Cour eur. dr. h., décision W. P. et autres c. Pologne, 2 septembre 2004

Transcription

Cour eur. dr. h., décision W. P. et autres c. Pologne, 2 septembre 2004
DÉCISION W.P. ET AUTRES c. POLOGNE
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[TRADUCTION – EXTRAITS]
(...)
EN FAIT
Ressortissants polonais nés en 1966, 1959, 1955, 1957, 1941 et 1952, les
requérants, W.P., K.K., M.M., H.M., J.F. et D.F., sont respectivement
policier, fermier, policier, tailleur, enseignant et retraité. M.M. et H.M. sont
époux, de même que J.F. et D.F. Le gouvernement défendeur fut représenté
d'abord par Mme S. Jaczewska, agent en exercice, puis par
M. J. Wołąsiewicz, agent.
A. Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se
résumer comme suit.
1. L'Association des fonctionnaires persécutés du ministère de
l'Intérieur
Le 22 février 1995, W.P., M.M. et H.M. informèrent le bureau régional
(Urząd Wojewódzki) de Kalisz de leur décision de fonder une association
ordinaire (stowarzyszenie zwykłe) dénommée « Association des
fonctionnaires persécutés du ministère de l'Intérieur » (Stowarzyszenie
Represjonowanych Funkcjonariuszy Resortu Spraw Wewnętrznych). Ils
présentèrent une copie des statuts de l'association, qui énuméraient les buts
suivants :
« 1. Favoriser la réunion des fonctionnaires à la retraite et en activité du ministère
de l'Intérieur et des membres de leurs familles qui sont victimes de diverses formes de
répression, persécution, harcèlement et discrimination.
2. Identifier les phénomènes de persécution,
discrimination au sein du ministère de l'Intérieur.
répression,
harcèlement
et
3. Agir pour que les conditions de service et les conditions sociales des
fonctionnaires du ministère de l'Intérieur soient améliorées.
4. Réagir à tous les cas apparents d'infraction à la loi, d'abus d'autorité, de
harcèlement, de répression, de persécution et de discrimination.
5. Agir pour que les dommages causés aux victimes soient réparés.
6. Agir pour que les personnes responsables d'actes de persécution, répression,
harcèlement et discrimination soient poursuivies.
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7. Coopérer avec les pouvoirs publics, les organes de l'administration de l'Etat, les
organisations à caractère national et patriotique, et les associations et syndicats
chrétiens.
8. Répandre les valeurs nationales et patriotiques.
9. Exprimer des avis sur des questions d'intérêt général. »
Le 17 mars 1995, le gouverneur de Kalisz (Wojewoda Kaliski) demanda
au tribunal régional (Sąd Wojewódzki) de cette même ville d'interdire la
création de l'association. Il fit valoir que le nom de celle-ci était trompeur en
ce qu'il laissait entendre que la persécution sévissait au sein du ministère de
l'Intérieur. La Pologne était un Etat de droit et, depuis 1989, de nombreuses
dispositions protégeant les droits des policiers avaient été introduites. Enfin,
le gouverneur souscrivit à l'avis du directeur de la police régionale
(Komendant Wojewódzki Policji) de Kalisz selon lequel le nom de
l'association était diffamatoire pour le ministère de l'Intérieur.
Le 19 septembre 1995, le tribunal régional de Kalisz accueillit la
demande du gouverneur et interdit la création de l'association. Il estima que
les requérants n'avaient pas respecté l'article 45 de la loi de 1989 sur les
associations, qui exigeait qu'ils définissent avec le ministre de l'Intérieur les
buts de l'association concernant la protection de l'ordre public.
Les requérants saisirent la cour d'appel (Sąd Apelacyjny) de Łódź,
laquelle les débouta le 20 février 1997. La juridiction d'appel souscrivit à la
conclusion du tribunal régional selon laquelle les requérants avaient enfreint
l'article 45 de la loi sur les associations car ils n'avaient pas défini avec le
ministre de l'Intérieur les buts de l'association concernant la protection de
l'ordre public. En outre, le nom de l'association laissait entendre que la
persécution sévissait au sein du ministère de l'Intérieur ; il était donc
diffamatoire pour une institution publique.
