Chap.7 LL
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Chap.7 LL
Déplacements des supporters et problèmes d’ordre public Le cas de l’Olympique de Marseille Lestrelin Ludovic Les migrations de supporters pour assister à des matchs de football ont augmenté sensiblement depuis plusieurs années. L’organisation de voyages s’inscrit dans une « culture déplacement », pour reprendre une expression courante parmi les partisans de football (notamment ultras) qui prend ses racines, en France, dès les années 19301. Très tôt, la mobilisation importante de supporters lors des matchs « à l’extérieur » est un moyen d’affirmer une supériorité pour les clubs. De sorte que, rapidement, « une concurrence originale s’établit alors, au-delà de l’enjeu sportif proprement dit »2. Plus près de nous, les hooligans anglais ont institué les déplacements massifs sur tout le territoire national et en Europe, une pratique ayant en outre suscité de nombreuses peurs3. En France, les supporters de l’AS Saint-Étienne ont popularisé ces déplacements militants pour accompagner leur équipe lors des années 1970. L’intensification du phénomène, au cours des années 1990, est à relier à l’essor des associations autonomes de partisans. La « professionnalisation » de leurs structures et la hausse de leurs effectifs ont notamment permis l’organisation et le financement de voyages réguliers. Le développement sensible, à la même période, du « supportérisme à distance » se superpose à l’avènement de cette facette de l’activité des supporters4. Dans nombre de pays européens, la dispersion géographique des « foyers partisans » est, en effet, aujourd’hui manifeste : non seulement la popularité des équipes de football dépasse désormais l’horizon local, mais des groupes organisés de supporters voient régulièrement le jour en dehors du territoire d’implantation des clubs. Il s’agit d’une tendance forte du supportérisme contemporain : les 1 Sur l’exemple des supporters du RC Lens, voir : D. Demazière, Y. Maerten, P. Roquet, « La fabrication des "Sang et Or" : organisations et engagements des supporters lensois », Sociétés et Représentations, n°7, 1998, p 227-239. 2 O. Chovaux, « L’émergence du spectacle sportif au Nord de la France : vitalité du football-association et origines du supportérisme dans les années vingt », in O. Chovaux, C. Coutel (dir.), Éthique et spectacle sportif, Arras, Artois Presses Université, 2003, p 61. 3 J. Williams, E. Dunning, P. Murphy, Hooligans abroad : the behaviour and control of English fans in continental Europe, Londres, Routledge, 1989. 4 Pour de plus amples détails sur le « supportérisme à distance », se reporter à : L. Lestrelin, L’autre public des matches de football. Sociologie du supportérisme à distance. Le cas de l’Olympique de Marseille, Thèse pour le doctorat de Staps, université de Rouen, faculté des sciences du sport, 2006. Voir aussi : L. Lestrelin, L. Sallé et J.-C. Basson, « The Trajetories Leading to Supporting at a Distance. The Olympique de Marseille Case Study », European Journal for Sport and Society, vol. 3, n°2, 2006, p 125-141. 139 grands clubs espagnols, anglais ou italiens sont encouragés et suivis par des groupes de supporters situés à des centaines de kilomètres du stade. Il existe ainsi une version active de « supportérisme à distance » vécue au sein de groupes dont l’activité principale consiste en l’organisation de voyages (le plus souvent en car ou en minibus) pour se rendre dans les tribunes des stades. Mal connu, ce mode de soutien suppose l’accomplissement de déplacements aussi bien pour les rencontres de l’équipe « à l’extérieur » que pour ses matchs à domicile. De sorte que la systématisation des déplacements des partisans lors de chaque partie disputée par les clubs et l’augmentation du nombre des associations de « supporters à distance » soutenant les différentes équipes françaises et européennes ont eu pour effet d’augmenter considérablement les possibilités de croisement entre groupes de supporters sur les routes et autoroutes nationales. Par conséquent, les déplacements des supporters de football posent des problèmes d’ordre public dont la gestion s’avère d’autant plus délicate que les risques sont plus diffus, se caractérisant par leur éloignement à la fois spatial et temporel du match : les troubles potentiels se localisent loin des enceintes sportives, en amont et en aval des rencontres. Aussi le phénomène interroge-t-il les dispositifs de sécurité et particulièrement les modes de régulation des déplacements des supporters. Note méthodologique Le travail de terrain s’est organisé autour de deux méthodes : des entretiens semi-directifs et des observations. Nous avons tout d’abord investi les associations de supporters à Marseille, plus particulièrement : le Club central des supporters, qui représente le modèle officiel de soutien au club ; plusieurs groupes autonomes de supporters, inspirés du modèle italien de supportérisme (dénommé « ultra ») dont les Ultras Marseille, les South Winners, les Dodgers, les Yankee Virage Nord, les Fanatics et les Marseille Trop Puissant. Des observations ont été menées depuis les tribunes des stades lors des matchs, à Marseille comme dans d’autres enceintes françaises dans lesquelles l’Olympique de Marseille se produit, et depuis les cars et les minibus lors des « périples supportéristes » afin de restituer les dimensions organisationnelles et les modes d’action propres à chaque association, de décrire de l’intérieur les préparatifs des voyages et les logiques des déplacements des supporters. Cette démarche a été complétée par la réalisation d’entretiens menés auprès des responsables de ces groupes pour, d’une part, appréhender leur perception des dispositifs de sécurité mis en place pour encadrer leur activité lors des déplacements et, d’autre part, saisir l’organisation des voyages accomplis par les sections que ces associations contrôlent. Notre investigation de la réalité marseillaise s’est également orientée en direction des acteurs de la sécurité du club, notamment la responsable adjointe de la sécurité et de l’organisation des matchs, chargée plus spécialement des déplacements des associations de supporters de l’Olympique de Marseille. Rappelons que le travail mené par les dirigeants du club en direction des supporters a été loué par la Ligue de football professionnel à l’occasion de la réunion annuelle des directeurs de la sécurité qui s’est déroulée à Marseille en juin 2004. Enfin, nous avons rencontré, lors de notre séjour à Rome, le directeur adjoint de l’Observatoire national sur les manifestations sportives du Ministère de l’Intérieur italien afin de restituer les dispositifs mis en place dans un pays particulièrement confronté à des déplacements massifs de supporters ultras. 140 1. Le public des clubs de football à l’heure du « supportérisme à distance » En France, la fréquentation des stades a connu une hausse ininterrompue tout au long des années 1990. La moyenne nationale de spectateurs passe de 10 760 en 1989-1990 à 16 571 en 1997-1998. La saison consécutive à l’organisation de la coupe du monde de football (soit en 1998-1999) voit l’affluence moyenne passer à 19 807 et s’établit à 23 154 spectateurs lors de la saison 2000-2001 (la moyenne s’établit autour de 22 000 spectateurs depuis). Lors de la saison 2006-2007, le championnat de France de première division a ainsi attiré près de 8,3 millions de spectateurs (ils étaient 2,5 millions en Ligue 2), soit trois millions supplémentaires par rapport au niveau de 1998 (comme l’indique le graphique ci-dessous). La régularité de la présence des spectateurs dans les tribunes doit être soulignée. Depuis l’organisation de la coupe du monde (en 1998), les abonnés (soit les personnes qui louent leur place à l’année) sont, chaque saison, plus nombreux dans les stades français. La moyenne par club de première division passe de 6 000 lors de la saison 1997-1998 à 12 200 lors de la saison 2000-2001. Les abonnés représentent aujourd’hui près de 55 % du total de spectateurs présents dans les stades français (les vingt clubs de Ligue 1 totalisent 245 000 abonnés au début de la saison 2007-2008). Certaines équipes, telles que le RC Lens, l’Olympique de Marseille, le Paris-Saint-Germain, le FC Girondins de Bordeaux ou encore l’Olympique 141 Lyonnais jouent régulièrement dans des stades « à guichets fermés »5. Derrière ces chiffres se cache un public fortement différencié, notamment si l’on prend en considération l’aire géographique de recrutement des clubs, aujourd’hui particulièrement élargie. A. Des « supporters à distance » dans les stades En France, les abonnés font en moyenne 56 kilomètres pour se rendre au stade de leur équipe favorite, les spectateurs occasionnels près de cent. Ainsi, la popularité de nombreux clubs dépasse largement l’horizon local. Les spectateurs non-abonnés au Stade vélodrome font en moyenne 287 kilomètres pour assister aux matchs de l’Olympique de Marseille à domicile, ceux de l’AS Saint-Étienne font 190 kilomètres et ceux de Bordeaux 1206. La France est loin d’être un cas isolé : 25 % des spectateurs de première division anglaise viennent d’un périmètre géographique inférieur à 5 miles (8 kilomètres) et 64 % résident dans un rayon de 20 miles (32 kilomètres) autour du stade. Mais les supporters de Manchester United, Arsenal, Tottenham Hotspurs ou Liverpool FC, autant d’équipes de renom, résident plus fréquemment à plus de 50 miles (80 kilomètres environ). Ce phénomène s’est fortement accentué depuis une vingtaine d’années, la télévision ayant notamment contribué à la stimulation des identifications extraterritoriales. L’essor de formes organisées de « supportérisme à distance » doit aussi être relevé. B. Les formes organisées de « supportérisme à distance » La diffusion des clubs de supporters bien au-delà de la région proche du territoire d’implantation des clubs de football témoigne de l’extension du « supportérisme à distance » vécue sous sa forme la plus active. Certains partisans franchissent, en effet, le pas de l’adhésion dans un groupe dont l’activité principale consiste à réaliser des déplacements, plus ou moins systématiques, afin de se rendre dans les stades où se produit leur équipe favorite et se mêler ainsi aux partisans locaux, ceux qui habitent au plus près du club soutenu. Présentée 5 En France, le taux de remplissage moyen des stades est de 74 %. À titre de comparaison, le championnat allemand connaît un taux de remplissage de ses stades de l’ordre de 83 %, dont la capacité moyenne est de 49 000 places, contre 31 000 en France. Le taux de remplissage des stades anglais est de 92 %, les enceintes pouvant accueillir en moyenne 37 000 spectateurs. Entre 2000 et 2005, 18 stades ont été rénovés ou construits en Allemagne (en raison de l’organisation de la dernière édition de la coupe du monde de la FIFA), 9 en Angleterre contre 7 en France (un seul en Italie). Les stades rénovés sont donc aussi les plus remplis. 6 Ces données sont extraites d’une enquête menée lors de l’été 2006 par la Ligue de football professionnel auprès de 5 000 spectateurs des vingt clubs de Ligue 1. Voir : Foot Pro Magazine, n°22, novembre 2006, p 8-10. 