L`APPARENCE DE NOUVEAUX SUPPORTERS : UNE VICTOIRE A
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L`APPARENCE DE NOUVEAUX SUPPORTERS : UNE VICTOIRE A
L’APPARENCE DE NOUVEAUX SUPPORTERS : UNE VICTOIRE A LA PYRRHUS POUR LES CLUBS Hélène Elisabeth1 Gaël Raballand2 En constante augmentation durant la dernière décennie, le nombre annuel de spectateurs en championnat de France de Ligue 1 est passé de moins de 5 millions en 1990 à plus de 8 millions aujourd’hui. L’impact de la baisse du niveau de compétition dans les championnats ne s’est pourtant pas encore fait globalement sentir, en termes de fréquentation (à part en Italie) tout comme en termes de montant pour les droits d’images. Le retour du public dans les stades réjouit-il pour autant les clubs de foot ? Rien n’est moins sur, car si quelques clubs peuvent en effet se targuer d’accueillir toujours plus de monde, la grande majorité voit le nombre de ses spectateurs stagner voire baisser. Le nombre n’est pas le seul changement dans les stades. Le supporter est moins engagé, moins fanatique, plus détaché des équipes qu’il soutient. Inventé en Grande Bretagne pour canaliser l’énergie des étudiants, le football naquit au sein de l’aristocratie britannique. Inscrit dans la modernité, ce nouveau sport attira à lui des spectateurs venant assister avant tout à un événement mondain. Le football ne resta pas longtemps réservé aux élites et se répandit petit à petit dans les couches bourgeoises avant d’intéresser les classes populaires. Après avoir quitté leurs universités, les joueurs de la première heure exportèrent, au gré de leurs voyages professionnels, le sport qu’ils pratiquaient. Puis ce nouveau sport se développa en Europe dans les milieux populaires. De nouveaux clubs furent créés à l’instigation d’entreprises ou de l’Eglise. Dès la deuxième moitié du XIXème siècle, le football s’inscrivit dans « l’émergence de la société du temps libre et de l’économie du plaisir »3. Le football, qui fascina très rapidement l’ensemble des couches sociales, fédéra toujours plus de supporters, jusque dans les années 50, où le nombre des personnes se rendant au stade culmina. A compter de cette époque, le football connut un désintérêt notable du public. A l’heure de la révolution des mœurs et des nouvelles revendications de la jeunesse, le football apparaissait comme le reflet de la tradition, tradition qu’il convenait de bousculer. Encore sous la coupe des patronages et de l’Eglise, il véhicula une image dévalorisante, voire vieillotte, à l’opposé de la modernité revendiquée par la société. Dans le milieu des années 1970, les succès de Saint-Etienne tant au niveau national qu’européen et la participation de l’équipe de France au Mondial de 1978 jetèrent un coup de projecteur sur le football français. L’intérêt du public fut reconquis, les supporters médiatisés et l’équipe des verts gravit les échelons de la gloire. « Avec Saint-Etienne devant toute la France, retransmission des matchs de Coupe d’Europe oblige, apparaissait le phénomène du 1 Hélène Elisabeth, auteur, www.helene-elisabeth.com. Gaël Raballand, docteur en économie de l'Université de Paris-I, diplômé de l'Institut d'Études Politiques de Strasbourg et des Langues'O, e-mail : [email protected]. 3 MIGNON, Patrick (1998), La Passion du Football, Paris : Editions Odile Jacob, p.35. 2 1 public comme douzième joueur, phénomène très nouveau en France »4. La médiatisation des matchs et, par là même, celle des agissements des supporters dans les tribunes, la réorganisation de la gestion des équipes et de l’image des clubs engendrèrent une modification du paysage des supporters. A mesure que le public changea, en raison d’une volonté des dirigeants d’assainir le monde des supporters, les groupes les plus fanatiques s’organisèrent pour se démarquer de la ligne officielle des clubs. Il existe désormais plusieurs associations de supporters pour un seul et même club, le Paris Saint-Germain n’en compte pas moins de quinze. Chaque association de supporters entend mettre en avant ses valeurs, sa conception du football, parfois fort