croisé aussi. Il me fait peur tellement il est livide. J’ai parfois l’impression qu’il nous regarde, même ici, et d’entendre sa voix caverneuse et sa respiration rauque. Un vrai zombie. JORIS GIRARD Attention vous êtres prêtes ? … Go ! 41 Sous l’impulsion de Joris, on s’engouffre dans l’appartement vide comme quand Luigi et Mario sautent dans les tuyaux. On est immédiatement gênés / perturbés par un genre de sifflement suraigu qui sature l’ambiance sonore et fait trembloter les murs de briques. Dans le couloir, personne. (Je suis terriblement ému, je suis venu que deux fois ici : à Noël dernier quand j’ai rencontré Zora * ; et au début de l’année, quand j’ai vu sa mère et qu’elle m’a dit ces trucs mystérieux sur les visiteurs, et les enlèvements, et etc**.) CHRISTELLE Madame Zora ?? Vous êtes là ? … JORIS Madame Zora ? … MOI (chuchote.) Y’a des bougies partout. JORIS Cette femme est une pythie. MOI La dernière fois elle était dans la salle CHRISTELLE Chut Et en effet, ELLE Y EST. Exactement à la même place que sur le moniteur 23 dans la War Room de Bernard***. A la même place qu’au mois de février, je m’en souviens, c’était après le carnaval. Dans le * voir épisode 1 « O.P.A.Q.U.E » **voir épisode 3 « MARÉCAGES » *** voir épisode 5 « Nomade’s Land » 42 salon il y avait le piano qui jouait tout seul. Maintenant il y a ce son strident. Elle nous tourne le dos. De sa main qui pend depuis l’accoudoir elle laisse tomber les cendres de sa cigarette aux deux tiers consumée. Joris prend la parole direct. JORIS Qu’est-ce que c’est le bruit madame ? LA MÈRE A ZORA C’est la radiation petite. Regarde : je suis assise face à la fenêtre même si la fenêtre est condamnée. Les humains sont incapables de voir la catastrophe. Ils regardent, mais ils ne voient pas qu’il n’y a plus rien à voir. MOI (aux autres, discrètement) Je comprends rien. CHRISTELLE Elle parle de Tchernobyl. Que c’est la faute de Tchernobyl. C’est ça la radiation. JORIS Madame, vous avez devant vous trois humains qui ont atteint un niveau de conscience supérieur. Êtes-vous le final boss ? LA MÈRE DE ZORA Il n’y a pas de victoire finale : tout est circulaire. La nature reprend ses droits : le lierre grignote les interstices et dévore les fondations. Les serpents rampent dans les trous des murs. MOI Mince elle a les yeux qui sortent des orbites. Les gars on s’en va. 43 CHRISTELLE Non. Attends. Madame. On a le droit de savoir. Dans la cave, on a trouvé quelque chose. Nous pensons que vous détenez des informations au sujet de ce quelque chose. LA MÈRE DE ZORA Il ne fallait pas réveiller la colère de 2301 ! Ce qui était caché a été révélé et le vent de la malédiction s’abat maintenant sur la Planche ! UN SEUL a attiré la colère, mais TOUS devront payer. Petit silence circonspect. Je me risque, à demi voix. MOI Bon d’accord. Admettons. Mais…et Zora ? LA MÈRE DE ZORA Zora MOI Vous savez, votre fille… elle est revenue. Enfin non, vous savez pas, puisque vous êtes coincée là. Bon. Zora, elle était à Miss Planche. Elle est revenue. Et puis ça a mal tourné, ça s’est pas passé comme ça aurait dû. Elle était là, en chair et en os, elle était devant moi, même, devant Christelle et moi. JORIS Pas en très bon état, mais bon, elle était là. MOI Ouais. Alors elle allait parler, elle allait fracasser l’air avec des mots en bougeant ses lèvres incroyables comme elle le fait d’habitude, ses lèvres danseuses, ses lèvres charmeuses de serpents CHRISTELLE Ah oui ? 