Histoires d`outre-tombe: Plateforme de Michel Houellebecq1

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Histoires d`outre-tombe: Plateforme de Michel Houellebecq1
Dossier
Jörn Steigerwald
Histoires d’outre-tombe:
Plateforme de Michel Houellebecq1
Le roman Plateforme fut le grand succès de la rentrée littéraire de l’année 2001,
mais ceci, surtout à cause du scandale qu’il provoqua.2 La critique le considéra
dès sa publication comme un, sinon le roman qui porte sur le tourisme sexuel et
reflète par ce biais la situation désastreuse de la France actuelle sur les plans social, culturel et anthropologique. L’auteur Michel Houellebecq redoubla cette vue
de la critique sur le roman en présentant son œuvre nouvelle dans des clubs
échangistes et en y donnant des interviews. Ainsi, il multiplia l’attraction du roman
par son propre comportement et donna l’occasion à pas mal de critiques
d’identifier le narrateur Michel avec l’auteur Michel Houellebecq.3 Même si cette
superposition de l’auteur et du narrateur de Plateforme ne marque qu’un épisode,
même digne d’attention, de la recherche sur ce roman, les traces que l’auteur
lança après la publication devinrent les pistes majeures de la recherche jusqu’à
aujourd’hui: soit qu’on s’occupe du tourisme sexuel décrit dans le roman, soit
qu’on analyse les réflexions des figures sur la société mondialisée et sur le néolibéralisme.4
Toutefois, ces approches du roman se concentrent surtout sur l’histoire du
roman et en négligent ainsi la narration. C’est d’autant plus remarquable que le
roman se base sur une narration spécifique, le narrateur Michel racontant son histoire d’amour avec sa femme adorée Valérie après la mort de celle-ci, et au moment où il est prêt de disparaître complètement du monde. A cela s’ajoute la polyphonie de la narration qui combine la voix de plusieurs figures, qui expliquent de
différentes manières la condition actuelle du monde et de la société contemporaine, avec le récit du narrateur qui décrit sa vie de manière mélancolique sinon
nostalgique. Or, c’est juste vers la fin de la deuxième partie du roman que le narrateur devient un protagoniste au sens propre en prenant la parole au niveau de
l’action et en participant à la création du club Eldorado Aphrodite. Mais ce processus qu’il initie est aussi celui qui provoque la fin lamentable de sa propre histoire,
car il mène à la visite du club Eldorado Aphrodite en Thaïlande, qui finira brutalement
avec l’attentat des terroristes islamiques et la mort de la femme adorée, Valérie.
De plus, le narrateur met dès le début la relation entre son histoire et l’Histoire
de son temps en relief, et se stylise en tant qu’être exemplaire de la société française et de l’histoire contemporaine. Cette double mise en scène de l’histoire va de
pair avec la réflexion sur le statut de l’année 2000 qui signale une mutation au niveau épistémologique ainsi qu’une transformation fondamentale au niveau de la
politique. Une transformation qui mène selon le narrateur à une nouvelle société
globalisée qui se base exclusivement sur l’échange des capitaux, le capital du
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corps et du sexe inclus. La seule exception à ce processus social et politique se
trouve dans la figure de Valérie, qui est, selon le narrateur, l’idéal de la femme dite
naturelle et la promesse du bonheur pour les hommes, ou, du moins, pour le narrateur lui-même. D’où résulte une configuration triple qui renvoie à l’histoire exemplaire d’un homme, à L’Histoire de son temps et à l’idéal de la femme imaginé par
l’homme. Le narrateur se situe ainsi dans une tradition littéraire qui vient des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ou, pour être plus précis, la narration se
montre comme une réécriture à rebours de la quatrième partie des Mémoires
d’outre-tombe.5
C’est le point central sur lequel je me concentrerai dans cet article qui
s’interroge sur le rôle et la fonction de l’histoire du protagoniste ainsi que de
l’Histoire dans le roman Plateforme que le narrateur utilise pour modeler son
apperception subjective du monde comme une description qui prétend être objective. En répondant à cette question, j’essaierai de montrer que Houellebecq prit le
modèle littéraire des Mémoire d’outre-tombe d’une manière distanciée, mais productive, pour l’adapter aux conditions d’une société mondialisée au tournant de
l’époque. Houellebecq présente son roman par conséquent non seulement comme
un roman contemporain au sens strict, car l’histoire du roman se déroule exactement entre l’année 1999 et l’année 2001, la date de la publication du roman, mais
il reflète aussi les transformations sociales, culturelles et économiques d’une
société globalisée en situant l’histoire du roman autour de l’année 2000. C’est-àdire que l’histoire du roman a lieu à un moment zéro de notre Histoire, dans lequel
l’ancienne époque du monde traditionnel disparaît sans qu’on sache encore ce qui
arrivera dans la nouvelle époque à venir.