éloignée de l’idée que s’en font les dirigeants. D’un côté, les supporters défendent un sport populaire de passionnés, alors que les dirigeants mettent en avant l’aspect sain et familial de la pratique sportive et du spectacle tout en essayant d’attirer un public toujours plus aisé. Ainsi, Chovaux (2003) relève que les statuts de l’Union Sportive Boulonnaise (1898) et du Racing Club de Lens (1906) mentionnent à peine l’objet sportif de l’association mais insistent, en revanche, sur les principes de civilité que leurs membres se doivent d’observer en toute circonstance. L’augmentation globale du nombre de spectateurs s’avère toutefois une victoire à la Pyrrhus pour la grande majorité des clubs. De supporter, le public devient spectateur d’un événement mondain plus que d’un match. Les fanatiques, ancrés dans la vie des clubs, laissent place aux flâneurs. Dénués d’attache, ceux-ci jettent leur dévolu sur un club « qui marche », rejoignant le flot grandissant des spectateurs distanciés. Les deux ou trois équipes, en haut de tableau, rassemblent donc à elles seules, l’essentiel de cette nouvelle catégorie de supporters. Ce qui, pour certains clubs, apparaît comme un cercle vertueux, se transforme en cercle vicieux pour beaucoup d’autres : au mieux, le nombre de leurs supporters stagne, au pire, il diminue. Attente et typologie des spectateurs Il y a quelques décennies encore, être spectateur signifiait avant tout vivre une passion. Aujourd’hui, cette passion n’est plus l’élément essentiel caractérisant le supporter. Une lente évolution s’est opérée dans le public, parallèle au processus de modernisation des clubs. Le football est un sport éminemment populaire. Pratiqué à peu près partout dans le monde, il captive et fascine des millions de personnes. Comment expliquer que tant de monde se déplace au stade pour admirer vingt-deux joueurs courant sur une pelouse ? Que recherche le public, semaine après semaine, année après année, en se rendant dans les stades ? Le football se caractérise avant tout par des règles simples et pérennes, le hors-jeu étant sa seule difficulté majeure. Compris par tous, il peut être pratiqué par tous. Il ne nécessite pas d’installation particulière et peut être joué partout ou presque. Le football professionnel est un sport de compétition. Deux équipes s’affrontent sur un terrain, l’une d’elles doit vaincre. L’engagement physique des joueurs est nécessaire pour mener l’ensemble de l’équipe à la victoire. Il faut « mouiller son maillot » pour battre l’adversaire. Il est toujours possible qu’un match se termine sur un score nul. Cependant, les différentes coupes qui ont vu le jour, à partir de 1917 pour la Coupe de France, 1930 pour la Coupe du Monde, viennent renforcer l’aspect compétitif du jeu. Plusieurs équipes s’affrontent, il n’y aura qu’un seul vainqueur à l’issue de la compétition. Les supporters encouragent leur équipe, appellent la victoire de tous leurs vœux. La compétition leur donne une raison de trembler et surtout d’espérer. L’intérêt manifesté par le public s’explique également par l’aléa lié au résultat final. Il ne suffit pas à une équipe d’être meilleure que l’autre pour gagner. Combien d’équipes se sont 4 MIGNON, Patrick (1998), Idem, p.211. 2 vues ravir la victoire à la faveur d’un rebond imprévisible du ballon devant le gardien ? Combien de supporters ont crié de joie alors que l’adversaire bien placé, envoyait le ballon sur le poteau ou sur la barre transversale ? L’incertitude, liée à des facteurs étrangers à l’adresse des joueurs ou à leurs qualités physiques, augmente le spectacle et les sentiments de joie ou de peine des supporters tout au long du match. Ces « incidents de parcours » ou, au contraire, « ces coups de pouce du destin » sont commentés dès la fin du match, lors de conversations animées, parfois même des années après l’événement. Qui a oublié la main de Vata, lors de la demi-finale de Coupe des Champions entre le Benfica Lisbonne et l’Olympique de Marseille en 1992, ou bien les « poteaux carrés » du stade d’Hampden Park à Glasgow qui ont fait basculer