142 ci-dessous, la géographie actuelle de la mobilisation en faveur des clubs de Lens (RCL), de Paris (PSG), de Saint-Étienne (ASSE) et de Marseille (OM) atteste cette dispersion générale. Belgique Belgique 16 35 Martinique La Réunion Guadeloupe USA Cameroun Liban Uruguay 15 La mobilisation en faveur du RC Lens La mobilisation en faveur du PSG 35 et 16 groupes dans le Nord et le Pas-de-Calais Grande-Bretagne Mayotte Guyane (2) Nouvelle-Calédonie Guadeloupe Tahiti La Réunion 15 groupes en région parisienne Antilles Guyane La Réunion New York Los Angeles Cameroun Belgique Luxembourg Suisse 31 49 31 La mobilisation en faveur de l’ASSE La mobilisation en faveur de l’OM 49 groupes en région Rhône-Alpes (hors Loire) 31 groupes dans la Loire 31 groupes en région Provence-Alpes-Côte d’Azur 143 C’est bien la grande diversité géographique du recrutement des supporters qui caractérise les clubs. Le RC Lens, qui symbolise, au-delà de la ville, une mémoire commune façonnée par l’appartenance au bassin minier, peut s’appuyer sur le soutien de 80 groupes de supporters dont 69 sont affiliés au 12 Lensois, l’association officielle de partisans portée par les dirigeants du club qui compte 7 000 adhérents. Le même modèle prévaut dans le cas du ParisSaint-Germain. 28 PSG Clubs, directement organisés par le « département supporters » du club, sont disséminés sur tout le territoire national et au-delà (au Liban et au Cameroun notamment). Les Lutece Falco et les Boulogne Boys, deux associations ultras, possèdent aussi des sections. Mais ce sont les réseaux supportéristes de l’Association sportive de SaintÉtienne (ASSE) qui sont, en France, les plus amples et les plus denses. L’influence des succès nationaux et européens au milieu des années 1970 semble certaine (la victoire de l’OM en finale de la coupe d’Europe des clubs champions de 1993 fut tout aussi décisive). Situation totalement inédite alors, les Associés supporters, parrainés par les dirigeants du club, comptaient 44 sections et 5 500 adhérents dans toute la France à la fin des années 1970. 212 groupes de supporters réunissant 12 500 membres sont aujourd’hui affiliés à cette association. Pour compléter ce rapide recensement, il faudrait ajouter que des « passions transnationales » viennent complexifier la carte contemporaine du supportérisme7. À l’heure de l’internationalisation du football et de l’intensification des flux migratoires, il existe de nombreux autres groupes situés sur le territoire français qui soutiennent notamment des clubs italiens, espagnols, portugais ou anglais. Loin de s’arrêter aux limites régionales, les réseaux supportéristes s’affranchissent tout autant des frontières nationales. C. Le cas de l’Olympique de Marseille Qu’en est-il à l’Olympique de Marseille (OM), un club qui exprime une forte identité locale ? À la différence de bon nombre d’équipes françaises au sein desquelles le modèle institutionnel prédomine, le modèle indépendant « à l’italienne » occupe une place particulière dans le militantisme en faveur de l’OM. Les associations de jeunes supporters ultras y tiennent, en effet, une place prépondérante. Le Stade vélodrome abrite deux associations incarnant le supportérisme officiel et six autres groupes empruntant à l’alternative autonome. Ces derniers connaissent un véritable succès. Fondés à partir du milieu des années 1980 sur l’exemple 7 Voir, à ce sujet : H. Hognestad, « Transnational Passions: A Statistical Study of Norwegian Football Supporters », Soccer and Society, vol. 7, n°4, 2006, p 439-462 ; R. Giulianotti, R. Robertson, « Glocalization, Globalization and Migration. The Case of Scottish Football Supporters in North America », International Sociology, vol. 21, n°2, 2006, p 171-198. 144 italien, ils représentent aujourd’hui plus de 20 000 membres et occupent les deux virages du stade, c’est-à-dire les tribunes situées derrière chaque but. Autant dire qu’à Marseille, les ultras incarnent, plus que dans tout autre club, la « norme supportériste ». En 1985, les spectateurs du Stade Vélodrome résidaient, pour 60 % d’entre eux, dans la ville même, 20 % venaient des zones industrielles environnantes et, au total, 90 % habitaient le département des Bouches-du-Rhône8. En 1999, l’aire de recrutement du public s’était considérablement élargie : 33 % des spectateurs résidaient à Marseille, 20 % dans les autres localités des Bouches-du-Rhône et 46 % venaient d’autres départements9. Aujourd’hui, près de 70 groupes sont situés en dehors de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (où siègent néanmoins 31 associations). Un modèle organisationnel singulier : associations centrales et sections périphériques L’organisation du « supportérisme à distance » en faveur de l’OM laisse apparaître que le centre de gravité de ces groupes implantés en divers endroits du territoire national se situe à Marseille, soit dans l’environnement local du club soutenu. Il faut, en effet, souligner le fait que ce maillage géographique repose sur un système très hiérarchisé, de sorte que ces diverses entités partisanes se trouvent prises dans et par des logiques qui leur sont extérieures. À la manière des partis politiques disposant de nombreuses entités périphériques relayant l’action du siège national, les groupes de supporters de l’OM disséminés en France et à l’étranger sont en réalité des sections qui sont affiliées aux diverses associations de supporters marseillais implantées localement, c’est-à-dire à la source même du club. Il existe huit associations siégeant dans les tribunes du Stade vélodrome : 1. Le Club central des supporters (CCS), organe officiel du club, fédère actuellement vingthuit sections10. Dans le champ du supportérisme marseillais, le CCS fait figure d’ancêtre. Constituée en 1981 après de multiples scissions depuis la création du Club des supporters de l’OM (fondé en 1967), cette association dispose de 3 000 membres environ et se répartit dans 8 C. Bromberger (avec A. Hayot et J.-M. Mariottini), Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, p 216. 9 C. Bromberger, « Le sport et ses publics », in P. Arnaud (dir.), Le sport en France, Paris, La Documentation française, 2000, p 106. 10 Contrairement à d’autres organes officiels de supportérisme, comme au RC Lens par exemple, le CCS entretient des relations moins serrées et parfois tendues avec les dirigeants du club. Néanmoins le groupe est, comme la plupart des groupes officiels français, en prise avec les politiques publicitaires et commerciales du club. Il assure, lors de chaque rencontre à domicile, la vente de places ouvertes à la location en tribunes Ganay et Jean Bouin. Ainsi est-il possible de commander des billets (à un tarif allant de 25 à 55 euros) auprès du CCS en effectuant une réservation par téléphone (les places étant ensuite envoyées par « Chronopost »). 145 plusieurs secteurs du Stade vélodrome. Le CCS est essentiellement composé d’hommes d’âge mûr (les catégories d’âge sont bien plus élevées que dans d’autres groupes marseillais) aux origines populaires, principalement des ouvriers, des employés, de petits artisans et commerçants. Il faut encore noter l’ambiance très familiale qui caractérise cette association11. En raison de son antériorité dans le champ du supportérisme marseillais, le CCS fut le premier groupe à disposer de sections de « supporters à distance » réparties en France. Plus de 2 000 adhérents étaient rassemblés autour de la section parisienne du CCS à la fin des années 1970. Mais c’est surtout au cours des années 1980 que la diversification géographique de l’implantation territoriale du groupe s’est accrue. Cette dernière s’est accentuée tout au long des années 1990, accompagnant les succès nationaux et européens de l’OM. 2. Fort de 3 550 membres en 2005, le Club des Amis de l’OM, fondé en 1987, est l’autre groupe officiel de supporters de l’OM. Celui-ci déploie un modèle organisationnel inverse, ne disposant que d’une seule section située dans l’Ariège. Le Club des Amis de l’OM entretient par ailleurs des relations étroites avec un groupe de « supporters à distance » indépendant, Les Phocéens, lui fournissant les abonnements au Stade vélodrome (environ 300) et des billets lors des matchs de l’OM à l’extérieur. Les membres des Amis de l’OM se veulent plus discrets que leur voisin officiel, même s’ils se rapprochent dans leur manière d’être et de faire d’une forme de suivi modéré du club, en somme un supportérisme que l’on pourrait qualifier de « rangé » et assagi. 3. Groupe ultra de 1 500 membres, les Fanatics Massalia ont été fondés au début de l’année 1988. Relativement discrets (évitant ainsi les rivalités trop importantes dans le champ du supportérisme autonome français) et assez fermés, les Fanatics sont un groupe respecté en France mais peu connu en dehors du cercle des initiés au monde ultra. L’ancrage provençal y est très fort. L’OM apparaît comme le représentant symbolique de la Provence et de l’Occitanie. Si les Fanatics disposent de quelques adhérents résidant en région parisienne et dans le Nord de la France, l’association ne possède aucune section organisée de « supporters à distance » (et n’en a jamais eu). À l’heure actuelle, aucun projet en ce sens n’est prévu et toutes les sollicitations de « supporters à distance » souhaitant fonder un groupe affilié à l’association se voient repoussées. 4. Les Marseille Trop Puissant (MTP) sont, eux aussi, proches de cette logique. 3 000 membres (souvent issus de l’immigration maghrébine et provenant, par ailleurs, des quartiers 11 Le CCS est adhérent depuis une quinzaine d’années à la Fédération des associations de supporters français et donc à l’association du fair-play pour la non violence autour des matchs de football (au CCS, le supporter se comporte en « véritable ambassadeur du football », selon l’un des principes édictés par la direction). 146 populaires de Marseille, voire des secteurs les plus difficiles de la cité) composent le groupe qui occupe la partie haute du Virage Patrice de Peretti. Les adhérents les plus investis sont jeunes, très majoritairement âgés entre vingt et vingt-cinq ans. Le groupe se définit comme résolument « anti-fachos » (en référence à certains groupes français qui seraient proches de l’extrême droite) et n’hésite pas à recourir à l’affrontement physique avec les supporters adverses. Les MTP accordent beaucoup d’importance à la cohésion interne et à l’identité de leur association, prônent la radicalité et la ferveur du soutien à l’OM (se concevant comme une avant-garde partisane), n’affichent aucune ambition expansionniste, mais sont plutôt dans une logique « artisanale » et inventive du supportérisme qui va de pair avec un certain degré de fermeture vis-à-vis de l’extérieur. Comme au sein des Fanatics, l’expansion géographique de l’association est relativement limitée. Les adhérents des MTP sont très majoritairement des Marseillais ou des habitants des Bouches-du-Rhône. Mais on peut aussi recenser des regroupements informels et réduits de « supporters à distance » affiliés à ce groupe (non organisés sous la forme de section) en région parisienne et dans le Nord de la France. Une section située en Moselle a récemment vu le jour. 5. Les Dodger’s, fondés en 1992, promeuvent un supportérisme festif mais aussi familial, regroupant des partisans à la moyenne d’âge plus avancée (bon nombre d’adhérents ont plus de trente ans), loin des formes de soutien radicales et débridées adoptées par les groupes juvéniles tels que les MTP. Le groupe compte aujourd’hui 2 500 membres et dispose de treize antennes partisanes, toutes constituées en associations déclarées en préfecture. Six d’entre elles sont implantées dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Sept autres sections ont trouvé une place dans un rayon plus large (dans l’Hérault, le Tarn, le Gers, en Ardèche, en Moselle, en région parisienne et aux Antilles). 