Géopolitique du cannabis dans la Caraïbe insulaire

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Géopolitique du cannabis dans la Caraïbe insulaire
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24 | 2014-3 : Trafics en Asie du Sud-Est + Varia
Varia
Géopolitique du cannabis dans la Caraïbe
insulaire
The Geopolitics of cannabis in the insular Caribbean.
Romain Cruse et Daurius Figueira
Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Illustrations | Citation | Auteurs
Résumés
Français English
Cet article examine la production et les flux commerciaux du cannabis dans la région
caribéenne. L’analyse révèle une hiérarchisation des lieux de production ainsi que l’apparition
de routes du commerce vers les marchés régionaux et internationaux. L’organisation du trafic
se complexifie à mesure que les profits tirés du cannabis s’amplifient. Cette drogue, qui fut
pendant longtemps produite et vendue par de petits agriculteurs isolés et précarisés par les
politiques néolibérales mises en place dans la région depuis le début des années 1970, tend
désormais à intégrer des réseaux de commercialisation complexes et multiples : gangs
jamaïcains, cartels mexicains.
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Mots-clés :
Caraïbe, Jamaïque, Saint-Vincent, cannabis, géopolitique, néolibéralisme, gangs, cartels
Keywords :
Caribbean, Jamaica, Saint Vincent, cannabis, geopolitics, neoliberalism, gangs, cartels
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Plan
Introduction
Incertitudes autour de l’introduction du cannabis dans la région caribéenne
Origine asiatique du cannabis pour la confection de toiles, de médicaments et pour les
activités spirituelles.
Diffusion vers l’Afrique et l’Amérique
La ganja indienne et la Caraïbe
Répartition géographique et caractéristiques de la production de cannabis dans la Caraïbe
Produire du cannabis dans la Caraïbe
Les grands types de production
Géographie de la production
Les échelles et les flux du commerce de cannabis
Les marchés des territoires anglophones
La plateforme haïtienne et la route des Bahamas
Importations
Les territoires hispanophones
Enjeux, acteurs
Conclusion
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Texte intégral
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Introduction


1 http://jamaica-gleaner.com/gleaner/20060816/lead/lead1.html
2 http://jamaica-gleaner.com/latest/article.php?id=48066
1Il y a une dizaine d’années, la presse caribéenne commença à relater des événements en lien
avec le trafic de cannabis impliquant une réorganisation évidente de cette activité. Ainsi, pour
prendre quelques exemples, la police jamaïcaine saisit le 16 août 2006 près d’une tonne de
cannabis compressé, chargé dans un bateau de pêche, dissimulé dans la mangrove d’Old
Harbour Bay. L’ampleur de la découverte ne laissait rien présager de nouveau, mais l’enquête
révéla l’implication de nombreux Jamaïcains, d’un ressortissant des Bahamas et
d’intermédiaires haïtiens : on commençait alors tout juste à parler du commerce armes contre
cannabis (drug for guns) entre Haïti et la Jamaïque1. Le 31 août 2013, cinq pêcheurs
jamaïcains et deux ressortissants du Guyana furent arrêtés en mer dans les Petites Antilles. À
bord du navire la police découvrit, là encore, plus d’une tonne de cannabis probablement
produit au Guyana2. Les spécialistes commencent alors à s’intéresser à une nouvelle plateforme de production, au Guyana, sous supervision de trafiquants jamaïcains. Deux tendances
nouvelles se dessinent : l’un des enjeux du trafic de cannabis est désormais visiblement le
marché régional (Jamaïque, Petites Antilles, Guyanes), autrefois délaissé au profit des
marchés internationaux ; les trafiquants jamaïcains semblent étendre leur emprise à travers la
région, des Bahamas jusqu’au Guyana.
2L’objet de cet article est de comprendre les causes de cette réorganisation du trafic de
cannabis, dont les points que nous avons évoqués ici ne sont que deux aspects. Ce genre
d’étude se heurte à la rareté des sources « classiques » pour les études des sciences sociales.
La méthodologie que nous avons employée relève de la mise en rapport des affaires de ce
type signalées par la presse caribéenne (d’où l’abondance des références aux médias
quotidiens régionaux), avec les quelques analyses universitaires, rapports et autres sources
« scientifiques » existant sur la question. Ces deux types de sources sont confrontés aux
sources de première main, principalement les interviews menées à travers la région durant ces
dix dernières années par les auteurs.
3L’échelle d’analyse est celle de la Caraïbe insulaire, qui a été définie par N. Girvan (2005)
comme l’ensemble des territoires insulaires de la Caraïbe (des Bahamas à Trinidad et Aruba)
ainsi que des petits territoires insularisés adjacents (Guyane, Suriname, Guyana, Belize).
Cette échelle identifiant une Caraïbe « culturelle » est particulièrement pertinente dans le
cadre de cette étude, car elle correspond parfaitement à l’échelle du trafic mise en lumière.
L’article s’articule en quatre grandes étapes : une approche historique rapide rappelant les
conditions dans lesquelles le cannabis fut introduit dans la Caraïbe sous l’influence des colons
européens ; une description de la hiérarchisation des lieux de production régionaux ; une
description des échelles et des flux du trafic dans la région et vers les marchés extérieurs ; une
analyse des enjeux et des acteurs impliqués.
Incertitudes autour de l’introduction du
cannabis dans la région caribéenne
4Dans la Caraïbe insulaire (particulièrement dans la Caraïbe anglophone), le terme le plus
fréquemment utilisé pour le cannabis est « ganja ». L’utilisation de ce mot d’origine sanskrite
est fréquemment citée comme une « preuve » accréditant l’hypothèse selon laquelle cette
plante aurait été amenée pour la première fois d’Inde durant le « commerce de coolies »
(coolie trade) à la fin du 19e siècle (Comitas, 1975) : « nous pensons que [le cannabis] fut
amené ici par ces travailleurs indurés indiens, qui furent recrutés pour travailler dans les
plantations sucrières (…) après l’abolition de l’esclavage » (Chevannes, 2004). Il semble
cependant que l’histoire de l’introduction du cannabis dans la Caraïbe soit un peu plus
complexe...
Origine asiatique du cannabis pour la confection de toiles,
de médicaments et pour les activités spirituelles.
5Le cannabis fut, selon toute vraisemblance, domestiqué en Asie Centrale il y a plus de 6 000
ans (Hui-Lin, 1975), même si l’origine précise est impossible à déterminer et si certaines
études récentes laissent à penser que la « rencontre » entre l’Homme et le cannabis pourrait
être beaucoup plus ancienne (– 50 000 ?) (Clarke et Merlin, 2013). De ce foyer originel, la
plante fut sans doute amenée par l’Homme, à travers la barrière naturelle de l’Himalaya en
Asie du Sud, ainsi qu’en Asie de l’Est, et, bien plus tard, en Europe et en Afrique. La variété
des usages qui peut en être fait (consommation des graines riches en protéines et en
nutriments, utilisation des fibres pour faire des cordages, des vêtements, des filets et des
voiles, utilisation spirituelle de la substance psychoactive contenue dans la résine, etc.), la
relative adaptabilité de la plante aux différentes conditions climatiques et édaphiques, le grand
nombre de graines produites et sa découverte précoce expliquent qu’elle ait été l’une des plus
anciennes plantes cultivées par l’Homme (Clarke et Merlin, 2013). Les Védas indiens parlent
à son sujet de « nourriture des dieux » dans des écrits datant de plus de 2000 ans (Abel,
1980). À peu près à la même époque, on retrouve une évocation des qualités médicinales du
cannabis dans le livre préparé par le légendaire empereur chinois Shen Nun (Le Dain and alii,
1972). Pour grossir le trait, on peut dresser une géographie des utilisations précoces du
cannabis distinguant les cultures de Chine, d’Asie du Nord et d’Europe où la plante fut avant
tout cultivée pour ses fibres, des cultures d’Inde et d’Asie du Sud, du Moyen-Orient et
d’Afrique où la plante fut très tôt cultivée pour ses propriétés psychoactives (Clarke et Merlin,
2013).
Diffusion vers l’Afrique et l’Amérique
6Des variétés cultivées pour leurs propriétés psychoactives furent introduites en Égypte il y a
environ 2000 ans (Clarke et Merlin, 2013). De là, la plante se diffusa à travers une grande
partie de l’Afrique le long des routes de commerce ouvertes par les commerçants arabes,
probablement à partir du 8e siècle de l’ère chrétienne (Du Toit, 1975 ; Hamid, 2002).
7Lorsque les Européens implantèrent des comptoirs le long des côtes africaines, le cannabis y
était déjà d’un usage très courant. Les pygmées sont par exemple connu comme des
chasseurs-cueilleurs ne cultivant véritablement qu’une seule plante : le cannabis (Clarke et
Merlin, 2013). Au vu des conditions de déportation des esclaves africains, il parait cependant
difficile d’imaginer comment ces « migrants nus », pour reprendre l’image d’E. Glissant
(1999), auraient pu apporter avec eux la plante. Ceci n’a pas empêché certains universitaires
d’affirmer que le cannabis aurait été introduit au Brésil durant le 16e siècle par des esclaves
originaires de l’actuel Angola (Hutchinson, 1975). On apprend en effet en lisant les récits, que
pendant les saisons d’inactivité sur les plantations du Nordeste brésilien, « les blancs faisaient
passer leurs journées en fumant des cigares parfumés tandis que les noirs fumaient la
maconha et rêvaient dans leur torpeur » (Garcia Moreno, 1958). Ceci plusieurs siècles avant
que les premiers travailleurs ne soient amenés d’Inde vers les plantations des îles
caribéennes...
8Autre fait troublant si l’on tente de corroborer l’assertion générale selon laquelle le cannabis
aurait été introduit par les travailleurs indiens au 19e siècle, il a été constaté par les
conquistadors espagnols que l’utilisation du cannabis était déjà courante parmi les peuples
d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale au 16e siècle (Le Dain and alii, 1972). Les
membres de groupes tribaux du Mexique étaient par exemple connus pour mâcher la « Santa
Rosa » (Williams-Garcia, 1975). Les Européens notèrent tout au long de la colonisation de ce
qu’ils appelèrent (avec un degré d’ethnocentrisme caractéristique) le « Nouveau Monde » que
les Amérindiens, « et notamment Sitting Bull, incorporaient du cannabis à la mixture utilisée
dans leurs calumets de la paix » (le Dain et alii, 1972). Rien n’empêche alors d’imaginer que
le cannabis ait pu avoir été introduit avec d’autres plantes importantes comme le riz par
contact précoce (précolombien) avec des navigateurs chinois (Menzies, 2003) : les voiles de
la flotte de Zheng He étaient d’ailleurs faites de chanvre, tout comme l’étanchéité des navires
était assurée par un mélange huileux contenant du chanvre (Clarke et Merlin, 2013). À moins
que la plante n’ait été introduite par les Européens, car les premières cultures de chanvre par
les colons sont attestées au Chili à partir de 1545 (Le Dain et alii, 1972).
La ganja indienne et la Caraïbe
9Les auteurs caribéens continuent cependant de penser que l’utilisation de la « ganja » (le
terme et la plante) par les rastafariens de la Jamaïque (et par la suite par leurs homologues du
reste de la Caraïbe, et par un ensemble plus large la population) fut inspirée par des rituels
hindous associés à celui qui a été décrit comme « le premier rasta » — Leonard Howel (Lee,
2010). Cependant les rastafariens eux-mêmes voient généralement l’utilisation de la ganja
comme partie intégrante de leur héritage africain (Hamid, 2002).

