épisode six / le texte

Transcription

épisode six / le texte
L’ÉPHÉMÈRE
SAGA
OU COMMENT
J’AI GRANDI
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ÉPISODE
(L’INVENTION DE MOI*, SUPPLÉMENT N°2)
L’Éphémère Saga ou comment j’ai grandi
est une histoire en six épisodes
(écrits chacun en trois jours et en duo),
Inventée entre décembre 2015 et mai 2016,
Résidence Léonard Gille à Vire (14).
Elle s’inspire librement de la vie du quartier,
et raconte une enfance dans les années 80,
entre télévision, lutte des classes, passions déchirantes et conspirations nocturnes…
Épisode 1 (les bases) / Jérémie Fabre et Nathanaël Frérot
Épisode 2 / Jéremie Fabre et Joséphine Serre
Épisode 3 / Jérémie Fabre et Sabine Revillet
Épisode 4 / Jérémie Fabre et Clémence Weill
Épisode 5 / Jérémie Fabre et Cyril Roche
Épisode 6 / Aurianne Abécassis et Jérémie Fabre
Musique originale : Garz
Graphisme et mise en page : Nathanaël Frérot
Univers graphique L’invention de moi : Mélanie Bourgoin
AURIANNE ABÉCASSIS - JÉRÉMIE FABRE
Avec l’amicale collaboration de Nathanaël Frérot
ÉPISODE 6
GAME OVER
« Dans cette putain d’humanité les assassins sont tous des frères.
Pas une femme pour rivaliser
à part peut-être Madame Thatcher. »
Renaud. miss maggie.
PERSONNAGES Moi, L’Abbé Julien Montagne, Bernard Boubal, Bertrand Boubal, Jennifer Boubal,
Le Grand avec les bagues en fer, Joris Girard, Christelle Augustin, la CPE, Monsieur Guedin, L’Ouvrier trapéziste, le Nain-manchot-grutier, le Clown camionneur,
Le Président, Annie Pujol, Son Mari gendarme, Alain Duhamel, Jean-Marie Colombani, Jean-Jacques, la Tête de Francine, Ma Mère, Yves Mourousi et Marie-Laure
Augry, Mon Père, La Mère à Zora, L’Homme à la moustache (le chef du camp des
Nomades), Zora.
Les auteurs remercient Sarah Akabi et Nadia Akabi pour l’entretien qu’elles leur
ont accordé et qui a servi de source d’inspiration pour l’écriture de cet épisode.
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OUVERTURE - MISS MAGGIE
« Dans cette putain d’humanité les assassins sont tous des frères.
Pas une femme pour rivaliser à part peut-être Madame Thatcher. »
J’ai dans la tête les paroles de cette chanson de Renaud que mon
père écoutait en boucle dans la voiture quand j’étais encore minuscule. Pourtant dans cette chambre aux rideaux tirés, le portrait de la
Dame de Fer exposé au-dessus du lit nous accompagne de ses yeux
victorieux. Je reste persuadé que quand même, si Bernard dit qu’elle
est courageuse et qu’on doit la prendre en exemple, alors quand
même, oui, c’est que c’est quelqu’un de bien. Malgré Renaud. Malgré
mon père. Malgré la répression sanglante de la grève des mineurs.
L’ABBÉ
Vous vous souvenez PRÉCISÉMENT ?
BOUBAL
Mot pour mot.
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L’ABBÉ
Alors il n’y a pas de doutes possibles. C’est bien une apparition de
St Jacques. En bonne et due forme.
BOUBAL
Si je vous ai fait venir, Montagne, ce n’est pas pour faire l’exégèse de
mes cauchemars, ni pour égrainer en vain votre chapelet. Mais pour
chasser ce démon qui me harcèle. Procédez, Montagne. Procédez.
Bernard ne parle pas de Margaret, évidemment. Pour lui, elle fait
plutôt office de protectrice, d’ange gardien même. Et dans l’état de
faiblesse extrême et soudain où il se trouve depuis quelques jours
– depuis le ratage historique de Miss Planche 86 – il n’a cessé d’invoquer la bienveillante autorité de la Première ministre britannique.
Mais ça n’a visiblement pas suffi, et il a finalement convié toute la famille à son chevet au milieu de la nuit, ainsi que moi, qu’il a chargé
d’aller trouver le curé pour qu’il procède à un exorcisme.
BOUBAL
J’ai VU ce visage comme si c’était le vôtre, Montagne. Là, au-dessus
de la commode. Juste une tête, une tête de FEMME. Qui se balançait dans le vide. Dégoulinante de sang, et dont les yeux perçants
lançaient des flammes qui me transperçaient l’âme. Je l’ai distinctement entendue prononcer « Et quant à vous les riches, pleurez sur
les malheurs qui vous attendent. Votre or et votre argent rouilleront,
et la rouille servira contre vous de témoignage. Elle dévorera votre
chair comme le feu. »
L’ABBÉ
Seigneur Jésus. C’est bien la Lettre de St Jacques…
JENNIFER sanglotant
Bernard…
BOUBAL
Alors je ne sais pas si c’est St Jacques, ou une quelconque bonne
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femme récrimineuse revenue des limbes ou de je ne sais quelle succursale biblique. Mais ce que je sais, c’est que je ne veux plus la voir.
Bernard est une nouvelle fois pris de violentes convulsions. Jennifer
applique en pleurant une nouvelle compresse froide sur son front
fiévreux.
À côté de moi, Bertrand est tétanisé, il ne m’adresse pas un regard.
L’abbé ne bronche pas. Il se lève. Ramasse les gousses d’ail et les
crucifix qu’il avait tout à l’heure disposés en cercle autour du lit de
Bernard, les fourre dans sa sacoche, enfile son imper, et s’adresse
froidement au malade.
L’ABBÉ
Je crains que vous ne soyez pas au bout de vos épreuves. Vous êtes
cadavérique, mon vieux.
Le portrait de Margaret Thatcher fronce les sourcils. En la considérant rapidement, on aurait dit que c’était elle, la tête dégoulinante de
sang qui vociférait dans les airs. Mais jamais elle n’aurait prononcé
de pareils oracles. Au contraire. « Continue, Bernard », semblait-elle
affirmer. « Continue mon œuvre. »
L’ABBÉ
Je ne peux rien pour vous, Boubal. Rien contre la volonté de Dieu.
S’Il vous éprouve, c’est qu’il veut que vous diminuiez et que Lui
grandisse.
BOUBAL
Arrête tes bondieuseries curé. Ça suffit avec St Jacques, il m’empêche suffisamment de dormir. Si tu veux du fric j’en ai. Je referai
ton clocher. Je financerai tes camps scouts. Mais délivre-moi de ce
putain de fantôme. JE N’AI RIEN A ME REPROCHER tu m’entends ?
Tout ce que j’ai, je l’ai gagné. Honnêtement. Je n’ai que faire de votre
stupide culpabilité judéo-chrétienne.
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L’ABBÉ
Au revoir Jennifer. Appelez plutôt un médecin.
JENNIFER
C’est si soudain, Julien. Lui qui était comme…un cheval. Un cheval
de trait, bien solide, bien harnaché, paré pour… les plus durs labours.
Labeurs. Enfin. Vous comprenez.
L’ABBÉ
Votre mari est malade, Jenn. Il a poussé trop loin ses limites. LES
limites. Prenez-soin de lui. Et de vous.
L’abbé sort.
BOUBAL
Bertrand.
BERTRAND
Oui p’pa ?
BOUBAL
Je suis tellement faible. C’est à cause de toutes ces conneries. Certaines choses que je n’aurais pas dû voir. Pas dû même connaître. Je
me suis approché de trop près.
BERTRAND
De quoi parles-tu papa ?