le destin de Saint-Etienne, lors de la finale de la Coupe des Clubs Champions en 1976 ? Ces événements restent dans les mémoires des spectateurs les plus passionnés qui en parlent encore, avec la même volubilité et la même fougue qu’à l’époque. Cependant, pour une majorité du public, l’incertitude de la rencontre n’est pas la principale motivation. Le supporter aime avant tout se rendre au stade pour ressentir des émotions fortes. Regarder un match devant son poste de télévision ou dans un stade, n’a pas la même saveur. Le nombre de spectateurs, les chants, l’ambiance, décuplent les sentiments de joie et fait connaître le vertige au supporter. Dans bien des cas, appartenir à un club de supporters est la seule raison de fierté de jeunes sans emploi ou confrontés à une situation économique précaire. Sans avenir, privés de l’estime de soi, ils se tournent vers leur équipe préférée, vivant à travers elle une vie plus heureuse. Ils peuvent alors, totalement, s’identifier à leur club. Voyageant au rythme des déplacements des joueurs, ils en oublient leur quotidien morose. C’est ainsi que le chant traditionnel des supporters de Liverpool est le célèbre « you’ll never walk alone », « tu ne marcheras jamais seul ». Comme le décrit Roumestan (1998), le stade est un « folklore vivant, partagé, qui scelle une appartenance commune ». En se définissant comme membre d’un collectif, les supporters acquièrent un statut qu’ils ne peuvent trouver ailleurs. Dans une société où le modèle social se délite, l’appartenance à une communauté leur donne une raison d’exister et de rêver. Citons encore Roumestan (1998), lorsqu’il fait remarquer dans son étude sociologique sur les supporters ultras à Marseille, « le local [des supporters] et le stade sont les lieux où les jeunes [des cités] sont acceptés tels qu’ils sont »5. Les clubs de supporters et le stade leur redonnent une certaine fierté et le sentiment d’appartenir à une famille. De même, le football est un vecteur important des sentiments nationaux, voire nationalistes. Sugden (2002) relève que, dans les dernières années, le football a permis, en Angleterre, la résurgence d’un sentiment anglais et non britannique, comme cela pouvait être le cas auparavant. Un match est également un événement social, il permet aux groupes de supporters de se retrouver et de se définir comme une communauté. Pour reprendre les propos de Patrick Mignon, le football fait exister des "communautés imaginées". Par communauté imaginées, l’auteur entend «le fait de se reconnaître membre d’une collectivité au-delà des différences de statut et des barrières mises à l’interconnaissance»6. Cependant, cette identification à un club se manifeste différemment selon les spectateurs. Pour certains, l’attachement à un club revêt essentiellement un aspect culturel et local. Tel spectateur supporte telle équipe depuis l’enfance car son père lui-même supportait cette 5 6 ROUMESTAN, Nicolas (1998), Idem, p.140. MIGNON, Patrick (1998), Idem, p. 31. 3 équipe, comme l’ensemble de ses proches. Pour d’autres en revanche, l’identification à l’équipe se manifestera par un comportement consumériste et non culturel. Le spectateur se reconnaît dans le club en adoptant la marque de son équipe au sens commercial du terme. De même que les types d’identification à une équipe peuvent varier d’un spectateur à un autre, la loyauté et la solidarité envers un club peuvent être plus ou moins marquées. De ce fait, le public d’un stade ne peut être considéré comme un ensemble homogène. Pour reprendre les travaux menés par Giulianotti en la matière, il est possible de mettre en exergue une typologie des spectateurs, fondée sur les deux axes suivants, à savoir le type d’identification à une équipe, d’une part, et le degré loyauté envers le club, d’autre part. Figure 1 Typologie des Spectateurs LOYAU TE FOR TE S UPPO RTE UR FAN TR AD ITION C ON SOMMATION S UIVE UR FLANE UR LOYAU TE FAIB LE Source : Giulianotti (2002) adapté par les auteurs. Selon cette typologie, on distingue donc quatre catégories de spectateurs : le supporter, le fan, le suiveur