3 Constatations basées sur les conclusions de l’étude de Comitas, 1975, actualisée par
les auteurs de (...)
10Quelle que soit son origine précise (une origine multiple n’étant pas impossible) la ganja
est aujourd’hui consommée par de nombreuses catégories de la population caribéenne.
L’utilisation de cette plante a pendant longtemps été considérée comme un marqueur de classe
(Comitas, 1975) : le cannabis était dans la Caraïbe, et demeure encore largement une drogue
du pauvre. Mais la situation actuelle se complexifie avec une consommation de plus en plus
importante au sein des classes moyennes, qui utilisent le cannabis de manière récréative,
comme un aphrodisiaque, ou encore comme une plante médicinale. Outre la classe, la
consommation de ganja est aussi un marqueur générationnel. Les enfants des espaces ruraux
sont seulement autorisés à boire le thé de ganja ; les jeunes adolescents des régions rurales et
des classes urbaines pauvres commencent à fumer secrètement en groupe d’amis, dans la rue
ou en tous les cas loin de la maison familiale – les plus précoces débutant dès l’âge de 10 ans ;
le développement d’une véritable habitude n’est cependant pas possible avant d’atteindre
l’âge de travailler, ou au moins de planter de la ganja (âge qui s’abaisse aujourd’hui avec le
développement de gangs de jeunes garçons à partir de 12 ans) ; dans la vingtaine, la
consommation de cannabis devient bien souvent une habitude aussi routinière que la
consommation de vin en France, durant les repas ou les fêtes notamment. Il semble que
l’habitude de consommer de la ganja diminue ensuite avec l’âge3.
Répartition géographique et
caractéristiques de la production de
cannabis dans la Caraïbe
Produire du cannabis dans la Caraïbe
11Le Cannabis est une plante annuelle, moyenne à grande, dont la croissance est
particulièrement influencée par les conditions environnementales. Dans des conditions
parfaites, elle peut atteindre 5 mètres de haut en 5 à 6 mois. Ces conditions idéales sont
réunies sur des berges de rivières ou de lacs, ou sur certaines terres agricoles aussi longtemps
que l’exposition assure un ensoleillement maximal, que l’apport en eau est suffisant, mais que
le sol est bien drainé, et qu’il contient suffisamment de nutriments (Clarke et Merlin, 2013).
La plante se développe en deux stades distincts : la croissance et la fleuraison. Les plants de
cannabis ralentissent leur croissance et débutent leur floraison lorsque le cycle de lumière
journalier (photopériode) devient inférieur à 14/12 heures par jour. Ceci correspond à la fin de
l’été aux latitudes tempérées et subtropicales. Mais dans les régions tropicales comme la
Caraïbe, le cycle du jour est à peu près égal à 12 heures toute l’année. Par ailleurs, la plupart
des variétés de cannabis ne supportent pas les températures froides — ce qui explique qu’elles
entrent naturellement en floraison à la fin de l’été des régions tempérées (lorsque la longueur
du jour diminue) pour atteindre la maturité, et ainsi former des graines, avant l’arrivée des
premières gelées. Dans les régions tropicales comme la Caraïbe cependant, la température
moyenne est d’environ 28 °C au niveau de la mer toute l’année, avec peu de variations d’un
mois à l’autre. Ces deux particularités (photopériode et températures constantes) font que le
cannabis peut être cultivé toute l’année dans la région, mais que le temps de croissance des
plantes est très court.

4 Données récoltées par les auteurs de cet article à travers de multiples recherches de
terrain menée (...)
12Par conséquent les cultivateurs caribéens peuvent récolter entre deux mois à trois mois
après germination, en plantant des variétés à floraison rapide (cannabis à dominance indica) et
six à huit mois après germination en utilisant des variétés à longue période de floraison
(cannabis à dominance sativa). Dans ces conditions, une plante à dominance indica atteindra
une hauteur de 40 cm à un mètre, et produira entre 15 et 50 grammes de fleurs psychoactives
(poids sec) ; tandis qu’une variété à dominance sativa pourra produire plusieurs centaines de
grammes de fleurs sur un arbuste pouvant atteindre trois mètres de hauteur (les variétés sativa
ont la particularité de continuer à grandir en taille durant la longue période de floraison). Les
variétés indica ont un effet plus assommant (stone), recherché par les consommateurs, que les
variétés sativa, caractérisées par leur effet plus planant et stimulant (high)4.