Il s’ensuit une relation complexe entre description et commentaire, voire essai
d’expliquer la situation actuelle que le narrateur ainsi que la majorité des figures
donnent au courant de l’histoire. Le roman se présente alors comme une socioanthropologie de la société mondialisée au niveau de l’histoire, et montre en
même temps au niveau de la narration que chaque description anthropologique ou
explication sociologique n’est rien d’autre qu’un récit qui veut représenter le monde
réel mais ne présente qu’une vision du monde; une vision qui produit par la
description du monde un monde réaliste, voire fictive. Or, Plateforme met en relief
que le réalisme d’aujourd’hui se base sur la relation insoluble de l’histoire du sujet
et de l’Histoire du monde et renvoie par ce biais à une anthropologie littéraire qui
est à la fois contemporaine et historique.
Pour mettre en évidence le statut et la fonction de l’histoire et de l’Histoire dans
Plateforme, il faut tirer au clair le modèle de Chateaubriand et son adaptation
houellebecquienne. Pour cela, je me référerai d’abord à la Préface testamentaire
de Chateaubriand en analysant sur cet arrière-plan la relation entre histoire individuelle et Histoire européenne voire mondiale dans Plateforme. Dans un deuxième
temps, je me concentrerai sur les opinions des figures ainsi que sur les aspirations
et les idées du narrateur, qui mettent en relief les interprétations critiques de leur
réalité d’un côté, mais qui mettent aussi en scène le rêve de l’homme de retrouver
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sa propre nature à travers le bonheur d’un autre côté. Pour finir, je me focaliserai
sur la représentation des figures féminines et leur prétendue lisibilité allégorique, à
savoir sur le statut poétique des figures féminines.
1. La vie solitaire de Michel ou la relation entre biographie et Histoire
Autour de 1800, deux modélisations de l’autobiographie émergèrent qui obtinrent –
chacune à sa manière – un rôle fondateur de la littérature moderne: les Confessions de Rousseau (1782) et Dichtung und Wahrheit de Goethe (1811-1833).6 Ces
deux formes d’autobiographie mettent l’accent sur la formation du sujet voire de
l’individu, en problématisant le statut précaire du récit, car il pose la question de
savoir comment l’individu peut décrire sa propre histoire à un moment auquel les
différences entre mémoire, histoire et fantaisie deviennent de plus en plus instables. Ce problème s’aggrave encore une fois si l’on regarde la revendication de
l’auteur de ces autobiographies qui veulent se présenter dans leur propre représentation en tant que narrateur fiable et individu authentique.