44 MOI Oui. Et puis clac. Paf. Coupure de courant. Crise générale. Voix de Mysterious Bob le frère à Mouloud dans le micro. Tout le monde marche sur tout le monde. Puis lumière. Désordre. Absence. Elle était plus là. Une fois de plus elle nous glissait entre les doigts. C’est quoi le problème avec votre fille Madame Zora ? … C’est quoi le secret, le truc de FOU qui fait qu’on peut pas la saisir, qui fait qu’on sait pas où elle est ? … Nouveau silence à ce moment-là, dans le CHÂTEAU. THE castle. THE castle du final boss. Ça y est, la mère à Zora semble sur le point de dire. DE NOUS DIRE. De révéler quelque chose qui va tout éclairer. Nous sommes suspendus à ses lèvres. Elle ouvre la bouche. Mais là, les murs tremblent hyper hyper fort. (c’est pas croyable c’est à chaque fois au moment où on pense qu’on va enfin comprendre quelque chose qu’il arrive justement un énième truc compliqué). Autour de nous, les briques commencent à s’effondrer. Joris nous appelle. JORIS GIRARD Venez ! Venez ! Faut pas rester ici ! MOI (je crie) Attendez. Elle nous a pas dit. JORIS GIRARD (crie aussi, le bruit de l’éboulement est énorme) On va se faire écrabouiller si on reste. C’est le « final cataclysme ». MOI Madame Zora. Dites-nous ! Mainte- 45 Je n’ai pas le temps de finir ma phrase. Des carapaces de tortues traversent la pièce avec une violence extrême. Venant de petites meurtrières, des boules de feu sont projetées d’un mur à l’autre. Je fais un double saut et parviens à échapper à l’attaque. Je vois Christelle bondir d’un coup sur une étoile clignotante. Elle est maintenant invincible et elle clignote à son tour. CHRISTELLE Les garçons, suivez-moi, je suis INVINCIBLE ! La tour s’effondre sur elle-même, emportant la mère à Zora dans un grand gémissement. LA MÈRE DE ZORA AAAAAAAAH Nous suivons Christelle qui s’engouffre dans un tuyau. On rampe vers l’extérieur. Je me dis : nous sommes sauvés. MAIS JUSQU’À QUAND ? 46 SIXIÈME MOMENT . MOMENT ÉMOUVANT Si Christelle a touché du doigt l’invincibilité, manifestement, moi pas. J’ai la tête engourdie et des courbatures dans les jambes. Mais je ne me plains pas. Papa a l’air encore plus mal en point que moi. D’habitude, dans la voiture, il sifflote toujours un petit air de Joe Dassin ou de Michel Berger. Là, rien. Il n’a même pas mis sa compil habituelle (celle qui commence par La balade des gens heureux et qui finit par Les petits pains au chocolat-la-la-la-laaaah). Alors je garde le silence moi aussi. Il tient son volant à une main et a posé son avant-bras gauche sur la fenêtre ouverte. Il a besoin de prendre l’air. J’avais rejoint mon lit depuis à peine quelques minutes (Christelle m’avait déposé à l’entrée de mon appartement via un tuyau raccourci) quand papa est venu me tirer de là. Il a pris sa voix caverneuse et m’a dit de le suivre. Je n’ai pas bronché. Par la fenêtre, la nuit brouille tout repère spatial. Ça me turlupine mais je n’ose pas demander à mon père ce qu’on FAIT là et où on EST. J’ai l’impression qu’on roule depuis des heures. Soudain mon père sort de son silence. 47 MON PÈRE Tu sais – Je sursaute. MON PÈRE – le temps passe bien plus vite qu’on ne l’imagine (mais qu’est-ce qu’ils ont tous à me parler du temps qui passe ? J’ai à peine dix ans moi, j’ai toute la vie devant moi !). MON PÈRE On croît que l’enfance ça ne s’arrête jamais, et puis un jour on se retourne on a presque quarante ans. Il ne faut pas s’encombrer de regrets. Je regarde mon père avec des yeux ronds. Qu’est-ce que je devrais regretter ? De ne pas encore avoir tenté de rouler une pelle à Christelle ? Mon père a coupé le moteur – depuis combien de temps ? – je ne m’en étais pas aperçu. Il se fait maintenant craquer les doigts. Aïe, ça me fait mal aux dents, je déteste ça. Comme quand Guedin fait grincer la craie sur le tableau avec une jubilation sadique, comme pour nous punir de notre condition d’enfant (sinon pourquoi d’autre ?). J’ose alors lui demander. MOI Papa, qu’est-ce qu’on fait là ? MON PÈRE Chut. Chut maintenant. Il allume ses pleins phares. Je