5 http://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/faitsdivers/du-faux-branchementedf-a-la-plantati (...)
13Dans des territoires comme Trinidad & Tobago, où la criminalisation des producteurs,
trafiquants et consommateurs atteint un degré très poussé, les cultivateurs produisent aussi en
intérieur. La production de cannabis en intérieur s’opère dans des placards, tentes, pièces ou
logements entiers, spécialement équipés et utilisant une combinaison de lampes, ventilateurs,
extracteurs d’air, filtres à charbon, humidificateurs, etc. La production en intérieur permet de
dissimuler les cultures des rondes d’hélicoptères de police et des voleurs potentiels, tout en
limitant les risques liés à la saison des pluies (juin – octobre) : des pluies fréquentes
(particulièrement durant la nuit) entraînent le développement de maladies qui peuvent attaquer
le système racinaire et les précieuses fleurs ; des précipitations lourdes peuvent casser les
branches portant des grosses grappes de fleurs ; les orages et ouragans peuvent endommager
sévèrement les plantes ; les termites peuvent s’abriter dans le système racinaire et
progressivement manger le tronc depuis l’intérieur. La culture en intérieur permet de mieux
contrôler ces risques, mais à un fort coût énergétique. Au vu du prix de vente de l’électricité
dans la région, ces pratiques ne sont possibles à grande échelle que dans un pays pétrolier
comme Trinidad où le pétrole, et par conséquent l’électricité, est très bon marché. Ailleurs
dans la région, malgré les coûts, on note que ce type de cultures d’intérieur se développe
doucement : le 18 juin 2014, les services de police du Lamentin, à la Martinique, arrêtaient un
homme en flagrant délit de raccordement pirate sur le réseau EDF. En suivant le fil électrique,
ils arrivèrent jusqu’à une maison reconvertie en espace de culture de cannabis dans laquelle
poussaient une centaine de plantes5.
Les grands types de production
14Les recherches de terrain que nous avons menées dans de nombreux pays de la région
permettent d’identifier grossièrement trois types de producteurs :


De simples consommateurs cultiveront entre un et vingt pieds de cannabis à domicile,
au sein de leur jardin créole – une association complexe de plantes médicinales et de
plantes destinées à l’alimentation, héritage des systèmes agricoles amérindiens.
Des petits producteurs ouvriront un « jardin » dans des endroits plus ou moins reculés
pour cultiver entre 20 et une centaine de plantes et ainsi compléter les maigres revenus
tirés des activités formelles et informelles pratiquées pendant le reste du temps,

comme on a pu le voir avec les nombreuses saisies de la sorte qui ont lieu à Saint Kitts
en 2012 .
Des producteurs spécialisés cultiveront des champs éloignés contenant de quelques
centaines jusqu’à 100 000 plants ou plus. L’accès est protégé par des pièges, des
chiens et des « soldats » (gardiens) armés qui vivent autour du champ pendant toute la
période de floraison et n’hésitent pas à ouvrir le feu sur les voleurs et la police. Nous
avons l’exemple de ce Guadeloupéen arrêté en septembre 2013 avec plus de 600 pieds
de cannabis , de cette plantation de plus de 1400 pieds de cannabis détruite récemment
à la Barbade , de ce Saint-martinois arrêté pour une plantation d’environ 1700 pieds de
cannabis , de cette plantation de 45 000 pieds de cannabis détruite à Trinidad en 2012 ,
ou encore de trois Jamaïcains arrêtés à Port Antonio pour une plantation d’un hectare .
Au total, près de 30 000 pieds de cannabis furent saisis à la Barbade en 2013, et plus
de 300 000 à Trinidad & Tobago.
15Une constante géographique de la production : plus le nombre de plantes cultivées
augmente, plus l’éloignement géographique du lieu de vie, des villes et villages, des routes et
autres axes de communication est important.
Géographie de la production
16Selon l'United Nation Offfice on Drug and Crime (UNODC, 2013a.) « le cannabis est
virtuellement produit dans chaque pays du monde ». Certains pays produisent cependant plus
que d’autres : « L’Amérique Latine et la Caraïbe représentent la seconde région pour le total
de saisies » (UNODC, 2013a.). En particulier « la Caraïbe dispose d’un climat et de
conditions topographiques qui sont bien adaptés pour la culture de marijuana. Le terrain
montagneux, les petits territoires et les petits terrains, ainsi que la proximité du plus
important marché font de la marijuana une culture extrêmement bénéfique partout dans la
Caraïbe » (Bernal and alii, 2000).


6 Voir par exemple : http://jamaica-star.com/thestar/20140408/news/news5.html
7 Voir par exemple : http://www.guyanatimesgy.com/?p=56361
17La répartition géographique de la production à grande échelle – comme pour celle des
autres plantes à drogue – est en partie influencée par ce qui a été appelé l’« effet ballon » :
lorsqu’une région subit des campagnes d’éradication, la culture ne disparait pas ; elle se
déplace simplement ailleurs, comme l’air dans un ballon que l’on comprimerait (Labrousse,
Figueira and Cruse, 2008). Cette causalité directe entre une politique volontariste anti-drogue
et le déplacement des cultures a été remise en question dans le cas d’un exemple particulier :
le Air Bridge Denial Program mené durant les années 1990 dans le but de réduire le trafic
aérien de drogues en Amérique du Sud (Friesendorf, 2005). Dans le cas caribéen, force est
cependant de constater l’évidence : les cultures semblent se déplacer au rythme des
campagnes d’éradication – ce qui n’exclut pas que d’autres facteurs n’interviennent en la
matière. La Jamaïque est devenue l’une des principales régions productrices de la Caraïbe
lorsque la Drug Enforcement Administration (DEA) lança des campagnes d’éradication dans
les champs mexicains et colombiens, durant la seconde moitié du 20e siècle (Labrousse,
2002). Durant les années 1970, le gouvernement de M. Manley ferme assez largement les
yeux sur la production et le trafic de cannabis dans l’île, permettant de soulager la détresse
économique des régions rurales de la Jamaïque. Le trafic vers les États-Unis explose alors par
tous les moyens possibles et imaginables : bateaux de pêche, avionnettes décollant à
proximité directe des plantations, cargos, lignes aériennes régulières... (Griffith, 1997).
Pendant les années 1980 cependant, sous l’impulsion des États-Unis, relayés localement par le
régime conservateur d’E. Seaga, la Jamaïque devint à son tour la cible d’importantes
campagnes d’éradication et les contrôles devinrent plus stricts. Les compagnies comme Air
Jamaica furent très sévèrement sanctionnées à chaque fois qu’une saisie était effectuée dans
les soutes de leurs avions (Griffith, 1997). Ces campagnes furent un échec localement, car, au
vu des conditions économiques et de la culture de consommation locale, la production ne
baissa jamais réellement, mais se réfugia dans des terrains plus isolés des Montagnes Bleues,
des Montagnes Cockpit et dans la région de Negril. Pendant ce temps, les trafiquants
trouvaient des relais dans d’autres territoires pour contourner les contrôles sur les lignes
directes au départ de la Jamaïque. Ces campagnes furent aussi un échec à l’échelle régionale,
car le temps que les producteurs jamaïcains se remettent sur pieds, de nouveaux champs
étaient ouverts dans les îles des Bahamas, à Saint Vincent et à Trinidad notamment, pour
répondre à la demande du marché nord-américain (Labrousse, 2002). Les producteurs
jamaïcains ont eux-mêmes pour certains migré directement pour développer des champs de
ganja dans les Bahamas6, et plus récemment au Guyana7. Le dernier rapport annuel du
Département d’État des États-Unis au sujet du Suriname laisse penser que le pays est aussi
concerné ou qu’il est en passe de la devenir. On notera à ce point que le déplacement des
cultures n’est pas la seule conséquence d’une mesure politique visant à l’éradication des
cultures dans un lieu donné. P.-A. Chouvy (2013) a fourni à ce sujet une typologie des
conséquences des campagnes d’éradication forcée qui peut inclure aussi l’augmentation de la
violence, l’augmentation des prix de vente, l’augmentation des surfaces cultivées,
l’augmentation de la pauvreté, etc. Comme l’explicite un rapport de la Banque Mondiale
(2004) « une leçon essentielle est que l’éradication seule ne fonctionnera pas et sera
probablement contre-productive, encourageant de manière perverse les paysans à planter
plus de drogues (ex. Colombie), à déplacer les cultures dans des régions plus reculées, et
alimentant la violence et l’insécurité (…) ».