6. Les Ultras Marseille, fondés en 1984 (ce qui en fait le premier groupe ultra fondé à Marseille) et forts aujourd’hui de près de 5 000 adhérents poussent plus loin encore cette « logique expansionniste ». Les Ultras Marseille disposent de vingt-trois sections, créées à partir de 1989 et réparties dans toute la France. Fortement inspirés du modèle italien de supportérisme, les Ultras Marseille prônent la discipline et l’organisation. Considérant que le nombre représente la force de leur groupe et la vigueur de leur soutien, ils tirent parti de l’engagement à distance des nombreuses sections. Celles-ci jouent un rôle de mise en valeur du groupe marseillais qui prouve ainsi sa capacité à mobiliser, en nombre, des supporters dans n’importe quel stade français. Les sections extérieures à l’aire marseillaise contribuent, d’une part, à la renommée du groupe auprès des supporters adverses, d’autre part, à son poids et son influence auprès des dirigeants du club lorsqu’il s’agit notamment de négocier le tarif des 147 abonnements dans les Virages (le groupe est un interlocuteur important du club). L’intérêt est aussi économique : un grand nombre d’adhérents, quelle que soit leur appartenance territoriale, représente une manne financière importante qui, en l’absence d’aides financières apportées par la direction du club, permet d’assurer le fonctionnement des activités du groupe chaque année. 7. Si le modèle expansionniste est particulièrement affirmé au sein des Ultras Marseille, il en va de même au sein des Yankee Virage Nord, un autre groupe autonome (fondé en juin 1987) composé de 5 000 membres. Cette association est également représentée sur l’ensemble du territoire national, les sections étant appréhendées comme des facteurs de rayonnement importants. Là où les Ultras Marseille incarnent une version moderne de supportérisme (le groupe fédère de jeunes hommes au comportement volontiers débridé), les Yankee évoquent plutôt leur pendant traditionnel, rassemblant une frange plus âgée et plus sage de partisans. Cette expansion géographique s’est accrue à la fin des années 1990. Les Yankee Virage Nord fédèrent aujourd’hui trente et une sections (dont dix-huit implantées hors de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur). Comme les sections affiliées aux Dodger’s ou au CCS, mais à la différence de certaines rattachées aux Ultras Marseille, les « filiales » extraterritoriales des Yankee Virage Nord sont toutes constituées en association de type loi 1901, le groupe entendant ainsi promouvoir un supportérisme responsable. 8. Regroupant, enfin, 5 500 adhérents (ce qui en fait numériquement la plus puissante association de supporters marseillais à l’heure actuelle), les South Winners ont couplé la promotion d’une forte identité locale avec le projet de fédérer de nombreux membres pour asseoir une notoriété dans le paysage supportériste français et, plus particulièrement, dans le mouvement ultra. De fait, les South Winners sont aujourd’hui un groupe-phare du supportérisme indépendant, connu et respecté en France. L’affrontement physique avec les supporters adverses y est une probabilité largement admise. Se définissant comme le « Kaotic Group », le groupe a fondé une partie de sa réputation sur des combats partisans victorieux. L’antifascisme y est fortement affirmé. Les Winners entretiennent une grande rivalité avec les Boulogne Boys du PSG, réputés pour leur proximité vis-à-vis des thèses de la droite nationaliste. Plus généralement, les membres les plus radicaux entendent défier les hools français et européens. Le groupe dispose d’une seule section située dans l’Aisne (même s’il existe d’autres regroupements informels d’adhérents en divers endroits du territoire national). 148 Les sections des associations de supporters de l’OM en 2007 Antilles-Guyane Belgique Antilles La Réunion USA (New York) Cameroun Luxembourg Sections Dodger’s (13) Sections Ultras Marseille (23) Sections Yankee Virage Nord (31) Sections Club Central des Supporters (28) Section South Winners (1) Section Club des Amis de l’OM Section Marseille Trop Puissant (1) Suisse Groupes indépendants Le nombre actuel des différentes sections figure entre parenthèses. À de très rares exceptions près (il existe quelques groupes de « supporters à distance » non affiliés aux associations marseillaises), les sections ne sont donc pas des réalités autonomes qui pourraient exister isolément. À l’inverse, à l’image des fédérations locales des partis politiques, chaque section n’est qu’une partie d’un ensemble, dont l’existence séparée n’est par conséquent pas concevable. Ces sections se situent dans une relation de dépendance avec l’association centrale marseillaise à laquelle elles sont rattachées (même s’il faut aussi noter 149 qu’elles disposent d’une certaine autonomie de fonctionnement et, surtout, de recrutement). En contrepartie, elles bénéficient, telles des « filiales » ou des « antennes », du « label partisan » propre au groupe marseillais dont elles dépendent. Elles peuvent également se mêler aux membres de ces groupes dans les tribunes allouées à ces derniers au Stade vélodrome (comme dans les autres stades français et européens) et ainsi évoluer dans l’univers du supportérisme local. Il faut donc retenir que le « supportérisme à distance », dans le modèle promu par l’OM, s’organise à partir d’une affiliation à une association de supporters locaux. C’est cette dernière qui va contrôler et gérer l’implantation et la multiplication de ses sections. De ce fait, la création de groupes de « supporters à distance » ne se fait jamais sans l’aval de la « maisonmère ». L’implantation des sections obéit ainsi aux principes énoncés par les groupes marseillais. Aussi le « supportérisme à distance », sous sa forme organisée, dessine-t-il des contours identiques à ceux produits par le soutien ancré localement (comme la carte le met au jour) : on y retrouve les deux modèles de supportérisme implantés à Marseille, c’est-à-dire des associations officielles et des groupes autonomes ultras (rappelons que les unes sont contrôlées directement par le club de football, tandis que les autres constituent une alternative à ce modèle et revendiquent leur indépendance totale). Activités des sections Composées principalement d’individus ayant laissé leur identité locale « au vestiaire », les sections sont, pour la plupart, constituées en association de loi 1901. Elles réunissent parfois jusqu’à plusieurs centaines de membres, d’autres ne fédèrent que quelques dizaines de passionnés (un groupe, localisé en région parisienne et à Orléans, dispose de plus de 1 000 adhérents). La division des tâches y est plus ou moins poussée même si, souvent, la bonne marche de l’association repose sur l’activisme de quelques membres. Ces derniers produisent occasionnellement du matériel estampillé au nom du groupe (des drapeaux, des banderoles, des tee-shirts, quelquefois des écharpes), gèrent fréquemment des sites Internet, produisent de petits journaux (des fanzines) narrant l’actualité de l’équipe et du groupe. Si nombre d’entre eux proposent une intense vie associative (à travers les loteries, les soirées dansantes, les tournois de pétanque ou de football), ce sont les déplacements, réalisés en voitures individuelles, en minibus ou en car, à Marseille et dans les autres stades français ou européens qui rythment les saisons sportives et constituent les principales occasions de réunion des adhérents. 150 Le supportérisme autonome marseillais a, en effet, profondément marqué de son empreinte le « supportérisme à distance » en faveur de l’OM. Les groupes ultras ont notamment contribué au changement de fonction des sections. À l’origine, la création de ces antennes extraterritoriales (notamment au sein du CCS) reposait plus sur la volonté de se regrouper pour assister aux rencontres télévisées ou bien soutenir l’OM lors des matchs joués dans un rayon géographique proche du lieu d’implantation de la section. D’ailleurs, la majorité de ces groupes était implantée dans des cafés, faisant ainsi office de lieu de rassemblement partisan. Depuis le début des années 1990, l’emprise du supportérisme ultra sur les sections se fait sentir. Outre le fait que bon nombre d’entre elles sont à présent rattachées aux associations indépendantes, certaines valeurs ont été transmises, notamment ce que les supporters empreints des références ultra nomment « la culture déplacement », c’est-à-dire le fait d’organiser systématiquement des voyages pour soutenir le club lors de tous ses matchs, quels que soient la distance kilométrique et l’enjeu de la rencontre. La création des sections implique, dès lors, le projet de se déplacer régulièrement pour assister aux matchs de l’OM « en vrai » (et non plus devant le poste de télévision), à Marseille comme dans tous les autres stades français voire européens (et plus seulement dans les stades les plus proches du lieu d’établissement de la section). Il s’agit aussi de participer à l’animation de la tribune et à la vie associative du groupe auquel les « supporters à distance » se trouvent rattachés. Avant même de se regrouper, l’objet est donc de se déplacer. Signe de cette évolution, les sections fondées par les groupes ultras marseillais ne disposent pas, dans la plupart des cas, de local pour se réunir, contrairement aux sections créées par le CCS au cours des années 1970 et 1980. Les « supporters à distance » se rassemblent en premier lieu sur la route, pendant le temps du trajet. Caractéristique du « projet ultra », cette nouvelle donne n’a pas manqué d’affecter, depuis les années 1990, les modes d’organisation des sections affiliées aux groupes officiels tels que le CCS. Par conséquent, la grande majorité des groupes de « supporters à distance » accorde une importance particulière à la présence régulière aux matchs à domicile. Mais de très nombreuses sections sont aussi présentes dans tous les stades, en France comme en Europe. Lors des matchs « à l’extérieur », elles prennent place dans le « parcage visiteurs », la tribune spécifiquement allouée aux partisans en déplacement (séparée par des grillages du reste des gradins), et se mêlent ainsi aux associations de supporters ayant fait le déplacement depuis la région marseillaise. 151 2. Les logiques des déplacements En France, 400 incidents liés aux matchs de football ont été recensés lors de la saison 20062007. Les trois-quarts d’entre eux ont été occasionnés dans le cadre de la Ligue 1. La moitié environ concerne des faits de violence (une part de plus en plus importante des incidents relève de l’usage de fumigènes). 