2. L'Association nationale et patriotique des policiers et enseignants
persécutés
Le 25 juin 1996, W.P., M.M., H.M., J.F. et D.F. informèrent le bureau
régional de Kalisz de leur décision de fonder une association ordinaire
dénommée « Association nationale et patriotique des policiers et
enseignants
persécutés »
(Stowarzyszenie
Narodowo-Patriotyczne
Represjonowanych Policjantów i Nauczycieli).
Le 10 juillet 1996, le gouverneur de Kalisz pria le tribunal régional de
cette même ville d'interdire la création de l'association.
Le 9 octobre 1996, les requérants émirent le souhait que la procédure fût
conduite par un juge que les autorités avaient persécuté par le passé.
Le 15 octobre 1996, le tribunal régional de Kalisz tint une audience. Les
requérants ne se présentèrent pas, bien qu'ils eussent été cités à comparaître.
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Le tribunal invita les intéressés à préciser si leur demande du 9 octobre 1996
visait à récuser pour cause de partialité le juge qui présidait.
Le 20 octobre 1996, les requérants réitérèrent leur requête du 9 octobre
1996.
Le 14 avril 1997, le tribunal régional écarta les demandes présentées les
9 et 20 octobre 1996.
Le tribunal fixa une audience pour le 25 avril 1997. Les requérants
déclarèrent qu'en raison des « réformes juives et bolcheviques » ils ne
pouvaient pas se permettre de participer à l'audience.
Le 29 avril 1997, ils invitèrent le tribunal régional à « leur notifier la
décision motivée prise par le tribunal le 25 avril 1997 ».
Le 30 avril 1997, le tribunal régional de Kalisz rendit une décision
interdisant la création de l'association.
Le 30 mars 1998, le tribunal régional rejeta la demande présentée par les
requérants le 29 avril 1997. Il souligna que les intéressés avaient sollicité la
copie d'une décision qui n'existait pas, étant donné que le tribunal avait
interdit la création de l'association par une décision du 30 avril 1997. De
surcroît, les requérants n'avaient pas présenté de demande tendant à
l'obtention d'une décision motivée dans un délai d'une semaine après la date
susmentionnée, délai prévu par le code de procédure civile.
Le 20 avril 1998, les requérants reçurent une copie de la décision du
tribunal régional du 30 avril 1997 interdisant la création de l'association.
Le 27 avril 1998, ils contestèrent la décision du 30 mars 1998 et, le 4 mai
1998, interjetèrent appel de la décision du 30 avril 1997. Leur demande du
27 avril 1998 fut écartée le 3 septembre 1998.
3. L'Association nationale et patriotique des victimes polonaises du
bolchevisme et du sionisme
Le 20 janvier 1998, W.P., K.K., M.M., H.M., J.F. et D.F. informèrent le
bureau régional de Kalisz de leur décision de créer une association ordinaire
dénommée « Association nationale et patriotique des victimes polonaises du
bolchevisme et du sionisme » (Stowarzyszenie Narodowo-Patriotyczne
Polaków Poszkodowanych przez Bolszewizm i Syjonizm). Ils soumirent une
copie des statuts de l'association, qui énuméraient les buts suivants :
« 1. Favoriser la réunion des victimes polonaises du bolchevisme/des bolcheviques
et du sionisme/des sionistes.
2. Identifier les phénomènes
discrimination en Pologne.
de
persécution,
répression,
harcèlement
et
3. Identifier les phénomènes de violation des droits de l'homme et des droits
civiques en Pologne.
4. Identifier les phénomènes d'holocauste dirigés contre la nation polonaise ainsi
que leur portée.
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5. Réagir à tous les cas apparents d'infraction à la loi, d'abus d'autorité, de
harcèlement, de répression, de persécution et de discrimination.
6. Agir pour l'égalité entre les Polonais de souche et les citoyens d'origine juive en
tentant d'abolir les privilèges des personnes d'origine juive et de mettre fin à la
persécution des Polonais de souche.
7. Agir pour que les bourreaux et criminels responsables de l'holocauste de la nation
polonaise soient poursuivis et que leur responsabilité financière soit engagée.