peux alors discerner l’endroit où nous nous trouvons. C’est un grand champ désert. Les herbes sont hautes et folles, elles s’étendent à perte de vue (qu’est-ce qu’on fout dans un 48 champ à quatre heure vingt-six du matin ?) MON PÈRE Un peu de patience. Me répond mon père, bien que je n’aie pas formulé cette question à voix haute. A ce moment-là, je vois une petite tache au loin s’approcher s’approcher s’approcher. Mon père se fait recraquer les doigts. Re-aïe. MON PÈRE Ouvre la boîte à gants. Je m’exécute. Là, je vois un petit sac-banane. MON PERE Donne-le moi. C’est sûr, je fais partie d’une mission top secret. Mon père attrape la banane, l’attache comme une ceinture (ça fait un petit bourrelet molletonné au-dessous de son ventre), sort de la voiture. Il rejoint la petite tache noire qui est maintenant arrivée devant notre voiture sous les traits d’un homme à moustache, à la peau claire, et aux grandes boucles blondes. J’ai l’impression d’avoir déjà vu cet homme mais où ? Mon père lui fait la bise, lui tapote le dos. Il a laissé la fenêtre conducteur ouverte – chouette, je vais pouvoir entendre ce qu’ils se disent. MON PÈRE Ça y est, vous revenez ? L’HOMME A LA MOUSTACHE Ça y est. MON PÈRE Ça fait du bien de te voir. 49 L’homme à la moustache se lisse la moustache. L’HOMME A LA MOUSTACHE Enfin. Eux ils reviennent. Moi je repars. (C’est qui eux ?) L’HOMME A LA MOUSTACHE En famille. MON PÈRE Tu emmènes Zora ? Mon père connaît Zora ? MA Zora ? Au loin, j’entends comme un bruit sourd, qui se rapproche de plus en plus, comme un léger bourdonnement. L’HOMME A LA MOUSTACHE Un père a besoin d’être près de ses enfants non ? Alors c’est lui le papa de Zora ?! Il est pas brun le papa de Zora ? Il a pas la peau couleur pain d’épice le papa de Zora ? Comme tous les nomades ? Mon père sourit. Je crois. Le bourdonnement se fait plus en plus présent, contraignant les deux hommes à parler plus fort. Mon père regarde les taches blanches qui se rapprochent de plus en plus de nous. MON PÈRE Ils ne s’installent pas au camp ? L’HOMME A LA MOUSTACHE Le camp c’est fini. Après les résultats des élections, on s’attend à du changement – 50 MON PÈRE Tu as appris pour Boubal. L’HOMME A LA MOUSTACHE Boubal oui – il faut faire quelque chose. On va pas se laisser faire comme si de rien n’était. Il faut agir. On prépare un truc. MON PÈRE Agir ? L’HOMME A LA MOUSTACHE Je te laisse découvrir par toi-même. Surprise. Je n’ai pas beaucoup de temps. Tu as amené les munitions ? MON PERE Je voulais te dire… Rupture de stock – plus « d’Oasis » – victime de son succès. Mon père a fait un clin d’œil comme si par Oasis, il entendait tout autre chose. Je suis un peu étonné. Le père à Zora semble parfaitement comprendre l’allusion. Il sourit, puis hausse des épaules. L’HOMME A LA MOUSTACHE Pas grave. On boira de l’eau. MON PÈRE Mais je t’ai apporté ça. Mon père détache sa banane, qu’il attache maintenant autour de la ceinture du père à Zora. MON PÈRE Tu l’ouvriras plus tard. Le père à Zora enlève son sac à dos. Le donne à mon père. 51 L’HOMME A LA MOUSTACHE Les pièces que tu m’as demandées. Les deux hommes sont à présent entourés de centaines de caravanes. Le papa de Zora lève la tête. Par la fenêtre, je vois une silhouette faire de grands gestes. Mais c’est – ZORA ! Je crois rêver. Je me frotte les yeux (normalement à cette heure-là je dors). Elle a l’air en forme. Elle a des cheveux, elle a des ongles, des joues, une silhouette bien rebondie et guillerette, bien que furieusement mystérieuse. Décidément, je comprendrai jamais rien à cette fille. (J’ai l’impression que quelque chose m’échappe, mais finalement, c’est pas désagréable. On peut pas tout maîtriser.) Son père serre maintenant le mien dans ses bras et c’est à moi que Zora fait des signes. ZORA Mon petit vulcanologue Crois-je lire sur ses lèvres. ZORA. Je lui fais un tout bête coucou mais mon cœur en dit bien plus. A côté de moi, mon père s’est à nouveau assis à la place du conducteur. Et la caravane de Zora s’éloigne déjà, reprend la route vers je ne sais quelle destination. Mon père me tapote la cuisse affectueusement. À ce moment-là, je SAIS qu’il me comprend. 