52 concernent l’OM (69 furent le fait des supporters du PSG)12. Aucune statistique n’indique toutefois si les violences s’exercent plutôt lors des rencontres à l’extérieur ou lors des matchs à domicile. Or, il semble que, quittant leur espace de référence, les supporters se sentent volontiers exonérés des contraintes qu’ils respectent habituellement dans le leur. Quels que soient les groupes, leur projet et leur « philosophie », les déplacements, véritables « aventures » collectives, représentent, en effet, des moments propices au « passage à l’acte déviant ». A. Affaiblissement de l’autocontrôle et expériences déviantes Les déplacements constituent des opportunités pour expérimenter toute sorte d’émotions et de plaisirs. Comme d’autres activités de loisir « dé-routinisantes et dé-contrôlantes » (ces expressions désignant l’affaiblissement des contraintes émotionnelles et la place laissée libre aux désirs personnels), suivre son équipe favorite en déplacement fournit « des occasions d’éprouver des expériences émotionnelles qui sont exclues des moments très routiniers de la vie »13. Ainsi que l’explique Nicolas Hourcade, les voyages partisans « sont une bonne occasion pour se mesurer aux supporters adverses, pour renforcer les liens à l’intérieur du groupe (ils sont souvent effectués en bus ou en minibus) et pour partir à l’aventure puisqu’ils servent de prétexte à des périples à travers le pays. Ces déplacements constituent des moments en dehors du temps normal : ils permettent de vivre des expériences extra-ordinaires et parfois déviantes »14. L’engagement dans le « supportérisme à distance » sous sa forme active revient à éprouver les « plaisirs de l’aventure ». L’excitation fondamentalement plaisante des déplacements réside en premier lieu dans leur dimension transgressive. Les voyages permettent d’approcher les frontières de ce qui est socialement permis et parfois de transgresser les règles, ce qui fait 12 Ces chiffres sont issus du Rapport d’information sur la mise en application de la loi relative à la prévention de la violence lors des manifestations sportives, réalisé en 2007 au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée nationale. Voir également le Rapport d’information sur les associations de supporters produit en 2007 pour la commission des Affaires culturelles du Sénat. 13 N. Elias, E. Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, p 133 et 134. 14 N. Hourcade, « Les ultras français », Panoramiques, n°61, 2002, p 112. 152 partie du piment de l’expérience. Lors des déplacements, de nombreux individus se permettent ainsi « certains actes que la plupart d’entre eux ne s’autorisent pas dans la vie courante »15. Le jeu avec les interdits peut prendre différents aspects. Il peut s’agir de « frauder » aux péages des autoroutes afin d’économiser un peu d’argent. Les aires d’autoroute se prêtent également aux actes déviants. Les jours de match, les stations-service voient défiler un flux interrompu de cars, de minibus et de voitures de supporters. L’arrivée en nombre dans les stations-service autorise à « se servir ». Il est en effet courant d’y croiser d’autres sections. Dans certaines d’entre elles (notamment celles qui sont affiliées au Club central des supporters), ces actes sont interdits dans le règlement intérieur. Un adhérent peut ainsi se voir exclu en cas de violation de la règle. Mais dans de nombreuses autres, la transgression de l’interdit est un acte plutôt banal. Les vols de nombreux produits sont ainsi courants (même s’ils ne sont pas systématiques) : bonbons, biscuits, sandwiches, boissons, mais aussi jouets, revues, ou parfois même de l’alcool… Le « pillage » s’exécute d’abord sur un mode festif. Les individus qui s’y adonnent prennent du plaisir. Les « supporters à distance » plaisantent volontiers à l’approche des aires d’autoroute : « On volera rien, promis ! On emprunte juste. On rendra au retour ! ». Pour se dédouaner, certains peuvent lancer : « Il n’y a que quand je suis avec vous que je vole comme cela ». En effet, le « pillage » s’exécute sur le mode collectif. Les individus s’autorisent la transgression car le groupe procure un « sentiment de protection ». Le « jeu avec le feu » est d’autant plus excitant qu’il est accompli en compagnie des autres. Il arrive ainsi que le vol soit effectué de manière visible : tout le monde se sert alors sous le regard incrédule des employés de la station et de quelques clients. Quand elle est accomplie individuellement et pour son propre compte, la pratique est généralement mal perçue. Il s’agit plutôt de voler devant les autres et de redistribuer les produits ainsi acquis. Tout butin doit être partagé. Le jeu consiste à faire les plus belles « prises », comme à la pêche. Aussi les membres des sections sont-ils pris quelquefois dans une logique de surenchère, le gagnant unanimement complimenté étant celui qui aura repoussé le plus loin les limites de la transgression. Exemple parmi d’autres, lors d’un trajet vers Lille, quelques adhérents d’une section s’amusèrent à emmener un salon de jardin d’une cafétéria jusqu’au pied du car (il fut restitué sur les ordres du responsable du groupe). Une grosse prise sera immortalisée devant le car ou le minibus (surtout s’il s’agit d’alcool). Lors des déplacements en minibus (qui regroupent neuf personnes), tous les membres de la section 15 N. Hourcade, « La France des "Ultras" », Sociétés et Représentations, n°7, 1998, p 250. 153 sont parfois sollicités pour récupérer des produits qui seront ensuite collectés pour alimenter la loterie ou la galette des rois organisées durant la saison. Le vol a donc aussi une fonction intégrative. « Ne me dis pas que tu as payé ! », s’exclament certains supporters expérimentés à l’adresse d’un novice. Notons encore que les stations-service d’autoroute les plus proches du lieu du match, prévoyantes, sont de temps à autre fermées pour éviter toute déconvenue16. Mais le déplacement est particulièrement excitant car il laisse un espace important à l’imprévu et aux péripéties. Ce sentiment que « tout peut arriver » est bien décrit par un adhérent actif d’une section soutenant l’OM : « C’est toute une expérience. Parfois, on sait où on va. Quand on va à Lens, la section organise le déplacement en car. Tu sais où tu vas. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a des moments où tu pars au hasard. C’est l’aventure ». L’un des fondateurs d’une section parisienne adopte le même point de vue : « On part dans l’inconnu quand on sort de Paname, c’est clair. Mais on part avec notre boussole, avec nos appareils, nos ustensiles. On sait qui on est, on sait où on va. La route de l’OM, on la trace entre potes. S’il faut serrer les fesses, on serre les fesses ». L’incertitude qui plane autour d’une destination peu habituelle participe à l’ennoblissement de la pratique du suivi du club. Un supporter ajoute : « J’aime bien voyager. J’ai fait quelques sacrés matchs. Je suis allé à Brême. Quand tu vas à l’étranger, tu ne sais pas sur quoi tu tombes. Quand tu vas en France, à Rennes par exemple, tu sais où tu vas. Tu ne risques rien. À l’étranger, c’est différent. Aller à Brême, c’est l’inconnu. Je suis allé à Manchester, à Rotterdam, à Zagreb, à Vigo… J’ai fait pas mal de matchs en Europe. J’aime aller en Europe parce qu’on ne sait pas où l’on va. On ne sait pas ce qui peut arriver, qui sont les supporters qui t’attendent là-bas. Aller à Rotterdam, tu ne sais pas comment tu vas y être encadré. Quand tu connais la réputation des supporters de Rotterdam, tu as tout de suite compris… Quand tu vas à Zagreb, dans un pays qui sort de la guerre… D’ailleurs, il y a eu des problèmes. J’aime bien faire ces matchs ». En ce sens, les matchs à domicile sont moins amusants. Il manque le piment de la confrontation et de la mise en danger. Les arrivées en « territoire ennemi » sont toujours des moments de grande excitation. L’impatience grandit au fur et à mesure que le car ou le minibus s’approche du stade. Les 16 La pratique fait partie de la culture du supportérisme autonome. Ainsi, certains groupes n’hésitent pas à publier un « guide des stations-service », après les avoir testées gratuitement, comme l’a fait une association ultra soutenant l’Olympique Lyonnais. Des avis sur les lieux et les entreprises qui exploitent les aires d’autoroute sont livrés. Les stations Total sont recommandées car elles sont jugées agréables en raison de leur éclairage et de leur espace, du nombre important de produits frais garnissant les rayons et des nombreux angles morts qui permettent d’éviter les caméras de vidéosurveillance. Les stations BP sont jugées rares mais intéressantes. Quant aux stations Shell, leur petite taille est soulignée. Le choix y est donc plus restreint. « Les autres : on ne s’en souvient plus, eux ne nous ont pas oubliées », écrit le rédacteur du guide. 154 individus sortent leur écharpe, touchée avec grand soin, telle une relique. Les drapeaux et maillots du club sont brandis aux fenêtres, face aux « indigènes » qui se placent sur les trottoirs, aux terrasses des bars, aux fenêtres des maisons et qui regardent défiler les véhicules. Des chants sont entonnés pour signifier la présence. Les supporters peuvent jouer à intimider, effrayer ou choquer les habitants et les commerçants. Ils multiplient les signes de connivence avec ceux qui affichent les mêmes couleurs : pouces levés, applaudissements, saluts, etc. Retrouver la foule des partisans marseillais suscite une intense exaltation. Notons que lors des matchs à l’extérieur, les « supporters à distance » (comme ceux faisant le déplacement depuis Marseille ou sa proche région) ne visitent pas la ville d’accueil du match (sauf lors des rencontres européennes). Ils vont tout au plus dans les bars environnant le stade. Mais le plus souvent, les seuls pas effectués en territoires ennemis se limitent au trajet entre le parking de réception du car et la tribune réservée aux supporters de l’OM. B. Les « mauvaises rencontres » : les aires d’autoroute comme lieux potentiels d’affrontements Les « supporters à distance » ne sont pas les seuls partisans à voyager régulièrement. Dans la culture ultra notamment, il convient de se rendre dans les stades adverses, particulièrement lorsque les partisans du club sont connus et puissants. Il reste que là où ils peuvent représenter, pour les supporters « classiques », une facette de l’activité partisane et une possibilité de prolonger l’engagement, les déplacements font partie intégrante de l’action collective des « supporters à distance ». Cet état de fait a pour conséquence d’augmenter considérablement les possibilités de rencontre sur les routes. L’exemple des supporters de l’OM est ici significatif pour deux raisons : 1. Nous l’avons souligné, le club s’avère populaire bien au-delà de la Provence. 2. Ce sont très majoritairement les associations ultras, plus ou moins radicales, basées à Marseille qui structurent la mobilisation extraterritoriale. En raison de contentieux passés parfois violents, les partisans de l’OM se trouvent ainsi pris, qu’ils le veuillent ou non, dans un réseau de concurrence au sein duquel les relations d’inimitié avec les supporters du ParisSaint-Germain, de l’AS Saint-Étienne, de l’OGC Nice et du FC Girondins de Bordeaux sont particulièrement fortes, cultivées et entretenues au fil des ans17. Si l’on tient compte des 17 Voir à ce sujet : W. Nuytens, « La violence des supporters autonomes de football : à la recherche de causalités », in J.