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8 http://www.state.gov/j/inl/rls/nrcrpt/2013/vol1/204049.htm
9 http://www.jamaicaobserver.com/news/US-says-Jamaica-is-largest-Caribbeansupplier-of-marijuana
18Alors que la Jamaïque a pendant très longtemps été le seul producteur important de
cannabis caribéen, la production actuelle se répartit désormais autour de trois pôles primaires,
et de nombreux pôles secondaires. Les trois principaux centres de production actuels sont la
Jamaïque, Saint Vincent (dont la production concurrence aujourd’hui la Jamaïque selon un
rapport non officiel de la DEA, cité dans le rapport de 2013 du Bureau of International
Narcotics and Law Enforcement Affairs8) et le Guyana, talonnés de près par Trinidad. À la
Jamaïque, premier producteur régional9, la production s’enracine dans un terreau historique,
culturel et socio-économique très favorable : les Jamaïcains consomment la ganja comme les
Français boivent du vin et la culture de la ganja est considérée comme une activité
relativement valorisante sur le plan moral, et souvent nécessaire sur le plan économique dans
les milieux ruraux frappés de plein fouet par les ajustements successifs du Fonds Monétaire
International (FMI) (Bernal et alii, 2000). La prépondérance de la production jamaïcaine à
l’échelle régionale est régulièrement soulignée par les rapports du Département d’État
américain (voir le rapport pour 2014 par exemple).

10 http://www.kaieteurnewsonline.com/2014/05/05/cops-destroy-huge-ganja-farm-atberbice/
19Les producteurs de Saint Vincent bénéficient du soutien politique ouvert du Premier
ministre, ce qui a permis à cette île des Petites Antilles de passer rapidement du statut de
producteur secondaire à celui de centre primaire de production (Griffith and Munroe, 1995 ;
Labrousse, 2002 ; Klein, 2004). « Parmi les pays caribéens, Saint Vincent (…) affiche
l’industrie du cannabis la plus développée. Bien que plus petit en taille que le secteur de
l’exportation de cannabis jamaïcain, l’industrie de Saint Vincent joue localement un rôle plus
important, une fois rapportée à la taille de l’économie » (Klein, 2004). Le Guyana est le pays
producteur émergeant dont on découvre seulement l’importance au travers de quelques
affaires récentes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, la police locale a
récemment détruit un champ de près de 18 hectares (soit une surface équivalente à 25 terrains
de football), situé à une centaine de kilomètres en amont de la rivière Berbice, dans l’intérieur
forestier du pays. Lors de cette seule opération, plus de 8 tonnes de cannabis séché furent
saisies, tandis que près de 150 000 pieds étaient brûlés10.


11 See for instance : $132m in ganja burnt; cops target more, Trinidad Express
Newspaper, 25 October 2 (...)
12 http://www.thenassauguardian.com/news/47834-police-find-32-mil-worth-ofmarijuana-plants-in-gb
20La production de cannabis à travers le reste de la région est relativement diffuse, avec
cependant une nette prédominance dans les territoires anglophones et une quasi-absence dans
les pays hispanophones. Le principal producteur au sein du groupe des petits pays producteurs
est l’île de Trinidad. Ce territoire appartiendrait sans doute au groupe des gros producteurs
régionaux si la prohibition n’y était pas mise en oeuvre de manière si drastique (Cruse, 2012).
Les forces de police locales détruisent très régulièrement de gigantesques champs (allant
jusqu’à 80 000 pieds si l’on se fie aux rapports de police) situés dans les régions marginales
de Biche (dans l’est) et du Northern Range (dans le nord)11. Les autres îles anglophones
comme Sainte Lucie et la Dominique sont aussi connues pour leur production de cannabis. De
la même manière qu’au Guyana, des îles isolées des Bahamas servent depuis une dizaine
d’années de plateforme de production off-shore pour bon nombre de producteurs
jamaïcains12.

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

13 Découverte de 276 pieds de cannabis, France Antilles, 7 avril 2014.
14 Plus de 2000 pieds de cannabis saisis, France Antilles, 26 octobre 2013.
15 Voir par exemple :
http://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/faitsdivers/decouverte-de-276- (...)
16 http://www.barbadostoday.bb/2014/05/18/cannabis-seized-during-drug-eradicationexercise/
21En raison de difficultés économiques grandissantes et d’un taux de chômage avoisinant les
50 % chez les jeunes, en combinaison avec des prix de vente très forts sur les marchés locaux
(jusqu’à 20 à 25 euros pour un gramme de cannabis de bonne qualité), les territoires français
de la Martinique13, Guadeloupe et Saint-Martin14 suivent aujourd’hui la tendance mondiale
soulignée par le dernier rapport de l’UNODC (2013a.) : on y produit de plus en plus
localement, bien qu’à une échelle bien moindre que dans les pays voisins — les saisies
dépassent rarement la centaine de pieds. De plus en plus de jeunes de ces territoires plantent
une dizaine de pieds de cannabis pour compléter leur RSA ou les maigres revenus tirés
d’emplois au SMIC et/ou de « jobs » (emplois informels)15. Ceci est aussi vrai d’une île
relativement similaire économiquement comme la Barbade16.
Les échelles et les flux du commerce de
cannabis
Figure 1. Production et trafic de cannabis dans la Caraïbe, 2014
Agrandir Original (png, 221k)
22Les principaux « flux » de cannabis relient les centres de productions que nous venons
d’identifier aux différents marchés (Figure 1). Ce sont principalement l’Amérique du Nord et
l’Europe, ainsi que le marché régional caribéen qui n’est lui-même pas négligeable.
23Le marché caribéen s’appuie sur une population totale de plus de 40 millions de personnes
et se compose globalement de trois types de territoires : des territoires relativement peu
peuplés où la consommation est très répandue, mais où le niveau de vie (et par conséquent les
prix de vente) est bas ou très bas (Jamaïque, Sainte Lucie, etc.), des grands territoires
relativement peuplés où la consommation de cannabis est très faible et où le niveau de vie est
lui aussi très faible (Cuba, Haïti, etc.), des petits et microterritoires où la population combinée
n’est pas négligeable, et où le niveau de vie est fort à très fort, en combinaison avec une forte
présence touristique, ce qui permet de vendre le cannabis à des prix élevés, voire très élevés
(Antilles françaises, petites îles du nord, etc.).
Les marchés des territoires anglophones
24Les îles anglophones représentent de solides marchés régionaux, particulièrement la