BOUBAL
S’il m’arrivait quelque chose. Derrière le portrait de Maggie, tu trouveras un coffre. Le code c’est 2301. L’argent est pour toi, mais écoutemoi bien. Tu n’as ni frère ni sœur, ta mère en sait quelque chose
JENNIFER
Arrête Bernard. Tu sais très bien qu’il y avait une possibilité. C’est
toi qui n’a pas voulu de
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BERTRAND
Je veux que tu partages l’argent avec ton frère de lait.
Bernard me désigne d’un coup de menton, mais ses forces l’abandonnent et il perd connaissance. Bertrand réprime un hoquet. Jennifer nous prend tous les deux dans ses bras. Elle a son chemisier
vert à épaulettes qui lui donne une allure martiale autant que sexy.
Bertrand et moi détournons la tête l’un de l’autre. Miss Maggie me
fusille du regard : elle sait, elle, que je ne suis pas légitime. Pas du
sérail.
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PREMIER MOMENT.
VISITE DU COLLÈGE
Lundi, 9h. Cour de récré du collège du Val de Vire.
LE GRAND AVEC DES BAGUES EN FER
Tu me files un clope ?
Beurk. C’est qui ce grand type qui m’a postillonné sur la joue ?
(Comme quand papa est très énervé parce que j’ai mangé tous les
Pim’s alors que maman vient de faire les courses et que les courses,
ça doit durer jusqu’au samedi d’après et que faut pas abuser il a pas
la bourse à Rothschild, papa, c’est deux paquets de Pim’s par semaine et pas plus.)
LE GRAND AVEC DES BAGUES EN FER
File un clope j’t’ai dit.
MOI
Mais je fume pas, moi. Je suis qu’en CM2.
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LE GRAND AVEC DES BAGUES EN FER
Alors t’as pas dix balles ? Pour mon paquet de 10.
Tous ses copains se marrent à l’unisson en m’encerclant. Ils
déploient leur long cou et font claquer leurs dents comme les
monstres-plantes dans Jayce et les Conquérants de la Lumière. J’ai
peur. Là, Joris Girard déboule. Il plaque violemment le grand type
avec les bagues en fer contre le mur tagué.
JORIS GIRARD
Tu cherches la castagne ?
Ouah. Il en impose, Joris. (« Va Jayce, conquérant du bonheur, viens
libérer le monde de la terreur des monstroplantes ».)
MOI
Merci Joris.
JORIS GIRARD
T’inquiète.
(C’est mon nouveau meilleur ami Joris. Depuis Miss Planche il a
beaucoup changé. En bien). Les monstres-plantes s’éloignent en
chouinant. C’est peut-être pas dû à la voix de Joris Girard ni à ses
biscottos mais sans doute à sa nouvelle tenue qui fait plutôt flipper :
il porte une robe à volants violine, qui descend jusque sous les genoux. La même que Princesse Peach, dans Mario Bros.
MOI
Mais, qu’est-ce que tu fais habillé en fille, Joris ?
Il m’explique que si sa participation à l’élection de Miss Planche n’a
pas déclenché chez lui une vocation pour le mannequinat*, elle a
tout de même suscité un véritable intérêt pour la remise en question des déterminismes de genre, et que c’est pas parce qu’il porte
une robe qu’il est habillé en fille, et qu’au lieu de débiter des âneries
*voir épisode 5 « Nomade’s Land »
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pareilles, je ferais mieux de lire les œuvres complètes de Valérie Solanas sur la théorie Queer, à commencer par Scum manifesto, ça me
ferait grand bien. Maintenant que j’allais passer en sixième, j’avais
intérêt à GRANDIR un peu.
JORIS GIRARD
«Le mâle est un accident biologique ; le gène Y n’est qu’un gène X
incomplet. En d’autres termes, l’homme est une femme manquée,
être homme c’est avoir quelque chose en moins, et les hommes sont
des êtres affectivement infirmes. »
C’est sympa de m’avoir tiré de là mais il est pas obligé de me parler
comme ça. (C’est mon nouvel ennemi juré.)
Christelle prend des notes sur son petit cahier à spirales à petits
carreaux sans marge.
CHRISTELLE
Comment tu écris « kwir » Joris ?
Ouah. Elle est belle Christelle. Elle n’a jamais été aussi belle. Un
savant mélange entre la force et la détermination de Margaret
Thatcher, la perspicacité de Sophie la nièce de l’inspecteur Gadget,
et la folie enivrante de Cindy Lauper (cette chanteuse américaine au
look vraiment foufou et aux chansons dont je ne comprends pas le
sens mais dont je pressens la portée d’émancipation des femmes de
par la manifeste iconoclastie de leur interprète).
Christelle c’est ma nana. Elle prend des notes et Joris Girard crâne.
Mais bon, il n’a pas l’air si dangereux que ça. Rares sont les risques
qu’il me pique mon intrépide reporter, accoutré comme il est.
Christelle a l’air captivée. Je ferais peut-être aussi mieux de ne pas
me mettre Joris à dos, rapport aux grands du collège qu’il va falloir
affronter tous les jours dès l’année prochaine.
Du coin de l’œil, je jette un regard à l’autre bout de la cour : Bertrand
est entouré de sa bande. Il n’a toujours pas digéré le fait que les der-
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nières volontés de son père le déshéritent d’une partie de sa fortune
à mon profit. Joris me fait signe de ne pas m’inquiéter, il veille sur
moi. C’est mon nouveau meilleur ami.
La CPE se racle la gorge.
LA CPE
Tout le monde est là ? Maintenant je vais vous montrer les casiers.
La visite reprend. Nous passons d’une salle à l’autre et la CPE nous
dit que dès l’année prochaine, on va voir ce qu’on va voir, ça ne rigolerait plus. On aura plus un seul maître mais tout un tas de professeurs, et même des cours de latin, de physique-chimie et de sciences
nat. (On rentre dans un laboratoire.)
A la fin de la visite, Monsieur Guedin nous ramène à l’école et nous
dit qu’on est des grands maintenant, il va falloir se faire à l’idée, le
temps passe vite. Je crois déceler une petite larme au coin de son
œil.
La cloche sonne. Joris Girard nous propose, à Christelle et à moi,
de venir faire une partie de Mario Bros chez lui, comme il a eu la
nouvelle Nintendo pour son anniversaire. Il a deux manettes, et du
Canada Dry au frigo. Banco. Je saute sur l’occasion. Chez moi y’ a
que le Mille Bornes, maman est contre les jeux vidéos. Et le Canada
Dry, c’est même pas en rêve… Mais Christelle nous fait un regard
mystérieux, puis répond qu’on va faire mieux que jouer à Mario : on
va ETRE Mario. On va passer dans les tuyauteries de la ville pour
sauver le monde.
Joris et moi on se regarde. On ne comprend rien.
Christelle sort son petit carnet de notes et nous montre un schéma
qu’elle a griffonné (elle est épatante). Sur son dessin, la Tourelle.
Dans la cave, le disque en métal avec les symboles ÉTOILE / RECTANGLE / ROND / FLÈCHE*.
*voir épisode 5 « Nomade’s Land »
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CHRISTELLE
Je sais qui va pouvoir nous aider à déchiffrer le sens de ce disque en
métal qu’on a trouvé samedi dans la cave de la Tourelle.
Joris et moi on se regarde, désorientés.
CHRISTELLE
La mère de Zora, patates.
(Elle est inouïe, Christelle. Si on était déjà en 6ème, je lui roulerais
un palo direct.)
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Rubr
Mario Bros 1 met en scène
deux plombiers moustachus : Mario et Luigi, qui doivent enquêter
sur les égouts de New York après que
d’étranges créatures y sont apparues.
Le but du jeu est d’éliminer tous les
ennemis présents dans chaque niveau,
en marquant le maximum de points et
en essayant d’aller le plus loin possible.
Les niveaux comportent plusieurs
étages dans lesquels les ennemis
peuvent emprunter les tuyaux
pour passer de l’étage inférieur à l’étage
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supérieur, et inversement.