et le flâneur. Un bon supporter est un supporter de longue date. Plus il est ancien, plus il a du crédit dans le groupe. Fidèle parmi les fidèles, il peut se vanter de soutenir son équipe depuis toujours. Le club fait indéniablement partie de son quotidien, il y consacre tout son temps libre. Tant et si bien qu’il considère le club et les autres supporters comme sa deuxième famille. Il vit pour lui et à travers lui. Il a des obligations à son égard, au moins aussi importantes que celles le liant à ses proches. Parmi ses obligations, il faut citer la fidélité. Le supporter ne soutiendra 4 jamais qu’un seul club dans sa vie, quels que soient les résultats de celui-ci ou les effets de mode. Un « vrai » supporter n’a jamais laissé tomber son club. L’attachement à son équipe fait partie de son identité culturelle. En contrepartie de ce soutien indéfectible, le supporter attend de son club qu’il respecte cette identification en gagnant, si possible, mais surtout en jouant selon le « style maison ». Le supporter aime retrouver le jeu qui fait - ou qui a fait - la renommée du club. On parlera ainsi du « jeu à la Nantaise ». Selon cette même logique, le supporter apprécie avant tout les joueurs issus du centre de formation du club et ceux qui ont fait carrière dans le club. Il ne se sent que très peu attiré par les « stars » achetées à prix d’or dans d’autres clubs ou, pire, les vedettes qui changent de club pour des raisons essentiellement financières. Le fan est une forme moderne de spectateur. Il s’identifie étroitement à un club ou à un joueur particulier de l’équipe. Comme tout fan, il connaît tout des stars de son club. Il collectionne les portraits, les autocollants, et lit la presse people ou l’Equipe à la recherche des dernières informations, des derniers « scoops ». Le footballeur est avant tout considéré comme une vedette. Parfois, la cote du joueur peut être élevée alors que la qualité de son jeu n’est pas à la hauteur de sa notoriété. Le fan ne s’en soucie pas. Il admire une célébrité avant tout. De son côté, cette dernière doit cultiver son image pour continuer à plaire à son public. A l’instar du supporter, le fan se rend au stade en groupe, il arbore les couleurs de son équipe et manifeste bruyamment sa solidarité envers son club. Cependant, si le fan s’identifie étroitement à son club, il ne le fait pas pour des raisons culturelles ou traditionnelles. L’identification au club se manifeste essentiellement par un comportement consumériste. Le fan achète sans hésiter les produits dérivés du club ou même des actions de ce dernier. En consommant, il est conscient de participer à la santé financière de son équipe et donc à l’avenir de celle-ci. Son effort financier n’a d’autre but que de permettre au club d’acheter de meilleurs joueurs. Malgré la forte loyauté qui le caractérise - car il ne supporte qu’une seule équipe - le fan peut, lorsqu’il se sent déçu par cette dernière, cesser de supporter son club. Son soutien se tournera alors vers une autre équipe voire vers une autre activité que le football. Le suiveur est un spectateur qui se caractérise par une loyauté moins affirmée que les deux précédents types. Son intérêt peut se porter sur un ou plusieurs clubs comme sur un ou plusieurs joueurs. Le lien qui le rattache à telle ou telle équipe peut être relativement ténu. Il peut soutenir, successivement, les équipes où évolue le joueur qu’il affectionne en particulier. De même, le suiveur encourage les équipes qui, par tradition, ont pour « ennemis » communs telles autres équipes. Bien qu’il puisse porter son attention sur plusieurs clubs en même temps, certaines combinaisons sont impossibles. Ainsi, il ne pourra pas se rapprocher à la fois du PSG et de l’OM. Comme cela est le cas pour le supporter, l’identification du suiveur à un club est d’ordre traditionnel. Les résultats du club sont moins importants que la défense de ses valeurs. Lorsqu’il supporte plusieurs équipes, le suiveur retrouve, dans chacune d’elles, les valeurs qui lui sont importantes. Le flâneur, loin d’être un spectateur enthousiaste et