Jamaïque (2,7 millions d’habitants) et Trinidad (1,3 million d’habitants), ainsi que l’ensemble
des Petites Antilles (qui en incluant les territoires francophones et les îles éloignées d’Aruba,
Curaca et Bonaire, mais en excluant Trinidad & Tobago, représentent plus de 2 millions
d’habitants). Même si le niveau de vie de la majorité de la population est relativement bas
dans ces îles (le salaire minimum mensuel est généralement inférieur à l’équivalent de 300
euros), la masse de consommateurs et la haute valeur des devises locales (à l’exception de la
Jamaïque) en font des marchés attractifs pour les trafiquants. Le meilleur exemple est la
Jamaïque où la ganja peut être achetée à la boutique au coin de la rue avec une boîte de
sardines, des couches-culottes à l’unité, et de l’huile vendu dans un sac plastique et à la
cuillère. L’utilisation traditionnelle du cannabis dans cette partie du monde diffère fortement
de son utilisation récréationelle en Amérique du Nord ou en Europe notamment. À la
Jamaïque, la ganja a longtemps été utilisé dans les communautés rurales, et plus récemment
dans les bidonvilles urbains, comme un stimulant. Les études menées dans le pays ont
d’ailleurs entrainé la remise en cause du soi-disant syndrome de l’a-motivation – la thèse
selon laquelle une utilisation prolongée du cannabis serait universellement corrélée à une
baisse de l’envie et de la capacité à travailler (Rubin and Comitas, 1975 ; Comitas, 1976 ;
Dreher, 1982).
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17 http://jamaica-gleaner.com/gleaner/20110919/business/business2.html
18 Voir par exemple : http://www.newsday.co.tt/crime_and_court/0, 172100.html ;
http://www.guardian.co (...)
19 http://www.antiguaobserver.com/st-vincent-still-source-for-most-cannabis-in-thecaribbean/
20 Interview menée à Giraudel, Dominique, en décembre 2012.
25De nombreuses affaires révèlent l’ampleur de ce trafic régional, comme la saisie dans un
port trinidadien, le 19 septembre 2011, de plus d’une tonne de ganja jamaïcaine dissimulée
dans un conteneur de poulets surgelés17. De la même façon, des affaires récurrentes montrent
que la ganja de Saint Vincent est régulièrement importée à Trinidad sur des bateaux rapides18
— et parfois échangée contre des armes et de la cocaïne disponibles à Trinidad19. Les
interviews que nous avons menées auprès de trafiquants dominicais semblent indiquer que la
ganja jamaïcaine arrivait encore récemment dans cette île dissimulée dans des pots de
peinture, envoyés depuis la Jamaïque, via la Barbade, et dans des bouteilles de gaz, ayant
aussi transitées par la Barbade20.
La plateforme haïtienne et la route des Bahamas
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21 Haiti and Jamaica's deadly trade, BBC News, 25 October 2008 ; Cops target small
ganja farmers, Jama (...)
22 Pour deux cas récents, voir : http://www.thenassauguardian.com/news/47834police-find-32-mil-worth- (...)
26Haïti a une population nettement plus importante (près de 11 millions d’habitants), mais
l’utilisation du cannabis n’y fait pas partie intégrante de la culture locale comme dans les îles
anglophones. Ceci peut être parce qu’aucun travailleur indien ne fut introduit dans ce
territoire en raison de la révolution de 1802 – si l’on veut donner du crédit à l’hypothèse de
l’introduction indienne. Par ailleurs, les conditions économiques sont telles que ce marché
reste peu attractif à la fois pour les producteurs et pour les trafiquants. L’attractivité d’Haïti
pour les trafiquants réside plus dans la facilité d’y héberger un hub de trafic régional. C’est
ainsi qu’il a été reporté depuis plusieurs années que les trafiquants jamaïcains utilisent Haïti
comme une plateforme d’exportation vers les États-Unis notamment. Les intermédiaires
locaux des immenses « Cités » haïtiennes (les bidonvilles qui représentent la majeure partie
des villes haïtiennes) sont payés en « bush weed », un cannabis de mauvaise qualité qui a
ainsi trouvé son chemin jusque dans ces quartiers et dont l’usage commence à se répandre. La
« high grade », le cannabis de bonne qualité, dont le prix de vente peut aujourd’hui égaler ou
dépasser le prix de vente de la cocaïne dans les rues des métropoles nord-américaines, est ré
exporté21. Les trafiquants jamaïcains profitent de leur présence en Haïti pour
s’approvisionner en armes légères, qui pullulent dans le pays en raison de l’instabilité
chronique, et il a été noté que certains trafiquants vont jusqu’à ramener des migrants haïtiens
vers la Jamaïque, certains desquels sont embauchés dans les plantations de ganja et dans les
gangs urbains locaux (Cruse, 2010a). La plateforme de transit haïtienne a depuis été étendue
et englobe les îles Turques et Caïques, au Nord, les Îles Vierges américaines et britanniques, à
l’Est, et les Bahamas, à l’Ouest, sur la route maritime vers les États unis (Figueira, 2012). La
route Jamaïque — Bahamas – États-Unis est désormais l’un des principaux canaux
d’exportation, comme le montrent les arrestations récurrentes de fast-boats22 . Il est notable
que cette route ne soit pas dédiée au seul cannabis : la cocaïne, les armes et le trafic d’êtres
humains empruntent les mêmes canaux.
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23 Voir par exemple : http://www.antiguaobserver.com/marijuana-seized-off-englishharbour-boat/ ; http (...)
24 Voir par exemple : http://www.stabroeknews.com/2012/archives/07/17/largemarijuana-seizure-off-barb (...)
25 http://www.state.gov/j/inl/rls/nrcrpt/2013/vol1/204049.htm
26 Les interviews menées auprès de trafiquants dominicais montrent l’imbrication
dans les réseaux au d (...)
27 Voir par exemple : http://dominicanewsonline.com/news/homepage/news/crimecourt-law/dominicans-invo (...)
28 http://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/faitsdivers/120-kilos-d-herbesaisis-de-la-cocain (...)
27Il existe une autre route du cannabis dans les Petites Antilles. Là, les productions issues de
Saint Vincent principalement sont acheminées vers l’Europe ou vers les États-Unis, soit
directement, soit par l’intermédiaire d’îles-relais comme Antigua et Barbuda23, la Barbade24,
Grenade25, la Martinique ou encore la Guadeloupe – îles dans lesquelles une bonne partie de
ces marchandises sont aussi écoulées. La multiplication récente des saisies de grandes
quantités de cannabis en Guadeloupe, avec une implication marquée de trafiquants
dominicais26, est une indication claire du développement de ce réseau27. De nombreuses
affaires ont montré que ce pipeline des Petites Antilles est complexe et multidrogues28.