Pour terminer un niveau, le joueur doit
vaincre les ennemis.
Je trouve pour ma part que Mario est un
super jeu car il nous fait prendre conscience
de la relativité de nos points de vue. On pense
connaître la vérité, mais c’est seulement de
façon fragmentée, niveau après niveau. On
peut toujours être surpris par ce qui était
caché et qui nous apparaît au niveau
supérieur, à droite ou à gauche de
l’écran. Merci Mario !
À bon entendeur,
salut…
Vanessa, 11 ans et demi
(La Planche, 14)
DEUXIÈME MOMENT.
ÉCOUTES TÉLÉPHONIQUES
(LES FORCES DE L’ESPRIT)
La Tourelle. Dans la War Room. Le clown camionneur et le nain
manchot grutier avec un casque sur les oreilles. L’ouvrier trapéziste
plongé dans la lecture d’un grand cahier à pages blanches.
L’OUVRIER TRAPÉZISTE
Et là ? C’est un O comme Ortense ou un D comme Désirée ?
LE NAIN
Un S. Comme Sylvie.
L’OUVRIER TRAPEZISTE
Un S ?? Tu pourrais pas faire un effort ?
LE NAIN
Écoute, je fais ce que je peux. J’ai qu’un bras moi. Un bras sur deux /
un mot sur deux. Et puis la table est trop haute. C’est pas du matériel
adapté. Je voudrais t’y voir. D’habitude je conduis des grues moi, là
au moins je surplombe. Puis si t’es pas content tu n’as qu’à comme
qui dirait te servir aussi bien par toi-même.
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LE CLOWN CAMIONNEUR
Taisez-vous. Quelqu’un sur le Canal 14.
Le clown branche la table d’écoutes sur les enceintes.
On entend le son nasillard de la voix téléphonique d’Annie Pujol.
VOIX D’ANNIE PUJOL
Ici ça tourne au vinaigre Monsieur le Président.
LE NAIN
Han ! le Président !
VOIX D’ANNIE PUJOL
On va pas tenir bien longtemps.
L’OUVRIER
On a le droit de l’écouter ?
LE CLOWN CAMIONNEUR
C’est pas lui qu’on écoute, banane. C’est Pujol.
VOIX D’ANNIE PUJOL
Il y a du relâchement dans mon équipe et des remous parmi les
sujets.
VOIX DU PRÉSIDENT
Je suis au courant figurez-vous. Et je sais aussi pour la petite.
Qu’elle s’est échappée.
L’OUVRIER
Quelle petite ?
LE CLOWN CAMIONNEUR
Chut !!
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VOIX DU PRÉSIDENT
Si elle parle, je vous préviens, je ne vous couvre pas.
PUJOL
Évidemment Monsieur le Président. Je suis désolée Monsieur
le Président
PRÉSIDENT
Bon. Et vos preuves, ça avance ?
PUJOL
Ça patine un peu. Rien de probant à ce jour. Mais si je parviens
à reprendre le contrôle.
PRÉSIDENT
Je vous avais dit depuis le début que ça ne tenait pas debout
cette histoire de « peuple de l’espace ». De « caravanes spatiales ».
N’importe quoi. Enfin. J’ai assez de problèmes comme ça avec
tout le bordel des écoutes.
PUJOL
Oui j’ai appris Président. C’est terrible, cet acharnement.
Comme si vous alliez, vous, mettre sur écoute vos propres citoyens. Et pour quel profit, on se le demande ? C’est absurde.
LE NAIN
C’est comme qui dirait l’arroseur arrosé.
LE CLOWN CAMIONNEUR
Chut.
PRÉSIDENT
Oui bon. Et Boubal ? Il en est où cet abruti ? Toujours candidat ?
PUJOL
C’est là que ça se complique Monsieur Le Président. Il est
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tombé malade immédiatement après avoir touché le disque
dans la cave.
L’OUVRIER TRAPEZISTE
Le disque ?
LE CLOWN CAMIONNEUR
Tais-toi et note.
L’OUVRIER TRAPEZISTE
Je note aussi pour Boubal ?
LE CLOWN CAMIONNEUR
Tu notes.
L’OUVRIER TRAPEZISTE
Ça va pas vexer Boubal ? C’est pas un peu enfoncer le couteau
dans la plaie que de dire à un malade que les autres disent qu’il est
malade ?
LE NAIN
Là il a raison.
LE CLOWN CAMIONNEUR
Bon ben tu sautes la maladie.
L’OUVRIER TRAPEZISTE
Je saute aussi « abruti » ?
LE CLOWN CAMIONNEUR
Tu sautes. Maintenant chut.
PUJOL
On pense sérieusement à une malédiction Monsieur le Président.
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PRÉSIDENT
Mais c’est une manie chez vous, de tout interpréter de manière
ésotérique.
PUJOL
Je crois aux forces de l’Esprit, Monsieur le Président.
PRÉSIDENT
C’est ça. Et moi je suis Boudha et j’habite à Delhi. Allez. Supprimez-moi ces gitans, qu’il ne reste aucune trace de vos bêtises.
PUJOL
Mais quoi ?
PRÉSIDENT
Quoi ?
PUJOL
Rien Monsieur le Président.
PRÉSIDENT
Ensuite faites-vous discrète, mettez-vous au vert. Je vous trouverai une circonscription quand tout ça ce sera tassé.
PUJOL
Merci Monsieur le Président.
PRÉSIDENT
Quant à Boubal, laissez courir. S’il est élu on fait comme on a
dit, j’ai un agent dans la place. S’il renonce, Stirn L’Andouille de
Vire fera encore l’affaire.
PUJOL
Très bien Monsieur le Président. Vive la République, Vive la
France.
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PRÉSIDENT
C’est ça.
Il raccroche.
Changement de plan. On est maintenant dans une salle de bain aux
murs recouverts d’une peinture craquelée et rongée de moisissures.
Allongée dans sa baignoire débordante de mousse, Annie Pujol fixe
les fissures sans cligner des paupières. Son mascara coule, soit parce
qu’elle l’a mouillé, soit parce qu’elle pleure, on ne sait plus trop bien.
Son mari gendarme est appuyé contre le radiateur, sa petite tv noir
et blanc est simplement posée par terre.
LE MARI GENDARME DE PUJOL
Heureusement qu’on a la télé.
PUJOL
La ferme, Régis.
LE MARI GENDARME DE PUJOL
Non mais quand même. On aurait pu se faire enfermer dans la cuisine. Bon, on aurait eu de la bouffe, c’était pas mal aussi. Mais sinon.
On aurait pu se faire enfermer dans une chambre. On aurait rien eu.
Mais là. Dans la salle de bain c’est pas mal. On a la télé. Et toi t’as ton
bain.
PUJOL
On aurait pu ne pas se faire enfermer du tout imbécile.
LE MARI GENDARME DE PUJOL
Ah oui. Mais – tu crois qu’ils finiront par nous rouvrir ?
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PUJOL
Si tu n’avais pas cédé aux avances de la vieille Moutry.
LE MARI
J’ai cru qu’elle avait encore une crise. Et puis c’est arrivé trop vite, j’ai
rien vu venir. Quand elle m’a montré ses aisselles, je me suis simplement penché, et voilà, j’ai reçu un gros coup de quelque chose sur la
nuque.
PUJOL
Quand le Président l’apprendra il sera fou de rage. Il m’avait confié
une tâche. Je ne peux pas l’honorer. Et puis – qui sait où ils sont
maintenant ? Jusqu’où ils sont allés ?
LE MARI
Et ton curé ?
PUJOL
Injoignable. Je commence à me méfier de lui.
LE MARI
Je l’aime bien moi. Son petit air naïf et pudibond. Ça me parle.
Silence.
LE MARI
On est bien tous les deux, non Annie ? Juste de l’eau, de la mousse,
et du chauffage…
PUJOL
Si tu me touches je te mords, Adjudant Gerber. Regarde ton poste et
tais-toi.