-C. Bassson (dir.), Sport et ordre public, Paris, La Documentation française-IHESI, 2001, p 127-144. 155 déplacements des partisans locaux et de quelques groupes de « supporters à distance » (parmi bien d’autres) de chacun de ces clubs à l’occasion d’une journée du championnat de France, voici la projection des trajets des uns et des autres qu’il est possible de réaliser : Les trajets des supporters lors d’une journée du championnat de France (Stade Rennais-PSG ; ASSE-AS Monaco ; OGC Nice-Olympique Lyonnais ; OM-FC Girondins de Bordeaux) Rennes-PSG Supporters de l’OM Section de Rouen Section de Vendée Section de Saint-Quentin Section d’Ile-de-France Section de Montbéliard Section Centre Supporters du PSG Locaux PSG Club Var-PACA Section de Nice des Boulogne Boys ASSE-Monaco Supporters de l’ASSE Locaux Associés supporters Rouen Section de Haute-Savoie des Magic Fans Nice-Lyon Supporters de l’OGC Nice Locaux Brigade Sud Nice section de Paris OM-Bordeaux Supporters de Bordeaux Locaux Section de Paris Section de Haute-Savoie 156 Le premier constat est celui du nombre très important de possibilités de croisement sur les routes et les autoroutes nationales (elles sont en réalité bien plus nombreuses encore si l’on intègre à l’analyse les partisans des autres équipes et les autres groupes de « supporters à distance »). Norbert Elias et Eric Dunning ont noté que « les affrontements peuvent aussi se produire lorsque des groupes de supporters rivaux se rencontrent alors qu’ils se rendent à un match, par exemple dans le train, dans le métro ou à une station-service sur la route »18. Pour les « supporters à distance » de l’OM, les occasions de rencontre sont surtout concentrées sur la fin du parcours dans l’exemple pris ci-dessus. Les sections de Rouen, d’Ile-de-France, de Saint-Quentin et de Montbéliard peuvent, en effet, croiser sur l’autoroute A7 le PSG Club Var-PACA ou la section de Nice affiliée aux Boulogne Boys. Quant à la section Centre des Yankee Virage Nord, elle effectue la quasi-totalité de son déplacement en sens inverse de ces deux derniers groupes. Or, il arrive fréquemment que les sections s’arrêtent sur des aires de repos dotées d’un pont permettant d’enjamber la route. En outre, cette partie du trajet correspond généralement au matin du match pour les sections de l’OM, une période qui peut ainsi coïncider avec le début du parcours des supporters du PSG originaires du Sud de la France qui s’en vont soutenir le club à Rennes (ils partent dans la matinée pour arriver en début de soirée en Bretagne). Les responsables des associations de supporters de l’OM sont conscients des risques inhérents à l’entreprise des « supporters à distance », comme le mettent en évidence les propos du secrétaire et porte-parole des Ultras Marseille : « Effectivement, il peut y avoir des problèmes de sécurité dans le sens où certaines sections peuvent avoir des soucis sur le trajet. Les soucis sont plus lors des trajets en tant que tels plus qu’aux abords des stades… […] On peut toujours rencontrer des supporters de Saint-Étienne, de Paris, de Bordeaux ou d’ailleurs ». Second constat particulièrement significatif dans l’exemple retenu, les trajets des sections de « supporters à distance » de l’OM sont très souvent les mêmes, sur une partie ou parfois même sur la totalité du parcours, que ceux d’autres groupes se rendant soit à la même rencontre soit dans d’autres stades français. Les sections de Rouen, Saint-Quentin et d’Ile-deFrance partagent ainsi virtuellement le même itinéraire sur la quasi-totalité de leur parcours avec les supporters bordelais localisés en région parisienne qui se rendent eux aussi à Marseille et la section de Paris de la Brigade Sud Nice qui va assister au match opposant l’OGC Nice à l’Olympique Lyonnais. Sur la fin du parcours, les groupes marseillais empruntent également la même route que la section de Haute-Savoie soutenant l’équipe 18 N. Elias, E. Dunning, op. cit, p 339. 157 bordelaise. Il en va de même pour la section de Montbéliard affiliée aux Ultras Marseille et pour la section Centre des Yankee Virage Nord qui rejoignent le même itinéraire à partir de Lyon. Cette dernière partage de plus le début de son trajet avec celui de la section normande des Associés supporters soutenant l’AS Saint-Étienne. Quant à la section de Vendée des Ultras Marseille, elle emprunte un chemin identique, à partir de la région bordelaise, à celui des partisans locaux du FC Girondins de Bordeaux qui se rendent au Stade vélodrome… La prise de risque semble ainsi constitutive de l’entreprise des « supporters à distance » engagés au sein de groupes. « En réalité, tout déplacement peut être pimenté. Il faut être systématiquement sur ses gardes quand tu te déplaces. Si tu vas jouer à Nice et que tu sais que le PSG va jouer à Monaco, il faut se méfier. Il y a plein de points de rencontres possibles », explique ainsi un « supporter à distance » particulièrement actif. S’ils offrent donc de multiples possibilités de « mauvaises rencontres », les cheminements des uns et des autres n’occasionnent pas nécessairement des débordements. Il faut toutefois noter que les risques de dérapage à l’occasion des arrêts sur les aires d’autoroute existent. Le problème se pose particulièrement lors des rencontres entre l’OM et le PSG disputées au Stade vélodrome (comme l’expose la carte ci-dessous). Dans ce cas, si l’on relève les itinéraires des partisans locaux du PSG, ceux de quelques sections du club de la capitale (nous avons écarté certaines pour des raisons de lisibilité), ainsi que ceux des nombreuses sections de « supporters à distance » de l’OM (elles ne figurent pas toutes sur la carte), le constat de la similitude des déplacements des uns et des autres peut être fait. La secrétaire des Dodger’s est bien consciente de cet état de fait. Elle explique : « Cela peut poser parfois certains soucis. Le Paris-Saint-Germain descend prochainement à Marseille. Il est certain que cela peut être problématique pour la section Ardèche, quand elle remonte, ou pour la section Paris, à la fois à l’aller et au retour. Le trajet est le même. Quand ces sections remontent, généralement elles ne s’arrêtent pas sur la route. Il arrive aussi parfois qu’il y ait des contacts téléphoniques avec des supporters du PSG, il n’y a pas que des abrutis... Ils demandent d’éviter de s’arrêter à tel endroit. Aux Dodger’s, on n’est pas des violents. Ce qui se passe dans le stade, ce ne sont que des paroles. C’est pour l’ambiance. Il y a aussi des gens très bien qui supportent le PSG, mais bon on ne sait jamais… ». 158 Les déplacements des supporters lors d’un match OM –PSG Belgique Luxembourg Suisse Supporters de l’OM Supporters du PSG OM-PSG Aussi les déplacements constituent-ils des moments propices à d’éventuelles rencontres violentes. Si des incidents éclatent sur les aires d’autoroutes, il faut néanmoins souligner que les violences demeurent rares en France. Même si un contentieux passé peut générer des vengeances futures, les affrontements ne sont pas recherchés, dans la très grande majorité des cas. En réalité, si des incidents éclatent, ils ne sont que la conséquence « mécanique » de la multiplication des déplacements des partisans de football pour suivre leur équipe et de 159 l’augmentation sensible du nombre de « supporters à distance » organisés en sections qui sillonnent les routes de France lors de chaque journée du championnat de France, autant d’évolutions constatées depuis le début des années 1990. Les affrontements ne sont donc en rien le signe d’une radicalisation du supportérisme français ou d’un déplacement volontaire et réfléchi des violences opéré par des supporters qui tenteraient de déjouer les mesures de sécurité prises ces dernières années pour encadrer leur activité. 3. Les modes d’encadrement des déplacements partisans Éloignées, dans l’espace et dans le temps, des rencontres et des stades, les manifestations potentielles de violences pratiquées par les supporters en déplacement relèvent a priori du ressort exclusif des acteurs garantissant la sécurité publique. Pourtant, la gestion du problème ne passe pas par des solutions en termes de maintien de l’ordre. Le rôle des acteurs du sport, clubs et associations de supporters, apparaît primordial. A. Le cadre européen et communautaire Rappelons, tout d’abord, que « la gestion policière du hooliganisme en Europe est actuellement déterminée par des décisions prises à trois niveaux différents, national, communautaire et européen respectivement, par des acteurs relevant de la sphère politique, du monde de la gestion de la sécurité et du milieu sportif. En même temps, cette distinction devrait être relativisée par le fait que, malgré leur autonomie institutionnelle, ces trois niveaux de prise de décisions partagent de plus en plus la même perception du phénomène et, par conséquent, des réponses à y donner en raison du renforcement de la coopération policière internationale et du multipositionnement de certains acteurs dans les principaux centres de prise de décisions »19. Née en partie du drame survenu au stade bruxellois du Heysel, en 1985, lors de la finale de la coupe d’Europe des clubs champions opposant le Liverpool FC à la Juventus de Turin20, une politique volontariste de régulation et de contrôle des partisans et de leurs déplacements a été adoptée par de nombreuses équipes européennes. Si l’Union européenne de football association (UEFA) a élaboré un « règlement de sécurité » dès 1976 (et régulièrement amendé 19 A. Tsoukala, « Les nouvelles politiques de contrôle du hooliganisme en Europe : de la fusion sécuritaire au multipositionnement de la menace », Cultures & Conflits, n°51, 2003, p. 83. 20 Rappelons que les supporters du club anglais envahissent la tribune des partisans italiens provoquant un mouvement de panique qui se solde par l’étouffement et le piétinement de 39 spectateurs, principalement italiens. 