Etudes des personnages principaux de Moliere dans Les

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Etudes des personnages principaux de Moliere dans Les
CHAPITRE 2
Les personnages principaux masculins
Ce chapitre porte sur l’analyse des personnages principaux masculins dans
les comédies de Molière : Harpagon dans L’Avare (1668) et Tartuffe dans Le Tartuffe
(1669). À travers le riche bourgeois Harpagon, Molière montre les ravages que peut
faire dans une famille l’avarice du maître de maison. Quant à Tartuffe, l’auteur
représente l’hypocrisie qui gagne de l’intérêt sous un masque dévot en dominant la
conscience de l’extrême homme pieux, Orgon. Les deux personnages illustrent ce qui
est dénaturé et vicié chez l’humain.
2.1 Harpagon dans L’Avare
Harpagon est un riche bourgeois, veuf et père de deux enfants, Cléante et
Élise. La fille, Élise, est secrètement fiancée à Valère, gentilhomme napolitain qui l’a
sauvée de la noyade. Il se déguise en l’intendant d’Harpagon pour le convaincre.
Quant au fils, Cléante, il veut épouser une jeune fille sans fortune, Mariane. Au lieu
de veiller au bonheur de ses enfants, Harpagon les tyrannise par des mariages
d’intérêt. Cléante devra s’unir à une riche veuve et Élise est obligée d’épouser le
seigneur Anselme qui a plus de 50 ans et dont on vante les grands biens. Quant au
père, il s’apprête à se remarier avec Mariane dont la jeunesse et le charme
compenseront la pauvreté. Les jeunes résistent au projet du père. Cléante associe La
Flèche, son valet, au vol de la cassette enterrée dans le jardin de son père pour détruire
le projet de mariage. Le vice du père provient non seulement de l’avarice, mais aussi
de l’égoïsme. Usurier, Harpagon exige un taux d’intérêt excessif pour augmenter sa
fortune. Pour épouser Mariane, l’avare, qui doit lui offrir un dîner, multiplie les
recommandations à ses domestiques pour réduire le plus possible la dépense. Dans ce
dîner, il soupçonne des sentiments et une relation entre son fils et Mariane. Il feint de
lui abandonner la jeune fille pour obtenir la vérité. Cléante tombe dans le piège et
avoue son amour. À cause de sa résistance au père, Cléante est déshérité, maudit et
chassé. Harpagon, affolé, désolé, furieux et assoiffé de vengeance à cause de la
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disparition de sa chère cassette, menace sa famille, ses domestiques et lui-même pour
attraper le voleur.
Enfin, la vérité apparaît. Valère, accusé par Maître Jacques d’avoir volé la
cassette, avoue qu’il s’est fiancé secrètement avec Élise. Pour se disculper, il dévoile
son identité et raconte son histoire. Il est en effet le fils d’Anselme qui est aussi le
père de Mariane. Seize ans plus tôt, un naufrage avait dispersé les membres de cette
famille de l’aristocratie napolitaine. Grâce à cette reconnaissance, tout s’arrange.
Valère sera uni à Élise et Cléante à Mariane. Anselme pourvoira aux besoins des deux
mariages et paiera tous les frais pour veiller au bonheur de ses enfants. Harpagon,
toujours obsédé par l’argent, récupère sa cassette.
Le nom d’Harpagon
Pour représenter ici un travers humain, Molière fait correspondre la
ladrerie à son personnage principal, Harpagon. Passionné de l’argent, il cause le
malheur et la désunion dans sa famille. Le nom d’Harpagon signifie l’avarice, ce qui
correspond au titre de la pièce. Molière la nomme L’Avare parce qu’il veut
représenter l’un des vices de l’homme. Dans Le Robert Dictionnaire alphabétique et
analogique de la langue (2006, p. 194), l’avare est une personne « qui a la passion des
richesses et se complaît à les amasser sans cesse ». Jacques et Sylvie Dauvin (1993,
p. 29) soulignent l’indignité et la signification de l’avare en latin ainsi :
« Le mot latin avaritia nous renseigne mieux : il désigne un vif désir de
conserver, mais surtout d’acquérir toujours plus. Cette avidité ne se
limite pas à la convoitise des richesses, mais s’étend à tout ce qui peut
donner à l’avare l’impression d’exister davantage. »
Les deux définitions « désir de conserver » et « acquérir toujours plus »
sont propres au caractère d’Harpagon. La première signification correspond à son
comportement ridicule : il enfouit sa cassette dans le jardin. La profession
d’Harpagon, usurier, exprime bien le sens d’« acquérir ». Il a soif d’argent et accroît
sa fortune par tous les moyens.
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Quant à la source d’Harpagon, le dramaturge la prend « dans une comédie
italienne du XVIe siècle, l’Émilie de Luigi Groto (1541-1585) où un avare se nomme
Arpago » (Fernand Angué, 1968, p. 26). Pour créer son personnage, Molière enrichit
les données sommaires de la comédie italienne en restituant au mot « Arpago » la
consonne initiale qui figure dans le mot latin « harpagonem (grappin, grippesou) »
(Ibid.). L’avarice d’Harpagon est une forme extrême de monstruosité de ce que La
Rochefoucauld appelle l’amour-propre. Il le définit comme « un attachement exclusif
à sa propre personne, à sa conversation, à son développement : amour de soi et de
toutes les choses pour soi » (Jacques et Sylvie Dauvin, 1993, pp. 29-30).
Pour créer son personnage principal, le dramaturge prend aussi le modèle
de l’avare parmi les gens de son temps : Jean Tardieu, « un homme connu de tout
Paris pour sa ladrerie » (Fernand Angué, 1968, p. 24) est né vers 1593, d’une famille
normande anoblie en 1576. Tardieu est devenu lieutenant criminel en 1635. « Il y
avait à Paris d’autres avares que Tardieu, sa femme et son beau-père ; mais tout Paris
parlait de lui comme du plus fameux » (Ibid., p. 25). Pour représenter ce travers
humain de son temps, Molière prend donc le nom d’un personnage dans la comédie
italienne et le modèle de Jean Tardieu pour caractériser son Harpagon.
Le serviteur qui berne son maître malavisé amène le comique comme
celui que l’on trouve dans L’Épidique de Plaute. Molière emprunte cet élément pour
railler le défaut d’Harpagon. Dès le début de la pièce, La Flèche, l’un des cinq
domestiques, critique indirectement l’avarice de son maître :
La Flèche, à part.
La peste soit de l’avarice et des avaricieux !
Harpagon.
Comment ? que dis-tu ?
La Flèche.
Ce que je dis ?
Harpagon.
Oui. Qu’est-ce que tu dis d’avarice et d’avaricieux ?
La Flèche.
Je dis que la peste soit de l’avarice et des avaricieux.
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Harpagon.
De qui veux-tu parler ?
La Flèche.
Des avaricieux.
Harpagon.
Et qui sont-ils, ces avaricieux ?
La Flèche.
Des vilains et des ladres.
Harpagon.
Mais qui est-ce que tu entends par là ?
La Flèche.
De quoi vous mettez-vous en peine ?
Harpagon.
Je me mets en peine de ce qu’il faut.
La Flèche.
Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ?
Harpagon.
Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises à qui tu parles
quand tu dis cela.
La Flèche.
Je parle… je parle à mon bonnet.
(L’Avare : I, 3)
Grâce à cette entrevue entre La Flèche et son maître, le vice d’Harpagon
est représenté par son surnom qui est dans le champ lexical de « la radinerie » comme
« des vilains, des ladres, l’avarice et des avaricieux ». La Flèche compare l’avarice
avec « la peste », qui s’enracine incurablement dans son âme.
Or, Harpagon ne voit pas son travers. Il ne considère pas que la
malédiction s’adresse à lui ; c’est l’amour-propre qui le rend « myope et aveugle »
(Pierre Force, 1994, p. 117). Aux yeux de La Rochefoucauld, l’amour-propre rend
l’homme ridicule :
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« On ne peut pas sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses
abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il y fait mille
insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même, il y
conçoit, il y nourrit, il y élève, sans le savoir, un grand nombre
d’affections et de haines (…) De cette nuit qui le couvre naissent les
ridicules persuasions qu’il a de lui-même ; de là viennent ses erreurs, ses
ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet. »
(Cité par Pierre Force, 1994, p. 114)
Obsédé de l’argent, Harpagon exerce le droit du maître pour réduire le
plus possible la dépense ; il exerce le droit du père pour augmenter sa richesse par un
mariage forcé. Tout ce qu’il fait, c’est pour l’amour de lui-même.
Le portrait d’Harpagon
La Commedia dell’arte durcit le répertoire contre les vieillards ridicules
par « l’élaboration du type du Docteur, et le seul matamore, rival incompétent et
verbeux, y remplit les fonctions de l’homme mûr » (Marcet Gurwirth, 1966, p. 99).
Molière se sert de ces traits pour créer Harpagon. Le portrait d’Harpagon est très clair.
C’est un vieux père dans une famille bourgeoise. Dans L’Histoire de la littérature
française au XVIIe siècle, Adam Antoine « le voit physiquement épuisé, décharné,
voûté et quinteux » (Cité par Jacques et Sylvie Dauvin, 1993, p. 28). Dans la
conservation avec Frosine, entremetteuse, on apprend que ce vieillard a soixante ans :
Frosine.
Comment ! vous n’avez de votre vie été si jeune que vous êtes, et je
vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.
Harpagon.
Cependant, Frosine, j’en ai soixante bien comptés.
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Frosine.
Hé bien ! qu’est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi. C’est la
fleur de l’âge, cela, et vous entrez maintenant dans la belle saison de
l’homme.
Harpagon.
Il est vrai : mais vingt années de moins pourtant ne me feraient point de
mal, que je crois.
Frosine.
Vous moquez-vous ? Vous n’avez pas besoin de cela, et vous êtes d’une
pâte à vivre jusques à cent ans.
(II, 5)
Le passage cité caractérise le comique d’Harpagon parce que celui-ci est
épris des compliments dissonants sur son image que fait Frosine. En niant sa
vieillesse, il se croit beau, sage et imposant. Il s’inquiète de son âge pour se remarier
avec une jeune fille comme Mariane. Frosine, qui souhaite une récompense dans cette
affaire, lui assure qu’il n’y a pas de problème. Tout au long de la flatterie de
l’entremetteuse, Molière emploie le vocabulaire évoquant la vieillesse comme « les
vieillards, un beau vieillard avec une barbe majestueuse, les plus vieux, sexagénaire »
(II, 5). D’ailleurs, Harpagon accueille Mariane en portant des lunettes, signe d’une
grande vieillesse à l’époque. Lors de la première rencontre, Harpagon s’explique à
Mariane :
« Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des lunettes. Je
sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez visibles d’euxmêmes, et qu’il n’est pas besoin de lunettes pour les apercevoir ; mais
enfin c’est avec des lunettes qu’on observe les astres, et je maintiens et
garantis que vous êtes un astre, mais un astre, le plus bel astre qui soit
dans le pays des astres. »
(III, 5)
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Harpagon est naturellement en mauvaise santé. Parfois, des quintes de
toux l’interrompent. « C’étaient celles qui secouaient Molière et qu’il a incorporées à
son personnage pour tousser à son aise sur scène » (Jacques et Sylvie, 1993, p. 28).
Harpagon craint que sa vieillesse soit l’obstacle au mariage :
Harpagon.
Je n’en ai pas de grandes, Dieu merci ! Il n’y a que ma fluxion qui me
prend de temps en temps.
Frosine.
Cela n’est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez
grâce à tousser.
(II, 5)
Les comédiens italiens, en particulier Scaramouche, ont eu une influence
sur Molière. Pour souligner les traits de caractère et renforcer la caricature
d’Harpagon, Molière utilise « les lazzis » (René Bray, 1954, p. 208) : les vêtements
d’Harpagon prouvent bien son avarice. Il s’habille avec des costumes démodés en
portant la collerette à l’antique. C’est Frosine qui décrit sa façon de s’habiller :
« (…) Ah ! que vous lui plairez ! et que votre fraise à l’antique fera sur
son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de votre
haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes. C’est pour
la rendre folle de vous, et un amant aiguilleté sera pour elle un ragoût
merveilleux. »
(II, 5)
Depuis Louis XIII, le style d’habillement a changé. Le pourpoint s’est
raccourci et orné de dentelles ; la chemise bouffante surchargée de rubans a fait son
apparition. Les aiguillettes ont disparu. Et la perruque est de règle. Harpagon devrait
porter cet habillement qui est propre à sa classe sociale. René Jasinski (1969, p. 199)
note que les vêtements d’Harpagon sont contraires aux élégances à la mode en les
comparant à ceux de Cléante et de Valère :
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« Les personnages se caractérisent aussi par leur langage, leurs attitudes,
et par leur costume ; le large chapeau d’Harpagon, sa fraise à l’antique et
son pourpoint à aiguillettes contrastent avec les élégances à la mode :
celle de Cléante, plus chargée, celle de Valère, plus sobre et de meilleur
goût. »
En s’habillant de costumes démodés avec des lunettes, Harpagon paraît
vieux. Il est décharné, voûté et quinteux avec « la barbiche minuscule et cheveux rares
et tout raides » (II, 5).
Quant à la moralité d’Harpagon, celui-ci devient inquiet, soupçonneux,
égoïste et inconscient parce qu’il ne pense qu’à conserver son argent et qu’à
augmenter sa richesse. André Lagarde et Laurent Michard (1970, p. 191) soulignent
les dépenses du maître et du père qui provoquent le malheur de l’avare :
« La situation impose à Harpagon des dépenses qui le mettent à la
torture : riche bourgeois, il doit avoir un train de maison, un intendant,
des laquais, un carrosse ; père de famille, il a un fils amoureux et
prodigue, et une fille qu’il veut marier “sans dot” ; veuf, il voudrait se
remarier, mais la jeune Mariane est pauvre et il faut lui offrir un grand
festin…»
Frosine est inévitablement victime d’Harpagon. Bien qu’elle cherche à le
flatter et à lui plaire, il ne lui donne pas de sou pour le mariage. Pour éclaircir Frosine,
La Flèche lui décrit l’égoïsme, la cruauté et la ladrerie de son maître :
La Flèche.
As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?
Frosine.
Oui, je traite pour lui quelque petite affaire dont j’espère récompense.
La Flèche.
De lui ? Ah ! ma foi, tu seras bien fine si tu en tires quelque chose, et je
te donne avis que l’argent céans est fort cher.
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Frosine.
Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.
La Flèche.
Je suis votre valet, et tu ne connais pas encore le seigneur Harpagon.
Le seigneur Harpagon est de tous les humains l’humain le moins
humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. Il n’est
point de service qui pousse sa reconnaissance jusqu’à lui faire ouvrir les
mains. De la louange, de l’estime, de la bienveillance en paroles et de
l’amitié, tant qu’il vous plaira ; mais de l’argent, point d’affaires. Il n’est
rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses, et
donner est un mot pour qui il a tant d’aversion qu’il ne dit jamais : Je
vous donne, mais : Je vous prête le bonjour.