déchaîné, se caractérise par l’attitude la plus distante envers un club. Bien souvent, « Bo-bo » dans l’âme, il entretien une relation essentiellement consumériste avec une équipe. Adepte des T-shirts ou produits dérivés, il les arbore plus par effet de mode que par souci d’encourager un club. C’est l’effet « in » du produit qui le fera consommer. Il aime fréquenter les boutiques du stade. Il ne dépense pas pour soutenir financièrement son équipe mais pour être à la mode. Le flâneur se méfie des effets de foule et éprouve une absence de solidarité envers les autres spectateurs. Il a un comportement essentiellement individuel et fuit les autres groupes. Si le football n’était pas à la mode, ce spectateur distancié ne trouverait pas sa place dans un stade. Il ne supporte que les 5 clubs qui gagnent ou ceux qui sont à la mode. S’il veut se donner un genre, en supportant un club de bas de tableau, il n’hésitera pas en porter les couleurs. Le flâneur se définit aisément comme un intellectuel du football : il lui semble en saisir plus que d’autres les finesses du jeu. Il aime avant tout les « artistes » du ballon rond au détriment de ceux qui « mouillent leur maillot». Il n’éprouve aucune difficulté à diriger ses encouragements vers un club puis un autre, voire perdre tout intérêt pour le football au profit d’un autre sport. L’embourgeoisement du football dans la société D’après les rares études sociologiques menées en France sur le football, le public est composé pour moitié d’employés et d’ouvriers, pour un tiers d’étudiants, et, pour le reste de classes moyennes, de professions libérales, de commerçants et d’artisans. Toutes les classes sociales sont représentées dans un stade, chacune à sa place. Les spectateurs des classes populaires se pressent dans les virages, les classes moyennes, les artisans et professions libérales se retrouvent dans les tribunes centrales, alors que les classes supérieures fréquentent les loges, voire les tribunes présidentielles. La répartition numérique de chacune de ces catégories n’est pas figée et, l’on assiste, depuis la fin des années 80 à un embourgeoisement du football dans la société. Le spectateur-flâneur est en pleine expansion, les loges d’entreprises sont en vogue et il est de bon ton de s’y retrouver autour d’une coupe de champagne. Pourquoi le public est-il moins populaire ? Pour répondre à cette question, il faut revenir sur les changements intervenus dans le monde du football au début des années 1980. A cette époque, un nouveau type de dirigeants de clubs de football apparaît. Conscients du caractère universel du football, ils entendent tirer partie du marché mondial qu’il représente. Ce sont des investisseurs comme Jean-Luc Lagardère, Bernard Tapie ou Daniel Hechter qui prennent la direction des clubs. Le football devient entre leurs mains un formidable outil de communication interne et externe au profit de leur groupe. A cette même époque, le football commence à connaître un formidable succès à la télévision et devient même le premier sport télévisé. Cette médiatisation permet aux clubs d’augmenter leurs recettes grâce aux droits de retransmission télévisée. Cet afflux massif d’argent permet aux clubs d’acheter des joueurs sur la scène internationale, voire de recruter des vedettes aux salaires en constante augmentation. Le recours aux centres de formation ne fait plus partie du processus de renouvellement des joueurs au sein d’une équipe. En même temps que les droits de retransmission télévisée augmentent, les recettes des clubs explosent. Cette source de revenus devient rapidement supérieure aux fonds générés par la vente des billets. Les clubs peuvent désormais mettre en place de nouvelles stratégies commerciales. Les dirigeants, soucieux de préserver l’image du football, comme moteur de leur réussite, entendent modifier la physionomie du public. Les dirigeants se méfient tout particulièrement des supporters trop zélés en raison de l’image négative qu’ils véhiculent.. Rapidement comparés à des hooligans, ces derniers sont accusés de mettre en péril la stratégie de