8. Agir pour que les bourreaux et criminels (y compris ceux qui sont assis derrière
des bureaux officiels et ceux qui portent la robe de juge ou de procureur) responsables
d'actes de persécution, de répression, de harcèlement et de discrimination soient
poursuivis et que leur responsabilité financière soit engagée.
9. Agir pour que les bourreaux et criminels responsables de violations des droits de
l'homme et des droits civiques soient poursuivis et que leur responsabilité financière
soit engagée.
10. Dénoncer et combattre les menaces dirigées contre les intérêts majeurs de la
nation polonaise.
11. Agir pour que les dommages causés aux victimes soient réparés.
12. Agir pour que les conditions de vie des victimes polonaises du bolchevisme/des
bolcheviques et du sionisme/des sionistes soient améliorées.
13. Lutter avec détermination contre l'anéantissement psychologique et physique de
la nation polonaise.
14. Répandre les valeurs nationales et patriotiques.
15. Revendiquer des prestations d'anciens combattants pour les victimes polonaises
du bolchevisme/des bolcheviques et du sionisme/des sionistes.
16. Coopérer avec les institutions, les organisations à caractère national et
patriotique, les associations et les syndicats chrétiens œuvrant réellement (et non de
manière feinte) pour le bien de la nation polonaise.
17. Exprimer des avis sur les questions d'intérêt général. »
Le 22 janvier 1998, le gouverneur de Kalisz demanda au tribunal
régional de cette même ville d'interdire la création de l'association.
Le 6 mars 1998, le tribunal régional accueillit la demande du gouverneur
et interdit la création de l'association. Il estima que les statuts de
l'association n'étaient pas conformes à la loi. Les requérants entendaient
fonder une association ordinaire qui ne possédait pas la personnalité morale.
Seul l'article 1 des statuts exposant les buts de l'association pouvait être
approuvé. Les autres buts étaient soit illégaux soit irréalistes et ne pouvaient
pas être poursuivis par une association ordinaire. En particulier, les
articles 2, 3 et 4 exposaient des buts déjà poursuivis par d'autres institutions.
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L'article 6 introduisait une notion d'inégalité entre les citoyens qui n'existait
pas. En outre, l'article 8 était diffamatoire pour les juges et les procureurs.
Les requérants saisirent la cour d'appel de Łódź, mais ils furent déboutés
le 24 juillet 1998.
B. Le droit interne pertinent
1. La Constitution de 1997
L'article 12 de la Constitution, adoptée par l'Assemblée nationale le
2 avril 1997 et entrée en vigueur le 17 octobre 1997, dispose :
« La République de Pologne garantit la liberté de former des syndicats, des
organisations socioprofessionnelles d'agriculteurs, des associations, des mouvements
civiques et d'autres groupements et fondations basés sur la libre participation, et
garantit la liberté de leurs activités. »
L'article 13 se lit ainsi :
« Sont interdits les partis politiques et autres organisations dont les programmes
s'appuient sur les méthodes et pratiques totalitaires du nazisme, du fascisme et du
communisme, ainsi que ceux dont les programmes ou les activités approuvent la haine
raciale ou nationale et le recours à la violence en vue d'acquérir un pouvoir ou
d'exercer une influence sur la politique de l'Etat, ou encore ceux qui prévoient des
structures ou une adhésion secrètes. »
2. La loi de 1989 sur les associations
Le passage pertinent de l'article 1 de la loi sur les associations est ainsi
libellé :
« 1. Les citoyens polonais exercent le droit à la liberté d'association dans le respect
de la Constitution (...) et de l'ordre juridique tel qu'il résulte des lois.
2. [L'exercice] du droit à la liberté d'association ne peut faire l'objet d'autres
restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires à la
sécurité nationale, à l'ordre public, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la
protection des droits et libertés d'autrui.
3. Les associations ont le droit d'exprimer leur avis sur des questions d'intérêt
général. »
Le passage pertinent de l'article 2 énonce :
« 1. Une association est une union volontaire, autonome et stable à but non lucratif.