160 et enrichi depuis), le texte de la Convention européenne du 23 juillet 1985 sur la violence et les débordements de spectateurs, adopté par le Conseil de l’Europe (suite à la tragédie du Heysel) marque l’instauration de la définition d’un cadre communautaire, de méthodes de travail et le début de l’uniformisation progressive de la gestion policière du hooliganisme21. Signée par 34 Etats (mais ratifiée par 29), la Convention européenne, rappelant que les lieux du supportérisme ne sont pas confinés aux stades ou à leurs proches abords, prévoit des mesures d’accompagnement des supporters en déplacement reprises ensuite par les gouvernements nationaux et l’UEFA22. En 1996, le Comité permanent de la Convention européenne sur la violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives préconise de réunir des renseignements sur les modes de transport des supporters. Des formulaires standard sont prévus afin de faciliter les échanges d’informations entre les forces de police au niveau européen. De nouvelles mesures d’accompagnement des supporters dans leurs déplacements sont définies par la résolution du 21 juin 1999 adoptée par le Conseil de l’Union européenne, « concernant un manuel pour la mise en place, à l’échelle internationale, d’une coopération policière et de mesures visant à prévenir et à maîtriser les troubles liés aux matches internationaux »23. En 2003, la Convention européenne sur la violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives rappelait que « les mesures de sécurité ne doivent pas être réduites à la surveillance des spectateurs dans l’enceinte du stade, mais inclure le contrôle des mouvements de spectateurs avant et après le match »24. Extrait du rapport pour le Conseil de l’Europe du député européen des Pays-Bas, Gerrit Valk, sur le hooliganisme dans le football25 La présence de supporters visiteurs et la séparation des supporters : […] Comme on l’a indiqué, la rivalité entre les supporters locaux et les supporters visiteurs est fondamentale pour l’existence du hooliganisme. Il y a un lien évident entre le nombre de supporters visiteurs assistant à un match de football et les risques de violence. Ceux-ci sont moindres quand les supporters venus de l’extérieur sont moins nombreux. Parmi les mesures ayant une influence directe ou indirecte sur le nombre de supporters visiteurs assistant à un match, citons les matches joués sans public, la non-admission ou l’admission à certaines conditions des supporters visiteurs, la retransmission en direct du match à la télévision ou la vente anticipée de billets (qui rend l’achat de 21 Convention européenne sur la violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives et notamment de matches de football, Série des Traités européens, n° 120, Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1987. 22 Voir : C. Miège, « La lutte contre la violence dans le sport au sein de l’Union européenne », Regards sur l’actualité, n°285, 2002, p 79-92. 23 JO n° C 196 du 13 juillet 1999. La résolution a été amendée par une nouvelle résolution du Conseil du 6 décembre 2001, publiée au JO n° C22 du 24 janvier 2002. 24 « La prévention de la violence dans le sport », Rapport final, Conférence de Lisbonne, 2003, p 47. 25 Se reporter à l’adresse suivante pour prendre connaissance de ce rapport produit en 1999 : http://omjadang.homestead.com/files/le_hooliganisme_dans_le_football.htm/ 161 billets plus difficile pour les supporters). Les matches en soirée ou les matches organisés pendant la semaine attirent généralement moins de supporters de l’extérieur. Il ne s’ensuit pas automatiquement que l’exclusion des supporters visiteurs est la méthode la plus efficace pour réduire le hooliganisme. L’application d’une telle mesure est en contradiction avec une tradition appréciée et pose de nombreux problèmes potentiels d’ordre pratique. En outre, les supporters s’opposeraient probablement à cette mesure, ce qui pourrait aussi entraîner des violences. Il est également probable que le hooliganisme se manifesterait en d’autres lieux et à d’autres moments. Si des supporters visiteurs sont présents, la police tente généralement de maintenir les deux groupes de supporters séparés. Dans la pratique, cette politique n’est cependant pas mise en œuvre de manière cohérente. La séparation des supporters extérieurs et des supporters locaux a un effet secondaire défavorable : le phénomène du «camp» et tout ce qui y est associé. La séparation contribue donc aussi à la persistance du problème du hooliganisme. La séparation ou l’absence de séparation entre les supporters dépend également de la détermination avec laquelle les supporters locaux cherchent la confrontation avec les supporters visiteurs. De nombreuses mesures peuvent faire avorter les tentatives de recherche de confrontations des supporters sans éveiller leur hostilité, par exemple : - le choix d’une gare d’arrivée et de départ éloignée du lieu où le match doit se jouer ; - le cas échéant, la modification des itinéraires de transport de manière à ce qu’il soit impossible ou, du moins, difficile pour les supporters locaux de les connaître ou d’y accéder ; - le choix d’itinéraires différents pour les supporters locaux et les supporters visiteurs ; - veiller à ce que les supporters visiteurs passent rapidement les portes d’entrée, avec un minimum de temps morts ; - s’il est impossible d’assurer la même rapidité de circulation après la fin du match, les supporters visiteurs doivent attendre que les supporters locaux aient quitté les lieux ; - laisser des places inoccupées entre les supporters de l’équipe qui reçoit et les supporters venus de l’extérieur. En plus de séparer les supporters locaux des supporters visiteurs, il est important de séparer les supporters potentiellement violents des autres supporters. L’initiative d’incidents violents étant finalement prise par un petit nombre d’individus, il est essentiel d’apprendre à les connaître individuellement. Les possibilités d’influencer ou d’exclure des matches les supporters indésirables s’en trouvent accrues. Au cours des toutes dernières années, on a eu de plus en plus recours aux interdictions de stade. Combinées avec l’obligation de se présenter en un lieu donné (un poste de police, par exemple), les interdictions peuvent contribuer à prévenir les incidents. A cet égard, il est regrettable que les supporters violents à qui il est interdit d’assister aux matches de leur équipe dans leur propre pays, puissent encore assister aux matches de leur équipe (ou de l'équipe nationale) dans d’autres pays. Une fois les supporters connus, il devient possible d’exercer une influence sur eux à d’autres occasions que les jours de match. Les associations et les accompagnateurs de supporters jouent un rôle important à cet égard. Dans plusieurs pays, « des programmes de supporters » ont été lancés dans le passé (par exemple, en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne). Les accompagnateurs de supporters tissent des liens avec ces derniers, communiquent avec eux et tentent d’exercer une influence positive sur eux, en organisant des manifestations, en prodiguant des conseils et une aide, et en renforçant la responsabilité, etc. En outre, les accompagnateurs de supporters font le lien entre les supporters et les clubs, les médias, les établissements scolaires, les autorités locales, etc. Les accompagnateurs et les associations de supporters sont l’un des rares leviers dont l’action ne se limite pas aux manifestations de hooliganisme les jours des matches. 162 B. Les clubs français et leurs supporters officiels : le jeu de l’offre et de la demande Selon le modèle promu par l’AS Saint-Étienne, le Paris-Saint-Germain ou le RC Lens, sont d’abord reconnus et légitimés les groupes de supporters qui s’insèrent dans le « réseau pourvoyeur de services » offert par les dirigeants26. Dans ces exemples, des associations encadrées par les clubs ont ainsi pour rôle de rassembler les supporters sur tout le territoire français et au-delà des frontières. Elles gèrent les sections et répondent aux aspirations des supporters extraterritoriaux qui les composent. Tous les groupes ont été fondés après un examen de passage qui consiste le plus souvent dans une présentation du projet au responsable du club chargé des supporters, parfois dans le renvoi d’un questionnaire précis. En échange du paiement d’une cotisation et de l’acceptation solennelle d’une charte de bonne conduite, « l’adoubement » permet d’accéder à de nombreux services et avantages matériels : billets pour les matchs à domicile et priorité pour les rencontres à l’extérieur, réductions sur le prix des abonnements au stade ou encore remise dans les boutiques, accès privilégié aux entraînements, etc. Des gratifications symboliques peuvent y être associées : visite d’un dirigeant, parrainage par un joueur… Outre qu’il promeut le dévouement et la loyauté vis-à-vis du club, un tel modèle permet aussi d’user du déséquilibre entre l’offre de services et la demande croissante de spectacle footballistique précédemment décrite. L’offre de billets est notamment un moyen de pression efficace sur l’activité des supporters. Le club peut volontairement restreindre le nombre de places allouées à une section qui ne respecterait pas les règles imposées pour mieux servir une autre. En cas de comportement déviant, la radiation d’un groupe peut être envisagée tant il est aisé, pour les clubs, de trouver d’autres postulants pour assister aux matchs. Si bien que les avantages que ces réseaux officiels proposent à leurs membres « apparaissent comme la contrepartie d’un engagement raisonnable, raisonné et, au bout du compte, justement apprécié et récompensé par qui de droit »27. L’allocation de ces services est toujours suspendue à la bonne conduite du groupe et de ses adhérents, dans le stade comme lors des trajets. 26 J.-C. Basson, W. Nuytens, « Modes d’encadrement et de contrôle des supporters de football, entre modèle officiel et alternative autonome : le cas du Racing club de Lens », Revue européenne de management du sport, n°5, 2001, p 6. 27 Ibidem, p 7. 163 C. Associations autonomes de supporters et contrôle interne des adhérents En ordonnant la mobilisation supportériste, les clubs semblent à même de prévenir les désordres publics. Le revers est néanmoins de précipiter la mise à l’écart des groupes de partisans autonomes, placés dès lors dans la ligne de mire. Souvent perçus comme autant de facteurs de trouble à l’ordre supportériste en raison de leur refus du statut de clients que proposent les dirigeants des clubs et de leur participation plus démonstrative (voire agressive) au spectacle, ils sont aussi ceux qui posent potentiellement le plus de problèmes d’ordre public lors des déplacements. Si elle n’est pas première dans le projet porté par ces groupes, la violence fait partie du répertoire de l’action collective. Or, dans le cas de l’Olympique de Marseille, nous l’avons mentionné, bon nombre de ces associations ultras, composées de supporters souhaitant s’extraire d’un mode de régulation qu’ils perçoivent comme étouffants, disposent, elles aussi, d’un réseau de sections de « supporters à distance ». Il n’en demeure pas moins que les groupes autonomes sont aussi à même de promouvoir un mode d’encadrement et de régulation interne de leurs membres, alternatif au modèle officiel, visant à empêcher le passage à l’acte déviant. Les responsables des sections sont ainsi sensibilisés par les cadres des associations dont elles dépendent à la question de la sécurité lors des trajets. Les consignes sont ensuite relayées auprès des adhérents des antennes extraterritoriales. « À une aire de repos, cela peut s’emballer très vite, rappelle un membre très actif d’une section de l’OM. Il suffit que vous tombiez sur des voitures de supporters adverses et cela peut très vite dégénérer. Il faut donc que les choses soient structurées, que des gens soient là pour rappeler les règles de comportement. Il ne faut pas mettre le groupe en danger ». Déplacements en groupes, discrétion dans la tenue vestimentaire (écharpes, maillots, casquettes), rappel des règles de comportement par les membres les plus actifs et expérimentés, voire édiction d’un règlement intérieur bannissant toute attitude provocatrice et violente… De nombreux responsables des sections marseillaises étudient attentivement les itinéraires des partisans adverses avant chaque journée de championnat de manière à prendre en considération les trajets des « supporters ennemis » et à anticiper toute mauvaise rencontre. Certains groupes définissent un itinéraire propre lorsque le trajet présente un risque trop important de croisement. Ou bien est-il décidé de limiter le nombre d’arrêts dans les aires de repos. Sont particulièrement surveillés, outre les partisans du PSG, les supporters de l’OGC Nice, du FC Girondins de Bordeaux et de l’AS Saint-Étienne même lorsque le club stéphanois évoluait en deuxième division. 