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TROISIÈME MOMENT
LA TÊTE DE FRANCINE - LARMES DE PASTIS
(OU L’HEURE DE VÉRITÉ)
Générique de l’Heure de Vérité, sur Antenne 2. Voix des journalistes
dans la télé.
Jean-Jacques assis devant le poste.
ALAIN DUHAMEL
Bonsoir Jean-Marie.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Bonsoir Alain.
ALAIN DUHAMEL
La semaine dernière nous recevions Jean-Marie Le Pen, qui affirmait sur notre plateau que le sidaïque était une espèce de lépreux, et
qu’il fallait le placer dans un centre fermé.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Mais ce soir, pas de politique. Nous vous proposons, cher Alain, une
immersion dans le quotidien des Français.
JEAN-JACQUES
Tu entends ça maman.
ALAIN DUHAMEL
Une cuisine au papier peint défraichi.
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Table en formica.
Jean-Jacques est assis.
Dans du papier journal, un ballon de rugby.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Ça a l’air… plus rond non ?
ALAIN DUHAMEL
Hmm ?
JEAN-MARIE COLOMBANI
Plus rond qu’un ballon de rugby.
ALAIN DUHAMEL
Ah … ?
JEAN-MARIE COLOMBANI
Tu vois ? – pardon – vous voyez ? Non ?
ALAIN DUHAMEL
Ah oui. Oui oui.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Comme un ballon de football.
JEAN-JACQUES
A la tienne maman.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Jean-Jacques se sert une larme de Pastis. Pose la bouteille. Va pour
ajouter de l’eau. Se ravise. Reprend la bouteille de Pastis. Remplit
son verre généreusement. Pose la bouteille. Ajoute une goutte d’eau.
Boit une gorgée.
Sort de son petit filet à provisions :
- des pinceaux
- du maquillage
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- des crayons
qu’il installe délicatement sur la nappe en plastique.
ALAIN DUHAMEL
Jean-Jacques déballe délicatement le paquet.
Mais… ce n’est pas non plus un ballon de football.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Ah non ?
ALAIN DUHAMEL
C’est
ALAIN DUHAMEL ET JEAN-MARIE COLOMBANI
La tête de Francine !
JEAN-JACQUES
Un petit peu de mauve
Tu aimes le mauve non ?
ALAIN DUHAMEL
Jean-Jacques étale soigneusement un peu de fard à paupières
mauve sur l’œil droit de Francine.
JEAN-JACQUES
Le mauve ça va bien avec le marron de tes yeux maman.
ALAIN DUHAMEL
Jean-Jacques étale soigneusement un peu de fard à paupières
mauve sur l’œil gauche de Francine.
JEAN-JACQUES
ET-VOI-LA
ALAIN DUHAMEL
Jean-Jacques admire son travail.
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JEAN-JACQUES
Ouuuaaaaah
JEAN-MARIE COLOMBANI
Jean-Jacques soupire.
ALAIN DUHAMEL
Boit une gorgée de Pastis.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Un temps.
JEAN-JACQUES
Si maman si
Si maman si
JEAN-MARIE COLOMBANI
Un temps.
JEAN-JACQUES
Maman si tu voyais ma vie.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Un temps.
JEAN-JACQUES
Mais tu n’es plus là pour veiller sur la Planche. La Planche a perdu
ses repères.
ALAIN DUHAMEL
Jean-Jacques boit une gorgée de Pastis.
JEAN-JACQUES
La Planche pleure maman.
ALAIN DUHAMEL
Jean-Jacques boit une gorgée de Pastis.
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JEAN-JACQUES
Le quartier n’est pas beau à voir.
ALAIN DUHAMEL
Jean-Jacques boit une gorgée de pastis.
JEAN-JACQUES
Non non non… Et sur la bouche. Du rouge peut-être. Ou du rose.
Lilalilalu.
Du rouge. Ça te ressemble plus. Du caractère.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Jean-Jacques prend un pinceau. Caresse délicatement les lèvres
de Francine avec la pointe rosie du pinceau. Contemple son travail.
Sourit.
JEAN-JACQUES
Depuis ton départ maman. Les choses ont changé maman. Tous les
volets sont fermés. La faute aux volets électriques la faute au Boubal
Store d’accord. Coincés. Tous. D’accord. Mais pas que. Il y a ton
absence aussi.
ALAIN DUHAMEL
Soudain le visage de Jean-Jacques se renferme. Il fronce des sourcils. Peste.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Se jette sur les volets électriques. Les secoue. Sans résultat. Se rassied.
JEAN-JACQUES
On n’y voit rien avec ces néons.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Boit une gorgée de Pastis. Finit son verre. Se resserre un autre Pastis. Boit.
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ALAIN DUHAMEL
Ça fait quoi ? Trois Pastis non ?
JEAN-MARIE COLOMBANI
Quatre.
ALAIN DUHAMEL
Quand même.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Je sais.
ALAIN DUHAMEL
Attention Jean-Jacques. Tu files un mauvais coton.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Mais bon…
ALAIN DUHAMEL
Quoi ?
JEAN-JACQUES
Maman.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Circonstances atténuantes non ?
ALAIN DUHAMEL
Pourquoi ?
JEAN-MARIE COLOMBANI
Sa maman.
ALAIN DUHAMEL
Hmmm ?
JEAN-MARIE COLOMBANI
Francine.
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ALAIN DUHAMEL
Et ?
JEAN-MARIE COLOMBANI
Quand même. La pauvre non ?
ALAIN DUHAMEL
Ah non non non –
LA TETE DE FRANCINE
Bon –
ALAIN DUHAMEL
C’est pas une raison.
LA TETE DE FRANCINE
Vous pouvez pas nous laisser non ? Un petit moment d’intimité ?
JEAN-MARIE COLOMBANI
Pardon ?
LA TETE DE FRANCINE
Vous voyez pas qu’on est occupés ?
JEAN-MARIE COLOMBANI
AH.
LA TETE DE FRANCINE
On a besoin d’un petit moment d’intimité.
JEAN-MARIE COLOMBANI
Ah oui pardon.
La télé s’éteint.
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DIAI
MÉ
NTER
TI
EN
MOM
AGE
S
Y
A
RE - P
Dans le paysage une petite tache.
Dans le paysage gris. Une petite tache blanche.
Puis une autre. Une autre encore. Ça vient s’agglomérer.
Petit à petit une multitude de petites taches – comme
un monceau de taches.
Si on prend de la hauteur, si on regarde depuis le ciel, si on grimpe dans un hélicoptère qui lui-même
grimpe dans le ciel alors on voit la terre.
On prend de la
distance.
Alors on voit
l’empreinte de
l’Homme sur la
nature.
On voit : que la
terre est quadrillée, organisée,
parcellisée.
On
voit
des
champs jaunes –
du colza – des champs verts –
de l’herbe.
Des prairies. Des arbres, plantés. Des routes. Du bitume. Des
maisons. Des immeubles. Des autoroutes. C’est vachement bien
rangé la terre.
Et si l’on n’est pas trop haut dans le ciel on voit des voitures
en train de rouler sur les routes les autoroutes. On voit ce que
l’Homme a fait de tout ça. Comment il se déplace. Comment il
se débrouille.
Et si l’on se rapproche, là, en ce moment même, on voit des petites taches blanches qui avancent à leur rythme, qui
recouvrent petit à petit tout le bocage. De leur rythme lent.
Combien de petites taches blanches ? Il faudrait les compter pour pouvoir dire. Des dizaines ?
des centaines ?
2301 PETITES TACHES BLANCHES.
Comme une vague, comme une succession de vagues
qui grapillent qui adhèrent au goudron, les petites taches
blanches deviennent petit à petit une seule et même grande
tache blanche, qui dessine comme la traine d’une étoile
filante, comme la queue d’une comète dont l’origine se perd
là bas sur la ligne d’horizon.