communication nouvellement mise en place. Dans le but d’écarter la catégorie de spectateurs qu’ils considèrent comme des éléments négatifs pour l’image de marque de leur groupe, les dirigeants adoptent une nouvelle politique. Comme l’écrit Bromberger (1998), le supporter ultra est souvent perçu comme un « obstacle sur le chemin d’une standardisation managériale et commerciale du spectacle sportif » 7. Ainsi, l’une des premières mesures prises dès le début des années 1980 par les dirigeants fut d’ordre économique. En augmentant le prix des places, les dirigeants entendaient décourager 7 BROMBERGER, Christian (1998), Football, La Bagatelle la Plus Sérieuse du Monde, Paris : Bayard, p.110 . 6 les spectateurs à faible pouvoir d’achat, ceux-là même qu’ils accusaient de ternir l’image du football. En terme réel, le prix moyen d’une place a doublé entre 1926 et 1986 et plus que doublé entre 1990 et 19998. En complément de ces mesures économiques, les dirigeants cherchent à attirer un public plus familial, dans un cadre plus accueillant et dans un univers qui serait idéalement dépourvu de violence. A ce titre, à la fin des années 1990, les dirigeants français (ceux de Lille et du PSG en particulier), à l’instar de leur homologues anglais, créent des centres de vie autour et dans les stades (boutiques, merchandising, etc…). Plus aisé, en famille, le public consomme plus, générant par là-même plus de revenus pour le club. Toujours dans le but de diminuer la violence dans les travées et de modifier la physionomie des spectateurs, les dirigeants pensent à féminiser le public. Les femmes, présentes dans les années vingt, avaient peu à peu déserté les stades. Elles font un retour remarqué, surtout depuis la Coupe du Monde de 1998. Le retour du public familial et féminin, en complément des autres décisions prises, permet de renvoyer une image plus saine et plus lisse du spectateur en général. Désireux d’attirer un public plus valorisant, les dirigeants réservent un nombre grandissant de places pour des personnes triées sur le volet. Ainsi, 15% des places sont réservées aux annonceurs et les loges se multiplient. Le stade devient alors un lieu où il faut se rendre et, si possible, être vu en présence de diverses personnalités. En parallèle, les autorités développent une politique de prévention systématique. La présence policière aux abords des stades est accrue, les fouilles à l’entrée se multiplient, certains objets sont interdits dans l’enceinte des stades, des caméras sont installées et des stadiers sont placés autour du terrain. Les supporters sont séparés, répartis dans des zones isolées les unes des autres et surveillés de près. Outre ces mesures préventives, la politique de répression s’intensifie avec des peines allant de l’interdiction de se rendre dans un stade, à des peines de prison ferme pour les cas les plus sérieux. Après s’être débarrassés des spectateurs les plus virulents et les plus populaires pour en attirer d’autres au pouvoir d’achat plus élevé, les dirigeants ont ainsi modifié la physionomie du public. Les conséquences liées à l’apparition du supporter distancié Pour beaucoup, le changement dans la composition du public, notamment l’apparition et l’essor des supporters distanciés, est éminemment positif. En effet, la fréquentation des stades est en augmentation, le football ne quitte pas le devant de la scène, il est à la mode et véhicule désormais une image sympathique. Cependant, cette vision idyllique d’un stade dépourvu de toute violence, où le spectateur bon chic bon genre déambule, l’écharpe de son club flottant au vent ( !) ne satisfait pas tout le monde, loin s’en faut. La perte du public fanatique et populaire laisse un goût amer à ceux qui se considèrent comme les derniers « vrais » supporters. Ils se sentent sacrifiés sur l’autel du merchandising et de la société de consommation. L’opposition entre une culture populaire traditionnelle et une culture commerciale moderne du football se renforce. La méfiance des supporters traditionnels envers les dirigeants remonte aux années 60. Alors que la société de 8 DOBSON, Stephen et GODDARD, John (2001), The Economics of Football, Cambridge: Cambridge University Press, p.77. 