52 Au cœur de la nuit – au cœur de la différence Avec Mysterious Bob Sur Rock on the Bocage Radio libre 88.9 La seule fréquence où vous pouvez dire F****** FUCK ! On passe une chanson de Madonna : Like a virgin. Fin. Jingle : MOMENT INTERMÉDIAIRE. RADIO LIBRE. 55 Allez, ce soir, pas de Dioxyde, on est en deuil les potos. Et le Roi des cons sur son trône, j’ parierais pas qu’il est allemand…. Il passe hexagone, de Renaud. Alors quoi qui se passe, tenez vous prêts les potes : à la moindre incartade on sort dans la rue, et on renverse tout. Comme à Tien an Men les man. J’espère que vous avez vu passer l’info ? Nous aussi on se tiendra debout devant les Bouba Tanks. Rien ne pourra nous arrêter. No pasaran / haste siempre / et tutti quanti. Mais il faudra quand même qu’on m’explique comment un cancéreux au bord de la mort va pouvoir administrer la ville. Là vous vous dites : c’était quoi ce blanc ? C’était une minute de silence les man et les wooman. Pour la mort de notre démocratie. On pensait qu’il allait crever, le Pinochet du bocage, mais c’est lui qui nous a bien foutu les boules bal. Ha ha. (Ça me fait même plus rire cette blague. Tous des moutons…58% putain…) … MYSTERIOUS BOB Ça groove et ça fuck – bienvenue à ceux qui nous rejoignent – au cœur de la liberté. Ici même pas peur / on parle de tout, surtout de ce qui fâche. Voix suave et mystérieuse de Mysterious Bob. SEPTIÈME MOMENT (ÉPILOGUE – STARS CARAVANES) Bon. On a tous senti qu’on était arrivé au bout d’un cycle. Pas une vraie fin, mais un point d’étape, quoi. Tout est circulaire comme a dit la mère à Zora. Alors, il y a beaucoup de choses qu’on a pas dites, pas vues, pas racontées. Cette histoire de la réalité qu’on appréhende par morceaux et de manière fragmentée, comme dans les jeux vidéos… et ben c’est assez vrai : Je n’étais pas avec Bernard quand il a été élu, la peau sur les os, vomissant du sang et au bord de la mort, mais pourtant victorieux. Je n’étais pas avec Jenn non plus et je ne sais pas si elle était avec lui. Ni avec les ouvriers du store quand ils ont débrayé le lendemain des élections et saccagé les machines et tout le matériel. Je n’étais pas avec l’Abbé quand il s’est exilé dans le Vercors pour expier ses pêchés et fuir l’agitation du monde. Et je ne sais même pas si Pujol s’en est sortie ou si elle est encore coincée dans sa salle de bain glauque avec son mari stupide. Je n’étais pas avec mes parents quand ma mère a dit à mon père qu’elle voulait « faire un break ». 56 Bertrand, Mouloud, Carole et les autres, ils n’étaient pas avec nous quand on a failli mourir écrasés, Christelle, Joris et moi, dans l’effondrement de la Tourelle. Et surtout, SURTOUT je n’étais pas avec Zora quand elle a retrouvé son père. À peine si j’ai pu distinguer sa silhouette à travers les voilages de la caravane. Juste un petit coucou de rien du tout. Encore une fois on s’était loupés. Je sais juste qu’ils sont partis tous les deux, faire ce voyage à travers l’Europe dont elle a toujours rêvé. C’est papa qui me l’a dit. Je l’aurais peut-être compris tout seul, de toute façon. ZORA Il était un peu poète et un peu vagabond Il n’avait jamais connu ni patrie ni patron Il venait de n’importe où, allait aux quatre vents Mais dedans sa roulotte nous étions dix enfants Et le soir autour d’un feu de camp On rêvait d’une maison blanche