(II, 4)
L’utilisation des formules superlatives « de tous les humains l’humain
le moins humain, le mortel de tous les mortels, le plus dur, le plus serré, de plus sec et
de plus aride » montre qu’Harpagon est « inhumain » (Léon Lejealle, 1971, p. 18). Il
est impossible qu’il donne de l’argent à Frosine comme «…l’argent céans est fort
cher» et «…donner est un mot pour qui il a tant d’aversion qu’il ne dit jamais : Je
vous donne ». La récompense qu’elle reçoit est seulement un merci comme « De la
louange, de l’estime, de la bienveillance en paroles et de l’amitié ». L’avertissement
semble inutile. La Flèche continue alors de confirmer la dureté et l’obsession de
l’argent de son maître :
« Bagatelles ici ! Je te défie d’attendrir, du côté de l’argent,
l’homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d’une turquerie
à désespérer tout le monde ; et l’on pourrait crever qu’il n’en branlerait
pas. En un mot, il aime l’argent plus que réputation, qu’honneur et que
vertu, et la vue d’un demandeur lui donne des convulsions. C’est le
frapper par son endroit mortel, c’est lui percer le cœur, c’est lui arracher
les entrailles ; et si…Mais il revient, je me retire. »
(II, 4)
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Molière compare Harpagon aux Turcs qui étaient considérés comme des
hommes particulièrement cruels à l’époque. D’après Harpagon, l’argent est le bien le
plus précieux. Frosine découvre cependant sa radinerie par elle-même ; il refuse de la
payer sous prétexte qu’il doit faire son travail : « Adieu, je vais achever mes
dépêches » (II, 5). Bien qu’elle cherche à le supplier, il ne s’intéresse pas à elle. Elle
se lamente de sa méchanceté : « Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les
diables ! Le ladre a été ferme toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant
quitter la négociation (…) » (II, 5). Harpagon a donc en quelque « sorte deux esprits :
l’un pour les propos concernant son argent, l’autre pour tous les autres propos »
(Pierre Force, 1994, p. 61).
Harpagon est méfiant mais sot, grondeur, pusillanime, avare et crédule.
Étant crédule, Harpagon accepte tout ce que Frosine lui prédit sur les mains :
Frosine.
Ne voyez-vous pas jusqu’où va cette ligne là ?
Harpagon.
.
Hé bien ! qu’est-ce que cela veut dire ?
Frosine.
Par ma foi, je disais cent ans, mais vous passerez les six-vingts.
Harpagon.
Est-il possible ?
Frosine.
Il faudra vous assommer, vous dis-je, et vous mettrez en terre et vos
enfants et les enfants de vos enfants.
Harpagon.
Tant mieux ! (…)
(II, 5)
Harpagon n’est pas en bonne santé. Il tousse tout le temps. Pour
convaincre Mariane de se marier avec ce vieillard, Frosine en affirme l’intérêt en
disant qu’il ne vivra pas longtemps : «…et qu’il y a quelques petits dégoûts à essuyer
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avec un tel époux ; mais cela n’est pas pour durer, et sa mort, croyez-moi, vous mettra
bientôt en état d’en prendre un plus aimable qui réparera toutes choses » (III, 4).
À propos de la cassette, Harpagon paraît imbécile. C’est son extrême
défiance qui, altérant sa lucidité, rétrécit son intelligence. Harpagon est dupé par
Maître Jacques qui a menti en accusant Valère d’avoir volé la cassette. Au lieu de
vérifier ses paroles par une interrogation sur les détails de la cassette, Harpagon la lui
décrit inconsciemment. Bien que Maître Jacques réponde faussement sur sa taille et sa
couleur, Harpagon croit entièrement à ses mensonges. Ce dialogue démontre sa bêtise
et la dérision de son attitude :
Maître Jacques.
(…) Où était-il votre argent ?
Harpagon.
Dans le jardin.
Maître Jacques.
Justement. Je l’ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que cet
argent était ?
Harpagon.
Dans une cassette.
Maître Jacques.
Voilà l’affaire. Je lui ai vu une cassette.
Harpagon.
Et cette cassette, comme est-elle faite ? Je verrai bien si c’est la mienne.
Maître Jacques.
Comment elle est faite ?
Harpagon.
Oui.
Maître Jacques.
Elle est faite… elle est faite comme une cassette.
Le commissaire.
Cela s’entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir.
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Maître Jacques.
C’est une grande cassette.
Harpagon.
Celle qu’on m’a volée est petite.
Maître Jacques.
Eh oui ! elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je l’appelle
grande pour ce qu’elle contient.
Le commissaire.
Et de quelle couleur est-elle ?
Maître Jacques.
De quelle couleur ?
Le commissaire.
Oui.
Maître Jacques.
Elle est de couleur...là, d’une certaine couleur…Ne sauriez-vous m’
aider à dire ?
Harpagon.
Euh !
Maître Jacques.
N’est-elle pas rouge ?
Harpagon.
Non, grise.
Maître Jacques.
Eh ! Oui, gris-rouge ; c’est ce que je voulais dire.
Harpagon.
Il n’y a point de doute. C’est elle assurément. Écrivez, monsieur, écrivez
sa déposition…
(V, 2)
La moralité moliéresque repose sur la nature. Il dénonce la déformation
morale des hommes à travers Harpagon. Ce personnage n’est qu’un bouffon à cause
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de sa manie de l’argent. Patrick Dandrey (1992, p. 54) fait remarquer que le comique
de Molière est une peinture du travers moral dans l’optique du ridicule :
« La comédie révèle le travers moral par le rire en usant de procédés de
grossissement, voir de batelage, que Molière sait mettre au service d’une
peinture de la réalité sous l’angle du comique, dans l’optique du
ridicule. »
L’argent et la propriété sont des indices essentiels pour le portrait social
d’Harpagon. C’est « un bourgeois cossu » (Jean Calvet, 1969, p. 89) qui possède
beaucoup d’argent. Sa cassette contient 10 000 écus ou environ «1 260 000 en
francs » (Jacques et Sylvie Dauvin, 1993, p. 18). Il a bien du mal à conserver ce trésor
en sécurité :
« Certes ce n’est pas une petite peine que de garder chez soi une grande
somme d’argent, et bien heureux qui a tout son fait bien placé et ne
conserve seulement que ce qu’il faut pour sa dépense. (…) Cependant, je
ne sais si j’aurai bien fait d’avoir enterré dans mon jardin dix mille écus
qu’on me rendit hier. Dix mille écus en or chez soi est une somme
assez…»
(I, 4)
Harpagon est un fameux usurier. Pratiquant cette profession, il a pris
beaucoup d’argent aux pauvres emprunteurs. Cléante, voulant sauver Mariane de la
pauvreté, a dû emprunter de l’argent à un riche et mystérieux personnage. La somme
d’argent qu’il désire est très élevée « 15 000 francs ou 630 000 francs ». Les deux
sommes, l’une contenue dans la cassette et l’autre empruntée par Cléante, équivalent à
« 1 890 000 francs en 19921 » (Ibid., p. 18).
1
La somme 1 890 000 francs français équivaut environ à 9 450 000 bahts, en
2010, selon le taux de change en rigueur.
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À part l’argent, ses propriétés illustrent évidemment sa richesse. Il possède
un carrosse, du mobilier, des chevaux et des domestiques comme d’autres bourgeois.
Mais sa radinerie a mis ses biens dans un état misérable comme un carrosse délabré.
Quant à son mobilier, Harpagon ne vend pas les beaux meubles qu’il tient de ses
parents. Ces meubles, de style Louis XIII, deviennent désuets avec le temps qui passe.
Il les utilise encore parce qu’il ne veut pas dépenser son argent. Jacques et Sylvie
Dauvin (Ibid., p. 17) commentent l’avarice d’Harpagon à propos de ses meubles :
« Pour le mobilier, on remarquera que, dans l’inventaire d’Harpagon,
figurent une “table…à piliers tournés”, c'est-à-dire style Louis XIII, et
des escabelles, petits sièges de bois alors tout à fait démodés. Les
mousquets qui sont mentionnés étaient déjà eux aussi dépassés. »
Pour traîner son carrosse endommagé, on a besoin de chevaux. Mais les
chevaux d’Harpagon deviennent étiques à cause de la ladrerie et de l’inhumanité de
leur maître. Ils ne peuvent pas marcher car ils travaillent dur sans manger selon leur
besoin. Maître Jacques cherche à sauver les pauvres chevaux en se plaignant du vice
de son maître :
Maître Jacques.
Vos chevaux, monsieur ? Ma foi, ils ne sont point du tout en état de
marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière : les pauvres
bêtes n’en ont point, et ce serait fort mal parler ; mais vous leur faites
observer des jeûnes si austères que ce ne sont plus rien que des idées ou
des fantômes, des façons de chevaux.
Harpagon.
Les voilà bien malades, ils ne font rien !
Maître Jacques.
Et, pour ne faire rien, monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger ? Il leur
vaudrait bien mieux, les pauvre animaux, de travailler beaucoup, de
manger de même…
(III, 1)
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L’avarice d’Harpagon est farouche. Elle ne provoque pas seulement la
misère de son entourage, mais aussi de ses animaux. Harpagon dérobe la nourriture de
ses chevaux : «…et que l’on vous surprit une nuit en venant dérober vous-même
l’avoine de vos chevaux » (III, 1).
Pour ridiculiser les conduites pingres et les traits incongrus, Molière place
son personnage principal dans un contexte social et économique pesant. Les
domestiques sont indispensables chez les bourgeois de l’époque. Un bourgeois
dispose généralement d’au moins dix domestiques spécialisés (intendant, écuyer,
soubrettes). Mais Harpagon n’en a que cinq : La Flèche, Dame Claude, Brindavoine,
La Merluche et Maître Jacques. D’ailleurs, Maître Jacques doit remplir deux rôles
différents : le cocher et le cuisinier. Maître Jacques a ainsi interrogé sur sa fonction
précise vis-à-vis de son maître :
Maître Jacques.
Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous
voulez parlez ? car je suis l’un et l’autre.
Harpagon.
C’est à tous les deux.
Maître Jacques.
Mais à qui des deux le premier ?
Harpagon.
Au cuisinier.
(III, 1)
Harpagon emploie seulement cinq domestiques parce que les gages de
cinq domestiques sont moins chers que ceux de dix domestiques. Au XVIIe siècle, les
filles devaient avoir une suivante. À cause de la ladrerie de son père, Élise est
chaperonnée par la servante, Dame Claude, qui s’occupe du ménage.
Molière peint la contradiction dans le juste milieu pour souligner la
bassesse d’Harpagon. C’est un cossu qui a un train de vie inférieur à sa condition. Son
entourage, ainsi que ses enfants, souffre de son avarice. Harpagon se dégrade et
acquiert une mauvaise réputation. René Bray (1954, p. 292) pense que la bouffonnerie
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d’Harpagon ne vient pas de son avarice mais de son caractère qui est contraire à sa
position sociale et sa situation :
« Si Harpagon est ridicule, ce n’est pas parce qu’il est avare. L’avarice
peut être tragique aussi bien que comique. C’est que sa position sociale,
sa situation de chef de famille et son amour pour Mariane le jettent dans
la contradiction. Riche bourgeois, il a des chevaux ; mais il leur vole
l’avoine qu’il leur fait donner. Il a des enfants et il se réjouit de leurs
frasques lorsqu’elles servent son vice. Il se résout à épouser une jeune
fille pauvre, parce qu’il en fera son intendante. »
Ce que Molière démontre à travers le comique d’Harpagon, ce sont des
mœurs aberrantes par rapport à la nature. À cet égard, le dramaturge est un
réformateur des mœurs car il peint les travers ridicules des hommes :
« (…) Molière est présenté comme le réformateur des mœurs, qui
instruit en divertissant et ne raille les hommes sur leurs défauts que pour
les en corriger : ses portraits d’après nature ont servi de miroirs dans
lesquels ceux qu’il a joués se sont reconnus. »
(Jean-Pierre Collinet, 1974, p. 59)
La profession d’Harpagon
Harpagon est avare dans la double acception du mot : d’une part, il
s’abaisse à une indigne ladrerie par un instinct d’économie pathologique, d’autre part,
c’est par cupidité qu’il s’enrichit de toutes les façons. C’est sa profession secrète qui
démontre l’avidité d’Harpagon. René Jasinski (1969, p. 194) souligne ainsi le vice
d’Harpagon :
« Il pourrait exercer d’honnêtes activités : il se mue en usurier féroce et
en vient à de honteux trafics, aggravés de filouteries caractérisées. »
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Pour exécuter ses affaires, Harpagon utilise un entremetteur, Maître
Simon. Il cache son nom pour prendre contact avec ses clients dans une maison
empruntée. La Flèche dévoile la conduite d’Harpagon à Cléante dans la réplique
suivante :
« Ah vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin
à se cacher que vous, et ce sont des mystères bien plus grands que vous
ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom, et l’on doit
aujourd’hui l’aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour être
instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et je ne doute
point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles. »
(II, 1)
Avant de prêter son argent, Harpagon veut s’assurer de toutes les
informations à l’égard de ses clients :
« Mais croyez-vous, maître Simon, qu’il n’y ait rien à péricliter, et
savez-vous le nom, les biens, et la famille de celui pour qui vous
parler ?»
(II, 2)
Harpagon accroît sa richesse par l’infortune d’autrui. Il veut connaître le
nom, les biens et la famille des débiteurs pour s’assurer qu’ils peuvent prêter de
l’argent. Leurs fortunes sont les seules garanties :
« Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l’emprunteur soit
majeur et d’une famille où le bien soit ample, assuré, clair et net de tout
embarras, on fera une bonne et exacte obligation par devant un notaire,
le plus honnête homme qu’il se pourra, et qui pour cet effet sera choisi
par le prêteur, auquel il importe le plus que l’acte soit dûment dressé. »
(II, 1)
43
La Flèche évoque ainsi la dure condition que Cléante doit affronter lors de
son emprunt :
« Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra
compter en argent que douze mille livres, et, pour les mille écus restants,
il faudra que l’emprunteur prenne les hardes, nippes, et bijoux dont
s’ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis de bonne foi au plus
modique prix qu’il lui a été possible. »
(II, 1)
Le ridicule des personnages moliéresques réside « dans leur inhumanité,
qu’elle provienne d’un vice ou procède d’un mécanisme » (René Bray, 1954, p. 293).
Dans L’Avare, le comique tient dans la condition injuste d’Harpagon. Il veut
s’emparer de toutes les fortunes des emprunteurs. La Flèche fait une longue liste du
prêteur inhumain ce qui fait rire le spectateur :
« Écoutez le mémoire. “Premièrement, un lit de quatre pieds, à bandes
de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur
d’olive, avec six chaises, et la courtepointe de même, le tout bien
conditionné et doublé d’un petit taffetas changeant rouge et bleu”. ‘‘Plus
un pavillon à queue, d’une bonne serge d’Aumale rose sèche, avec le
mollet et les franges de soie’’. »
(…)
« Attendez. “Plus une tenture de tapisserie des Amours de Gombaud et
de Macée”. “Plus une grande table de bois de noyer, à douze colonnes ou
piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de
ses six escabelles.” »
(…)
« Donnez-vous patience. “Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre
de perle, avec les trois fourchettes assortissantes”. “Plus un fourneau de
brique, avec deux cornues et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont
curieux de distiller”. »
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(…)
« Doucement. “Plus un luth de Bologne garni de toutes ses cordes, ou
peu s’en faut”. “Plus un trou-madame et un damier, avec un jeu de l’oie
renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l’on n’a que
faire”. “Plus une peau d’un lézard de trois pieds de demi remplie de foin,
curiosité agréable pour rendre au plancher d’une chambre”. “Le tout, cidessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents
livres, et rabaissé à la valeur de mille écus par la discrétion du
prêteur”.»