Néanmoins, une telle perspective sur la tradition de l’autobiographie néglige une
troisième modélisation de l’autobiographie qui fut publiée seulement peu de temps
après, à savoir celle que François-René de Chateaubriand proposa avec la publication de ses Mémoires d’outre-tombe (1848).7 C’est à travers la narration de sa
propre existence que Chateaubriand décrit le temps historique qu’il a vécu,
incluant toutes les grandes révolutions et transformations politiques et sociales en
tant que témoin et acteur. Une première parallèle évidente entre les Mémoires
d’outre-tombe et Plateforme découle de ce récit, car les deux protagonistes s’y
considèrent comme des acteurs politiques et des écrivains qui ont une fonction
sociale, car ils possèdent la compétence de comprendre les structures de leur
société en mouvement et de les réorganiser selon leur idée: soit directement au
niveau politique comme le faisait Chateaubriand de son temps, soit au niveau de
l’industrie du tourisme en tant que dispositif socio-économique de la société
contemporaine comme le fait le narrateur Michel.
De plus, le protagoniste des Mémoires d’outre-tombe présente au lecteur son
destin comme le destin exemplaire de sa génération. Il décrit une génération qui
se vit confrontée à l’effondrement de l’ancien monde, voire de l’Ancien Régime, et
le commencement du monde nouveau qui connaît pour la première fois une
perspective vraiment globale. Le narrateur de Plateforme reprend ce chemin en se
montrant comme le protagoniste d’une histoire exemplaire de sa génération et par
ce biais de sa société mondialisée.8 Les deux narrateurs des Mémoires et de
Plateforme s’opposent alors aux narrateurs des Confessions et de Dichtung und
Wahrheit, en ce que les premiers se considèrent comme des caractères exemplaires de leur culture et de leur société, tandis que les derniers se modélisent en tant
que caractères singuliers et par conséquent élevés de leur société.
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Reste la différence entre les deux narrateurs des histoires d’outre-tombe. Elle
se fait voir à trois niveaux divers: 1) Elle consiste en leur représentation de soi, car
la narration des trois carrières de Chateaubriand se distingue évidemment de la
narration des échecs permanents de Michel.9 2) Elle se réfère à leur situation dans
leur monde respectif qui met en contraste un monde en révolution permanente
chez Chateaubriand et un monde qui subit de plus en plus un déclin sur tous les
niveaux possibles chez Michel. 3) Elle renvoie à leur position envers le futur voire
la mort – l’attente du bonheur éternel chez Dieu après la mort chez Chateaubriand
et la conscience d’un futur vide de sens et de sécurité chez Michel au moment de
sa disparition proche.10
Cependant, ces différences catégoriales au niveau de l’histoire et de l’Histoire
entre les Mémoires d’outre-tombe et Plateforme ne devaient pas entrainer un lecteur à méconnaître les parallèles au niveau de la narration, qui met sous les yeux
la relation intrinsèque entre les événement politiques et historiques dont un sujet
exemplaire témoigne et la vie privée voire intime de ce même sujet. En racontant
son histoire, le narrateur dévoile alors ses aspirations personnelles et les idéaux
ou, du moins, les rêves et les désirs de sa société. Chateaubriand présente cette
conception d’une narration historique et intime en même temps, surtout dans la
Préface testamentaire qui lui servit à concrétiser sa modélisation en tant qu’auteur
et sa position en tant qu’acteur politique:
J’ai fait de l’histoire, et je pouvais l’écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophe, de tumulte, de bruit avec les
fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet; avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle,
j’exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.11
Après avoir nommé tous les personnages éminents de l’Histoire à la page précédente, Chateaubriand se concentre dans ce paragraphe sur la relation entre histoire et littérature et met en relief sa position spécifique, car son écriture de
l’histoire renvoie à trois niveaux divers qui se trouvent rassemblés dans ses œuvres: L’histoire de sa vie réelle, l’histoire de ses songes, à savoir l’histoire de ses
aspirations, et l’histoire de ses chimères, notamment l’histoire de ses fantaisies qui
se rendent visibles dans ses créations des femmes imaginées. S’y ajoute le fait
que la narration de Chateaubriand produit par conséquent des figures et des événements qui sont concrets d’un côté, mais qui se basent sur des statuts ontologiques divers d’un autre côté. Selon Chateaubriand, sa vie se distingue en une vie
solitaire, une rêveuse et une poétique qui vont de pair. De plus, ces trois vies forment une configuration triple qui exerce probablement une influence „religieuse,
politique et littéraire“. D’où résulte une relation entre la vie solitaire et la religion, la
vie rêveuse et la politique et la vie poétique et la littérature.
