Préface

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Préface
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Préface
Voici une biographie établie selon toutes les règles de
l’art, d’autant qu’elle traite de la vie et de l’œuvre d’un
peintre. Et pas n’importe lequel... Un peintre à la fois
mondialement connu de son temps et presque totalement
oublié aujourd’hui. Purgatoire habituel des artistes ou
mise aux poubelles définitives de la mémoire ? Répondre
à cette question est une gageure car en cette matière,
essentiellement de goût, rien n’est définitivement acquis,
ni dans un sens ni dans l’autre. La publication de ce livre
qui, sous certains aspects, se révèle un hymne à la gloire de
son protagoniste, et sous d’autres se montre plus réservé à
son égard, peut contribuer à l’évolution de son image et,
par là-même à celle du souvenir que nous en avons. Ce qui
pourrait influencer notre appréciation du personnage ou
notre inclination envers ses tableaux. Quant à penser que
son œuvre, comme celles de Rembrandt ou du Greco,
pourrait effectuer un retour en grâce, notamment en
Europe, cela ressemble à un vœu pieux dont certains spécialistes espèrent la réalisation, car on ne peut comparer
ces deux peintres novateurs à Bouguereau qui, par sa
volonté d’académisme, répète des règles anciennes, ce
qu’il fit d’ailleurs avec talent.
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Le grand intérêt du travail de Didier Jung à retracer la
figure de William Bouguereau lui vient de son récit documenté d’une vie-œuvre située en son temps, au sein de son
propre environnement. Il en ressort une grande fresque de
la peinture Belle Époque, ce terme étant pris au sens large,
celui qui englobe des artistes aussi divers que Manet,
Monet, Degas, Corot ou Puvis de Chavannes, à côté de
l’imposante brigade des académistes, ou tenants de l’art
pompier, dominée par Gérôme, Cabanel et Meissonier,
l’ennemi intime de Bouguereau.
« Il est plus facile d’être pompier qu’incendiaire », aimait
dire Gérôme sans se rendre compte que l’ambiguïté du
mot « facile » affaiblissait fortement la justification de
l’académisme qu’il prétendait tirer de son aphorisme. La
difficile facilité d’être parfait sans tomber aux limites de
l’insipide dans le signifié représente un des points majeurs
de la carrière de Bouguereau. Au-delà des relations
souvent conflictuelles de ce dernier avec ses collègues
peintres, que ce soit au sein même du mouvement académique, pour des raisons de pouvoir, ou à cause de la
révolution du regard instaurée par les impressionnistes et
leurs prédécesseurs, notamment Corot, autrement dit audelà des petites querelles et des grandes divergences qui
constituent l’essentiel de l’existence de William Bouguereau, Didier Jung entraîne son lecteur dans un passionnant
tableau du monde de la peinture à la fin du xixe siècle.
Tout y est scrupuleusement décrit, à commencer par le
cursus des peintres, leurs ateliers à l’École des BeauxArts, leur séjour à la villa Médicis et leurs participations
à l’indispensable rite des Salons.
De même, on appréciera fortement le rôle premier des
critiques, toujours – heureusement – en décalage par rapport au goût commun qui oriente les artistes vers la tentation du cliché... Qu’on pense aux critiques virulentes de
Zola, de Mirbeau ou de Huysmans face aux toiles de Bouguereau... ou à celles du très influent Castagnary, le futur
directeur des Beaux-Arts qui fustige une « vague odeur de
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patchouli et de pommade, c’est doucement écœurant »
dans ses tableaux religieux... Ils sont tous des ardents soutiens de Monet et des siens, et en général plutôt favorables
aux idées de gauche dans le domaine politique. Face à eux,
quelques critiques de la droite conservatrice se manifestent, notamment pour défendre tel ou tel tableau religieux de Bouguereau, « divin, parfait, comme s’il était
l’œuvre du pinceau d’un ange » !
Didier Jung n’oublie évidemment pas les galeristes et
marchands d’art, dont ceux auxquels Bouguereau confie
ses intérêts, en particulier en direction des États-Unis,
Durand-Ruel et Goupil, l’un et l’autre ambigus dans leur
attachement à son œuvre pour son côté agréable de tiroircaisse, alors qu’ils mettent toutes leurs forces à promouvoir le mouvement impressionniste.