(II, 1)
Quant à Cléante, il ne peut pas accepter la gourmandise horrible de son
père :
« Que la peste l’étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu’il
est ! A-t-on jamais parlé d’une usure semblable ? et n’est-il pas content
du furieux intérêt qu’il exige, sans vouloir encore m’obliger à prendre
pour trois milles livres les vieux rogatons qu’il ramasse ?»
(II, 1)
Harpagon s’empare de tout le bien de l’emprunteur : d’une chose sans
valeur comme « la courtepointe » jusqu’à la plus précieuse : « Plus trois gros
mousquets tout garnis de nacre perle » (II, 1). Harpagon est impitoyable parce qu’il
s’enrichit par les misères des pauvres. Dans sa pièce, Molière relève « comment un
avare, même puissamment riche, tout en étendant le réseau de ses affaires se ravale à
la soif de possession la plus élémentaire » (René Jasinski, 1969, p. 194).
L’avidité rend Harpagon odieux. Il ne se contente pas de sa richesse ; il
veut s’enrichir par l’usure et par des conditions injustes. Pour lui, l’usure est « une
activité parallèle, clandestine, une manière de s’adonner en cachette à son vice et
d’exercer sa rapacité » (Léon Lejealle, 1971, p. 17).
45
La famille d’Harpagon
Harpagon est veuf ; c’est un père bourgeois de deux enfants, Cléante et
Élise. Cette famille est désunie à cause de l’excès autoritaire et de l’égarement du
père. Dès le début de la pièce, Valère indique déjà à Élise la contradiction entre le
père et le fils :
« On ne peut pas ménager l’un et l’autre ; et l’esprit du père et celui du
fils sont des choses si opposées qu’il est difficile d’accommoder ces
deux confidences ensemble. »
(I, 1)
L’opposition que Valère a mentionnée est l’avarice du père et la
prodigalité de Cléante. Harpagon veut conserver son argent et réduire le plus possible
les dépenses dans la famille, mais Cléante y fait l’obstacle. Il exprime ainsi sa colère
contre son fils :
Harpagon.
Cela est étrange que mes propres enfants me trahissent et deviennent
mes ennemis.
Cléante.
Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien ?
Harpagon.
Oui. De pareils discours et les dépenses que vous faites seront cause
qu’un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans la
pensée que je suis tout cousu de pistoles.
(I, 4)
Le mot « ennemis » et le verbe « trahir » soulignent que l’opposition est
violente. À cause de son obsession pour l’argent, Harpagon se méfie de son fils. Il
craint que Cléante l’assassine pour s’emparer de l’argent. Il reproche brutalement la
46
prodigalité de l’habillement de son fils en disant que ses costumes coûtent peu
d’argent :
« … Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces
rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, et si une
demi-douzaine d’aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-dechausses ? Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques,
lorsque l’on peut porter des cheveux de son cru, qui ne coûtent rien ! Je
vais gager qu’en perruques et rubans il y a du moins vingt pistoles ; et
vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sols huit deniers, à
ne les placer qu’au denier douze. »
(I, 4)
Les costumes de Cléante sont évidemment le contraire de ceux de son
père. Cléante, jeune homme, s’habille à la mode. Jacques et Sylvie Dauvin (1993,
pp. 44-45) indiquent que le style d’habillement de Cléante est celui du milieu du
XVIIe siècle :
« Pour un jeune homme, “raisonnables” signifie sans doute “à la
mode” ; en effet, vers 1668, les gens “dans le vent” remplaçaient les
aiguillettes (lacets) que conseille Harpagon par des rubans et se
coiffaient de perruques, sans que ce fût extravagant. N’imaginons pas
Cléante ridiculement coquet comme Mascarille des Précieuses
Ridicules : il souhaite seulement abandonner la mode périmée suivie par
son père, on le comprend. »
Au XVIIe siècle, le fils doit se courber sans murmurer sous l’autorité du
père. Dans L’Avare, Molière rompt la loi de dépendance et de soumission. Cléante se
révolte contre la dureté et la déraison d’Harpagon. Il juge que son père est inhumain et
se brûle de le punir, de le soumettre, de le bafouer publiquement. Lisons ainsi le
passage suivant où s’affrontent Cléante et son père :
47
Harpagon.
Comment ! pendard, c’est toi qui t’abandonnes à ces couples extrémités?
Cléante.
Comment ! mon père, c’est vous qui vous portez à ces honteuses
actions?
Harpagon.
C’est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables !
Cléante.
C’est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles !
Harpagon.
Oses-tu bien, après cela, paraître devant moi ?
Cléante.
Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?
Harpagon.
N’as-tu point de honte, dis-moi, d’en venir à ces débauches-là, de te
précipiter dans des dépenses effroyables et de faire une honteuse
dissipation du bien que tes parents t’ont ramassé avec tant de sueurs ?
Cléante.
Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les
commerces que vous faites, de sacrifier gloire et réputation au désir
insatiable d’entasser écu et de renchérir, en fait d’intérêts, sur les plus
infâmes subtilités qu’aient jamais inventées les plus célèbres usuriers ?
Harpagon.
Ôte-toi de mes yeux, coquin, ôte-toi de mes yeux !
Cléante.
Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a
besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n’a que faire ?
(II, 2)
Mariane a un rôle important car cela renforce la dissension entre
Harpagon et Cléante. Le fils veut se marier avec Mariane, mais son dessein se heurte
à la méchanceté de son père qui est son rival : «…j’ai découvert que mon père est
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mon rival » (II, 1). Quant à Harpagon, il refuse de laisser Mariane à son fils. Il révèle
son intention à maître Jacques :
« Ah ! dis-lui, maître Jacques, que moyennant cela, il pourra
espérer toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté
de choisir celle qu’il voudra.»
(IV, 4)
Cléante et Mariane veulent s’unir parce qu’ils s’aiment. Quant à
Harpagon, il veut se marier avec la jeune fille parce qu’il apprécie son honnêteté et sa
douceur : « Son maintien honnête et sa douceur m’ont gagné l’âme » (I, 4). D’après
Marcel Gutwirth (1966, p. 129), ce n’est pas de l’amour que désire Harpagon mais
c’est plutôt un pur caprice de sa part :
« Amant sénile, il retient pour lui une jeune fille que son infortune met à
sa merci, sans qu’il soit question d’amour ni même de convoitise de
vieux. C’est pur caprice de sa part, et il ne se met guère en frais de
galanterie pour amadouer la belle. Elle est à lui parce qu’elle est jeune et
belle, qu’elle personnifie donc la chaleur humaine, la vie à laquelle il n’a
plus droit mais qu’il s’annexe au nom du Néant, son maître. »
Les modèles classiques, italiens, espagnols imposaient à la comédie un
canevas romanesque pour point de départ de l’action. Molière utilise un mariage
contrasté pour railler le vice Harpagon. Cléante indique à La Flèche l’inconvénient de
la différence d’âge entre Harpagon et Mariane :
« N’a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier ? Lui sied-il
bien d’être encore amoureux ? et ne devrait-il pas laisser cette occupation
aux jeunes gens ?»
(IV, 4)
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Selon Gœthe, la pièce L’Avare serait construite sur « un sujet de drame »
(René Bray, 1954, p. 282). Cléante est chassé, déshérité et maudit par son père :
Cléante.
Rien ne peut me changer.
Harpagon.
Laisse-moi faire, traître.
Cléante.
Faites tout ce qu’il vous plaira.
Harpagon.
Je te défends de me jamais voir.
Cléante.
À la bonne heure.
Harpagon.
Je t’abandonne.
Cléante.
Abandonnez.
Harpagon.
Je te renonce pour mon fils.
Cléante.
Soit.
Harpagon.
Je te déshérite.
Cléante.
Tout ce que vous voudrez.
Harpagon.
Et je te donne ma malédiction.
Cléante.
Je n’ai que faire de vos dons.
(IV, 5)
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Le décor est essentiel pour représenter le défaut d’Harpagon. Il n’est pas
le moindre souci du metteur en scène. Les décorateurs italiens avaient beaucoup
travaillé depuis le XVIe siècle. Certains auteurs français prêtent leurs services pour les
représentations de gala. Dans le cours ordinaire de la vie dramatique, la conception du
décor incombe au chef de la troupe. Le décor de L’Avare est la tâche de Molière. Il
précise que « le théâtre est une salle, et, sur le derrière, un jardin » (Ibid., p. 82).
Comment est la salle où il peint les mœurs déformantes du bourgeois Harpagon pour
ressembler à une situation réelle ? René Jasinski (1969, pp. 198-199) la décrit ainsi :
« (…) mais salle bien lambrissée avec, à droite, une cheminée surmontée
d’une glace Louis XIII, et, au fond, une fenêtre ornée d’un lambrequin,
ouvrant sur un jardin. Au cours des dialogues seront mentionnés,
plaisamment disparates et révélateurs, un lit de quatre pieds avec ses
ornements, une tapisserie représentant les amours de Gombaud et de
Macée, une table avec six escabelles, des mousquets garnis de nacre, un
luth de Bologne. »
Les accessoires de la scène sont attentivement choisis par Molière parce
que cet élément provoque la vraisemblance de la représentation. Pour faire un
raccourci de la famille bourgeoise et mettre en relief le caractère d’Harpagon, il faut
« deux souquenilles, des lunettes, un balai, une batte, une cassette, une table, une
chaise, une écritoire, du papier, une robe ; deux flambeaux sur la table au cinquième
acte » (René Bray, 1954, p. 82). Le metteur en scène est donc celui qui transmet le
génie de Molière sur scène.
La fille d’Harpagon, Élise, est secrètement amoureuse de Valère qui se
déguise en « l’intendant » (III, 1) pour convaincre l’avare. Elle affronte le vice de son
père qui se réclame de son autorité parentale. Elle est obligée de se marier avec un
riche vieillard, Anselme :
Harpagon.
(…) Quant à ton frère, je lui destine une certaine veuve dont ce matin
on m’est venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.
51
Élise.
Au seigneur Anselme ?
Harpagon.
Oui. Un homme mûr, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans,
et dont on vante les grands biens.
(I, 4)
L’intérêt que l’avare souhaite est bien sûr « les grands biens » d’Anselme,
un riche veuf sans enfants. Après la mort de son mari, Élise héritera d’une fameuse
fortune.
Harpagon ne sait pas assumer son rôle de père affectueux. Toutes ses
conduites représentent son vice qui provient de son amour-propre. Selon La
Rochefoucauld, l’amour-propre peut tyranniser autrui pour son intérêt :
« L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour
soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait tyrans des
autres si la fortune leur en donnait les moyens. »
(Cité par Pierre Force, 1994, p. 119)
Élise a fermement refusé de répondre aux vœux de son père en disant « Je
ne veux point me marier » et « Je ne l’épouserai point » (I, 4). À l’époque, le père
possède légalement sa fille. C’est lui qui décide du destin de sa fille. La scène
suivante en est le témoin :
Harpagon.
Je suis votre très humble valet ; mais, avec votre permission, vous
l’épouserez dès ce soir.
Élise.
Dès ce soir ?
Harpagon.
Dès ce soir.
52
Élise.
Cela ne sera pas, mon père.
Harpagon.
Cela sera, ma fille.
Élise.
Non.
Harpagon.
Si.
Élise.
Non, vous dis-je.
Harpagon.
Si, vous dis-je.
Élise.
C’est une chose où vous ne me réduirez point.
Harpagon.
C’est une chose où je te réduirai.
(I, 4)
Bien qu’Élise menace Harpagon de se suicider pour éviter le mariage, son
père ne s’y intéresse pas. Cette dispute montre que l’intérêt du mariage, chez le père,
est plus important que le bonheur de la fille. Ce dialogue représente une intention
catégorique du père :
Élise.
Je me tuerai plutôt que d’épouser un tel mari.
Harpagon.
Tu ne te tueras point, et tu l’épouseras. Mais voyez quelle audace !
A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ?
Élise.
Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ?
(I, 4)
53
À travers la famille d’Harpagon, Molière dévoile le vice du père dans la
maison. Le père au XVIIe siècle est un maître que tous les membres de la famille
doivent respecter. Alfred Simon (1970, p. 54) note que dans la comédie moliéresque
l’impérialisme et le côté sordide du père suscitent le malheur de son entourage :
« De ce qu’il possède, il use et il abuse pour le plaisir d’affirmer très
haut que ses droits sont sans limite. Son peuple est un peuple servile ; il
est époux, père, maître pour être obéi. Le jeu comique du bourgeois
consiste à vérifier gratuitement son pouvoir sur les objets devenus ses
biens et les personnes devenus son monde. Il provoque l’obstacle,
l’arrivée du rival, du fiancé, du larron, par son entêtement à réduire les
autres à un simple reflet de lui-même. Femmes, enfants, serviteurs
s’émancipent pour donner une ouverture, une envergure, une fraîcheur à
ce monde, rassis par le caprice d’un démiurge disgracieux. »
Ce qui provoque la colère d’Harpagon est la promesse secrète du mariage
entre Valère et Élise. Hors des injures comme « fille scélérate, fille indigne » (V, 4),
Élise est emprisonnée dans sa chambre. Quant à Valère, son amoureux, il sera pendu
à cause de la promesse en mariage et du vol de la cassette. Cette réplique démontre la
brutalité d’un père méchant :
« (…) C’est ainsi que tu pratiques les leçons que je t’ai données ! Tu te
laisses prendre d’amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi
sans mon consentement ! Mais vous serez trompés l’un et l’autre.
(À Élise) Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite ;
(À Valère) et une bonne potence me fera raison de ton audace. »
(V, 4)
Harpagon « se comporte en père brutal, despotique » (René Jasinski,
1969, p. 200) parce qu’il se moque du sentiment de sa fille. Il la juge indigne et lui
reproche de ne pas suivre ses leçons. Mais quelles leçons a-t-il données, sinon de
54
fourberie, d’égoïsme, de malheur et d’ingratitude ? Élise illustre la condition des
femmes au XVIIe siècle.
Pour résister au mariage organisé par un père autoritaire, Cléante
complote avec La Flèche pour voler la cassette. Afin de la récupérer, Harpagon se
soumet donc à toutes les exigences de ses enfants. Cependant, son désir pour épouser
Mariane ne peut pas vaincre l’avarice et l’avidité enracinées dans son âme. Harpagon
désire l’argent plus que Mariane. Molière montre un cas de défiguration humaine à
travers Harpagon qui refuse le désir naturel. René Jasinski (Ibid., p. 195) souligne la
hantise perverse d’Harpagon pour sa chère cassette ainsi :
« Passion contre passion. Mais l’entraînement que l’on peut tenir pour le
plus irrésistible se subordonne chez lui à l’égoïsme, à l’intérêt, à une
dureté dominatrice qui se refuse à prendre en considération les
sentiments les plus naturels ; et l’avarice l’emporte sur tout : ses désirs
plus sensuels qu’attendris de barbon amoureux ne résistent pas au vol de
sa cassette. »
La famille d’Harpagon offre le spectacle de la désunion et des ravages
provoqués par un maître autoritaire. Jacques et Sylvie Dauvin (1993, p. 36) évoquent
la bouffonnerie d’Harpagon qui suscite de la peine chez Cléante et Élise :
« Harpagon, tout redoutable qu’il puisse paraître, reste bouffon ridicule,
et le bon droit, l’amour partagé, la jeunesse doivent l’emporter sur la
tyrannie odieuse et la convoitise d’un vieillard sensuel. »
Le comportement d’Harpagon
Molière ne se ressemble ni à Montaigne, ni à Descartes, ni à Pascal parce
que ceux-ci transmettent leur philosophie par des lettres. Molière, poète comique,
prêche l’éthique de la nature dans l’optique ridicule de ses contemporains par un
spectacle, non des textes, par une action, non des mots. Toutes les conduites et les
actions d’Harpagon sont une peinture permanente de ses travers. La monomanie
55
d’Harpagon au sujet de l’argent et de l’avarice suscite le comique. Cela se présente
pour la première fois à la scène trois de l’acte premier. Harpagon y exprime la peur
que son argent soit volé ; il chasse et menace La Flèche. Il veut être seul :
« Hors d’ici tout à l’heure, et qu’on ne réplique pas ! Allons, que l’on
détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence !»