Mais Chateaubriand n’en reste pas là: Il présente à la page suivante sa conception des Mémoires d’outre-tombe en tant que narration d’une histoire exemplaire:
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Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes
mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l’épopée de mon
temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères
opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions.12
Suivant l’argumentation de Chateaubriand, il vaut bien de considérer sa personne
comme une personne exemplaire, car elle intègre en elle-même tous les principes,
idées et événements de son temps, ce qui fait qu’il constitue sa personne exemplaire moins comme un individu spécifique et plus comme un intermédiaire de son
époque. Cela va de pair avec une narration de cette personne qui présente une
réflexion intersubjective sur cette même époque. Les Mémoires d’outre-tombe
combinent alors la vie solitaire, rêveuse et poétique d’une personne exemplaire
pour mettre sous les yeux du lecteur une figure concrète, mais fictive, qui réfléchit
et reflète son temps en tant que personnification de l’histoire et de l’Histoire.13
Cette reconstruction abrégée de la conception littéraire des Mémoires d’outretombe me permet de m’approcher plus précisément de la narration de Plateforme,
qui suit la modélisation des premières à plusieurs niveaux: La vie solitaire de
Michel sert de base à une narration qui focalise la description sociologique voire
socio-anthropologique de sa société, et substitue ainsi la problématisation d’un
sujet croyant sub specie aeternitatis par la réflexion d’un sujet désillusionné dans
un monde d’un ‘être-sans-abri-transcendantal’. On pourrait considérer cette transformation soit comme une adaptation aux constitutions du monde contemporain,
ce qui implique une perspective négative sur ce monde, ou comme une modélisation littéraire qui met plus l’accent sur le fait que le sujet se trouve à côté de son
siècle et moins dedans, ce qui renvoie à une perspective plus neutre sur ce
monde. La vie rêveuse et la vie poétique de Michel par contre se concrétisent de
manière plus évidente, car la vie rêveuse se réfère aux aspirations de Michel,
c’est-à-dire à son projet de club Eldorado Aphrodite en tant que solution pour le
malheur du siècle, tandis que la vie poétique se dirige vers sa création de la
femme naturelle, incorporée par Valérie, et par ce biais vers sa restitution du bonheur (masculin).
Je voudrais me concentrer sur trois épisodes exemplaires pour mettre en relief
comment Michel présente sa vie solitaire: la mort du père au début du roman, et
les deux fins du roman.
Le début du roman se présente à première vue comme une réécriture de
L’étranger d’Albert Camus, en prétendant citer la première phrase, mais se montre, si on le regarde de plus près, comme une mise en scène différente:
Mon père est mort il y a un an. Je ne crois pas à cette théorie selon laquelle on devient
réellement adulte à la mort de ses parents; on ne devient jamais réellement adulte.