29 http://www.caribbean360.com/news/trinidad_tobago_news/trinidad-and-tobagostruggling-to-deal-with-t (...)
28Il existe enfin deux autres routes du cannabis dans le sud de la Caraïbe insulaire. Le
cannabis produit à Trinidad est largement consommé sur place, mais il alimente aussi
l’économie locale du crime par les revenus générés à l’exportation vers les États-Unis, et
particulièrement vers New York. Récemment, des trafiquants jamaïcains ont été arrêtés à
Trinidad et on suspecte qu’ils échangeaient dans l’île la ganja jamaïcaine contre de la cocaïne
qui était alors expédiée vers les États-Unis29, ce qui montre que cette route est, elle aussi,
largement multi drogues. Enfin, la vaste plateforme de production récemment identifiée au
Guyana semble pour l’instant écouler ses stocks vers le marché brésilien, selon les
collaborateurs de notre réseau de recherche présents sur place. Il ne fait cependant aucun
doute que ces productions devraient aussi prochainement inonder les marchés caribéens.
Importations
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30 http://martinique.la1ere.fr/2014/05/02/la-douane-intercepte-pres-d-une-tonne-dherbe-de-cannabis-14 (...)

31 Interview réalisée par l’auteur à Kingston, à la Jamaïque, en mars 2010.
29Par ailleurs des territoires à fort niveau de vie comme les petites îles du Nord (Saint Martin,
etc.) sont récemment devenus des marchés aussi desservis par des trafiquants extérieurs à la
région. C’est ainsi que les douanes de Saint-Martin ont découvert récemment une tonne de
cannabis dans un conteneur en provenance des États-Unis30. Ceci n’est pas une nouveauté :
les Colombiens ont pendant longtemps exporté de la marijuana dans la Caraïbe. Des
trafiquants guadeloupéens interviewés en 2010 nous ont affirmé qu’ils récupéraient les sacs
de cocaïne colombienne directement en mer, emballés au milieu de paquets de marijuana (la
marijuana, moins dense que la cocaïne, fait flotter l’ensemble). Des avionnettes jettent ces
paquets munis de balises GPS en mer, à proximité des côtes, tandis que les trafiquants locaux
les récupèrent en bateaux rapides31.
Les territoires hispanophones
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
32 US Department of State, Country Report : Cuba, 2014.
33 www.jamaicanobserver.com/entertainment/Book-links-Tosh-and-ganjatrade_16964199
30Les territoires hispanophones de la région n’ont pas une tradition importante de
consommation de cannabis. Ceci d’abord parce que peu d’esclaves y furent amenés en
comparaison des territoires anglophones, francophones et néerlandophones (ce qui pourrait
expliquer, entre autres, l’absence de développement de langues créoles dans ces territoires
hispanophones). Par ailleurs, le métissage entre les populations indienne, européenne et
africaine y fut la règle très tôt plutôt que la ségrégation qui caractérisait les autres types de
colonisation européenne (Mann, 2013). Enfin, très peu de travailleurs asiatiques y migrèrent.
Au total, il n’y eut dans ces territoires que peu de foyers ségrégés d’Africains ou d’Indiens
pour y développer l’usage traditionnel du cannabis de ces régions (l’utilisation du cannabis
pour ses vertus psychoactives est très récente en Europe) (Escohotado, 1999). Ces territoires
sont aussi connus pour leur application très stricte de la lutte contre le trafic de cannabis (ce
qui n’empêche pas qu’ils soient, à l’exception de Cuba, les principaux hubs du trafic de
cocaïne) (Figueira, 2012). La République dominicaine et Puerto Rico sont donc des marchés
très peu attractifs pour les producteurs et les trafiquants de cannabis caribéens. Cuba
représente sans doute le cas le plus extrême : la politique antidrogue y est menée de manière
très rigoureuse et le niveau de vie et la devise locale y sont extrêmement faibles – les
travailleurs cubains reçoivent comme salaire minimum moins de l’équivalent de 20 dollars
des États-Unis par mois, complétés par une éducation et un système de santé gratuits ainsi que
des bons alimentaires. Cuba est sans doute le pire marché du point de vue d’un trafiquant de
cannabis32. Un ancien musicien, un temps reconverti dans le trafic de ganja entre la Jamaïque
et les États-Unis expliquait récemment qu’il expédiait la ganja par avionnette, faisant un large
détour pour éviter rigoureusement de voler au-dessus de Cuba, car « Castro nous aurait
descendus »33...
Enjeux, acteurs
31Les enjeux du trafic de cannabis dans la région Caraïbe relèvent de trois ordres :
économiques, sociaux et politiques.
32Les enjeux économiques sont les plus évidents. Un gramme de « high grade » (cannabis de
haute qualité) se vend au détail dans la région entre l’équivalent d’un peu moins d’un euro à la
Jamaïque et 20 à 25 euros en Martinique et en Guadeloupe, soit un prix très proche de la
cocaïne (disponible sur ces marchés autour de 30 euros le gramme d’après nos observations).
Dans la Caraïbe comme ailleurs, le prix de vente varie en fonction de la quantité achetée et de
l’endroit. Ce prix varie aussi en fonction de l’acheteur (client régulier/occasionnel ;
étranger/natif ; etc.) (Jacques et alii, 2014). Le prix peut aussi fluctuer dans le temps et dans
l’espace en fonction de l’implication des forces de police dans la lutte contre le trafic (Bright
and Ritter, 2010). Un bon exemple est Trinidad où la lutte contre les petits trafiquants et les
consommateurs de cannabis est intense. La ganja jamaïcaine y est hors de prix pour un
travailleur : autour de 25 US $ le gramme dans un pays où le salaire minimum avoisine les
300 US $ mensuels. Le prix dépend aussi évidemment de la qualité du produit. La « bush
weed » (Jamaïque) ou la « Vincy » (Petites Antilles) est une sativa relativement peu
psychoactive, contenant généralement beaucoup de graines (synonyme de mauvaise qualité)
et compressée avec les branches et les feuilles. Le prix de vente peut être 10 fois inférieur à
celui de la « high grade » (Jamaïque) ou « Jama » (Petites Antilles), ou encore « Skunk »
(Petites Antilles françaises) – autant d’étiquettes génériques locales peu précises sous
lesquelles sont regroupées beaucoup d’hybrides de cannabis de bonne qualité (pour prendre
l’exemple des Antilles françaises : un kilogramme de « Vincy » se vend autour de 600 euros,
tandis qu’un kilogramme de « Jama », « Skunk » ou « Krépi Gold » vaut environ 5 000 à 6
000 euros). Au sujet de ces étiquettes, on notera que les appellations dans la Caraïbe sont
particulières : quelle que soit la variété plantée, la cannabis sera considéré comme « Bush
weed » (Jamaïque) ou « Vincy » (Petites Antilles) si il a été récolté précocement, si les
graines sont abondantes, et plus généralement si il est de mauvaise qualité. De la même
manière, indépendamment de la variété plantée, une herbe de bonne qualité sera considérée et
vendue comme « high grade » (Jamaïque, Petites Antilles), « Jama » ou « Skunk » (Petites
Antilles). Certains hybrides développés principalement pour la culture en intérieur aux ÉtatsUnis, en Hollande ou en Espagne notamment, sont cultivés en extérieurs dans la Caraïbe et
vendus non pas selon leur appellation originelle, mais selon ces « étiquettes » propres à la
région. Seule la Jamaïque se distingue avec une production de variétés précisément définies,
qui sont le plus souvent des hybrides entre des variétés développées en Europe ou aux ÉtatsUnis et des souches locales adaptées à l’environnement humide de la région. Comme dans les
Petites Antilles, on tend cependant à regrouper sous l’étiquette « Skunk » toute variété forte
dont on ne connait pas l’origine exacte.

34 Interviews de trafiquants menées par l’auteur à Bottom Town, Saint Vincent, à
Fort-de-France, Marti (...)
33Les prix de vente élevés génèrent des revenus phénoménaux pour une production et/ou un
trafic relativement faciles et à la portée de tous. Par ailleurs, il existe des différences notables
de prix de vente entre des marchés qui sont parfois très proches. Ainsi, dix kilogrammes de
ganja valent l’équivalent de 600 euros à l’embarquement sur une plage du sud-ouest de Saint
Vincent ; la même cargaison à une valeur dix fois supérieure au débarquement sur une plage
du sud de la Martinique, à seulement 200 kilomètres de là34. Les bénéfices considérables
générés par ces trafics représentent un enjeu économique de taille.
34Les enjeux sociaux relèvent de la traditionnelle pyramide socio-ethnique des activités dans
la Caraïbe, comme nous l’avons détaillé ailleurs (Cruse, 2014). Les populations noires
originaires des espaces ruraux et des vastes bidonvilles périurbains ont été marginalisées des
activités économiques lucratives depuis l’abolition de l’esclavage jusqu’à nos jours. Cette
marginalisation économique s’observe dans les secteurs légaux et illégaux de l’économie
caribéenne : même l’économie criminelle, et particulièrement le trafic de cocaïne, tend à être
monopolisée par les élites « claires » (voir par exemple sur ce sujet Cruse, 2012 ; 2014 ;
Figueira, 2012). Dans ce domaine, « les réseaux mafieux ont bénéficié de l’appauvrissement
massif des perdants de la mondialisation. Ruraux ou urbains, ceux-ci constituent une “armée
de réserve” inépuisable pour la production et le transport des drogues. Mais l’économie
politique de ce marché imite jusqu’à la caricature l’iniquité des chaînes de valeur
internationales, qu’il s’agisse de l’agrobusiness ou de l’industrie textile » (Polet, 2014). La
production et le trafic de cannabis a pendant longtemps été dans la région une des rares
opportunités d’enrichissement pour les populations pauvres afrocaribéennes.

35 Interview mené par l’auteur auprès de trafiquants arrêtés dans le sud de la
Martinique, lors de leu (...)
35Ainsi de nombreux petits agriculteurs de Saint Vincent commencèrent à planter du
cannabis dans les années 1970 sur leurs parcelles. Quelques centaines de plants de cannabis
disséminés sur les parcelles servent de culture commerciale ; tandis que les cultures
traditionnelles (dachines, bananes, poix d’Angole, etc.), dont les prix de vente sont bien trop
bas, sont consommées par le ménage (Klein, 2004). Lors de la récolte, les agriculteurs
descendent les mornes à pied, portant les sacs de ganja sur leur tête. Ils vendent ces sacs sur
une plage où un rendez-vous est pris avec un « boatman ». L’organisation du trafic est gérée
par un organisateur, qui reste sur place et qui n’est pas en contact avec le produit. Le
« boatman », qui possède un bateau, est payé pour le transport, en compagnie d’un
« capitaine », qui reste à bord et se charge de la protection de la marchandise et de sa vente35.