Cette réplique note la méfiance d’Harpagon. Pour lui, le danger est tout ce
qui l’entoure et tout ce qui vient de l’extérieur. La phobie d’Harpagon est « le type
constituant du comique d’hallucination » (Marcel Gutwirth, 1966, pp. 194-195). La
Flèche est jugé comme potentiellement agressif. Le maître, attaché à son argent,
continue à expulser son valet :
La Flèche.
Mon maître, votre fils, m’a donné ordre de l’attendre.
Harpagon.
Va-t’en l’attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, planté
tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe et faire ton profit
de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes
affaires, un traître dont les yeux maudits assiègent toutes mes actions,
dévorent ce que je possède, et furettent de tous côtés pour voir s’il n’y a
rien à voler.
(I, 3)
C’est l’amour-propre qui provoque l’angoisse d’Harpagon. Dans les plus
grands intérêts et dans les plus importantes affaires comme l’argent, son hallucination
s’aggrave. Il voit, il sent, il entend, il devine, il soupçonne tout. La Flèche est ainsi
interrogé et fouillé par son maître :
La Flèche.
Hé bien, je sors.
56
Harpagon.
Attends. Ne m’emportes-tu rien ?
La Flèche.
Que vous emporterais-je ?
Harpagon.
Vien çà, que je voie. Montre-moi tes mains.
La Flèche.
Les voilà.
Harpagon.
Les autres.
La Flèche.
Les autres ?
Harpagon.
Oui.
La Flèche.
Les voilà.
(I, 3)
Fouiller les mains ne soulage pas la lubie du maître. Il farfouille les
chausses de son valet :
Harpagon, désignant les chausses.
N’as-tu rien mis ici dedans ?
La Flèche.
Voyez vous-même.
Harpagon, tâtant le bas de ses chausses.
Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les receleurs des
choses qu’on dérobe, et je voudrais qu’on en eût fait pendre quelqu’un.
(I, 3)
André Lagarde et Laurent Michard (1970, p. 181) soulignent la névrose
phobique d’Harpagon de perdre son argent ainsi :
57
« (…) au début de L’Avare, la discussion Harpagon et La Flèche (I, 3),
tout en gestes et en jeux de farce, nous découvre à chaque trait le
caractère de l’avare, inquiet, soupçonneux, toujours aux aguets, toujours
à tâter, à vérifier, à surveiller les paroles… »
Harpagon, cossu, a beaucoup d’argent. Il devrait le conserver dans un
coffre-fort comme d’autres bourgeois. À cause de la peur, il choisit de le garder dans
une cassette enterrée dans son jardin. Il décrit la peine que cela demande pour le
conserver. Cette tirade montre sa caricature et sa phobie :
« (…) On n’est pas peu embarrassé à inventer dans toute une maison
une cache fidèle : car pour moi, les coffres-forts me sont suspects, et je
ne veux jamais m’y fier. Je les tiens justement une franche amorce à
voleurs, et c’est toujours la première chose que l’on va attaquer.
Cependant, je ne sais si j’aurai bien fait d’avoir enterré dans mon jardin
dix mille écus qu’on me rendit hier. »
(I, 4)
Enterrer la cassette est la meilleure façon pour soulager l’angoisse de
l’avare. Ceci dit la cassette devient l’objet de sa préoccupation parce que l’aboiement
du chien le perturbe :
Harpagon, à part, regardant vers le jardin.
« Ouais ! Il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point
qu’on en voudrait à mon argent ? (À Valère) Ne bougez, je reviens tout à
l’heure (Il sort).»
(I, 5)
Pour mettre en relief le comique et la lubie d’Harpagon à travers la
cassette, Molière intercale de petites scènes qu’il imite de la Commedia dell’arte. À la
scène trois du deuxième acte, Frosine s’entretient avec Harpagon pour reporter le
projet de mariage. Avant la conversation, sa névrose se réveille ; il surveille sa
58
cassette. Ceci indique que son argent est plus important que le mariage. Il ne peut pas
s’éloigner de son argent :
« Attendez un moment. Je vais revenir vous parler. (À part) Il est à
propos que je fasse un petit tour à mon argent. »
(II, 3)
En s’occupant de sa cassette, Harpagon est comme « le chien du jardin,
qui ne mange point de choux et ne veut point que personne en mange »
(Marcel Gutwirth, 1966, p. 69).
Molière met en relief le défaut d’Harpagon et dépeint ses mœurs de façon
réaliste par le comique de situation. Pour inviter Mariane à dîner, il faut nettoyer la
maison et préparer des mets. Harpagon ordonne d’abord à dame Claude de nettoyer
les meubles doucement de peur de les user. De plus, il la menace de ne pas payer ses
appointements si sa fortune est endommagée. La raison de cette rigueur est qu’il ne
veut pas dépenser son argent. Il avertit ainsi dame Claude :
« (…) Approchez, dame Claude. Commençons par vous. (Elle tient un
balai) Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de
nettoyer partout, et surtout prenez garde de ne point frotter les meubles
trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le
souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s’il s’en écarte quelqu’une et
qu’il se casse quelque chose, je m’en prendrai à vous et le rabattrai sur
vos gages. »
(III, 1)
Une autre référence à son avarice est faite par rapport à la livrée de ses
domestiques. Leurs livrées sont trop usées et tachetées. Ce festin est bien l’occasion
de les changer pour montrer « sa position sociale » (René Bray, 1954, p. 292). Mais
Harpagon ne le pense pas. Malgré l’opposition de ses domestiques, il leur ordonne de
les porter en restant le dos à la muraille pour cacher trous et taches d’huile. :
59
La Merluche.
Quitterons-nous nos siquenilles, monsieur ?
Harpagon.
Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos
habits.
Brindavoine.
Vous savez bien, monsieur, qu’un des devants de mon pourpoint est
couvert d’une grande tache de l’huile de la lampe.
La Merluche.
Et, moi, monsieur, que j’ai mon haut-de-chausses tout troué par-derrière,
et qu’on me voit, révérence parler…
Harpagon.
Paix ! Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez
toujours le devant au monde. (Harpagon met son chapeau au-devant de
son pourpoint pour montrer à Brindavoine comment il doit faire pour
cacher la tache d’huile.) Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi,
lorsque vous servirez.
(III, 1)
Dans cette situation, le comique d’Harpagon provient de son défaut qui
fait la misère de son entourage. Si Harpagon restait sur la scène à ne rien faire, il
serait certes avare mais cela ne ferait rire personne. Il y a drame, il y a ridicule parce
que le comportement d’Harpagon heurte les intérêts des autres personnages, à savoir
ses valets qui n’ont pas de quoi se vêtir.
La préparation du dîner montre un peu plus sa ladrerie ; il veut réduire le
plus possible les dépenses. Le vin, qui coûte très cher, par exemple, est servi de façon
limitée. Harpagon commande à La Merluche de verser beaucoup d’eau au lieu
du vin :
Harpagon.
« (…) et vous, La Merluche, je vous établis dans la charge de rincer les
verres et de donner à boire, mais seulement lorsque l’on aura soif, et non
60
pas selon la coutume de certains impertinents de laquais qui viennent
provoquer les gens et les faire aviser de boire lorsqu’on n’y songe pas.
Attendez qu’on vous en demande plus d’une fois, et vous ressouvenez de
porter toujours beaucoup d’eau.»
Maître Jacques.
Oui ; le vin pur monte à la tête.
(III, 1)
Harpagon veut un bon repas en payant peu d’argent pour ses invités.
Maître Jacques, en tant que cuisinier, a besoin d’argent pour acheter des ingrédients.
Lorsque son valet en demande, Harpagon s’écrie avec colère :
Harpagon.
Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère ?
Maître Jacques.
Oui, si vous me donnez bien de l’argent.
Harpagon.
Que diable ! toujours de l’argent! Il semble qu’ils n’aient autre chose à
dire : de l’argent, de l’argent, de l’argent ! Ah ! ils n’ont que ce mot à la
bouche, de l’argent ! Toujours parler d’argent ! Voilà leur épée de
chevet, de l’argent !
(III, 1)
Dans la réplique ci-dessus, Harpagon répète « de l’argent » sept fois. Ceci
illustre sa psychologie perverse. Le nombre des invités est d’environ dix. Mais le
maître prescrit à son valet de préparer des mets pour seulement huit personnes :
« Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit » (III, 1). On peut noter sa
folie lorsque Maître Jacques propose gens à table des menus appropriés qui coûtent
beaucoup d’argent :
61
Maître Jacques.
Eh bien, il faudra quatre grands potages et cinq assiettes. Potages…
Entrées…
Harpagon.
Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière !
Maître Jacques.
Rôt…
Harpagon, en lui mettant la main sur la bouche.
Ah ! traître, tu manges tout mon bien !
Maître Jacques.
Entremets…
Harpagon.
Encore ?
(III, 1)
Afin de réduire les dépenses pour le souper, Harpagon cherche à
empêcher ses invités de manger des plats de viande. Il entend rassasier ses invités
avec des haricots et des marrons dès les assiettes réservées à l’entrée. Il explique à
Valère ainsi :
« Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient
d’abord : quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien
garni de marrons. Là, que cela frisonne. »
(III, 1)
Selon Pierre Force (1994, p. 22), les personnages philosophes de Molière
sont comiques dans trois types de situations : « celles où ils disent la vérité sans la
comprendre, celles où ils sont incapables de reconnaître la vérité dans ce qu’on leur
dit, et enfin celles où la vérité qu’ils sont les premiers à découvrir confirme leurs
terreurs les plus secrètes ». L’imbécillité d’Harpagon entre dans cette analyse. Valère,
l’intendant, résiste au menu de Maître Jacques pour flatter son beau-père en disant le
proverbe « il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger » (III, 1). Ce
62
proverbe plaît beaucoup à Harpagon qui dit « Je les veux faire graver en lettres d’or
sur la cheminée de ma salle » (III, 1). Harpagon l’adore parce qu’il peut réduire les
dépenses pour le souper. Harpagon est un personnage philosophe comique parce qu’il
ne comprend pas ce que Valère lui dit.
Les conceptions des menus selon Maître Jacques et selon Harpagon sont
très contrastées. Maître Jacques donne de l’importance à la qualité du dîner qui
convient à la classe sociale de son maître. Chez l’avare, la dépense pour le souper est
la plus importante. Jacques et Sylvie Dauvin (1993, p. 17) soulignent la différence
entre le menu du valet et celui du maître :
« Parmi les très nombreux plats servis au souper (à sept heures), on
appréciait les choux, mais beaucoup moins les marrons, beaucoup les
volailles, moins le mouton : la différence entre le menu de Maître
Jacques et celui d’Harpagon est claire : le premier propose un menu
d’apparat avec des mets recherchés pour l’époque, l’avare compose un
repas familial des plus communs. »
Cette grande scène qui réunit autour d’Harpagon ses enfants, son
intendant et ses serviteurs, est « un tableau très animé » (René Bray, 1954, p. 211).
Harpagon est au centre ; son fils et sa fille se tiennent un peu en retrait ; Valère est
proche et prêt à porter secours à son maître. Dame Claude, Maître Jacques,
Brindavoine et La Merluche sont rangés sur les côtés : chacun s’avance à l’appel de
son nom. Ceci est « le tableau de mœurs et de caractère » (Ibid.) où la radinerie
d’Harpagon éclate.
L’avarice d’Harpagon est sans borne. Maître Jacques en a raconté des
exemples. Harpagon maltraite non seulement ses chevaux, mais aussi le chat de son
voisin. Il a volé les aliments du chat :
« Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos
voisins pour vous avoir mangé un reste d’un gigot de mouton…»
(III, 1)
63
Pour réduire les dépenses de repas, Harpagon double les jours de jeûne.
Son valet conte son ridicule ainsi :
« (…) L’un dit que vous faîtes imprimer des almanachs particuliers où
vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des
jeûnes où vous obligez votre monde (…) »
(III, 1)
Harpagon ne pense qu’à conserver son argent. Tout ce qu’il fait, tient de la
perversité. Selon Marcel Gurwirth (1966, p. 128), Harpagon « n’a de l’humanité que
le squelette-son aspect même confine à la mort plutôt qu’à la vie ».
Harpagon est ridicule parce qu’il est malhonnête. Son amour-propre
l’empêche de voir son avarice ; il essaie à tout prix de cacher son défaut. Si Harpagon
était ouvertement et consciemment avare, il ne serait pas caricatural. S’il savait
parfaitement dissimuler ses affaires perverses, il n’y aurait pas de comédie. À cet
égard, Pierre Force (1994, p. 128) exprime son opinion : « Harpagon fait rire parce
que ses tentatives de dissimulation sont transparentes : il est mauvais acteur. »
Le langage d’Harpagon
Le langage d’Harpagon traduit sa monomanie de l’argent. Il oblige Élise à
se marier avec le seigneur Anselme. Valère entre dans la scène pour juger de cette
querelle ; il cherche à indiquer les différences entre Anselme et Élise comme l’âge,
l’humeur et le sentiment pour qu’Harpagon change de décision. L’avare ne veut pas
l’entendre. Il répète seulement le mot « sans dot » (I, 5). Pierre-Georges Castex et al.,
(1966, p. 127) expliquent que « son vice a obnubilé son âme au point de le rendre
étranger à toute considération humaine et sensée ».
La cassette qui contient dix mille écus est le bien le plus important pour
lui. À la scène sept de l’acte quatrième, la cassette est volée : « le vol de la cassette va
provoquer une crise de folie, dont on peut observer les manifestations dans le
monologue célèbre » (Jacques et Sylvie Dauvin, 1993, p. 34). Lorsque l’avare sait la
64
nouvelle de la disparition de sa cassette, il commence à exprimer sa peine ; il a
l’impression d’être égorgé :
« Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel !
Je suis perdu. je suis assassiné ! On m’a coupé la gorge, on m’a dérobé
mon argent !»
(IV, 7)
Déséquilibré, délirant, Harpagon atteint pendant quelques instants un état
de folie qui le rend caricatural. Sa rage indique que l’irréalité interfère avec le réel ; il
voit partout le mystérieux voleur. Il se soupçonne lui-même, s’agite fiévreusement et
se perd dans l’inconscience :
« Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? où est-il ? où se cache-t-il ? Que
ferai-je pour le trouver ? Où courir ? où ne pas courir ? N’est-il point là ?
n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête ! (Il se prend lui-même le bras)
Rends-moi mon argent, coquin ! …Ah ! c’est moi. Mon esprit est
troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. »
(IV, 7)
Cette peinture montre jusqu’où peut aller un homme dénaturé, égaré par
son étourderie et son extravagance. Patrick Dandrey (1992, p. 27) note que le comique
qui pénètre jusqu’au fond de l’âme fait l’esthétique essentielle de la comédie
moliéresque :
« Une chose apparemment essentielle pour comprendre son théâtre et,
singulièrement, sa conception du ridicule et de ce qui suscite le rire : que
les travers raillés et brocardés par lui sont toujours accompagnés d’un
plus grave défaut qui les enveloppe, celui d’une cécité mentale procédant
de l’étourderie, de l’extravagance, du délire, risquons le mot, de la folie
inhérente aux égarements de l’esprit et de l’âme. »
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Pour Harpagon, l’argent est la vie, à savoir l’ami, le soutien, le bonheur. Il
peut vivre sans enfants. Sans argent, il est désespéré. La catastrophe de sa cassette met
à nu la logique d’une passion purement négative et le livre tout bon à sa rage de
destruction. Ce monologue n’est qu’une lamentation respirant la mort :
« (…) Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami,
on m’a privé de toi ! Et, puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support,
ma consolation, ma joie, tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au
monde ! Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis
plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré !»