7 consommation s’annonce, les supporters deviennent plus autonomes et plus critiques. Ils créent leurs propres organisations, leurs propres logos et marques et prennent leurs distances avec la ligne des dirigeants, des associations officielles de spectateurs et de leurs boutiques attitrées. Souvent en désaccord, ils font entendre leur voix, surtout à l’occasion de transferts ou d’achats de joueurs. Ils manifestent d’autant plus qu’ils se sentent laissés pour compte, face à la volonté des dirigeants d’attirer un public plus fortuné. « Ils dénoncent l’injustice qui leur est faite quand on les dénigre, qu’on les ignore ou qu’on les maltraite. Ils se considèrent comme des victimes des évolutions marchandes du football, sa médiatisation ou l’extension des places assises. Pour de nombreux supporters ultras, la plupart des dirigeants n’aurait comme slogan que le « paie, assieds-toi, tais-toi ». En dehors de la perte de la ferveur populaire et traditionnelle, il est à noter la disparition de l’intégration sociale au travers des stades. Si, autrefois, classes populaires, moyennes et supérieures se côtoyaient autour d’une passion commune, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En effet, si les classes moyennes ont toujours été représentées dans les stades, elles l’étaient dans une moindre proportion. Et si les dirigeants d’entreprises et leurs cadres sont dans des loges, une partie du public populaire a disparu des stades. Avec l’apparition de spectateurs distanciés, plus volatiles, moins attachés à une équipe, le football s’est départi du ciment qui avait permis son développement dans toutes les couches sociales de la société. En perdant cette attache locale, il s’est éloigné des vertus communes à l’ensemble de son public. Ainsi, de nombreux clubs ayant une forte attache locale ont stagné, voire connu une baisse d’affluence. Globalement, le nombre de supporters progresse mais ne bénéficie qu’à un très petit nombre de clubs, tandis que la majorité des clubs perd de l’affluence. Entre 2000 et 2005, Lyon a connu une hausse moyenne de près de 10% du nombre de ses supporters tandis que, dans le même temps, Bordeaux voyait ceux-ci baisser de près de 20%, Auxerre de 10% et le Paris SG de plus de 6% (voir Figure 2). Figure 2 Affluence moyenne par match à domicile entre 2000 et 2005 60000 50000 ASM OL 40000 PSG 30000 OM FCNA 20000 BORDEAUX AUXERRE 10000 0 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 Source statistique: http://rernes.free.fr. En définitive, si quelques clubs peuvent se targuer d’accueillir un nombre croissant de supporters, la grande majorité d’entre eux voit son effectif stagner ou baisser. En outre, le supporter est en général moins engagé, moins fanatique et plus détaché des équipes qu’il soutient. Ainsi, tout comme pour l’économie des clubs, un fossé se creuse entre quelques clubs qui bénéficient des évolutions récentes et la grande majorité de ceux qui perdent 8 régulièrement des supporters. Ceci est d’autant plus inquiétant pour ces clubs que, comme l’écrit Morrow (2003), le « football sans les fans n’est rien »9. BIBLIOGRAPHIE BROMBERGER, Christian (1998), Football, La Bagatelle la Plus Sérieuse du Monde, Paris : Bayard. CHOVAUX, Olivier (2003), « Football Minier et Paternalisme Sportif dans l’Entre Deux Guerres : Le Cas Exemplaire du Racing Club de Lens», dans Varaschin, Denis, Travailler à la Mine, Artois Presses Universités. DOBSON, Stephen et GODDARD, John (2001), The Economics of Football, Cambridge: Cambridge University Press. GIULIANOTTI, Richard (2002), « Supporters, Followers, Fans and Flaneurs», Journal of Sport & Social Issues, pp.25-46. MIGNON, Patrick (1998), La Passion du Football, Paris : Editions Odile Jacob. MORROW, Stephen (2003), The People’s Game?, Basingstoke: Palgrave. ROUMESTAN, Nicolas (1998), Les Supporters de Football, Paris : Anthropos. SUGDEN, John (2002), Scum Airways, Edimbourg: Mainstream Publishing. 9 MORROW, Stephen (2003), Idem, p.47. 9