36 Saint Vincent PM Raplph Gonzales, quoted in « Marijuana on our minds », The
Guardian, Septembebr 23 (...)
36Des réseaux plus complexes et plus modernes ont vu le jour récemment avec le
développement de cultures de « high grade », et même de résine de cannabis de haute qualité,
destinés à l’exportation vers l’Amérique du Nord et l’Europe. Les dangers du commerce
maritime à destination des îles voisines incluent notamment la piraterie, la police (les
trafiquants ne font pas de distinction entre les deux en ce qui concerne les forces de police de
l’île voisine de Sainte Lucie), les « informateurs » qui dénoncent un concurrent ainsi que les
risques liés à la mer et au temps, particulièrement dans les canaux qui séparent les îles. Le
Premier ministre R. Gonzales n’a jamais caché sa sympathie pour la cause des producteurs de
ganja – devenant de fait un expert dans les négociations entre la pression des partenaires
extérieurs souhaitant la mise en place de campagnes d’éradication et le lobby local des
planteurs de ganja. R. Gonzales a de nombreuses fois pris position en faveur de la
décriminalisation de la ganja dans la région : « Nous devons trouver une niche [pour nos
terres agricoles]. Nous avons un temps pensé au cacao et à certains types de légumes. Nous
pensons désormais que la culture de ganja marcherait, comme en Californie (…). Lorsque
vous êtes dans votre chambre avec votre femme et que (…) vous fumez un joint, est-ce que
cela devrait vraiment être un délit ?”36.
37L’exemple de Saint Vincent souligne un fait essentiel : le trafic de cannabis a pendant très
longtemps été le commerce illégal rejeté par les gros trafiquants de la région (les réseaux
colombiens, les réseaux caribéano-libanais, etc.). Car la cocaïne est facilement disponible
dans la région, son volume est plus faible que celui de la ganja (à poids égal un kilogramme
de ganja est plus près de quatre fois plus volumineux qu’un kilogramme de cocaïne) et les
profits sont beaucoup plus forts sur le marché de la cocaïne (profit lié à la différence entre le
prix d’achat et le prix de vente en bout de chaîne). Le trafic de cannabis, délaissé par les gros
trafiquants, a été largement dominé par les afro-caribéens, marginalisés des pyramides
sociales régionales, et par les gangs locaux. Les plus développés d’entre eux, les gangs
jamaïcains, ont progressivement pris un ascendant sur leurs confrères des îles voisines au
point de s’étendre largement à travers les Petites Antilles, en Haïti et dans les Bahamas, et
jusqu’au Guyana. Lorsque les chefs de partis politiques jamaïcains commencèrent à envoyer
les leaders des gangs politiques aux États-Unis, à la fin des années 1970, les gangs jamaïcains
purent contrôler toute la filière, du producteur caribéen au point de vente au détail dans les
rues de Miami ou de New York (Cruse, 2010a.).
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37 On pourra voir à ce sujet le documentaire des producteurs (légaux) de cannabis
hollandais Strain Hu (...)
38 http://www.theguardian.com/world/2008/mar/11/internationalcrime
39 Voir par exemple : http://www.jamaicaobserver.com/news/Woman-sentenced-forsmuggling-ganja ; http:/ (...)
40 http://www.jamaicaobserver.com/news/Drug-smuggling-Jamaicans-in-Barbadosmake-lawyer-sick_15010716
38Cependant le prix de vente de la cocaïne a beaucoup baissé ces dernières années avec
l’augmentation de la production totale et, indirectement, avec l’ouverture de la zone de transit
ouest-africaine (Labrousse et alii, 2008). Dans le même temps, les planteurs caribéens ont eu
accès aux hybrides à forte concentration psychoactive développés en Europe et aux États-Unis
grâce à la migration saisonnière et au développement de la vente de ces produits par internet
(beaucoup de sites proposent aujourd’hui une livraison discrète de graines dans de nombreux
pays du monde). Ces hybrides ont été adaptés par croisement avec des variétés locales (voulu
ou non selon les cas : dans des territoires comme Saint Vincent, la production est telle qu’il
est impossible d’empêcher la pollinisation par des plantes de champs voisins37). Malgré la
pression très forte des États-Unis en faveur des campagnes d’éradication dans la Caraïbe
(pendant que le cannabis est progressivement légalisé dans certains états américains...), ces
nouveaux hybrides de haute qualité ont permis d’augmenter les bénéfices pour les
producteurs, tout en cultivant sur des surfaces plus petites – et donc de manière plus discrète.
Et tout laisse à penser que cette tendance va s’accroitre au vu de l’avancée du mouvement
pour la légalisation de la ganja à la Jamaïque et à Saint Vincent38. Pendant que le prix de la
cocaïne diminuait notablement, la qualité du cannabis produit, d’abord en Hollande, puis aux
États-Unis et finalement dans la Caraïbe, s’est sensiblement améliorée durant les dix dernières
années (UNODC, 2013a.). Par conséquent, certaines variétés de cannabis produites dans la
Caraïbe, comme la White Ice jamaïcaine, se vendent aujourd’hui au détail au même prix que
la cocaïne dans les rues de New York. C’est ce qui explique qu’on observe désormais le
développement des réseaux de « mules » transportant un kilogramme de ganja caribéenne
sous forme de petits sachets avalés – comme cela se déroulait avant cela uniquement sur le
marché de la cocaïne39. L’avocate barbadienne J. Thomas a récemment déclaré à ce sujet
qu’elle défend au moins un client jamaïcain par semaine devant les tribunaux pour ce genre
d’affaires40.
39Plusieurs indices laissent penser que, en raison de l’augmentation des bénéfices générés par
le trafic de cannabis dans la Caraïbe, les gangs caribéens – Jamaïcains en tête —, se font
progressivement détrôner par les cartels mexicains. Plus exactement, il semblerait aujourd’hui
que les gangs caribéens travaillent sous la direction des cartels mexicains dans la région,
particulièrement le cartel de Sinaloa. Il n’existe aucune preuve formelle de ce changement
d’organisation, et moins encore de recherches universitaires à ce sujet. Mais l’ampleur de la
plateforme de production développée récemment au Guyana, sous la direction de leaders
jamaïcains, n’est pas compatible avec l’échelle habituelle des réseaux caribéens. On assiste
actuellement à la formation d’un véritable marché caribéen bien structuré et bien organisé,
avec ses grands centres de production (Jamaïque, Guyana, Saint Vincent), ses débouchés
locaux et internationaux, ainsi que ses réseaux de mieux en mieux structurés en pipelines
multiples et multidrogues. Cette complexe organisation régionale ne peut être mise en place et
maintenue que par un groupe criminel d’ampleur internationale, et probablement pas par des
réseaux régionaux jamaïcains se concurrençant les uns les autres. La protection des cartels
mexicains – si elle était avérée – achèverait de rendre caduque la protection qu’avaient
historiquement offerte les partis politiques jamaïcains à leurs gangs, en échange de
l’assurance d’un vote homogène dans leurs quartiers respectifs (Cruse 2010b. ; 2011). Les
acteurs politiques locaux perdraient donc leur influence à mesure que les cartels mexicains
étendraient leur influence sur la région caribéenne, ce qui ne serait pas sans conséquence sur
la violence caractéristique de l’île, et plus généralement de la région (UNODC, 2013b.).
Conclusion
40Le cannabis est produit et consommé dans la région caribéenne depuis plus d’un siècle. La
prohibition imposée par les pouvoirs extérieurs (États-Unis, Europe) a transformé cette plante
robuste et facile à produire en source de profits considérables. La présence du voisin
colombien et de sa production gigantesque de cocaïne, un produit illicite plus dense et plus
profitable (au sens économique) a concentré l’attention des plus gros trafiquants de la région,
délaissant le trafic de cannabis aux groupes les plus défavorisés : principalement les Afrocaribéens des régions rurales et périurbaines.
41Les dix dernières années ont cependant vu le développement de variétés et de techniques de
culture de plus en plus perfectionnées, et une augmentation sensible du taux de substances
actives (THC notamment) contenu dans ces nouvelles variétés. C’est ainsi que le cannabis
produit dans la Caraïbe a nettement changé au cours des dernières années. La Jamaïque était
réputée pour ses sativas relativement perfectionnés, tandis que Saint Vincent était un label
synonyme de cannabis de mauvaise qualité. Depuis peu, ces deux territoires produisent des
hybrides de ganja de grande qualité (White Ice, White Rhino, White Russian, etc.) ainsi que
des produits manufacturés haut de gamme à très forte valeur ajoutée comme la résine et
l’huile de cannabis.