2. L'association définit librement ses buts, son programme d'activité et ses
structures organisationnelles, et adopte des décisions internes concernant son
activité. »
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L'article 45 est ainsi libellé :
« Les personnes qui entendent créer une association dont les activités seront
directement liées à la défense, à la sécurité de l'Etat ou à la protection de l'ordre public
définissent le champ de ces activités avec le ministre de la Défense ou le ministre de
l'Intérieur, respectivement (...) »
Le chapitre 6 de la loi porte sur les associations ordinaires. Il prévoit que
ces associations sont dépourvues de la personnalité morale et sont exemptes
d'enregistrement. Les personnes qui entendent créer une association
ordinaire doivent adopter les statuts de l'association et les soumettre à
l'autorité de contrôle, laquelle peut demander à un tribunal d'interdire la
création de l'association. Le tribunal peut refuser la création d'une
association lorsque les statuts de celle-ci ne sont pas conformes à la loi ou
lorsque ses membres fondateurs ne remplissent pas les conditions énoncées
par la loi.
3. Le code de procédure civile de 1964
L'article 369 énonce :
« 1. Tout appel doit être formé devant le tribunal qui a rendu le jugement litigieux
dans les deux semaines après la date à laquelle une partie s'est vu signifier le jugement
motivé.
2. Si une partie n'a pas demandé le jugement motivé dans un délai d'une semaine
après le prononcé du dispositif, le délai d'appel court à partir de la date à laquelle le
délai imparti pour demander le jugement motivé a expiré. »
GRIEFS
Les requérants (...) allèguent la violation de l'article 11 de la Convention.
(...)
EN DROIT
(...)
2. Les requérants allèguent (...) la violation de l'article 11 de la
Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté
d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à
des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui,
prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique,
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à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du
crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et
libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient
imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou
de l'administration de l'Etat. »
(...)
iii. L'Association nationale et patriotique des victimes polonaises du
bolchevisme et du sionisme
L'article 17 de la Convention est ainsi libellé :
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme
impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se
livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés
reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et
libertés que celles prévues à [la] Convention. »
La Cour observe que le but général de l'article 17 est d'empêcher que des
groupements totalitaires puissent exploiter en leur faveur les principes posés
par la Convention. Pour atteindre ce but, il ne faut cependant pas priver de
tous les droits et libertés garantis par la Convention les individus dont on
constate qu'ils se livrent à des activités visant à détruire l'un quelconque de
ces droits et libertés. L'article 17 couvre essentiellement les droits qui
permettraient, si on les invoquait, d'essayer d'en tirer le droit de se livrer
effectivement à des activités visant à la destruction des droits ou libertés
reconnus dans la Convention (Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas,
nos 8348/78 et 8406/78, décision de la Commission du 11 octobre 1979,
Décisions et rapports 18, p. 187, et Garaudy c. France (déc.), no 65831/01,
CEDH 2003-IX).
Quant aux faits de l'espèce, la Cour relève que les statuts de l'Association
nationale et patriotique des victimes polonaises du bolchevisme et du
sionisme renfermaient dans leurs articles 6, 12 et 15 des déclarations
soutenant que les Polonais étaient persécutés par la minorité juive et
alléguant l'existence d'une inégalité entre Polonais et Juifs. La Cour estime,
à l'instar du Gouvernement, que ces idées peuvent passer pour raviver
l'antisémitisme. Les attitudes racistes des requérants ressortent également de
la teneur antisémite de certaines des observations qu'ils ont soumises à la
Cour. Celle-ci est donc convaincue que les éléments de preuve disponibles
en l'espèce justifient de faire jouer l'article 17 (Parti communiste unifié de
Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et
décisions 1998-I, p. 27, § 60).
Les requérants cherchent essentiellement à utiliser l'article 11 pour
fonder sur la Convention un droit de se livrer à des activités qui sont
contraires à la lettre et à l'esprit de la Convention, droit qui, s'il était
accordé, contribuerait à la destruction des droits et libertés énoncés dans la
Convention.
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DÉCISION W.P. ET AUTRES c. POLOGNE
En conséquence, la Cour estime, eu égard aux dispositions de l'article 17
de la Convention, que les requérants ne peuvent pas se prévaloir de
l'article 11 pour contester l'interdiction de former l'Association nationale et
patriotique des victimes polonaises du bolchevisme et du sionisme.
(...)