164 Le fondateur d’une section parisienne explique ainsi : « On est extrêmement vigilants. Je suis obnubilé par la sécurité. Au point où on a notre propre itinéraire quand il y a le match OM – PSG car les trajets sont les mêmes pour les supporters de l’OM et pour les supporters du PSG. C’est l’autoroute du Sud…. On a un autre chemin car je ne veux pas d’embrouilles. On a des gamins, de sept ou huit ans, des papys de 60 ans et j’ai aussi des gars un peu chauds. Je ne veux pas que cela finisse mal. Si, au pire, je suis contraint de prendre l’autoroute, le car ne s’arrêtera pas dans les stations-service ou sur les aires de repos. On trace et on ne s’arrête pas. Il faut faire attention. Il y a assez de problèmes comme cela. Non seulement, c’est vrai pour le match OM – PSG, mais cela vaut aussi pour plein d’autres rencontres. C’est assez systématique. À chaque journée de championnat, je regarde toutes les rencontres et de cette manière on peut deviner les différents déplacements de chaque groupe de supporters. Pour une journée de championnat où on doit descendre sur Marseille et où Nice va jouer sur Paris ou dans le Nord, cela veut dire qu’il va y a voir des possibilités de croisement avec les Niçois sur des aires de repos où il y a une passerelle qui permet d’aller de l’autre côté de l’autoroute. Dans ce cas, on ne s’arrête pas. Ce n’est pas que l’on soit des froussards, mais on ne veut pas de ça, cela retomberait sur les dirigeants de l’OM ». Comme ces exemples semblent l’attester, il existe une « régulation par le bas » des problèmes d’ordre public posés par le supportérisme actif. Malgré toutes les précautions prises par les responsables d’associations de supporters, il demeure une part d’inconnu non maîtrisée et non-maîtrisable. La tâche de surveillance et d’anticipation des itinéraires de tous les groupes de partisans adverses, sections comprises, est très difficilement réalisable tant la dissémination territoriale des foyers partisans est aujourd’hui attestée. Aussi existe-t-il des expériences d’incidents survenus sur des aires d’autoroute (intimidations, agressions verbales et physiques, dégradations de biens…)28. Les autorités du football français sont conscientes des problèmes d’ordre public posés par les déplacements des supporters et les rencontres sur les trajets. Le responsable de la « mission supporters » auprès de la Ligue de football professionnel tenait toutefois ce discours à l’occasion d’un entretien réalisé avec lui en 2004 : « On ne peut pas sécuriser toutes les autoroutes. C’est impossible. Ce serait utopique. Cela reste du ressort de la sécurité publique. Il faut aussi ajouter qu’il faut être vigilant à ne pas 28 Deux exemples parmi d’autres : en 2001, lors du déplacement pour la rencontre opposant l’OM à Sedan, une section de supporters stéphanois attaque la section de Champagne des Yankee Virage Nord sur une aire d’autoroute. L’incident occasionne des blessures légères chez deux adhérents du groupe champenois. En janvier 2004, lors d’un déplacement pour un match de coupe de France opposant l’OM au PSG à Marseille, le car de la section parisienne des Yankee Virage Nord est attaqué par un groupe de partisans du PSG après une pause sur l’autoroute A6. Le véhicule est saccagé. 165 tomber dans une dérive sécuritaire qui pourrait entraîner une radicalisation des comportements. Il n’y aurait plus aucune festivité, plus aucune liberté. Ce n’est plus du football dans ce cas ». C’est l’option retenue depuis plusieurs années en Italie, un pays particulièrement concerné par les déplacements massifs de supporters ultras. D. La gestion des déplacements des supporters en Italie En Italie, la gestion des voyages supportéristes est l’affaire de la police. Placé sous l’autorité du Ministère de l’Intérieur italien, l’Observatoire national sur les manifestations sportives, sis à Rome, produit annuellement un rapport sur les violences liées aux matches de football. Les déplacements de supporters italiens sont, d’une part, réalisés en train29. Lors de la saison 2005-2006, 68 000 supporters ont voyagé par train pour suivre leur club favori lors de ses matchs à l’extérieur (ils étaient 72 000 lors de la saison 2004-2005). Sur l’ensemble de la saison, 71 incidents, de nature diverse, ont été relevés lors des transferts. Il s’agit principalement de dégradations matérielles (les dommages dans les trains s’élèvent à 95 000 euros – le seul déplacement des supporters de Catane vers Brescia ayant occasionné des dégradations pour un montant de 45 000 euros –, l’ensemble des dommages matériels dans les gares est de l’ordre de 92 000 euros), de perturbations du trafic (par l’utilisation du frein d’urgence), d’utilisation de fumigènes ou de pétards, de vols mais aussi de bagarres30. D’autre part, les voyages s’effectuent par la route (cars, minibus, voitures individuelles). Les dommages matériels provoqués par les supporters sur les aires d’autoroute s’élèvent à 24 000 euros (le montant était bien plus élevé lors de la saison 2004-2005 : 87 220 euros). Les transferts des supporters par voie routière génèrent une importante mobilisation policière (de l’ordre de 2 659 patrouilles pour la seule saison 2005-2006) et peu d’incidents sérieux ont donc été relevés (la majeure partie des troubles demeure localisée aux abords des stades). Les déplacements par la route Le faible nombre d’incidents comptabilisés sur les autoroutes tient aux importantes mesures de maintien de l’ordre qui ont été mises en places, depuis plusieurs années, pour encadrer et 29 Lors de la saison 2005-2006, le bateau est aussi un moyen de transport utilisé, le championnat de première division comptant dans ses rangs deux équipes siciliennes : Palerme et Catane (auxquelles il faut parfois ajouter le club sarde de Cagliari). 30 F. Tagliente, R. Massucci, Il modello italiano per la prevenzione ed il contrasto della violenza negli stadi, Rapport annuel de l’Observatoire national sur les manifestations sportives, Ministère de l’Intérieur, département de la sécurité publique, 2006, p 151-164. 166 contrôler les déplacements des supporters. Dans une logique « proactive », la collecte de renseignements est un levier largement utilisé par les autorités, comme le mettent en évidence les propos du directeur adjoint de l’Observatoire national sur les manifestations sportives du Ministère de l’Intérieur : « Nous devons considérer le supporter depuis son domicile à Naples jusqu'à son arrivé dans le stade à Milan, par exemple, tout en prenant évidemment en considération le trajet, que ce soit par autoroute ou chemin de fer, en voiture, en car, en train, en bateau, en avion. C’est comme un plan national de sécurité, prenant en compte tous les lieux du supportérisme. Les activités de renseignement sont à ce titre très importantes et sont l’une des activités principales de la police ». Placées sous l’autorité des préfectures de police, des unités locales de police, spécialisées dans le phénomène du supportérisme, sont chargées de réunir les informations sur les déplacements des supporters sur le territoire national : mode de transport utilisé, nombre de supporters attendus, heures de départ et d’arrivée, itinéraires, intentions violentes, etc. Cette collecte se fait, en principe, grâce au dialogue avec les associations de partisans, mais les stratégies policières changent selon l’appréciation et les catégories de supporters. Les relations entre policiers et ultras sont, en effet, largement marquées du sceau de la défiance : les premiers ne considèrent pas les seconds comme des interlocuteurs dignes de confiance et réciproquement. En outre, la déstabilisation généralisée, depuis quelques années, des formes organisées de supportérisme au profit de petits groupes informels et fortement mobiles n’est pas de nature à faciliter la médiation et la « négociation »31. La surveillance des sites Internet tend ainsi à tenir une place importante à coté des traditionnelles activités d’information. À partir des risques identifiés au cours du travail de renseignement, l’activité de contrôle des déplacements des supporters se voit adaptée. Lors des rencontres présentant des menaces pour l’ordre public, le dispositif se donne pour objectif de suivre, en temps réel, les supporters tout au long du voyage à l’aller comme au retour. Pour les déplacements en car, des agents de police surveillent les lieux de rassemblement et de départ. Un filtrage est organisé afin de différencier les groupes jugés violents et ceux qui ne présentent aucune menace pour l’ordre public. Ces derniers peuvent se déplacer librement et sans escorte policière après avoir communiqué le nom et le numéro de téléphone du responsable du groupe (ou du chauffeur du bus). Ce n’est pas le cas des premiers qui sont accompagnés par des policiers sur la totalité du trajet32. Les arrêts sur les aires de service des autoroutes sont définis à l’avance par les 31 Ce processus est détaillé dans le chapitre précédent. Ce fait tend à confirmer l’existence de stéréotypes sur les groupes sociaux responsables des désordres publics qui fonctionnent comme des guides pour l’intervention. Dans cet exemple, la perception policière du 32 167 autorités de sécurité publique et se font sous la surveillance des policiers pour prévenir les vols et les dégradations. Lorsqu’ils arrivent en fin de trajet, les supporters sont alors regroupés par la police sur une aire de stationnement de manière à procéder à plusieurs contrôles : les banderoles, bannières et drapeaux sont minutieusement vérifiés (tout propos injurieux, raciste ou antisémite étant banni) ; une fouille est organisée ; chaque supporter doit présenter son billet pour le match accompagné d’une pièce d’identité. Le convoi peut alors prendre la direction du stade, sous bonne escorte. Le voyage retour des supporters se déroule dans les mêmes conditions. Le bon déroulement des déplacements des supporters italiens sur le territoire national se fait donc au prix d’une mobilisation des forces de l’ordre d’une ampleur très importante tant dans l’espace que dans le temps. Les déplacements par le train La procédure n’est pas identique lorsque les supporters se déplacent en train33. Il n’existe plus de trains spéciaux depuis 1999, les autorités publiques cherchant à « normaliser » l’usage de ce mode de transport. Les supporters sont de fait considérés comme des usagers « normaux » et peuvent se placer dans les wagons communs comme n’importe quel voyageur. En conséquence, les unités de police ne peuvent accompagner les ultras pendant la totalité du trajet (c’est pourquoi les incidents sont plus nombreux lors des déplacements en train). Discontinue dans ce cas, la présence policière n’en est pas moins grande dans les gares de départ et d’arrivée. Avant de monter dans le train, divers contrôles sont effectués : vérification de la possession du titre de transport, du billet pour le match et d’une pièce d’identité, fouille intensive pour rechercher tout instrument pouvant être utilisé pour des actes de violence. Des policiers physionomistes sont également présents pour repérer les supporters violents connus. Le cas échéant, ces derniers sont alors particulièrement surveillés. À la descente du train, la procédure de contrôles et de fouilles se répète à l’identique. Les supporters sont ensuite accompagnés jusque dans l’enceinte sportive et la tribune qui leur est spécialement réservée. supportérisme se décompose, en effet, en deux camps : d’un côté, le supporter pacifique et, de l’autre, le supporter violent dont on peut supposer qu’il ne serait pas intéressé par l’objet du spectacle mais seulement par la violence et l’affrontement (notamment avec la police). Sur ce point, voir : O. Fillieule, D. Della Porta (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2006, p 27 et 115. 