42Les enjeux économiques ayant changé, l’organisation du trafic a elle aussi évolué. Alors
que les premières années étaient marquées par l’hétérogénéité et la dominance d’une
multitude de petits trafiquants opérant au coup par coup et à petite échelle, en fonction
d’opportunités, la tendance actuelle est à la complexification. Dans un premier temps, les
gangs jamaïcains se sont progressivement imposés sur le marché caribéen grâce à leur savoirfaire dans la production et à l’art de la guerre développé dans les « garnisons politiques »
jamaïcaines ainsi que dans les guerres des gangs aux États-Unis. Il semble qu’aujourd’hui ces
gangs jamaïcains soient en train de céder aux pressions des cartels mexicains, premiers
fournisseurs de cannabis vers les États-Unis et sans conteste les organisations criminelles les
plus développées des Amériques.
43Les conséquences locales sont pour l’instant la mise à disposition de quantités toujours plus
grandes de cannabis de qualité croissante. Le développement actuel de la vaste plate-forme de
production du Guyana laisse imaginer que cette tendance va se poursuivre. Il est évidemment
à craindre que ce regain d’activités criminelles, qui se développe en harmonie avec le trafic de
cocaïne, d’armes et d’êtres humains, va contribuer à accroître les niveaux de violence déjà
phénoménaux dans la région, continuant parallèlement à pomper toujours plus de
financements publics vers des dépenses non productives comme la surveillance des eaux
territoriales et la lutte contre le narcotrafic.
44La politique anti-drogue menée par les États-Unis dans la région peut pour sa part être
considérée comme un échec patent, si on se cantonne à l’observation du déplacement des
cultures et l’augmentation générale de la production et du trafic (et de la violence associée). Il
ne faut cependant pas perdre de vue que cette politique est sélective et plus souvent que
rarement guidée par des objectifs géopolitiques pour lesquels la drogue sert de prétexte
d’intervention plus que d’objectif à abattre (Labrousse et Koutouzis, 1996 ; Dale Scott, 2003).
L’ouvrage de référence d’A. McCoy (2003) a sur cette question bien souligné comment la
lutte sélective contre certains groupes de trafiquants, en parallèle au soutien effectifs d’autres,
selon des impératifs géopolitiques, a contribué à la diffusion de la production de drogues et du
trafic dans le monde.
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Notes
1 http://jamaica-gleaner.com/gleaner/20060816/lead/lead1.html
2 http://jamaica-gleaner.com/latest/article.php?id=48066
3 Constatations basées sur les conclusions de l’étude de Comitas, 1975, actualisée par les auteurs de cet article
4 Données récoltées par les auteurs de cet article à travers de multiples recherches de terrain menées à la
Jamaïque, à Saint Vincent, à Trinidad, au Guyana et à la Dominique entre 2004 et 2014.
5 http://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/faitsdivers/du-faux-branchement-edf-a-la-plantation-decannabis-255597.php
6 Voir par exemple : http://jamaica-star.com/thestar/20140408/news/news5.html
7 Voir par exemple : http://www.guyanatimesgy.com/?p=56361
8 http://www.state.gov/j/inl/rls/nrcrpt/2013/vol1/204049.htm
9 http://www.jamaicaobserver.com/news/US-says-Jamaica-is-largest-Caribbean-supplier-of-marijuana
10 http://www.kaieteurnewsonline.com/2014/05/05/cops-destroy-huge-ganja-farm-at-berbice/
11 See for instance : $132m in ganja burnt; cops target more, Trinidad Express Newspaper, 25 October 2011 ;
and more recently : $20 million in ganja destroyed, Trinidad Express Newspaper, May 1st, 2014.
12 http://www.thenassauguardian.com/news/47834-police-find-32-mil-worth-of-marijuana-plants-in-gb
13 Découverte de 276 pieds de cannabis, France Antilles, 7 avril 2014.
14 Plus de 2000 pieds de cannabis saisis, France Antilles, 26 octobre 2013.
15 Voir par exemple : http://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/faitsdivers/decouverte-de-276-pieds-decannabis-249666.php ; http://www.guadeloupe.franceantilles.fr/actualite/faits-divers/plus-de-2-000-pieds-decannabis-saisis-239735.php ; http://guadeloupe.la1ere.fr/2013/09/30/plusieurs-centaines-de-pieds-de-cannabischez-un-particulier-73489.html
16 http://www.barbadostoday.bb/2014/05/18/cannabis-seized-during-drug-eradication-exercise/
17 http://jamaica-gleaner.com/gleaner/20110919/business/business2.html
18 Voir par exemple : http://www.newsday.co.tt/crime_and_court/0, 172100.html ;
http://www.guardian.co.tt/news/2011/05/28/4-million-ganja-seized ; http://www.trinidadexpress.com/news/3min-ganja-found-in-banana-boxes-247404791.html
19 http://www.antiguaobserver.com/st-vincent-still-source-for-most-cannabis-in-the-caribbean/
20 Interview menée à Giraudel, Dominique, en décembre 2012.
21 Haiti and Jamaica's deadly trade, BBC News, 25 October 2008 ; Cops target small ganja farmers, Jamaica
Gleaner, June 23, 2008.
22 Pour deux cas récents, voir : http://www.thenassauguardian.com/news/47834-police-find-32-mil-worth-ofmarijuana-plants-in-gb et http://www.thenassauguardian.com/news/47683-men-charged-after-major-drug-bust
23 Voir par exemple : http://www.antiguaobserver.com/marijuana-seized-off-english-harbour-boat/ ;
http://www.antiguaobserver.com/more-than-half-million-dollars-of-weed-seized/
24 Voir par exemple : http://www.stabroeknews.com/2012/archives/07/17/large-marijuana-seizure-offbarbados/ ; http://www.stabroeknews.com/2012/archives/07/17/four-bajans-remanded-in-st-vincent-over-ganja/
25 http://www.state.gov/j/inl/rls/nrcrpt/2013/vol1/204049.htm
26 Les interviews menées auprès de trafiquants dominicais montrent l’imbrication dans les réseaux au départ de
Saint Vincent, imbrication facilitée par les visas de pêche qui permettent aux “pêcheurs” de ces îles de se
déplacer librement dans la région.
27 Voir par exemple : http://dominicanewsonline.com/news/homepage/news/crime-court-law/dominicansinvolved-in-guadeloupe-trafficking-network/ ; http://dominicanewsonline.com/news/homepage/news/dominicaidentified-as-supplier-in-guadeloupe-drug-bust/
28 http://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/faitsdivers/120-kilos-d-herbe-saisis-de-la-cocaine-et-septtrafiquants-240850.php
29 http://www.caribbean360.com/news/trinidad_tobago_news/trinidad-and-tobago-struggling-to-deal-withtrafficking-use-of-illegal-narcotics-us
30 http://martinique.la1ere.fr/2014/05/02/la-douane-intercepte-pres-d-une-tonne-d-herbe-de-cannabis148609.html
31 Interview réalisée par l’auteur à Kingston, à la Jamaïque, en mars 2010.
32 US Department of State, Country Report : Cuba, 2014.
33 www.jamaicanobserver.com/entertainment/Book-links-Tosh-and-ganja-trade_16964199
34 Interviews de trafiquants menées par l’auteur à Bottom Town, Saint Vincent, à Fort-de-France, Martinique, et
à Castries, Sainte-Lucie.
35 Interview mené par l’auteur auprès de trafiquants arrêtés dans le sud de la Martinique, lors de leur déportation
vers Saint Vincent.
36 Saint Vincent PM Raplph Gonzales, quoted in « Marijuana on our minds », The Guardian, Septembebr 23,
2013.
37 On pourra voir à ce sujet le documentaire des producteurs (légaux) de cannabis hollandais Strain Hunters :
https://www.youtube.com/watch?v=mjq5Han-Slw
38 http://www.theguardian.com/world/2008/mar/11/internationalcrime
39 Voir par exemple : http://www.jamaicaobserver.com/news/Woman-sentenced-for-smuggling-ganja ;
http://www.jamaicaobserver.com/news/Bermudan-women-jailed-for-smuggling-ganja-from-Jamaica ;
40 http://www.jamaicaobserver.com/news/Drug-smuggling-Jamaicans-in-Barbados-make-lawyersick_15010716
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Table des illustrations
Titre Figure 1. Production et trafic de cannabis dans la Caraïbe, 2014
URL http://espacepolitique.revues.org/docannexe/image/3233/img-1.png
Fichier image/png, 221k
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Pour citer cet article
Référence électronique
Romain Cruse et Daurius Figueira, « Géopolitique du cannabis dans la Caraïbe insulaire »,
L'Espace Politique [En ligne], 24 | 2014-3, mis en ligne le 12 janvier 2015, consulté le 20
janvier 2015. URL : http://espacepolitique.revues.org/3233 ; DOI :
10.4000/espacepolitique.3233
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Auteurs
Romain Cruse
Enseignant vacataire en économie, géographie et aménagement du territoire
Université des Antilles et de la Guyane (UAG), Martinique
[email protected]
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Paru dans L'Espace Politique, 4 | 2008-1
Daurius Figueira
Lecturer in Government and Criminology
University of the West Indies (UWI), Trinidad & Tobago
[email protected]
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