(IV, 7)
Ce lamento pathétique démontre que sa passion pour l’argent est sans
limite. Marcel Gurwirth (1966, p. 197) souligne le comique dérivé de l’esprit pervers
de l’avare ainsi :
« La substitution de son or à la vie, du métal à la chair qui en est le
contraire, atteint ici son degré sublime, où le rire rejoint les larmes, où la
condition humaine, déshumanisée par la passion et simultanément
déhanchée par l’erreur, présente un spectacle à la fois terrifiant et
risible. »
Enfin, sa plainte se résout bientôt « en menace, témoignant d’une haine
qui heureusement dépasse ses moyens de l’assouvir » (Ibid.). C’est la perspective
d’infliger les plus cruelles tortures qui peut apaiser sa souffrance. S’il ne peut pas
récupérer sa cassette, il veut punir tout le monde et se tuer ensuite :
« Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des
gênes, des potences et des bourreaux ! Je veux faire pendre tout
le monde ; et, si je ne trouve mon argent, je me pendrai moi-même
après !»
(IV, 7)
66
Dans ce fameux monologue, Harpagon, hallucinant à cause de la cassette
disparue, mue les spectateurs en foule hostile. Il « clôt son soliloque sur une vision de
torture et de mort universelle ». (René Jasinski, 1969, p. 195). René Bray (1954,
pp. 153-154) explique le lazzi du langage que Molière met dans les paroles de ses
personnages pour plaisanter avec le spectateur :
« L’ouïe s’ajoute souvent à la vue : la pitrerie prend alors la forme du cri
ou du chuchotement, du délire verbal, du charabia dialectal ; le
bégaiement et hoquet y interviennent. »
Harpagon utilise un langage farouche. Il sait jouer de sa parole pour
intimider ses enfants et ses domestiques. Il emploie des injures comme
« pendard », « coquin », « traître », « bourreau », « maraud ». Quand les menaces ne
sont pas efficaces, il utilise la force comme le coup de bâton. Il bat Maître Jacques
(I, 3) ; il réclame un bâton pour corriger son fils (IV, 3). Pour punir le voleur de sa
cassette, il utilise des instruments de torture. Il pense aux bourreaux et à la pendaison
(IV, 7). Ces violences verbales ou physiques ne sont que « les manifestations d’un
fond de cruauté et de folie qui explose après le vol de la cassette. (Jacques et Sylvie
Dauvin, 1993, p. 35).
Tous les projets de l’avare sont mis en échec : sa profession d’usurier qu’il
cache est visible de tous ; sa cassette qu’il enfouit dans le jardin est volée. Les
mariages forcés de ses enfants desquels il souhaite tirer un intérêt sont annulés. Valère
s’unit à Élise et Cléante à Mariane. Son mariage avec la jeune fille est rompu parce
que Cléante la lui ravit. Il reste sa cassette qui continue à lui échapper.
L’Avare est une comédie qui connait un grand succès. Cette comédie
révèle la compétence de Molière en tant qu’acteur. Dès sa jeunesse, Molière est parmi
les vedettes de la troupe ; sur six associés hommes, il se classe dans les trois premiers.
Harpagon, incarné par Molière dans cette comédie, est un bouffon vivant qui fait sans
cesse rire le spectateur par ses conduites aberrantes et ses grimaces. René Bray (1954,
p. 165) fait l’éloge de Molière en affirmant qu’il est un grand comédien :
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« Son tempérament, son énergie, son intelligence, sa souplesse de
caractère, son habileté manœuvrière, son génie comique, tout, jusqu’à
ses défauts, mués en qualités, tout contribua à faire de ce fils de
bourgeois un grand comédien. »
L’alliance de la vis comica, de la peinture de caractère et de mœurs de son
époque fait que L’Avare est une « comédie réaliste » (René Jasinski, 1969, p. 200).
Cette pièce, qui évite le burlesque et l’outrance, réduit à sa juste mesure le matériel
documentaire et peint les couleurs psychologiques et morales. Elle est donc « la
fusion de l’esthétique et de l’ethnique » (Patrick Dandrey, 1992, p. 98) qui fait que la
signification délivrée par le rire s’étend aux vérités exprimées par le tableau des
actions, des conduites et des propos du personnage. Le rire, qui suscite la vivacité et
les bonheurs de rythme et d’expression, se fait point de vue sur la réalité humaine et
instrument de pénétration de l’invisible.
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2.2 Tartuffe dans Le Tartuffe
Le bourgeois Orgon est un homme solide et courageux qui a vaillamment
servi le Roi pendant la guerre de la Fronde. Après la démobilisation, il va à l’église où
il rencontre un serviteur de Dieu sous l’habit misérable d’un pauvre. À cause de
l’admiration illimitée qu’il partage avec sa mère, Orgon le recueille en lui confiant le
soin de tout contrôler. Mme Pernelle approuve que son fils accueille chez lui ce saint
personnage. Elle réplique à chacun des membres de la famille qui accusent Tartuffe
d’hypocrisie : à Elmire, seconde femme d’Orgon, à Damis son fils, à Mariane sa fille,
à Cléante son beau-frère, et à Dorine sa servante. Orgon, qui revient de la campagne,
s’informe avec sollicitude de la santé de Tartuffe. Bien que Dorine cherche à
souligner la maladie de sa femme, il ne pense qu’à son dévot. Orgon, homme
apparemment solide et qui a vaillamment servi le Roi sous la Fronde, devient homme
hébété parce que Tartuffe est le directeur de sa conscience. Il veut unir Mariane à
Tartuffe malgré la répugnance de sa fille qui tombe amoureuse de Valère. Pour
démasquer et annuler le mariage, Elmire use d’une ruse pour s’entretenir avec
l’hypocrite. Il profite de l’entretien pour avouer sa passion et essaie de séduire cette
femme. Damis, hostile au faux dévot, a tout entendu et a prévenu son père. Mais,
Orgon chasse Damis. De plus, il annonce que Tartuffe sera son gendre et va lui faire
une donation entière de ses biens. Pour désabuser son mari, Elmire fait cacher Orgon
sous une table et mande Tartuffe. Elle feint de répondre à son amour. Orgon, enfin
désabusé, chasse l’hypocrite mais Tartuffe jette le masque et le menace : la maison lui
appartient par donation. Orgon se précipite dans la chambre de Tartuffe pour vérifier
la cassette d’Argas, son ami. Avant de partir en exil, Argas qui avait participé à la
Fronde, lui a confié des papiers compromettants. M. Loyal, huissier, vient enjoindre à
Orgon d’évacuer les lieux. Au milieu de la famille affolée, Valère offre à Orgon de
l’aider à fuir : la fatale cassette a été remise par Tartuffe à la justice royale. Tartuffe
en personne se présente, accompagné d’un exempt, pour arrêter Orgon. C’est
l’hypocrite que l’on attrape. Le roi a reconnu dans l’imposteur un dangereux escroc
recherché par la police et il connait les services rendus par Orgon à la cause royale
pendant la Fronde. Quant à Orgon, il accepte le mariage entre Valère et Mariane.
69
Les trois versions de Tartuffe
« Il y a eu, au XVIIe siècle, sous les différents titres de Tartuffe ou
l’Hypocrite, l’Imposteur, Tartuffe ou l’Imposteur, trois versions successives de la
comédie connue de nos jours sous le seul titre de Tartuffe » (Fernand Angué, 1972,
p. 3). De 1664 jusqu’à 1669, Molière a du remanier son texte et lutter contre ses
adversaires pour représenter ce chef-d’œuvre au public.
À l’occasion des divertissements offerts en l’honneur de la cour, « Plaisirs
de l’Ile enchantée », Molière a présenté sa comédie intitulée Tartuffe ou l’Hypocrite, à
Versailles le 12 mai 1664. Cette version constituait une pièce complète qui fut
achevée en trois actes. Elle se terminait sur le triomphe de l’hypocrite, qui n’aurait
plus eu qu’à chasser Orgon de chez lui, après l’avoir dépouillé de tous ses biens. Le
Roi, Louis XIV, ne trouvait rien à y redire mais son contenu souleva l’indignation du
parti des dévots. La Compagnie du Saint-Sacrement, organisation chrétienne,
« multiplie les œuvres charitables auprès des malades, des pauvres, des prisonniers en
veillant seulement à ce que cette charité ne soit pas perdue » (Pol Gaillard, 1978,
p. 15). Cette compagnie dénonce aux évêques, les individus et les groupements
qu’elle estime dangereux ou suspects et elle veille à ce que les affaires ne s’enlisent
pas. Alors, Molière, qui défie le pouvoir de l’Église en critiquant les faux-dévots,
paraît dangereux pour des chrétiens. La Compagnie du Saint-Sacrement usa de son
influence en faisant pression sur le roi pour interdire la pièce. Le dramaturge était
accusé d’impiété en donnant une mauvaise image de la dévotion et des croyants.
Molière refusa toutes les accusations. Il exprimait dans la préface de la pièce ses
intentions innocentes pour « décrier un métier dont tant d’honnêtes gens se mêlent ».
Il expliquait avec ses volontés et sa foi qu’il n’entendait pas être impie ou faire acte de
lèse-majesté divine mais distinguer les vrais dévots de l’hypocrite qui sert ses intérêts
sous la voie de la religion :
« Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra
sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu’elle ne
tend nullement à jouer les choses que l’on doit révérer ; que je l’ai
traitée avec tous les précautions que demandait la délicatesse de la
70
matière, et que j’ai mis tout l’art et tous les soins. Qu’il m’a été possible
pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai
Dévot. »
(Préface, Le Tartuffe)
D’après Molière, l’hypocrisie paraît plus dangereuse que les autres vices
humains. Elle doit être corrigée sans exception :
« Si l’emploi de la Comédie est de corriger les vices des hommes, je ne
vois pas par quelle raison il y en aura des privilégiés. Celui-ci est, dans
l’État, d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et
nous avons vu que le Théâtre a une grande vertu pour la correction. »
(Ibid.)
En août 1664, Pierre Roullé, le curé de Saint-Barthélemy publia à propos
de la pièce un pamphlet d’une violence extrême : le Roi glorieux au monde ou Louis
XIV le plus glorieux des rois du monde. Il accusa Molière d’être un démon qui a de
l’audace et qui blasphème sans craindre le péché :
« Un homme ou plutôt un démon, vêtu de chair et habillé en homme, et
le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés
(…). Il mérite par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice
exemplaire et public et le feu même avant coureur de celui de l’enfer,
pour expier un crime si grief de lèse-majesté divine. »
(Cité par Léon Lejealle, 1963, p. 10)
Le 5 août 1667, Molière se hasarda à jouer au Palais-Royal une seconde
version de sa pièce : Panulfe ou l’Imposteur. Le Roi, avant de partir pour la Flandre,
aurait donné son autorisation. Pour cette version, il aurait apporté des adoucissements.
Ce fut un grand triomphe, les recettes furent énormes. Mais le lendemain, le premier
président du Parlement, Lamoignon, a interdit la nouvelle représentation. Malgré les
71
bonnes intentions et le mérite du dramaturge, cette comédie ne convenait pas pour être
jouée en public et pour prêcher vis-à-vis des chrétiens :
« Monsieur, je fais beaucoup de cas de votre mérite ; je sais que vous
êtes non seulement un acteur excellent, mais encore un très habile
homme qui faites honneur à votre profession et à la France. Cependant,
avec toute la bonne volonté que j’ai pour vous, je ne saurais vous
permettre de jouer votre comédie. Je suis persuadé qu’elle est fort belle
et fort instructive ; mais il ne convient pas à des comédies d’instruire les
hommes sur les matières de la morale chrétienne et de la religion : ce
n’est pas au théâtre à se mêler de prêcher l’Evangile. »
(Ibid., pp. 10-11)
À cause de cette interdiction, Molière fut « entièrement déconcerté » (Pol
Gaillard, 1978, p. 25). Il était troublé, et comprenait qu’il avait encore perdu. Mais les
événements allaient lui être favorables. Le Roi rentra à Paris alors que la Compagnie
du Saint-Sacrement perdait de plus en plus de son crédit auprès des autorités
ecclésiastiques, jalouses de leurs prérogatives et inquiètes des exactions commises par
les confrères sous un prétexte religieux. Molière, à ce moment là, n’avait donc plus
d’ennemi puissant comme la Compagnie du Saint-Sacrement. Il obtient enfin du Roi
l’autorisation de jouer sa pièce en public.
Le 5 février 1669, la version définitive, le Tartuffe ou l’Imposteur, était
représentée au Palais royal. Le personnage Tartuffe y occupait une situation
intermédiaire entre l’état ecclésiastique de la première version et l’état mondain de la
seconde. Il était un directeur de conscience laïc. Le succès, triomphal, est attesté « par
le chiffre de 55 représentations dans l’année » (Fernand Angué, 1972, p. 8). La recette
a atteint plus de 5 000 livres. Le Tartuffe a été, de toutes les pièces de théâtre
classique, celle qui a été le plus jouée de 1680 à fin 1971: « 2 883 fois à la ComédieFrançaise » (Ibid.).
72
Le nom de Tartuffe
Pour étudier le personnage principal de Molière, le titre et les sous-titres
de la pièce sont des indices essentiels. Molière utilise souvent le nom ou le travers de
ses personnages pour intituler ses comédies. Pour cette pièce, il y a différents titres
comme Le Tartuffe ou l’Hypocrite, Le Tartuffe ou l’Imposteur et Le Tartuffe. Ce sont
d’abord les sous-titres qui relèvent l’indignité de Tartuffe. Hypocrite, du grec
hupo-critès, signifie « qui joue son rôle pour soi, en dessous, tout en gardant au moins
en partie sa personnalité apparente » (Pol Gaillard, 1978, p. 38). Imposteur signifie
« qui cherche à s’imposer, à en imposer aux autres par tous les moyens, vérité et
mensonge mêlés » (Ibid.). Les sous-titres sont donc éclairants.
Au sujet de l’origine du nom de Tartuffe, il faut remarquer que le mot
« tartuffe paraît longtemps en français comme nom commun » (Fernand Angué, 1972,
p. 10). Car on le trouve en 1609 dans un pamphlet intitulé le Mostigophore de l’abbé
apostat Antoine Fuzy, curé à Paris. Il critique son marguillier Nicolas Vivian : « Tu
n’es qu’un tartuffe, un butor, une happelourde » (Gérard Ferreyrolles, 1987, p. 36). Le
mot tartuffe est associé au mot happelourde qui signifie pierre fausse que « l’on fait
passer pour une pierre fine. C'est-à-dire une personne qui n’a que l’apparence,
hypocrite » (Fernand Angué, 1972, p. 10). Mais le mot tartuffe et happelourde ne sont
pas synonymes. Il est probable qu’entre 1609 et 1661, le sens figuré du nom commun
tartuffe a évolué : à l’origine, il désigne « un homme méchant, un fripon, comme
l’italien tartùfo » (Ibid.). C’est à partir de 1664, et avec la comédie de Molière, que le
mot tartuffe prend le sens d’hypocrite ou d’imposteur.