33 En Italie, des incidents graves se produisent à l’occasion de déplacements en train dès les années 1980. Ainsi, un supporter de l’AS Roma, âgé de quatorze ans, décède en mars 1982 dans l’incendie d’une voiture du train rentrant de Bologne, provoqué par des tifosi romains en colère après la défaite de leur équipe. 168 Le transfert de la gare au stade peut se faire à pied, le cortège suivant alors un itinéraire défini, dégagé et fortement contrôlé par la police, ou par autobus. L’échec de la gestion en termes de maintien de l’ordre En Italie, le contrôle policier des supporters en déplacement se rapproche, par certains aspects, de la « philosophie habituelle » du maintien de l’ordre en Europe occidentale telle qu’elle est définie par le Manuel pour la sécurité des événements internationaux adopté en 2002 par le Conseil de l’union européenne pour gérer les manifestations altermondialistes34. On y retrouve notamment l’application du principe de proportionnalité (le dispositif policier est adapté en fonction du niveau de risque) et l’importance accordée au dialogue et à la collecte ciblée d’informations à titre préventif. Mais il s’en écarte aussi sensiblement. Par exemple, aucun dialogue n’est établi avec les supporters sur les itinéraires empruntés (ce qui va à l’encontre de la liberté de circulation). Ainsi que le font remarquer Antonio Roversi et Carlo Balestri, « cette stratégie de contrôle, qui s’avère être assez efficace pour les rencontres classées à haut risque, est également souvent appliquée pour les matchs à faible risque, limitant de fait considérablement les mouvements des supporters qui, au lieu d’être contraints d’entrer dans le stade immédiatement après leur arrivée, préférerait d’abord visiter la ville ou s’arrêter dans un restaurant »35. Alors que la pratique est courante lors des manifestations, aucune « marge de tolérance » n’est prévue. La loi est strictement appliquée et aucune violation n’est permise aux supporters, ce qui réduit la possibilité pour la police de mettre en place des stratégies de désescalade. De plus, les dispositifs de contrôle des déplacements supportéristes vont à l’opposé de l’option généralement prise lors des conflits sociaux qui consiste à assurer la plus faible visibilité possible des forces de l’ordre. Notons enfin une certaine généralisation de la surveillance et une sanctuarisation des lieux et des parcours. De sorte que l’on peut s’interroger sur la manière dont les supporters vivent cette forte présence policière et sur la contribution éventuelle de cette dernière à la radicalisation des comportements lorsque les groupes ultras arrivent aux abords du stade puis dans les tribunes. On comprendra enfin que le lourd encadrement policier des associations de supporters génère des stratégies de contournement qui consistent principalement à se déplacer en voitures 34 Le manuel a été élaboré à la suite des débordements survenus lors du Conseil européen de Göteborg des 15 et 16 juin 2001. Voir le site Internet : http://www.europarl.europa.eu/comparl/libe/elsj/zoom_in/33_fr.htm 35 A. Roversi, C. Balestri, « Italian Ultras Today : Change or Decline ? », European Journal on Criminal Policy and Research, n°8, 2000, p 194. 169 individuelles et par petits groupes d’individus, une alternative rendant alors le passage à l’acte déviant plus aisé36. La gestion policière du problème n’a donc pas permis de régler le problème. L’échec du dispositif est attesté par l’actualité récente, la situation étant telle que certains déplacements sont désormais totalement interdits. Ainsi l’Observatoire national sur les manifestations sportives de Rome a-t-il décidé, en janvier 2008, d’interdire aux supporters du Genoa de se déplacer à Milan et à ceux de Naples de se rendre à Cagliari. Le communiqué de l’organe du ministère de l’Intérieur italien fut le suivant : « Après analyse des informations reçues, il apparaît, une fois encore, l’extrême gravité du comportement des tifosi napolitains qui a accompagné toutes les phases de leur déplacement à Milan, jusqu’à créer des conditions de danger sérieux et d’extrême malaise pour les passagers au départ aussi bien de la gare centrale de Milan que de celle de Florence, jusqu’aux premières heures du matin suivant. L’Observatoire, ayant pris acte que les supporters du Napoli se sont montrés complètement insensibles à l’ouverture qui leur avait été concédée en leur permettant le déplacement à Milan sans aucune restriction, a jugé opportun de leur interdire de se déplacer lors des prochaines journées, à commencer par celle à Cagliari, en attendant des signaux positifs forts de la part de la composante saine des supporters napolitains. Dans ce sens, dans les prochains jours, l’Observatoire et ses représentants se rendront dans la capitale de Campanie [Naples] afin d’y rencontrer les autorités locales »37. Mais là encore, les interdictions de déplacements en groupe créent plus de problèmes d’ordre public qu’elles n’en résolvent. 4. Pour une politique de coopération et de promotion des formes organisées de supportérisme Le déploiement policier adopté par les autorités italiennes n’est pas nécessaire lors de la majorité des rencontres ayant cours dans le championnat de France de football. Dans le cas de l’OM, ce sont les déplacements à Paris, Nice, Saint-Étienne, Bordeaux et Lyon qui génèrent une attention particulière en raison de forts contentieux existant entre certains groupes ultras 36 Rappelons que le tragique incident survenu en Italie le 11 novembre 2007 s’est déroulé sur une aire d’autoroute. Un petit groupe de supporters de la Lazio de Rome se rendant à Milan en voitures individuelles a rencontré des supporters de la Juventus de Turin faisant le voyage vers Parme. Après une échauffourée, un policier a tiré accidentellement, blessant mortellement un supporter de la Lazio. De violents affrontements ont eu lieu entre des groupes ultras et la police, notamment à Rome et à Bergame. Ces graves incidents sont relatés plus largement dans le chapitre précédent. 37 Le communiqué est disponible sur le site Internet du magazine So Foot : http://www.sofoot.com/ 170 soutenant ces équipes et ceux du club marseillais. Lors des matchs définis par les autorités comme potentiellement risqués, les associations centrales à Marseille doivent communiquer aux dirigeants du club le nombre de sections qui effectuent le voyage et le mode de transport utilisé. De sorte que la direction de l’OM dispose d’une vue d’ensemble des déplacements de ses partisans. L’information est ensuite transmise au club recevant et aux autorités compétentes afin d’organiser l’escorte des « supporters à distance » (depuis la dernière sortie d’autoroute avant l’accès au stade, par exemple), en plus de celle des supporters locaux qui accomplissent le déplacement. Le travail de collecte de renseignements existe donc dans le cas de l’OM. Il reste que certains « ratés » existent. Par exemple, les sections, se déplaçant en minibus et parfois en voitures, arrivent généralement dans les villes adverses sans aucune protection policière. Dans bien des cas, celle-ci n’est pas nécessaire. Mais dans d’autres, son absence est criante. Le responsable des Ultras Marseille explique ainsi : « Il y a des endroits où il y a donc des soucis, d’autres où il n’y en a jamais. C’est très variable. Il n’y a déjà pas d’harmonisation dans les liens qui unissent les associations de supporters aux clubs et aux autorités, même si petit à petit cela s’améliore, vous pensez bien que pour les sections qui ne sont pas toujours dans le convoi officiel des supporters marseillais en déplacement, c’est encore pire… Globalement, cela se passe bien. Mais il est vrai que le supporter marseillais de Marseille est plus en sécurité, en général, que le supporter de l’extérieur… ». Si des parkings à proximité des stades sont prévus pour les partisans en déplacement, il arrive que les membres des sections doivent insister auprès des forces de l’ordre, surprises par l’arrivée de supporters non originaires de Marseille, pour pouvoir garer les véhicules sur ces emplacements. Notons encore que si le travail de collecte d’informations est effectué par le club lors des matchs joués « à l’extérieur », il n’en est pas de même lorsque les rencontres se déroulent à Marseille. Or, nous l’avons vu, de nombreuses sections de « supporters à distance » se déplacent en ces occasions et empruntent ainsi des itinéraires parfois identiques à ceux des supporters adverses réalisant le voyage au Stade vélodrome. La grande diversité des origines géographiques des supporters les plus actifs fait donc surgir des enjeux relatifs à l’encadrement de leurs déplacements lors des matchs « à domicile ». Soulignons, enfin, que cette démarche de contacts et d’échanges entre les dirigeants du club, les supporters et leurs représentants (la plupart des associations joue le jeu, même si la direction de la sécurité du club doit parfois insister pour réunir les renseignements nécessaires à la préparation des rencontres jouées à l’extérieur) est rendue possible par le degré de structuration des groupes de partisans marseillais : matures et rigoureusement organisés, ces 171 derniers se posent ainsi comme des interlocuteurs et des « partenaires » de sécurité. Un tel travail serait difficile à mettre en œuvre auprès de groupes informels, plus restreints et par conséquent moins saisissables. En ce sens, une politique de sécurité cohérente doit avoir pour objectif de conforter, voire de renforcer la structuration du supportérisme et de ses formes les plus excessives, au niveau local (les associations basées à Marseille dans notre exemple) et national voire international (les sections de « supporters à distance »). Pour demeurer efficace, elle suppose, de surcroît, l’engagement concerté des acteurs du sport et des pouvoirs publics. Bibliographie Ouvrages, contributions et articles scientifiques Basson Jean-Charles, Nuytens Williams, « Modes d’encadrement et de contrôle des supporters de football, entre modèle officiel et alternative autonome : le cas du Racing club de Lens », Revue européenne de management du sport, n°5, 2001, p 1-29. Bromberger Christian (avec Alain Hayot, Jean-Marc Mariottini), Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995. 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