Et si l’on s’approche vraiment on voit que dans chaque tache
blanche il y a des formes qui bougent à l’intérieur. Qui font
du bruit. Qui vivent.
Alors on voit ce que sont ces petites taches blanches.
Qu’est-ce que c’est ?
Ce sont des rectangles blancs. Ce sont des caravanes.
QUATRIÈME MOMENT
KRAMER CONTRE KRAMER
Finalement on a convenu avec ma nana et mon meilleur ami qu’il
ne fallait pas bâcler le travail : alors c’est décidé, on ira voir la mère
à Zora à minuit pile. Quand les vieux penseront que l’on dort à
poings fermés. Pour l’heure, je fais comme si de rien n’était et je me
cache aux toilettes, comme chaque fois qu’il se passe quelque chose
à la maison. De là, je peux entrebâiller la porte et avoir une vue
d’ensemble sur la cuisine et sur le salon en même temps. C’est un
poste de contrôle qui a largement fait ses preuves par le passé (c’est
comme ça par exemple que j’ai su que maman ne voulait PAS que
papa lui offre un micro-ondes pour son anniversaire quand elle s’est
confiée à Madame Moutry et que j’ai pu éviter que maman lui en
veuille « à mort parce qu’il n’y connaît vraiment rien aux femmes»).
Et là, il doit vraiment se passer quelque chose : Jenn est dans la cuisine, avec maman. Ma Jenn. Elle n’a pas l’air très à l’aise. Elle porte
son manteau de fourrure et ses petites bottes fourrées. Elle se tient
près de la fenêtre.
Dans le salon, Jean-Jacques est assis sur le canapé. Il a un paquet
sous le bras, enveloppé dans du papier journal. Il doit se passer
quelque chose de grave.
34
JENNIFER
Comme vous.
MA MÈRE
Un verre d’Oasis ?
JENNIFER
Parfait.
Ma mère sert un verre à Jenn (elle en a pioché un au hasard dans
ma collec de pots de moutarde qui deviennent des verres avec
illustrations rigolotes une fois que la moutarde est finie). Elle le lui
tend. Entre les doigts de ma mère, la silhouette d’Obélix qui boit de
la potion magique. De quoi donner des forces. Mais Jenn soupire.
Maman soupire. Bonjour l’ambiance.
MA MÈRE
Je sais ce que vous traversez, Jenn. Je peux vous appeler Jenn ?
JENNIFER
Bien sûr, Miou.
MA MERE
Mais nous, les femmes, on se doit de rester fortes. A toute épreuve.
Pas le droit de flancher, Jenn, même si la vie est dure.
JENNYFER
Oui.
Jenn renifle.
MA MÈRE
Vous en avez gros sur le cœur ? Vous voulez que je vous dise ? Ma
mère me disait toujours : ma fille, dans la vie, il faut être indépendante.
35
JENNIFER
Vous voulez dire ?
MA MÈRE
Ne pas dépendre de son mari. Financièrement, j’entends. Travailler.
JENNIFER
Ah oui ?
MA MÈRE
Vous n’avez jamais travaillé, Jenn ?
Jennifer à l’air songeur, le regard dans le vague – impossible de voir
le paysage, les volets sont fermés.
MA MÈRE
Nous aussi, nous traversons une mauvaise passe, Michel et moi. Les
évènements de ces derniers mois nous ont usés. La lutte – tout cela
ne peut pas manquer d’avoir une incidence sur le couple.
JENNYFER
Comme pour Bernard et moi ?
MA MÈRE
L’amour ne suffit pas.
JENNIFER
Hin-hin.
MA MÈRE
Je crois que je vais proposer à Michel de faire un break. De prendre
du recul. Vous comprenez ?
JENNIFER
Vous pensez au – divorce ?
(Mon sang se glace.)
36
MA MÈRE
Le temps d’y voir plus clair.
JENNIFER
Comme dans ce film, Kramer contre Kramer ?
MA MÈRE
Je veux nous laisser du temps, ma décision n’est pas encore prise.
Mais c’est vrai que – je ne sais plus trop où on en est.
Dans la classe, l’année dernière, seuls les parents de Julien Saviol
avaient divorcé. Mais depuis le début de l’année il y a déjà eu ceux
de Basile Duffy-Goupy, ceux de Florian Pinard et ceux de Clotilde
Cuénot. L’hécatombe.
MA MÈRE
Je ne prendrai pas ce genre de décisions sur un coup de tête.
JENNIFER
Le divorce…
MA MÈRE
Et puis, on sait bien que ce sont forcément les enfants qui trinquent,
alors qu’ils n’y sont pour rien.
JENNYFER
Oh, je suis perdue, Miou. Mon Bernard…
Jennifer renifle. Je m’efforce de ne pas renifler à mon tour pour ne
pas me faire remarquer. Les larmes et la morve coulent sur mon
visage. Ma vue se brouille.
JENNIFER
Et puis je ne peux pas lui faire ça en ce moment. Il est très faible ces
jours-ci.
Je crois que le travail le tue à petit feu.
Je tourne la tête pour ne plus voir ça. Mon regard se pose sur JeanJacques, dans le salon. Il a maintenant déballé son colis. Il le pose
sur la table basse, devant la télé.
JEAN-JACQUES
Ça t’embête pas si on met la 2 Michel ? C’est l’heure de l’émission
préférée de maman.
Mon père a l’air maussade. Il hoche simplement la tête, ce qui pourrait tout aussi bien vouloir dire oui que non. Jean-Jacques ne s’en
offusque pas et prend ça pour un oui. Il allume la télé. Les visages
soporifiques d’Yves Mourousi et Marie-Laure Augry (des journalistes de TF1) s’agitent mollement dans le tube cathodique.
YVES MOUROUSI
Marie-Laure, bonjour !
MARIE-LAURE AUGRY
Bonjour, Yves.
JEAN-JACQUES
Un peu de patience, maman. Bientôt Dimanche Martin.
Mais Dimanche Martin ne commence pas. Pas d’Ecole des fans. Pas
de Pinolatouca ni de Chantal Goya.
Toute l’après-midi, un flash spécial ressasse la même info en boucle : à
Pékin, sur la place Tian’anmen, le pouvoir communiste réprime violemment les manifestants pacifistes qui avaient entamé une grève
de la faim. On peut voir un jeune homme, un étudiant, s’avancer
seul au devant d’un char d’assaut, avec pour seule arme son corps
frêle et fier, dressé en travers du chemin.
Je sors des toilettes et m’installe entre la tête de Francine et mon
père.
Je reste des minutes entières à méditer devant le courage et la beauté naïve de cet acte.
38
Cette image me rentre dans le cerveau. Je ne peux pas m’empêcher
d’y penser. Même pendant la pub. Des années après j’y penserai
encore. Comme le signe que quelque chose de pur peut parfois advenir. Peut se déployer par-delà les époques, bien après l’événement.
Nous parvenir de loin en loin comme la luminosité persistante
d’une étoile.
(Francine aussi en reste bouche bée.)
39
CINQUIÈME MOMENT. FINAL BOSS.
Christelle, je sais pas si elle est trop bien pour moi, mais depuis
notre expérience intime dans la cave de la Tourelle et notre irruption en direct de Miss Planche*, c’est un peu mon Amérique à
moi. Deux heures qu’on rampe dans les tuyaux de la Tourelle pour
pénétrer dans l’appartement de Zora et interroger sa mère, et j’avoue
que comme je suis juste derrière elle, je profite pleinement de la
vue... Elle fredonne Girls just want to have fun, de Cyndi Lauper. Elle
a des boucles d’oreilles-pendentifs, elle se maquille. Elle est devenue
carrément provoc’. Dans son corps elle est déjà au collège.
JORIS GIRARD
Appartement 23 les filles. Juste derrière la grille. Nous y sommes.