Cependant le dramaturge s’inspire principalement de la comédie italienne
pour son Tartuffe. Il a emprunté à la comédie italienne le nom du personnage qui
« avait le surnom de Tartùfo, désignant la truffe » (Ibid.). Ce personnage se trouve
dans le Malmantile riacquistato de Lorenzo Lippi (1603-1669), avec le sens figuré de
« méchant petit homme » (Gérard Ferreyrolles, 1987, p. 36). Or, le mot Tartuffe,
tartùfo en italien, a une relation inséparable avec la truffe en particulier pour le sens.
Mais comment passer de la truffe à la ruse ? Leur dissimulation est commune. D’une
part, la truffe est un champignon souterrain s’engraissant des racines du chêne.
73
D’autre part, Tartuffe est le fourbe qui travaille pour son intérêt sous la voie de la
religion.
L’appellation peut désigner le caractère du personnage. Dans la comédie
de Molière, le surnom des personnages principaux est essentiel parce qu’il montre
leur défaut. Pour Tartuffe, son vice est relevé par les surnoms : « l’imposteur »
(Le Tartuffe ou L’Imposteur : V, 5 vers 1885), « hypocrisie » (I, 1 vers 70). Tartuffe
n’est qu’un faux dévot qui dépouille les biens des dupes comme « un cagot »
(I, 1 vers 45), « le fourbe » (V, 3 vers 1699).
Le portrait de Tartuffe
Molière esquisse rapidement le portrait physique de Tartuffe. Orgon,
maître de famille, revenant de la campagne, s’informe avec sollicitude de la santé de
son dévot. Dorine répond à son maître en décriant l’apparence de l’hypocrite :
Dorine.
Tartuffe ! il se porte à merveille,
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
(I, 4 vers 234)
Selon Gérard Ferreyrolles, ce portrait signe une sensualité qui s’accorde
mal avec la dévotion qu’il affiche. Tartuffe paraît même comme un monstre sous le
masque dévot. Il a « les yeux farouches » (I, 4 vers 205) et « l’oreille rouge »
(II, 3 vers 647) en portant « les parures du diable » (I, 4 vers 210).
Au début de la pièce, Dorine représente le passé de l’hypocrite. Avant de
s’installer dans la famille d’Orgon, Tartuffe n’était qu’un mendiant qui vivait par les
aumônes. Dorine esquisse son portrait à l’église :
Certes, c’est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu’un inconnu céans s’impatronise;
Qu’un gueux, qui, quand il vint, n’avait pas de souliers
Et dont l’habit entier valait bien six deniers
74
En vienne jusque-là que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître.
(I, 1 vers 61-66)
À l’église, Tartuffe n’est nullement vêtu comme un gueux ou un
mendiant, ni même comme un clerc. Quand Orgon l’a recueilli dans sa maison, cet
aventurier était bien habillé. Il porte un habit noir, un grand collet blanc, un chapeau
rond, l’épée, une perruque à la mode. Il devient « un homme du monde » (Pol
Gaillard, 1978, p. 42).
Quant au portrait moral, il est clairement sensuel. Selon Orgon, il joue le
rôle « d’un saint personnage » (Pierre-George Castex et al., 1966, p. 111). Lorsqu’il
fait la conversation avec la femme de son bienfaiteur, il est charnel. Elle est
« vraiment pour Tartuffe El Mira, l’Admirable, la femme qu’il a toujours rêvée et
qu’il n’a jamais pu approcher » (Pol Gaillard, 1978, p. 48). Voici l’expression de sa
tendresse pour Elmire :
Dorine.
Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit ;
Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit,
Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
(III, 1 vers 835-837)
Orgon donne sa fille à Tartuffe pour que son dévot s’installe solidement
chez lui. Pour empêcher le projet odieux, Elmire mande l’hypocrite. Quand Dorine
l’avise de l’entretien d’Elmire, Tartuffe ne peut pas réprimer sa joie :
Dorine.
Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.
Tartuffe.
Hélas ! très volontiers.
75
Dorine, à part.
Comme il se radoucit !
Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.
Tartuffe.
Viendra-t-elle bientôt ?
Dorine.
Je l’entends, ce me semble.
Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.
(III, 2 vers 871-878)
Aux yeux d’Elmire, il se laisse aller à la luxure pendant l’entretien : il la
touche avec ferveur de ses doigts. Bien qu’elle cherche à se défendre, il approche sa
chaise. Il pose la main sur ses genoux en prétendant s’extasier sur les points de
dentelle de son corsage. À cause de sa sensualité, il ne peut pas se contrôler. Voici un
exemple de son comportement odieux sous le masque du dévot :
Tartuffe, prenant la main d’Elmire,
et lui serrant les doigts.
Oui, madame, sans doute ; et ma ferveur est telle…
Elmire.
Ouf ! vous me serrez trop.
Tartuffe.
C’est par excès de zèle.
De vous faire aucun mal je n’eus jamais dessein,
Et j’aurais bien plutôt…
Il met la main sur les genoux d’Elmire.
Elmire.
Que fait là votre main ?
Tartuffe.
Je tâte votre habit : l’étoffe en est moelleuse.
Elmire.
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.
76
Elmire recule son fauteuil, et Tartuffe se rapproche d’elle.
Tartuffe, maniant le fichu d’Elmire.
Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux !
On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux ;
Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire.
(III, 3 vers 913-921)
Les adjectifs « merveilleux » et « miraculeux » montrent qu’Elmire est la
fille idéale pour lui. Tartuffe est un faux dévot qui dupe Orgon pour obtenir ce qu’il
convoîte. Des biens matériels et une maison ne peuvent pas soulager son avidité.
Tartuffe a aussi soif de chair. Les filles, à savoir Mariane et Elmire, sont les sujets
d’intérêt de ce perfide. Selon Pierre Brisson (1942, p. 129), Tartuffe est un monstre
mâle :
« Il est luisant de force avec une mâchoire de loup, un mufle largement
sculpté, des mains de bouvier, un cuir noirci par l’air des grands
chemins. Dans le village, après bombance, il violerait la petite fille de
l’aubergiste à l’ombre du clocher. »
À la scène sept de l’acte quatrième, l’hypocrite est démasqué par la ruse
d’Elmire. Elle le demande encore pour une conversation en cachant son mari sous la
table. Elle feint de répondre à son amour pour qu’Orgon constate le vice de son dévot.
« Le scélérat n’est pas à l’abri des faiblesses humaines » (Pierre-George Castex et al.,
1966, p. 112). Sa sensualité le livre à sa perte :
Tartuffe, sans voir Orgon.
Tout conspire, madame, à mon contentement.
J’ai visité de l’œil tout cet appartement ;
Personne ne s’y trouve ; et mon âme ravie…
Dans le temps que Tartuffe s’avance les bras ouverts pour embrasser
Elmire, elle se retire, et Tartuffe aperçoit Orgon.
77
Orgon, arrêtant Tartuffe.
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah ! Ah! l’homme de bien, vous m’en voulez donner !
Comme aux tentations s’abandonne votre âme !
(IV, 7 vers 1539-1545)
De fait, il y a bien deux Tartuffe dans cette pièce : celui dont les divers
habitants de la maison d’Orgon parlent pour sa conduite infâme et celui qui
assaisonne d’ironie blagueuse sa sensualité à l’égard d’Élmire. Jules Lemaitre note les
deux caractères dissonants de Tartuffe, le rat d’église et l’homme sensuel :
« Ainsi également pour Tartuffe, en qui l’on observe une discordance
gênante entre le “grossier bedeau”, le “rat d’église, aux façons vulgaires
et basses”, et l’homme “d’une sensualité ardente et délicate, et d’une très
souple intelligence”, capable d’adresser à Elmire une déclaration
emprunte
d’une
ferveur
presque
lamartinienne
sinon
même
baudelairienne. »
(Cité par Jean-Pierre Collinet, 1974, p. 185)
Tartuffe est avide. La maison, les biens et la fille de son bienfaiteur ne
sont pas suffisants pour ce vorace. Il ne se contente pas de ce qu’on lui donne, il veut
s’emparer aussi de ce qu’on ne lui donne pas. Il veut posséder Elmire. Après avoir
témoigné de l’avidité du faux-dévot, Orgon se lamente :
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai :
Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme
(V, 3 vers 1645-1650)
78
La cupidité de Tartuffe qui s’empare de tous les biens d’Orgon correspond
à l’analyse de Pierre Force qui dit que l’amour-propre des protagonistes de Molière
est un désir infirme et insatiable :
« C’est que l’amour-propre des protagonistes de Molière est un amourpropre infirme, privé du sens de ses intérêts. Cette infirmité révèle aux
spectateurs le caractère insatiable, exorbitant de ses désirs. »
(Pierre Force, 1994, p. 158)
Cette comédie donne une leçon pour « dénoncer les méfaits de l’ambition
déréglée de Tartuffe » (Patrick Dandrey, 1992, p. 288), fondée sur une sensualité
immodérée et répugnante qui profite de l’égarement passionné et fanatique d’Orgon.
La profession de Tartuffe
Orgon raconte à son beau-frère, Cléante, qu’il a rencontré Tartuffe à
l’église. De fait, Tartuffe n’est qu’un fourbe qui change de masque selon la situation.
Tartuffe essaie de flatter Orgon pour l’argent. C’est un « gueux » qui vit par les
aumônes. Les vers suivants nous apprennent sa carrière à l’église :
Orgon.
Je lui faisais des dons : mais, avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié.
Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
(V, 4 vers 293-298)
Après s’être installé chez Orgon, il change de masque. Il arrive à posséder
tout ce qui est dans la maison, fille, femme, fortune. À la scène deux de l’acte
79
troisième, le personnage principal montre pour la première fois sa nouvelle
profession :
Tartuffe, parlant haut à son valet, qui est dans
la maison, dès qu’il aperçoit Dorine.
Laurent, serrez ma haine avec ma discipline,
Et priez que toujours le ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai partager les deniers.
(III, 2 vers 853-856)
Tartuffe se vante de la torture qu’il a subie devant Dorine pour montrer sa
dévotion. Ce comportement est contraire à celui du vrai dévot. Pol Gaillard (1978,
p. 40) souligne ainsi son hypocrisie :
« Tartuffe se juge obligé de jouer son rôle même devant Dorine, qu’il
n’a certainement plus aucun espoir de pouvoir convaincre après les
semaines déjà passées dans la maison ; il proclame à voix haute, mais en
ayant l’air de s’adresser seulement à son domestique, qu’il se meurtrit le
corps exprès pour mater sa chair, alors que les vrais dévots essaient en
général de cacher avec humilité leurs macérations. »
D’après Tartuffe, la dévotion n’est que mômerie ; c’est un truand goulu,
lippu, indigent, érotique et sordide. Il représente « le portait d’un homme d’Église ou
d’un homme qui se sert des privilèges de l’Église » (Ramon Fernandez, 1979, p. 171)
Alors qu’Elmire a démasqué Tartuffe, Orgon le chasse. Mais, c’est Orgon
qui doit s’en aller parce que la maison est à l’hypocrite par donation. Il chasse son
bienfaiteur en déclarant sa possession :
Tartuffe.
C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître :
80
La maison m’appartient, je le ferai connaître,
(IV, 7 vers 1556-1557)
Tartuffe s’est servi de la religion pour son intérêt personnel. La modestie,
la prière et la dévotion ne sont que des duperies de l’imposteur. Selon Jules Michelet,
Molière dénonce à travers Tartuffe les laïques trompeurs :
« Molière avait observé que certaines gens, laïques, sans caractère et
sans autorité, sous ombre de piété, se mêlaient de direction, chose impie
et contraire à tout droit ecclésiastique. Ces intrus, intrigants, hypocrites,
usurpaient le spirituel, pour s’emparer du temporel, autrement dit, du
bien des dupes. »
(Cité par Jean-Pierre Collinet, 1974, pp. 143-144)
Pour montrer le danger de l’hypocrisie, Molière met à Tartuffe un
nouveau masque, le serviteur du Roi :
Oui, je sais quels secours j’en ai pu recevoir ;
Mais l’intérêt du prince est mon premier devoir
(I, 7 vers 1879-1880)
Tartuffe en public ne cesse pas de jouer de son imposture ; il a joué toutes
sortes de personnages. Le dénouement montre que le rôle de fidèle sujet prend le relai
de celui de dévot zélé, « l’intérêt du prince » se substituant à « l’intérêt du ciel »
(IV, 1 vers 1207). Orgon n’est d’ailleurs pas le seul dupe parce que Tartuffe est « un
fourbe renommé » (V, 7 vers 1923). À la fin de la pièce, c’est Tartuffe que l’on arrête.
Le Roi a reconnu dans l’imposteur un dangereux escroc que la police surveille.
L’Exempt montre que ce scélérat a commis d’énormes infractions :
L’Exempt.
D’abord il a percé, par ses vives clartés,
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
81
Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même,
Et, par un juste trait de l’équité suprême,
S’est découvert au prince un fourbe renommé,
Dont sous autre nom il était informé ;
Et c’est un long détail d’actions toutes noires
Dont on pourrait former des volumes d’histoires.
(V, 7 vers 1919-1926)
Pol Gaillard (1978, p. 42) souligne l’habilité de cet escroc :
« Quant à son intelligence, ou pour être plus exact son adresse, son
savoir-faire, nous apprenons à la fin de la police qu’ils sont réels : il les a
exercés déjà en de nombreuses occasions, c’est “un fourbe renommé”
(vers 1923), connu de la pièce pour un long détail d’escroqueries et de
tentatives d’escroqueries. Il n’a jamais réussi à s’enrichir durablement, il
est même retombé dans une assez grande misère, mais il est parvenu du
moins à échapper à toutes les poursuites. »
Tartuffe est un fourbe qui joue, sous des masques différents, le mendiant,
le dévot, le dévoué du Roi. C’est un parasite par excellence.
Pour attraper l’hypocrite, Molière utilise l’intervention du Roi. Ceci donne
à réfléchir au moment où Louis XIV confirme une toute-puissance qui doit apparaître
aussi ferme qu’éclairée. Molière est un poète que Louis XIV admire. Molière est un
inventeur de divertissement et un observateur de la comédie humaine. Pendant la
querelle de Tartuffe, le Roi et le poète ont eu le même ennemi, le dévot. Louis XIV,
certes, était religieux mais il était jeune. Il rêvait de fêtes et de démonstrations
glorieuses. Les dévots l’irritaient. Grâce à son génie et à ses comédies scandaleuses
qui dénoncent les actes des dévots, Molière est finalement nommé chef de la troupe
royale en 1665.
82
La famille
Tartuffe n’a pas de famille comme Harpagon dans L’Avare. C’est un
intrus qui s’implante dans la famille d’Orgon. La présentation de l’atmosphère
familiale dès l’exposition permet de constater les ravages que provoque « le dehors
dedans » (Gérard Ferryrolles, 1987, p. 47). Madame Pernelle, dévote intransigeante,
approuve que son fils accueille Tartuffe. Excédée de ce qu’elle voit chez sa bru, elle
se retire en hâte, accompagnée à la porte par toute la famille. Sur le plateau, Mme
Pernelle se retrouve et revient sur ses pas pour lancer une impertinence. Sa critique
fait connaître tous les personnages. La visite de la vieille mère indique le sujet qui
divise la famille en deux camps. Le premier se compose de Madame Pernelle et de
son fils qui sont admiratifs de la dévotion de Tartuffe. La deuxième partie comprend
Dorine, Damis, Cléante, Elmire, Mariane et Valère qui tendent à exiler Tartuffe.