en chantant Qu’il est long, qu’il est loin ton chemin, papa C’est vraiment fatigant d’aller où tu vas Qu’il est long, qu’il est loin ton chemin, papa Tu devrais t’arrêter dans ce coin Comme il avait plu mais qu’il faisait soleil (ici il fait beau plusieurs fois par jour tout le monde le sait), il y avait un magnifique arc-en-ciel qui partait du terrain de foot et se déployait jusqu’aux ruines de la Tourelle. Les caravanes étaient disposées un peu partout n’importe comment, et ça dessinait comme un nouveau plan de la Planche. On voyait des enfants qui jouaient au foot et qui faisaient du vélo en se 57 prenant pour Goldorak. On voyait des types qui s’échangeaient des bouteilles de Calva contre des enjoliveurs de Renault Fuego. Des grillades de saucisses et des cigarettes Gitanes. Des discussions à n’en plus finir et des parties de rigolade. Des parties de foot et de corde à sauter. Les nomades étaient revenus, ils s’étaient installés là, en plein milieu, et bien malin celui qui les délogerait ! D’accord, Boubal avait été élu, mais il finirait bien par crever, malade comme il était, et de toute façon on s’en foutait. On profitait du moment. Eux et nous. Ensemble. Alors j’ai traversé le quartier de part en part, j’ai fait pipi dans un tas de gravats là où avant il y avait la Tourelle et où maintenant quelqu’un avait planté des banderoles avec des slogans tous plus inventifs les uns que les autres. Et je suis rentré chez moi. Mon père avait fait sa valise. Je savais que les choses allaient changer. Pas seulement que j’allais rentrer en 6ème, ça d’accord. Mais surtout que papa et maman allaient « faire un break ». Je savais ce que ça signifiait. (Y’avait bien ce film « Génial, mes parents divorcent », que j’avais vu avec Mouloud. Je sais pas si ça suffisait à me rassurer. ) J’ai donc embrassé mon père (au loin on entendait le son des guitares c’était super triste). Puis ma mère m’a dit : MA MÈRE Faudra s’adapter. MOI Mouais. 58 MA MÈRE Faut voir les bons côtés : tu verras du pays. Une semaine avec papa / une semaine avec moi. MOI Mouais. MA MÈRE Tiens, j’allais oublier : y’avait du courrier pour toi dans la boîte aux lettres. Une grosse enveloppe marron. Kraft. Posée sur la table de la cuisine. J’ouvre. J’en retire un petit cahier vert et rouge, quadrillé de bleu. Mon cœur se serre : c’est l’écriture de Zora. Des pages et des pages griffonnées au stylo quatre couleurs. « Journal d’une prisonnière. 23.01 2301. » Sur la première page, un dessin au crayon. Page suivante un dessin de Zora : les caravanes quittent l’espace pour s’installer sur terre. Mention Nomade’s Land et 2301 avt JC. 59 AV J-C FIN DE LA PREMIÈRE SAISON « Être né sous le signe de l’Hexagone C’est pas la gloire en vérité Et le Roi des cons sur son trône Me dites pas qu’il est portugais.» Renaud, hexagone L’ÉPHÉMÈRE SAGA OU COMMENT J’AI GRANDI Une histoire en 6 épisodes écrite et racontée par 7 autrices et auteurs, entre décembre 2015 et mai 2016. Jérémie Fabre convie Aurianne Abécassis, Nathanaël Frérot, Sabine Revillet, Cyril Roche, Joséphine Serre, et Clémence Weill à écrire et raconter avec lui l’aventure d’un petit garçon qui grandit dans les années 80, entre télévision, lutte des classes, amours enfantines, conspirations nocturnes, cascades en bicross, et volcanologie amateur. Ça se passe à Vire, au milieu des tours, et ça s’inspire de la vie et des histoires du quartier Léonard Gille, mais pas que. (Ça puise aussi sa source dans l’enfance et la jeunesse des auteurs, dans les mythes et les souvenirs d’une époque révolue, ses fictions, ses événements, ses figures fondatrices ou personnages périphériques). Ça s’écrit de 3 jours en 3 jours, et ça se lit publiquement accompagné par une musique originale signée GARZ.