CHRISTELLE
Les garçons, promettons-nous une chose. On est d’accord, ça fait
des mois et des mois que cet endroit est condamné. Si quelqu’un vit
bien ici depuis tout ce temps, il (ou elle) doit être dans un sale état.
Alors quoi qu’on trouve là derrière, on reste amis. Pour la vie.
JORIS ET MOI
Pour la vie.
*voir épisode 5 « Nomade’s Land »
40
Elle nous embrasse sur la bouche Joris et moi. Joris il a toujours sa
jupe, et moi je ressemble à pas grand chose, après notre périple du
niveau 1 au niveau 9. On a écrasé tous les champignons et tué tous
les monstres. Il nous reste tout juste une vie et on arrive au dernier
niveau. La confrontation finale. Si y a bien quelqu’un qui fait flipper
et en même temps quelqu’un qui a sans doute un soupçon de vérité
à nous exposer concernant cette histoire de DINGUE de la Tourelle
et de tout le reste, c’est ELLE. La Mère à Zora. La FINAL BOSS.
JORIS GIRARD
Encore une vis et c’est bon.
CHRISTELLE
T’es un pro Joris. (Zut j’ai perdu un de mes bracelets.)
MOI
Tiens chérie c’est moi qui l’ai. Je l’ai ramassé quand on a passé
l’étage de Bernard.
CHRISTELLE
Comment il va d’ailleurs Monsieur Boubal ?
MOI
Il est de pire en pire. Hier encore, il s’est vidé en continu et Jenn m’a
dit qu’il se réveillait la nuit en sueur, toujours en proie à d’épouvantables visions. Mais apparemment, il n’abandonne pas la partie pour
autant : il reste candidat.
CHRISTELLE
Je l’ai croisé aussi. Il me fait peur tellement il est livide. J’ai parfois
l’impression qu’il nous regarde, même ici, et d’entendre sa voix
caverneuse et sa respiration rauque. Un vrai zombie.
JORIS GIRARD
Attention vous êtres prêtes ? … Go !
41
Sous l’impulsion de Joris, on s’engouffre dans l’appartement vide
comme quand Luigi et Mario sautent dans les tuyaux. On est immédiatement gênés / perturbés par un genre de sifflement suraigu qui
sature l’ambiance sonore et fait trembloter les murs de briques.
Dans le couloir, personne.
(Je suis terriblement ému, je suis venu que deux fois ici : à Noël dernier quand j’ai rencontré Zora * ; et au début de l’année, quand j’ai vu
sa mère et qu’elle m’a dit ces trucs mystérieux sur les visiteurs, et les
enlèvements, et etc**.)
CHRISTELLE
Madame Zora ?? Vous êtes là ?
…
JORIS
Madame Zora ?
…
MOI (chuchote.)
Y’a des bougies partout.
JORIS
Cette femme est une pythie.
MOI
La dernière fois elle était dans la salle
CHRISTELLE
Chut
Et en effet, ELLE Y EST. Exactement à la même place que sur le moniteur 23 dans la War Room de Bernard***. A la même place qu’au
mois de février, je m’en souviens, c’était après le carnaval. Dans le
* voir épisode 1 « O.P.A.Q.U.E »
**voir épisode 3 « MARÉCAGES »
*** voir épisode 5 « Nomade’s Land »
42
salon il y avait le piano qui jouait tout seul. Maintenant il y a ce son
strident.
Elle nous tourne le dos. De sa main qui pend depuis l’accoudoir elle
laisse tomber les cendres de sa cigarette aux deux tiers consumée.
Joris prend la parole direct.
JORIS
Qu’est-ce que c’est le bruit madame ?
LA MÈRE A ZORA
C’est la radiation petite. Regarde : je suis assise face à la fenêtre
même si la fenêtre est condamnée. Les humains sont incapables de
voir la catastrophe. Ils regardent, mais ils ne voient pas qu’il n’y a
plus rien à voir.
MOI (aux autres, discrètement)
Je comprends rien.
CHRISTELLE
Elle parle de Tchernobyl. Que c’est la faute de Tchernobyl. C’est ça
la radiation.
JORIS
Madame, vous avez devant vous trois humains qui ont atteint un
niveau de conscience supérieur. Êtes-vous le final boss ?
LA MÈRE DE ZORA
Il n’y a pas de victoire finale : tout est circulaire. La nature reprend
ses droits : le lierre grignote les interstices et dévore les fondations.
Les serpents rampent dans les trous des murs.
MOI
Mince elle a les yeux qui sortent des orbites. Les gars on s’en va.
43
CHRISTELLE
Non. Attends. Madame. On a le droit de savoir. Dans la cave, on a
trouvé quelque chose. Nous pensons que vous détenez des informations au sujet de ce quelque chose.
LA MÈRE DE ZORA
Il ne fallait pas réveiller la colère de 2301 ! Ce qui était caché a été
révélé et le vent de la malédiction s’abat maintenant sur la Planche !
UN SEUL a attiré la colère, mais TOUS devront payer.
Petit silence circonspect. Je me risque, à demi voix.
MOI
Bon d’accord. Admettons. Mais…et Zora ?
LA MÈRE DE ZORA
Zora
MOI
Vous savez, votre fille… elle est revenue. Enfin non, vous savez pas,
puisque vous êtes coincée là. Bon. Zora, elle était à Miss Planche.
Elle est revenue. Et puis ça a mal tourné, ça s’est pas passé comme
ça aurait dû. Elle était là, en chair et en os, elle était devant moi,
même, devant Christelle et moi.
JORIS
Pas en très bon état, mais bon, elle était là.
MOI
Ouais. Alors elle allait parler, elle allait fracasser l’air avec des mots
en bougeant ses lèvres incroyables comme elle le fait d’habitude,
ses lèvres danseuses, ses lèvres charmeuses de serpents
CHRISTELLE
Ah oui ?
44
MOI
Oui. Et puis clac. Paf. Coupure de courant. Crise générale. Voix de
Mysterious Bob le frère à Mouloud dans le micro. Tout le monde
marche sur tout le monde. Puis lumière. Désordre. Absence. Elle
était plus là. Une fois de plus elle nous glissait entre les doigts.
C’est quoi le problème avec votre fille Madame Zora ?
…
C’est quoi le secret, le truc de FOU qui fait qu’on peut pas la saisir,
qui fait qu’on sait pas où elle est ?
…
Nouveau silence à ce moment-là, dans le CHÂTEAU. THE castle.
THE castle du final boss. Ça y est, la mère à Zora semble sur le point
de dire. DE NOUS DIRE. De révéler quelque chose qui va tout
éclairer. Nous sommes suspendus à ses lèvres. Elle ouvre la bouche.
Mais là, les murs tremblent hyper hyper fort. (c’est pas croyable c’est
à chaque fois au moment où on pense qu’on va enfin comprendre
quelque chose qu’il arrive justement un énième truc compliqué).
Autour de nous, les briques commencent à s’effondrer.
Joris nous appelle.
JORIS GIRARD
Venez ! Venez ! Faut pas rester ici !
MOI (je crie)
Attendez. Elle nous a pas dit.
JORIS GIRARD (crie aussi, le bruit de l’éboulement est énorme)
On va se faire écrabouiller si on reste. C’est le « final cataclysme ».
MOI
Madame Zora. Dites-nous ! Mainte-
45
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase. Des carapaces de tortues
traversent la pièce avec une violence extrême. Venant de petites
meurtrières, des boules de feu sont projetées d’un mur à l’autre. Je
fais un double saut et parviens à échapper à l’attaque. Je vois Christelle bondir d’un coup sur une étoile clignotante. Elle est maintenant
invincible et elle clignote à son tour.
CHRISTELLE
Les garçons, suivez-moi, je suis INVINCIBLE !
La tour s’effondre sur elle-même, emportant la mère à Zora dans un
grand gémissement.
LA MÈRE DE ZORA
AAAAAAAAH
Nous suivons Christelle qui s’engouffre dans un tuyau. On rampe
vers l’extérieur.