La division familiale causée par Tartuffe se manifeste dans la scène suivante :
Damis.
Votre monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute…
Madame Pernelle.
C’est un homme de bien, qu’il faut que l’on écoute ;
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
De le voir querellé par un fou comme vous.
Damis.
Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique !
(…)
Dorine.
S’il faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu’on fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.
Madame Pernelle.
Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
83
C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire :
Et mon fils à l’aimer vous devrait tout conduire.
Dorine.
Non, voyez-vous, ma mère, il n’est père, ni rien,
Qui me puisse oblige à lui vouloir du bien ;
Je trahirais mon cœur de parler d’autre sorte.
Sur ses façons de faire à tous coups je m’emporte ;
J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied plat
Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.
(…)
Madame Pernelle.
Eh ! merci de ma vie ! il en irait bien mieux
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.
Damis.
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.
(I, 1 vers 41-46, 49-60, 67-70)
Molière a imité le courant de la Nouvelle Comédie en exposant les affaires
de famille. Dans Le Tartuffe, il attaque les droits du père. Orgon est un vieillard
grondeur et acariâtre qui oblige sa fille à se marier avec Tartuffe. Orgon accepte
l’amour entre Mariane et Valère, mais l’amour des jeunes court un risque parce que le
père ne confirme pas sa promesse. Comme dans la plupart des œuvres de Molière, le
père choisit l’époux de sa fille. Tartuffe devient le gendre souhaité d’Orgon malgré la
contestation de Mariane :
Mariane
Qui voulez vous, mon père, que je dise
Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
De voir, par votre choix, devenir mon époux ?
Orgon.
Tartuffe.
84
Mariane.
Il n’en est rien, mon père, je vous jure.
Pourquoi me faire dire une telle imposture ?
Orgon.
Mais je veux que cela soit une vérité ;
Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.
Mariane.
Quoi ! vous voulez, mon père…?
Orgon.
Oui, je prétends, ma fille,
Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma fille.
Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
Et comme sur vos vœux je…
(II, 1 vers 448-455)
Au XVIIe siècle, « il est plus grave de corrompre une femme mariée que
de faire épouser à une jeune fille un homme qu’elle n’aime pas » (Ibid., p. 51).
Mariane, voulant se marier avec Valère, cherche à résister. Mais Orgon exerce son
autorité parentale pour obliger sa fille à épouser le dévot. Mariane se révolte alors
contre la volonté de son père :
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?
(…)
Un père, je l’avoue, a sur nous tant empire,
Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.
(II, 3 vers 589, 597-598)
Dorine, suivante de Mariane, aide activement les jeunes amoureux à
résister au projet d’Orgon. Elle note la conséquence logique du mariage dont Orgon
menace Mariane. Elle insiste sur l’inconvenance entre Mariane et Tartuffe, à savoir
leur goût et leurs qualités, et surtout, Mariane n’aime pas Tartuffe ; elle le haït. Dorine
prévoit à son maître un effet fatal quant à ce mariage :
85
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
D’une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d’y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
(…)
Il est difficile enfin d’être fidèle
A de certains maris faits d’un certain modèle ;
Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait
Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.
(II, 2 vers 503-510, 513-517)
Dorine rejoint ici l’inversion du rôle de la suivante de l’époque. Au lieu
d’appuyer le désir du père qui lui paye des gages, elle trahit ses fonctions de duègne et
de chaperon. Elle aide Mariane à refuser un mariage indigne. Dorine « aura
permission d’être franche et loyale, de défendre les intérêts véritables de sa maîtresse
contre les lubies du père dans le langage dru et coloré de l’office » (Marcel Gutwirth,
1966, p. 54).
Orgon pense que Valère ne peut pas être son gendre à cause de son
attitude libertine : « Je le soupçonne encore d’être un peu libertin ; je ne remarque
point qu’il hante les églises » (II, 2 vers 524-525). Orgon, homme sage pendant la
Fronde, est très sûr de sa décision. Il croit que sa fille aura du bonheur dans la vie par
le mariage qu’il organise. Ces vers nous apprennent que le père est épris de Dieu qui
n’est plus que Tartuffe :
Orgon.
(…)
Enfin avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
86
Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceur et plaisirs.
Ensemble vous vivez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles :
A nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.
(II, 2 vers 529-536)
Or, Mariane ne veut point de ce mariage. Elle supplie son père en
évoquant la douleur et le désespoir à venir. Puis, elle exige son droit : elle veut choisir
son époux elle-même. Elle accepte même de lui abandonner ses biens afin de se
sauver de cette souffrance. Mais tous ses efforts échouent parce que le père ne change
pas de décision. Il lui ordonne avec froideur de se taire et d’accepter le mariage :
Ah ! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu’un père combat leurs flammes amoureuses!
Debout. Plus votre cœur répugne à l’accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter.
Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Et ne me rompez pas la tête davantage.
(…)
Taisez-vous, vous. Parlez à votre écot,
Je vous défends, tout net, d’oser dire un seul mot.
(IV, 3 vers 1301-1305, 1307-1308)
La famille d’Orgon est en effet le lieu où Molière peint la domination du
père sur les enfants. Les jeunes filles défendent leur bonheur devant un vieillard
vicieux. Alfred Simon (1970, p. 70) explique que les pères dans la comédie
moliéresque sont des adultes tyranniques qui ne pensent qu’à leur avantage :
87
« Même dans les plus élémentaires de ses farces, les jeunes filles de
Molière défendent leur bonheur avec une grâce enfantine et une
sauvagerie animale. Le père, le barbon, n’intervient plus gratuitement,
pour le seul bénéfice de la mécanique théâtrale. C’est la folie de l’adulte,
ou son vice, qui jette entre les amants ces masques monstrueux, Tartuffe,
Trissotin, Diafoirus, Harpagon. »
Quant à son frère, Damis est un jeune homme emporté, maladroit et
batailleur. Damis et Orgon se disputent violemment au sujet de l’hypocrite. Pendant la
conversation entre Elmire et Tartuffe, Damis se cache dans un cabinet voisin. Il
avertit son père du vice de Tartuffe. Tartuffe joue le rôle de « l’humilité dévote » (Pol
Gaillard, 1978, p. 53). Molière montre ici le pouvoir des pères de l’époque. C’est la
loi de dépendance et de soumission à laquelle Damis doit obéir. Il n’a pas l’occasion
de s’expliquer car le père lui ordonne de se taire :
Tais-toi, peste maudite !
(…)
Tais-toi, pendard ! (…)
(…)
Tais-toi.
(…)
Paix !
(…)
Paix, dis-je
(III, 6 vers 1090, 1107, 1109, 1117, 1118)
Orgon est épris de son faux dévot. Il l’appelle « Mon frère » et « vous ».
Quant à son fils, il le maudit comme « traître », « pendard », « infâmes », « ingrat »,
« coquin ». Lorsque l’instinct du bonheur chez des jeunes les oppose au père
autoritaire, la comédie humaine touche au drame. C'est la rupture entre le père et le
fils. Damis est chassé et déshérité :
88
Orgon.
Sus ! que de ma maison on sort de ce pas,
Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.
Damis.
Oui, je sortirai ; mais…
Orgon.
Vite, quittons la place.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne, de plus, ma malédiction !
(III, 6 vers 1136-1140)
« Tartuffe ne devrait plus être gendre : il sera, par donation, le nouveau
fils » (Gérard Ferryrolles, 1987, p. 67). Orgon a échoué dans le rôle du père parce
qu’il détruit le bonheur de ses enfants. Il chasse Damis. Il abuse des droits parentaux à
son gré. « Il se comporte, non plus en père, mais en tyran » (Pierre Force, 1994,
p. 224).
Après avoir chassé son fils, Orgon devient malheureux. Mais Tartuffe ne
cesse pas de jouer l’hypocrite ; il offre de s’en aller. Or, Orgon le prie de rester :
« Non, vous demeurez ; il y va de ma vie » (IV, 7 vers 1165). Cependant Orgon et
Damis se réconcilient. Lorsque l’hypocrite menace Orgon, Damis revient et aide son
père à se venger. Cet entretien entre le père et le fils représente la sollicitude du fils et
la grâce du père :
Damis.
Quoi ! mon père, est-il vrai qu’un coquin vous menace ?
Qu’il n’est point de bienfaiteur qu’en son âme il n’efface
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous?
Orgon.
Oui, mon fils ; et j’en sens des douleurs non pareilles.
Damis.
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.
89
Contre son insolence on ne doit point gauchir :
C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.
(V, 5 vers 1629-1637)
Lorsque Tartuffe est démasqué, un nouveau problème accapare la famille
d’Orgon. Madame Pernelle, éprise de Tartuffe, refuse de croire à son fils. Orgon
essaie de décrire le vice du faux-dévot pour avertir Mme Pernelle malgré son
obstination :
Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
Et non content encor de ses lâches essais,
Il m’ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens où j’ai transféré,
Et me réduire au point d’où je l’ai retiré !
(…)
Madame Pernelle.
Mon fils, je ne puis du tout croire
Qu’il ait voulu commettre une action si noire.
(V, 3 vers 1654-1656, 1658)
L’avertissement d’Orgon est inutile. Madame Pernelle défend Tartuffe en
citant des maximes : « Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit : il ne faut pas
toujours juger sur ce qu’on voit » (V, 3 vers1679-1680). Pour elle, ce que voit Orgon,
c’est un malentendu. La querelle entre le fils et la mère n’est pas terminée, une autre
question survient. Tartuffe envoie Monsieur Loyal, « sergent huissier » (Pol Gaillard,
1978, p. 36) pour vider la maison d’Orgon. Par donation, la maison est à Tartuffe :
90
Monsieur Loyal.
Monsieur, sans passion.
Ce n’est rein seulement qu’une sommation,
Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.
Orgon.
Moi ! sortir de céans ?
Monsieur Loyal.
Oui, monsieur, s’il vous plaît.
La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
(V, 4 vers 1747-1756)
Madame Pernelle se rend compte du vice de Tartuffe lors de la ruine de la
famille. Elle devient affaiblie et s’écrie : « Je suis tout ébaubie, et je tombe des nues »
(V, 5 vers 1814).
La pièce Le Tartuffe est la peinture d’un « intérieur bourgeois parisien
contemporain » (Marcel Gurwirth, 1966, p. 53). Elle illustre un drame familial parce
qu’elle dénonce l’autorité du père tyran et le vice de l’hypocrite sous la voie
religieuse. D’ailleurs, elle démontre que Tartuffe est responsable directement et
indirectement de tous les problèmes qui se passent dans la famille.
Le comportement de Tartuffe
Orgon était « déjà extrêmement dévot avant de connaître Tartuffe » (Pol
Gaillard, 1978, p. 43). Il était charitable parce qu’il faisait beaucoup d’aumônes pour
être admiré et aimé. Après la retraite, il allait tout seul à l’église « chaque jour »
(I, 5 vers 283). Lorsque Tartuffe a rencontré Orgon, il commençait à jouer son
hypocrisie. Il feignait d’être clerc en lui offrant l’eau bénite avec la prière :
91
Orgon.
Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,
Il attirait les yeux de l’assemblée entière
Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments ;
Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.
(I, 5 vers 283-290)
Hormis son comportement doux, Orgon admire sa moralité. Tartuffe lui
prêche le vice humain, à savoir la jalousie :
Orgon.
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m’avertit des gens qui font des yeux doux,
Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
(I, 5 vers 303-305)
L’hypocrite est un sujet à la mode parce que Molière n’a eu qu’à observer
autour de lui pour rassembler les éléments de sa comédie. En 1660, Paris est pleine de
faux-prêtres qui se mêlent de politique, dénoncent les épouses aux maris et
séquestrent les femmes et les filles. Molière attaque la dictature d’un gâteux clérical et
policier de la Compagnie du Saint-Sacrement qui s’exerce derrière l’apparence
pompeuse d’une monarchie absolue de droit divin. Molière est donc un dramaturge
audacieux. Pierre Brisson (1942, p. 57) décrit l’audace de Molière : « La plume à la
main, dans l’isolement de son cabinet, il a toutes audaces et la vigueur de ses attaques
ne connaît guère de frein.»
À cause de cette comédie scandaleuse, Molière sera menacé par les dévots
jusqu’à sa mort. Les prêtres refusèrent même un lambeau de terre chrétienne à son
cadavre. Cependant, ses obsèques ont lieu le mardi 21 février 1673 à neuf heures du
soir avec l’autorisation de Louis XIV.
92
Tout personnage comique, d’après la formule de Molière, est « un
hypnotisé » (Ramon Fernandez, 1979, p. 166). Orgon est hypnotisé par l’art de
déplaire de Tartuffe qui enseigne à n’aimer personne, pas même la famille, ainsi que
l’explique Orgon :
C’est un homme…qui…ah !...un homme…un homme
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.
(I, 5 vers 272-279)
La vraie dévotion est en effet l’humanité. Elle n’exclut ni les affections, ni
les devoirs familiaux et sociaux. Loin de tout critiquer, elle est indulgente et
compréhensive. Elle fuit l’esprit de cabale et d’intrigue, à l’encontre des inquisiteurs
qui s’ingèrent dans les affaires des autres. Ce que Tartuffe prêche à Orgon, c’est le
casuiste.
Tartuffe est dangereux pour l’église parce qu’il pervertit la religion à son
gré. René Jasinski (1969, p. 209) souligne la casuistique odieuse de Tartuffe qui salit
la mission d’apostolat :
« D’abord sur ce qu’il tient pour la fausse religion. Celle de Tartuffe,
bien sûr. Et non pas seulement parce qu’elle est hypocrite : parce que
dans la mesure où elle usurpe une mission d’apostolat elle prêche une
fausse doctrine, contraire par son rigorisme de principe aux légitimes
aspirations humaines, dangereuse par sa casuistique pervertie qui
autorise en fait, avec toutes circonstances aggravantes, les moins
pardonnables péchés. »
93
Cléante est raisonneur. Il essaie de convaincre Orgon par des arguments
solides. Il dit que l’hypocrite est odieux parce qu’il se joue à son gré de la piété des
honnêtes gens. Cléante illustre le caractère dangereux et l’indignité de ce fourbe pour
avertir son beau-frère :
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue, à leur gré,
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré
(I, 5 vers 359-364)
Cléante lui donne des exemples de tels contemporains pour démontrer que
Tartuffe est lui aussi un faux dévot. Ces aventuriers, sous le masque dévot, utilisent la
religion pour leur avantage. Leur prière et leur doctrine sont des grimaces. Tout ce
qu’ils font, c’est de l’artifice :
Ces gens qui, par âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune
Par le chemin du ciel courir à leur fortune
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour,
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vives,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices
(I, 5 vers 365-374)
Cléante présente, d’ailleurs, le modèle des vrais dévots pour qu’Orgon
puisse distinguer le perfide du dévot. En effet, « les dévots de cœur » (I, 5 vers 382)
94
vivent simplement. Ils n’ont ni la colère ni la condamnation des humains. Mais
l’homme de bien selon Orgon est à l’opposé. L’un des vices mentionnés est la
gourmandise de Tartuffe. Dorine montre sa voracité à l’égard d’Elmire qui est
malade :
Il soupa, lui tout seul, devant elle ;
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.