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En 1994, les trois académies de Saintes, La Rochelle et
Angoulême publient un livre mémorial consacré aux
Grands Charentais. Trente et un personnages y figurent,
après un choix particulièrement discuté. William Bouguereau fait partie de la liste, au milieu de noms beaucoup
plus connus que le sien, comme François Ier et sa sœur
Marguerite d’Angoulême, Agrippa d’Aubigné, Alfred de
Vigny, Pierre Loti ou le « petit père » Combes... Il fait
même partie des plus méconnus du groupe. Mais il existe
de nombreuses biographies de personnages aujourd’hui
oubliés, dont le rôle fut primordial en leur temps, et qui
se révèlent une clef de compréhension de l’histoire d’une
période, si ce n’est même un effet miroir de notre propre
sensibilité. C’est nettement le cas avec William Bouguereau. Sa vie-œuvre ouvre la réflexion sur ce que fut la Belle
Époque, sur sa sociologie du goût et les fluctuations de la
mode. C’est probablement le point saillant que réussit
Didier Jung avec ce texte.
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William Bouguereau n’a rien raté, sauf sa postérité. Né à
La Rochelle dans un milieu de petite bourgeoisie commerçante, il mène une carrière qui le porte aux plus hautes
fonctions, à une notoriété internationale ainsi qu’à une
fortune considérable. Et ce dernier point n’est nullement
le moindre chez lui, tel qu’il apparaît dans sa biographie.
Pendant près d’un demi-siècle, il domine le monde artistique français, plus d’ailleurs comme parrain de ses institutions, notamment les Salons, que comme peintre à
l’œuvre indiscutée. Une de ses caractéristiques est d’avoir
été constamment décrié par la critique alors qu’il obtenait
tout aussi constamment les faveurs des marchés publics et
celles d’une clientèle aisée aux noms connus, le plus souvent dans les cercles de l’entreprenariat nés au Second
Empire, comme les frères Pereire du Crédit mobilier,
les Deseilligny, industriels des Forges du Creusot, les
Dolfuss des textiles DMC, les Werlé des champagnes
Veuve Clicquot-Ponsardin ou les Boucicaut du Bon
Marché... « Ma situation m’oblige à avoir chez moi des
tableaux de gens qui vendent cher. C’est pour cela que je
dois m’adresser à Bouguereau, à moins que je découvre
un peintre encore plus haut coté. » Cette déclaration, mipartie ostentatoire côté statut social et méprisante pour
les artistes, résume au mieux ce pan de l’œuvre de Bouguereau. De même, l’incontestable percée de ses toiles
aux États-Unis rehausse sa cote et lui vaut de copieux
profits. Avec sa mort, se retournent rapidement les réseaux
d’influence, s’effondre la cote et sa gloire se ternit.
En tant que créateur au dessin impeccable compensant
des couleurs parfois froides, William Bouguereau avait
construit son œuvre et sa réputation sur quatre piliers :
les portraits mondains qui alimentaient un bouche à
oreilles valorisant ; les grandes compositions religieuses,
historiques et mythologiques dont se régalaient les commanditaires publics pour le décor de leurs monuments ;
les nus fantasmés de bienséance, ni trop érotiques ni trop
hiératiques, qui coïncidaient aux désirs rentrés de son
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époque, tant en écho de l’irrésistible attrait du balnéaire
– qu’on songe à sa célèbre Vague – que pour le décor de la
chambre à coucher parentale, à côté du crucifix, et qui
surtout « offend nobody (...) as safely remote erotic fantasies »,
dit sa première biographe américaine, Fronia E. Wissman ;
enfin les tableaux de genre qui donnaient bonne conscience à la clientèle des États-Unis parce que pauvreté et
indigence s’y voyaient idéalisées en jeunes mendiantes aux
allures de princesses, ce que la même biographe appelle
« the picturesque poor », en fait des gens de la « upper class,
(...) with beautiful faces, fine heads of hair, rich eyes and ivory
skins » en rattachant cette inspiration à Marie-Antoinette,
la reine, bergère de comédie du Hameau de Trianon !