Je me dis : nous sommes sauvés.
MAIS JUSQU’À QUAND ?
46
SIXIÈME MOMENT .
MOMENT ÉMOUVANT
Si Christelle a touché du doigt l’invincibilité, manifestement, moi pas.
J’ai la tête engourdie et des courbatures dans les jambes. Mais je ne
me plains pas. Papa a l’air encore plus mal en point que moi. D’habitude, dans la voiture, il sifflote toujours un petit air de Joe Dassin ou
de Michel Berger. Là, rien. Il n’a même pas mis sa compil habituelle
(celle qui commence par La balade des gens heureux et qui finit par
Les petits pains au chocolat-la-la-la-laaaah). Alors je garde le silence
moi aussi.
Il tient son volant à une main et a posé son avant-bras gauche sur la
fenêtre ouverte. Il a besoin de prendre l’air.
J’avais rejoint mon lit depuis à peine quelques minutes (Christelle
m’avait déposé à l’entrée de mon appartement via un tuyau raccourci) quand papa est venu me tirer de là. Il a pris sa voix caverneuse et
m’a dit de le suivre. Je n’ai pas bronché.
Par la fenêtre, la nuit brouille tout repère spatial. Ça me turlupine
mais je n’ose pas demander à mon père ce qu’on FAIT là et où on
EST. J’ai l’impression qu’on roule depuis des heures.
Soudain mon père sort de son silence.
47
MON PÈRE
Tu sais –
Je sursaute.
MON PÈRE
– le temps passe bien plus vite qu’on ne l’imagine
(mais qu’est-ce qu’ils ont tous à me parler du temps qui passe ? J’ai à
peine dix ans moi, j’ai toute la vie devant moi !).
MON PÈRE
On croît que l’enfance ça ne s’arrête jamais, et puis un jour on se retourne on a presque quarante ans. Il ne faut pas s’encombrer de regrets.
Je regarde mon père avec des yeux ronds. Qu’est-ce que je devrais
regretter ? De ne pas encore avoir tenté de rouler une pelle à Christelle ?
Mon père a coupé le moteur – depuis combien de temps ? – je ne m’en
étais pas aperçu. Il se fait maintenant craquer les doigts. Aïe, ça me
fait mal aux dents, je déteste ça. Comme quand Guedin fait grincer
la craie sur le tableau avec une jubilation sadique, comme pour nous
punir de notre condition d’enfant (sinon pourquoi d’autre ?).
J’ose alors lui demander.
MOI
Papa, qu’est-ce qu’on fait là ?
MON PÈRE
Chut. Chut maintenant.
Il allume ses pleins phares. Je peux alors discerner l’endroit où nous
nous trouvons. C’est un grand champ désert. Les herbes sont hautes
et folles, elles s’étendent à perte de vue (qu’est-ce qu’on fout dans un
48
champ à quatre heure vingt-six du matin ?)
MON PÈRE
Un peu de patience.
Me répond mon père, bien que je n’aie pas formulé cette question à
voix haute.
A ce moment-là, je vois une petite tache au loin s’approcher s’approcher s’approcher. Mon père se fait recraquer les doigts. Re-aïe.
MON PÈRE
Ouvre la boîte à gants.
Je m’exécute. Là, je vois un petit sac-banane.
MON PERE
Donne-le moi.
C’est sûr, je fais partie d’une mission top secret. Mon père attrape la
banane, l’attache comme une ceinture (ça fait un petit bourrelet molletonné au-dessous de son ventre), sort de la voiture. Il rejoint la petite tache noire qui est maintenant arrivée devant notre voiture sous
les traits d’un homme à moustache, à la peau claire, et aux grandes
boucles blondes. J’ai l’impression d’avoir déjà vu cet homme mais
où ? Mon père lui fait la bise, lui tapote le dos. Il a laissé la fenêtre
conducteur ouverte – chouette, je vais pouvoir entendre ce qu’ils se
disent.
MON PÈRE
Ça y est, vous revenez ?
L’HOMME A LA MOUSTACHE
Ça y est.
MON PÈRE
Ça fait du bien de te voir.
49
L’homme à la moustache se lisse la moustache.
L’HOMME A LA MOUSTACHE
Enfin. Eux ils reviennent. Moi je repars.
(C’est qui eux ?)
L’HOMME A LA MOUSTACHE
En famille.
MON PÈRE
Tu emmènes Zora ?
Mon père connaît Zora ? MA Zora ?
Au loin, j’entends comme un bruit sourd, qui se rapproche de plus en
plus, comme un léger bourdonnement.
L’HOMME A LA MOUSTACHE
Un père a besoin d’être près de ses enfants non ?
Alors c’est lui le papa de Zora ?! Il est pas brun le papa de Zora ? Il a
pas la peau couleur pain d’épice le papa de Zora ? Comme tous les
nomades ?
Mon père sourit. Je crois.
Le bourdonnement se fait plus en plus présent, contraignant les deux
hommes à parler plus fort. Mon père regarde les taches blanches qui
se rapprochent de plus en plus de nous.
MON PÈRE
Ils ne s’installent pas au camp ?
L’HOMME A LA MOUSTACHE
Le camp c’est fini. Après les résultats des élections, on s’attend à du
changement –
50
MON PÈRE
Tu as appris pour Boubal.
L’HOMME A LA MOUSTACHE
Boubal oui – il faut faire quelque chose. On va pas se laisser faire
comme si de rien n’était. Il faut agir. On prépare un truc.
MON PÈRE
Agir ?
L’HOMME A LA MOUSTACHE
Je te laisse découvrir par toi-même. Surprise. Je n’ai pas beaucoup de
temps. Tu as amené les munitions ?
MON PERE
Je voulais te dire… Rupture de stock – plus « d’Oasis » – victime de
son succès.
Mon père a fait un clin d’œil comme si par Oasis, il entendait tout
autre chose. Je suis un peu étonné. Le père à Zora semble parfaitement comprendre l’allusion. Il sourit, puis hausse des épaules.
L’HOMME A LA MOUSTACHE
Pas grave. On boira de l’eau.
MON PÈRE
Mais je t’ai apporté ça.
Mon père détache sa banane, qu’il attache maintenant autour de la
ceinture du père à Zora.
MON PÈRE
Tu l’ouvriras plus tard.
Le père à Zora enlève son sac à dos. Le donne à mon père.
51
L’HOMME A LA MOUSTACHE
Les pièces que tu m’as demandées.
Les deux hommes sont à présent entourés de centaines de caravanes.
Le papa de Zora lève la tête. Par la fenêtre, je vois une silhouette faire
de grands gestes.
Mais c’est – ZORA ! Je crois rêver. Je me frotte les yeux (normalement
à cette heure-là je dors). Elle a l’air en forme. Elle a des cheveux, elle a
des ongles, des joues, une silhouette bien rebondie et guillerette, bien
que furieusement mystérieuse. Décidément, je comprendrai jamais
rien à cette fille. (J’ai l’impression que quelque chose m’échappe,
mais finalement, c’est pas désagréable. On peut pas tout maîtriser.)
Son père serre maintenant le mien dans ses bras et c’est à moi que
Zora fait des signes.
ZORA
Mon petit vulcanologue
Crois-je lire sur ses lèvres. ZORA. Je lui fais un tout bête coucou mais
mon cœur en dit bien plus. A côté de moi, mon père s’est à nouveau
assis à la place du conducteur.
Et la caravane de Zora s’éloigne déjà, reprend la route vers je ne sais
quelle destination.
Mon père me tapote la cuisse affectueusement. À ce moment-là, je
SAIS qu’il me comprend.
52
Au cœur de la nuit – au cœur de la différence
Avec Mysterious Bob
Sur Rock on the Bocage
Radio libre 88.9
La seule fréquence où vous pouvez dire F******
FUCK !
On passe une chanson de Madonna : Like a virgin. Fin. Jingle :
MOMENT INTERMÉDIAIRE.