(…)
Il reprit courage comme il faut ;
Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avait perdu madame,
But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.
(I, 4 vers 238-240, 252-255)
Tartuffe est cupide, charnel et gourmand. Toutes ses conduites sont
contraires à celles d’un dévot. Selon Jean-Pierre Collinet (1974, p. 166), Tartuffe n’est
qu’un perfide :
« Le caractère auquel, dans cette pièce, sont sacrifiés tous les autres lui
paraît faux : cet hypocrite prétendu n’est qu’un escroc, de la plus sotte
comme de la plus vile espèce, qui se laisse jouer stupidement. »
Tartuffe est égoïste et froid. Pendant le souper, il ne s’intéresse pas à
Elmire qui ne peut rien manger. Sa consommation n’est pas différente d’un gueux ; il
vit pour manger. Tartuffe est en effet oisif. Après avoir pris le souper, il dort jusqu’au
lendemain. S’il était un saint personnage, il ne devrait pas négliger de prier. Dorine a
parlé de l’oisiveté de Tartuffe :
Dorine.
Pressé d’un sommeil agréable,
Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;
95
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.
(I, 4 vers 245-248)
Les actions artificielles et le langage gaillard de Tartuffe ne provoquent
pas seulement le rire mais conduisent aussi à une satire définitive de l’Église et de la
religion. Molière dénonce la cabale des dévots. Avec de la bonne humeur et une
victoire pour cette comédie périlleuse, Molière atteint le sommet de son art :
« Avec Tartuffe lui-même le sarcasme se crispe à l’extrême. Sa vilenie
fait horreur. Mais il fait rire par son allure, son langage, son ridicule
d’amoureux justement éconduit et de dupeur dupé, par le climat de
bonne humeur et de gaillardise dans lequel se déroule l’action. Le
dosage était périlleux : en remportant la plus grande victoire de sa
carrière dramatique, Molière atteignait aussi le sommet de son art. »
(René Jasinski, 1969, p. 213)
L’hypocrisie de Tartuffe apparaît clairement à la scène six de l’acte
troisième. Après que Damis ait instruit son père de sa sensualité, Tartuffe joue le
grand jeu de l’humilité dévote. Il confesse qu’il est coupable de tout comme tous les
hommes. Pour éviter son erreur, Tartuffe commence à jouer le rôle de l’imposteur :
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’inquiété,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
Et je vois que le ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
(III, 6 vers 1074-1080)
96
La tête basse avec un genou en terre devant Orgon, Tartuffe gravit
plusieurs échelons dans l’exercice de l’hypocrisie. Selon Marcel Gurwirth (1966,
p. 179), Tartuffe agit comme un roseau d’humilité parce qu’il peut adapter son
imposture avec douceur à toutes les situations pour dissimuler son vice et ses erreurs :
« Le roseau d’humilité, entre ses mains, est une arme redoutable. La
chasteté qu’alarme un sein nu brûle de tous les feux cachés de la luxure.
Par la douceur il fait violence, sa foi est trahison, son espoir
concupiscence. »
Tartuffe connaît un grand succès parce qu’il est gracié par Orgon. Hormis
Orgon, tous les membres de la famille accusent Tartuffe et veulent l’expulser. Pour
avoir un dévot dans la maison, Orgon donne sa fille à Tartuffe. Orgon y perd sa
conscience :
Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige,
Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui
Femme, enfants, et valets, déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plus on fait d’efforts afin de l’en bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.
(III, 6 vers 1119-1126)
Bien que Damis soit chassé, Tartuffe ne cesse pas de jouer d’hypocrisie. Il
pardonne à Orgon son péché en proposant de s’en aller pour terminer la polémique.
Mais Orgon l’empêche en lui permettant de voir sa femme tout le temps. De plus, il
donne tous ses biens à son dévot :
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Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous,
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M’est bien plus cher que fils, que femme, er que parents.
(III, 7 vers 1176-1180)
Orgon lui sacrifie son fils, lui immole sa fille, lui donne ses biens, livre sa
femme à la luxure. Et il lui confie un secret dont il est le dépositaire. Tartuffe sait user
de son art indigne pour son profit. La religion, qu’il a prétendue révérer, n’est que
grimaces. Pierre-George Castex et al., (1966, p. 112) soulignent l’habilité de Tartuffe
qui ajuste son hypocrisie sous la voie religieuse :
« Cet aventurier, qui se couvre du manteau de la religion pour parvenir à
ses fins ambitieuses, est doué d’une intelligence astucieuse, d’une
volonté de lutteur et d’une rare puissance de dissimulation ; il sait user
de tous les tons, suivant les circonstances et les personnes, tour à tour
grave et ironique, réservé et lyrique, humble et menaçant. »
Orgon ne pense qu’à son dévot. Tartuffe devient sa respiration, un héros
qui mérite confiance et affection plus que sa famille. L’amitié d’Orgon pour Tartuffe
est « une possible tendance homosexuelle » (Pol Gaillard, 1978, p. 45) :
Dorine.
Il l’appelle son frère, et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille, et femme.
C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l’embrasse : et pour une maîtresse
On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse ;
(I, 2 vers 185-190)
98
Dorine continue à souligner son amour :
Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.
(III, 3 vers 595-596)
Pour Orgon, « Tartuffe est une véritable passion » (Pierre Force, 1994,
p. 199). Tartuffe a su se faire apprécier, admirer et aimer par son art pervers. Cet être
fourbe et méchant illustre le danger de l’hypocrisie. Tartuffe joue le rôle du dévot
pour cacher son vice. Il est sensuel, avide et oisif. Tout ce qu’il fait, c’est pour son
gré. René Jasinski (1969, p. 208) décrit ainsi le vice de l’imposteur :
« Au dehors tout est modestie, charité, ferveur. Mais cette piété
dissimule sa dépravation. En effet, il est égoïste, voluptueux, cupide,
arriviste d’autant plus forcené qu’il cherche revanche à ses échecs
antérieurs. »
Le langage de Tartuffe
Le comique des mots tient une grande place dans les œuvres de
Molière. Les mots de nature sont des révélations psychologiques. Dorine informe
Orgon de la maladie d’Elmire. Au lieu de prendre soin de la santé de sa femme,
Orgon ne s’intéresse qu’à son dévot. Il pose la question à Dorine « et Tartuffe ? »
(I, 4 vers 232, 237, 244, 252). Il répète cette exclamation « Le pauvre homme ! »
(I, 4 vers 234, 241, 249, 256) qui représente la tyrannique emprise de l’hypocrite.
« Dans son absurdité mécanique, la réplique éclaire l’obsession du personnage »
(Pierre-George Castex et al., 1966, p. 127). La psychologie comique oblige Molière à
attaquer la dénature même faite à la religion chrétienne, à appuyer l’homme sur ses
propres forces et à recourir à la modération et à la grâce.
Le langage est la référence essentielle qui démontre que Tartuffe n’est pas
un dévot. Il désire prendre la femme de son bienfaiteur ; il ose lui avouer son amour,
sans scrupule. Après que l’attaque sensuelle ait échoué, l’hypocrite se reprend à jouer
99
« le grand jeu de l’Amour idéal, non pas divin, bien sûr, mais issu de Dieu, voulu par
Dieu, conduisant à Dieu » (Pol Gaillard, 1978, p. 49). Ces vers représentent son
admiration pour la beauté d’Elmire :
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles ;
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris et les cœurs transportés ;
Et je n’ai pour vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
(III, 3 vers 937-944)
Tartuffe tombe amoureux d’Elmire. Elle est l’espoir, la joie et la vie. Elle
est « le véritable sujet de l’imposteur » (Alfred Simon, 1970, p. 94). Il continue à
exprimer sa passion dans ces vers :
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux si vous voulez ; malheureux s’il vous plaît.
(III, 3 vers 957-960)
Tartuffe est un criminel qui cherche à convaincre Elmire d’accepter sa
confession. Il lui affirme la pureté de son amour :
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable,
100
Que cette passion peut n’être point coupable ;
Que je puis l’ajuster avec la pudeur ;
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
(III, 3 vers 945-952)
La difficulté est de savoir comment éclairer la conduite corrompue de
Tartuffe. Il cherche à amadouer Elmire. Il commence par confondre le surnaturel avec
le temporel. Il prétend que son amour est une destinée du ciel. Ils pourraient donc
s’aimer sans culpabilité :
J’aurai toujours pour vous, ô sauve merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.
(…)
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répondre de tout chose à la personne aimée ;
Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant votre cœur,
De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur
(III, 3 vers 985-988, 997-1000)
Tartuffe veut provoquer une situation adultère. Il cherche à convaincre
Elmire de répondre à son désir par le pronom sujet « nous » et les adjectifs possessifs
« notre ». Pour exprimer sa passion sans péché, il mélange le langage religieux
comme « dévotion, sans scandale, sans peur » avec le langage amoureux tel « ô sauve
merveille, la personne aimée, cœur, l’amour ». Pol Gaillard (1978, p. 50) juge ainsi le
langage de Tartuffe : « C’est le plus beau qu’il connaisse et il le manie d’ailleurs
admirablement ». Molière veut faire de l’imposteur un personnage ridicule. C’est le
contraste entre le tempérament sensuel et la dévotion éthérée dont il fait étalage qui
est la source d’un effet comique.
Le Tartuffe est une comédie de caractère : non plus de l’athée, mais de
l’imposteur. Molière s’attaque ici à un sujet sérieux parce que Tartuffe essaye de
101
concilier la dévotion et le libertinage. Dès que le sérieux s’accentue, le poète fait
intervenir les bouffons, à savoir Dorine et Orgon. « Tartuffe offre donc un nouvel
exemple de juxtaposition du comique au sérieux » (René Bray, 1954, p. 281).
Pour dénoncer la dégradation humaine de son temps qui mélange des
expressions religieuses et profanes plus extraordinaires, Molière insère, dans le
langage de l’hypocrite, le style « mystico-sensuel » (Pol Gaillard, 1978, p. 50). De
nombreux poètes au XVIIe siècle, lorsqu’ils voulaient déclarer leur amour, avaient
recours à un langage religieux. Car ce langage paraît « une des expressions les plus
naturelles de l’exaltation amoureuse » (Ibid., p. 51). L’abbé Charpy-de-Saint-Croix,
par exemple, a écrit un livre de piété, Catéchisme eucharistique, à la princesse royale
de Savoie pour l’amadouer :
« C’est par la grâce corporelle de Jésus-Christ, Madame, que la beauté
corporelle qui a semblé dès votre enfance être parfaite en vous est
devenue un charme universel… Lorsque je me laisse échapper à dire
quelque chose de cette prodigieuse effusion de grâce corporelle que
Jésus-Christ a fait en vous, je ne le fais que pour apprendre à toute la
terre que votre chair est déjà presque toute changée en celle du Sauveur
qui vous sert si souvent de nourriture… Elle est comme transformée en
celle de Jésus-Christ, elle entre dans ses inclinations divines, et elle
divinise en certaine manière tous ceux en qui elle fait quelques
impressions. »
(Ibid., p. 50)
Pour résoudre le problème dans la famille, Cléante négocie avec Tartuffe
pour le persuader de pardonner à Damis. Mais Tartuffe prétexte l’intérêt du ciel. Ces
vers dévoilent le mensonge du faux dévot :
Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur ;
Je lui pardonne tout ; de rien je ne le blâme,
Et voudrais le servir du meilleur de mon âme :
102
Mais l’intérêt du ciel n’y saurait consentir ;
Et, s’il rentre céans, c’est à moi d’en sortir.
(IV, 1 vers 1204-1208)
Cléante évoque ensuite le don. Tartuffe explique qu’il doit le prendre sous
prétexte que cette donation ne tombe pas entre les mains des méchants. En fait,
Tartuffe est avide :
Tartuffe.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas ;
De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas :
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu’il a voulu me faire,
Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;
(IV, I vers 1239-1244)
Pour sauver Mariane et désabuser Orgon qui se cache sous la table, Elmire
a une conversation avec Tartuffe. Elle feint de ne pas accepter son amour parce
qu’elle a du scrupule. Pour supprimer cet obstacle, l’hypocrite dévoile son secret ; il
n’agit plus comme un dévot. Il se sert de la religion pour plaire exclusivement à son
gré. Il avoue son vice à Elmire :
Madame, et je sais l’art de lever les scrupules,
Le ciel défend, de vrai, certains contentements,
Mais on trouve avec lui des accommodements
Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.
103
(…)
Enfin votre scrupule est facile à détruire.
Vous êtres assurée ici d’un plein secret,
Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.
Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,
Et ce n’est pas pécher que pécher en silence.
(IV, 6 vers 1486-1492, 1502-1506)
Le langage religieux permet à Tartuffe de tout engloutir dans la famille
d’Orgon. Pour paraître dévot, Tartuffe utilise le vocabulaire religieux comme « ma
discipline » (III, 2 vers 853), « au ciel » (III, 3 vers 889), « mes prières »
(III, 3 vers 887), « jeûnes » (III, 3 vers 977). Cependant son hypocrisie est aussi
visible dans son langage, ce qui cause sa perte. Pour lui, le langage est à la fois son
bienfaiteur et son ennemi.
L’utilisation d’un vocabulaire dévot est une sorte de dégradation
professionnelle, une habitude dont Tartuffe ne parviendrait pas à se défaire. Si
Tartuffe emploie ce style langagier pour séduire Elmire, c’est parce que son désir
n’ose pas s’exprimer ouvertement. Tartuffe connaît un seul masque, celui du dévot.
Selon Pierre Force (1994, p. 126), Tartuffe est ridicule parce que son amour-propre
parle deux langages inadéquats et incompatibles :
« C’est donc bien l’amour-propre de Tartuffe qui parle ici, un amourpropre qui, naturellement, cherche à se cacher, mais de manière
inadéquate. (…) Ce qui fait la force de la scène et le ridicule de Tartuffe,
c’est qu’un principe unique, le désir de plaire, amène Tartuffe à parler
deux langages incompatibles. »
L’amour-propre est inséparable de la comédie. C’est un comique essentiel
et la comédie est une mise en scène de l’amour-propre. Selon la Rochefoucauld,
l’amour-propre est un personnage de théâtre : « L’intérêt parle toutes sortes de
langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé » (Cité par
Pierre Force, 1994, p. 125).
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Molière approfondit dans cette pièce le motif comique de la duperie avec
causes et effets par rapport aux lubies humaines. C’est la mise en scène d’un aveugle
et fanatique. Ce qu’il montre, c’est qu’il faut « se défendre contre l’excès de Dieu »
(Ramon Fernandez, 1979, p. 168).
En présentant deux personnages principaux masculins, Molière peint des
déformations humaines. Dans L’Avare, le vice du maître introduit l’incidence
génératrice des conflits : la querelle familiale entre le père et les enfants, les ravages
entre le maître et les domestiques. Molière démontre « combien l’avarice désorganise
les âmes, la famille et la société » (Jean Calvet, 1969, p. 89). Dans Le Tartuffe,
Molière traite de la question de la religion et de la vertu dans la société. Avec ses
préjugés, ses rancunes et ses convictions, il conclut que « l’honnête homme peut avoir
une religion pour lui mais il ne l’apporte pas dans la vie de société et il tâche de
paraître semblable à tout le monde ; ceux qui étalent leur religion sont imbéciles
comme Orgon ou hypocrite comme Tartuffe » (Ibid., p. 90).