En 1905, William Bouguereau meurt dans son bel hôtel
particulier de La Rochelle. Moins de dix ans plus tard, la
guerre bouleverse tout. Société, mentalités, goût et expression artistique... L’académisme dans lequel brillait le peintre rochelais se voit brutalement renié et abandonné par
une nouvelle génération d’artistes. Ce mouvement, pourtant, était largement entamé. Pendant le dernier tiers de
l’existence de Bouguereau, les impressionnistes représentaient un évident modernisme, si bien que le parrain qu’il
était leur fermait les portes officielles, notamment vers le
salon, au point qu’on peut se demander s’il n’en avait pas
peur, comme emblèmes d’un nouveau regard que manifestement il ne comprenait pas. Ces « modernes » euxmêmes commençaient à se voir vieillis par les nouvelles
sensibilités artistiques, les premiers essais du futurisme
et du cubisme, ou encore l’expressionisme du nord de
l’Europe et plus tard le mouvement dada et le surréalisme.
Mais, grâce à leurs successeurs Fauves et Nabis, ils
demeuraient et demeurent toujours dans l’inconscient
esthétique comme le joli symbole de la Belle Époque,
celui de la fête et des déjeuners sur l’herbe où s’exprimaient les classes montantes de la société, alors que le
régiment entier des pompiers de l’art officiel se mettait à
décliner, ignorant les joies de la vie réelle pour privilégier
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ce que Fronia E. Wissman considère comme « the realm of
eternal beauty », mais un royaume entaché de surfaces
sophistiquées et artificielles (marred by slick and artificial
surfaces). Une sorte d’idéal puritain, vaguement mielleux si
on s’attache au second sens de « slick », dont on comprend
mieux l’attrait auprès de la bourgeoisie protestante américaine. Ainsi que son maintien relatif jusqu’à aujourd’hui.
Ce naufrage mémoriel de Bouguereau – et de ses collègues pompiers – possède ses premiers signes au début
des années 1890. Lui-même commence à être traité de
« dictateur » à mesure que ses prises de position sont de
plus en plus conservatrices, contre Manet et ses amis au
salon, contre la tour Eiffel, contre les prix décernés aux
impressionnistes par le jury de l’Exposition universelle de
1889, contre l’admission des femmes à la villa Médicis,
contre tout ce qui évolue, pourrait-on dire... Le premier
grand coup porté à son image et à son pouvoir est la
scission au sein de la Société des artistes français entre
partisans de Bouguereau et amis de Meissonier, ces derniers créant la Société nationale des Beaux-Arts, ainsi
qu’un autre salon. Second grand coup de semonce en
1895, à propos du legs du peintre Caillebotte et de l’exposition qui suit au musée du Luxembourg : y dominent les
tableaux impressionnistes et Cézanne résume l’affaire par
un célèbre « J’emmerde Bouguereau » !
Même si, au cours de ses dernières années, le marché de
ses toiles aux États-Unis continue de se bien porter, ce
n’est qu’en apparence : les impressionnistes américains,
souvent formés à Giverny, chez Monet, conquièrent à
grande vitesse le goût du public, beaucoup plus facilement
que ne l’avaient fait leurs homologues français ou leurs
équivalents italiens, les macchiaioli.
Ce long craquèlement de l’image de Bouguereau
explique en grande partie pourquoi son souvenir s’est si
brutalement évanoui après sa mort. Surtout en France et
en Europe... La guerre ne fit qu’agrandir la fissure et quasi
rien depuis n’a réellement bougé, malgré deux beaux livres
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parus aux États-Unis – en 1996 et en 2010 – et une exposition à Paris en 1984 qui se révéla un échec. La postérité
de William Bouguereau ressemble à un « temps retrouvé »
toujours espéré et pour l’instant toujours manquant au
registre de la mémoire. Le renom de Bouguereau lui venait
de l’idéalisation incomparablement lisse qu’il donnait à ses
toiles, la « bouguereauté » en disait Degas, en ce sens il fut
le peintre roi d’une époque qui avait foi dans la perfection.
Mais avec le temps, le roi est nu. Comme une sorte de
lecture de la Belle Époque à laquelle plus personne ne
croit parce qu’elle manque de ce qui lui donne du charme
et de la vie, ses fêtes et ses pavés inégaux... Si on continue
d’aimer Manet, Renoir ou Degas, sans parler de ceux qui
les suivent et les dépassent, comme Cézanne ou Van
Gogh, et à travers eux d’une Belle Époque souverainement
imparfaite et festive, donc forcément « belle », c’est justement parce qu’ils savaient d’instinct, et sans attendre
Proust, que le pavé inégal figure la source de toute création
et la fête son expression la plus vive.
F. Julien-Labruyère
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