RADIO LIBRE.
55
Allez, ce soir, pas de Dioxyde, on est en deuil les potos.
Et le Roi des cons sur son trône, j’ parierais pas qu’il est allemand….
Il passe hexagone, de Renaud.
Alors quoi qui se passe, tenez vous prêts les potes : à la moindre incartade on sort dans la rue, et on renverse
tout. Comme à Tien an Men les man. J’espère que vous avez vu passer l’info ? Nous aussi on se tiendra debout devant les Bouba Tanks. Rien ne pourra nous arrêter. No pasaran / haste siempre / et tutti quanti.
Mais il faudra quand même qu’on m’explique comment un cancéreux au bord de la mort va pouvoir administrer la ville.
Là vous vous dites : c’était quoi ce blanc ? C’était une minute de silence les man et les wooman. Pour la mort
de notre démocratie. On pensait qu’il allait crever, le Pinochet du bocage, mais c’est lui qui nous a bien foutu
les boules bal. Ha ha. (Ça me fait même plus rire cette blague. Tous des moutons…58% putain…)
…
MYSTERIOUS BOB
Ça groove et ça fuck – bienvenue à ceux qui nous rejoignent – au cœur de la liberté. Ici même pas peur / on
parle de tout, surtout de ce qui fâche.
Voix suave et mystérieuse de Mysterious Bob.
SEPTIÈME MOMENT
(ÉPILOGUE – STARS CARAVANES)
Bon. On a tous senti qu’on était arrivé au bout d’un cycle. Pas une
vraie fin, mais un point d’étape, quoi. Tout est circulaire comme a dit
la mère à Zora.
Alors, il y a beaucoup de choses qu’on a pas dites, pas vues, pas racontées. Cette histoire de la réalité qu’on appréhende par morceaux
et de manière fragmentée, comme dans les jeux vidéos… et ben c’est
assez vrai :
Je n’étais pas avec Bernard quand il a été élu, la peau sur les os, vomissant du sang et au bord de la mort, mais pourtant victorieux.
Je n’étais pas avec Jenn non plus et je ne sais pas si elle était avec lui.
Ni avec les ouvriers du store quand ils ont débrayé le lendemain des
élections et saccagé les machines et tout le matériel.
Je n’étais pas avec l’Abbé quand il s’est exilé dans le Vercors pour expier ses pêchés et fuir l’agitation du monde. Et je ne sais même pas si
Pujol s’en est sortie ou si elle est encore coincée dans sa salle de bain
glauque avec son mari stupide.
Je n’étais pas avec mes parents quand ma mère a dit à mon père
qu’elle voulait « faire un break ».
56
Bertrand, Mouloud, Carole et les autres, ils n’étaient pas avec nous
quand on a failli mourir écrasés, Christelle, Joris et moi, dans l’effondrement de la Tourelle.
Et surtout, SURTOUT je n’étais pas avec Zora quand elle a retrouvé
son père. À peine si j’ai pu distinguer sa silhouette à travers les voilages de la caravane. Juste un petit coucou de rien du tout. Encore
une fois on s’était loupés.
Je sais juste qu’ils sont partis tous les deux, faire ce voyage à travers
l’Europe dont elle a toujours rêvé. C’est papa qui me l’a dit. Je l’aurais
peut-être compris tout seul, de toute façon.
ZORA
Il était un peu poète et un peu vagabond
Il n’avait jamais connu ni patrie ni patron
Il venait de n’importe où, allait aux quatre vents
Mais dedans sa roulotte nous étions dix enfants
Et le soir autour d’un feu de camp
On rêvait d’une maison blanche en chantant
Qu’il est long, qu’il est loin ton chemin, papa
C’est vraiment fatigant d’aller où tu vas
Qu’il est long, qu’il est loin ton chemin, papa
Tu devrais t’arrêter dans ce coin
Comme il avait plu mais qu’il faisait soleil (ici il fait beau plusieurs
fois par jour tout le monde le sait), il y avait un magnifique arc-en-ciel
qui partait du terrain de foot et se déployait jusqu’aux ruines de la
Tourelle. Les caravanes étaient disposées un peu partout n’importe
comment, et ça dessinait comme un nouveau plan de la Planche. On
voyait des enfants qui jouaient au foot et qui faisaient du vélo en se
57
prenant pour Goldorak. On voyait des types qui s’échangeaient des
bouteilles de Calva contre des enjoliveurs de Renault Fuego. Des
grillades de saucisses et des cigarettes Gitanes. Des discussions à
n’en plus finir et des parties de rigolade. Des parties de foot et de
corde à sauter.
Les nomades étaient revenus, ils s’étaient installés là, en plein milieu,
et bien malin celui qui les délogerait !
D’accord, Boubal avait été élu, mais il finirait bien par crever, malade
comme il était, et de toute façon on s’en foutait. On profitait du moment. Eux et nous. Ensemble.
Alors j’ai traversé le quartier de part en part, j’ai fait pipi dans un tas de
gravats là où avant il y avait la Tourelle et où maintenant quelqu’un
avait planté des banderoles avec des slogans tous plus inventifs les
uns que les autres.
Et je suis rentré chez moi. Mon père avait fait sa valise. Je savais que
les choses allaient changer. Pas seulement que j’allais rentrer en
6ème, ça d’accord. Mais surtout que papa et maman allaient « faire
un break ». Je savais ce que ça signifiait.
(Y’avait bien ce film « Génial, mes parents divorcent », que j’avais vu
avec Mouloud. Je sais pas si ça suffisait à me rassurer. )
J’ai donc embrassé mon père (au loin on entendait le son des guitares c’était super triste). Puis ma mère m’a dit :
MA MÈRE
Faudra s’adapter.
MOI
Mouais.
58
MA MÈRE
Faut voir les bons côtés : tu verras du pays. Une semaine avec papa /
une semaine avec moi.
MOI
Mouais.
MA MÈRE
Tiens, j’allais oublier : y’avait du courrier pour toi dans la boîte aux
lettres.
Une grosse enveloppe marron. Kraft. Posée sur la table de la cuisine.
J’ouvre.
J’en retire un petit cahier vert et rouge, quadrillé de bleu.
Mon cœur se serre : c’est l’écriture de Zora.
Des pages et des pages griffonnées au stylo quatre couleurs.
« Journal d’une prisonnière. 23.01 2301. »
Sur la première page, un dessin au crayon.
Page suivante un dessin de Zora : les caravanes quittent l’espace pour
s’installer sur terre. Mention Nomade’s Land et 2301 avt JC.
59
AV J-C
FIN
DE
LA
PREMIÈRE
SAISON
« Être né sous le signe de l’Hexagone
C’est pas la gloire en vérité
Et le Roi des cons sur son trône
Me dites pas qu’il est portugais.»
Renaud, hexagone
L’ÉPHÉMÈRE SAGA
OU COMMENT J’AI GRANDI
Une histoire en 6 épisodes écrite et racontée par 7 autrices et auteurs,
entre décembre 2015 et mai 2016.
Jérémie Fabre convie Aurianne Abécassis, Nathanaël Frérot, Sabine Revillet, Cyril Roche, Joséphine Serre, et Clémence Weill à écrire et raconter
avec lui l’aventure d’un petit garçon qui grandit dans les années 80, entre
télévision, lutte des classes, amours enfantines, conspirations nocturnes,
cascades en bicross, et volcanologie amateur.
Ça se passe à Vire, au milieu des tours, et ça s’inspire de la vie et des
histoires du quartier Léonard Gille, mais pas que. (Ça puise aussi sa source
dans l’enfance et la jeunesse des auteurs, dans les mythes et les souvenirs
d’une époque révolue, ses fictions, ses événements, ses figures fondatrices
ou personnages périphériques).
Ça s’écrit de 3 jours en 3 jours, et ça se lit publiquement accompagné par
une musique originale signée GARZ.