Devant le cercueil du vieillard, des pensées déplaisantes me sont venues. Il avait profité de la vie, le vieux salaud; il s’était démerdé comme un chef. „T’as eu des gosses,
mon con… me dis-je avec entrain; T’as fourré ta grosse bite dans la chatte à ma mère.“
Enfin j’étais un peu tendu, c’est certain; ce n’est pas tous les jours qu’on a des morts
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dans sa famille. J’avais refusé de voir le cadavre. J’ai quarante ans, j’ai déjà eu
l’occasion de voir des cadavres; maintenant, je préfère éviter. C’est ce qui m’a toujours
retenu d’acheter un animal domestique.14
Si on ne se laisse pas choquer par l’apostrophe agressive du père par le protagoniste, on remarque facilement une structure temporelle assez complexe sinon
contradictoire. La première phrase constate d’abord la mort du père qui advint un
an avant le début de la narration. La deuxième phrase par contre change du passé
composé au présent et présente une réflexion critique du protagoniste sur une
explication de la dimension anthropologique du décès des parents pour leurs
enfants. La transition du premier au deuxième paragraphe reprend le passé
composé de la phrase initiale en accentuant un autre regard sur la situation: tandis
que la constatation de la date de la mort du père souligne la distance – au moins –
temporelle entre cet événement et la narration, la première phrase du deuxième
paragraphe représente la situation du protagoniste à l’occasion de cet événement,
à savoir dans un lieu et à un moment précis, car il raconte les „pensées déplaisantes“ qui lui sont venues à l’esprit quand il était devant le cercueil de son père. Cette
mise en scène est assez remarquable si on prend en considération la situation du
narrateur quand il commence à écrire son histoire: Il se trouve complètement seul
à Pattaya Beach, loin de la France et plus d’un an après la mort de son père, si on
suit la course de sa narration. La narration sert par conséquent à rendre présent
un événement passé et par ce biais à revivifier par la mémoire et/ou par l’imagination une expérience vécue qui initie l’histoire qui suivra.
De plus, les „pensées déplaisantes“ prennent une double connotation si on
considère la différence entre le temps raconté et le temps de la narration, car dans
le premier cas, ces pensées ne montrent qu’un homme plus au moins furieux qui
insulte son père, tandis que dans le deuxième cas, l’apostrophe du père obtient
une autre connotation: dans ce cas, on reconnaît plutôt une forme de complicité
entre père et fils – soulignée par „l’entrain“ du discours – et non pas un antagonisme. S’y ajoute le fait que le protagoniste parle „des gosses“ de son père, à savoir des femmes au pluriel, ce qui va parfaitement de pair avec la découverte que
le père avait eu des relations sexuelles avec sa femme de ménage, une découverte que le fils fait juste après avoir été auprès du cercueil.15
La structure temporelle est complètement bouleversée dès la phrase qui
commence avec „J’avais refusé“, c’est-à-dire avec une constatation au plus-queparfait, qui est suivie par une phrase au présent „J’ai quarante ans“. La situation
semble assez complexe, même illogique, car le changement de temps qu’on lit
dans l’incipit semble en dehors de toute logique temporelle. Cela s’aggrave encore
une fois si l’on regarde l’histoire du protagoniste, car il avait 40 ans au début de
l’histoire, mais il a 42 au moment où il commence la narration, ce qui produit un
autre problème de logique au niveau de la narration. Reste la question de savoir
comment s’explique la structure temporelle de l’incipit.
Une possibilité émerge si l’on essaie de reconstruire la narration en commençant avec la phrase suivante: „J’ai quarante ans, j’ai déjà eu l’occasion de voir des
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cadavres; maintenant, je préfère éviter.“ Cette phrase combine trois constatations
qui renvoient à trois niveaux divers de la narration: La première partie se réfère au
début de l’histoire de la narration, quand le narrateur avait quarante ans; le présent
doit alors être considéré comme un présent historique. La deuxième partie de la
phrase renvoie par contre à une situation après l’attentat des terroristes dans laquelle Valérie mourut aussi, et se situe alors un peu plus d’an après la mort du
père.16 La troisième partie, qui commence avec l’adverbe temporel „maintenant“,
met encore une fois la situation présente du narrateur en relief, même si elle est la
seule situation qui renvoie vraiment à la présence historique. Bref: c’est justement
dans ce moment de la présence que le narré et la narration coïncident dans
l’autodiégèse du narrateur-protagoniste. Ce qui unit les parties de la phrase est
alors la rhétorique de l’évidence, la capacité de la narration à mettre visiblement
ces moment sous les yeux du lecteur – mais aussi du narrateur – et de les rendre
encore une fois présents par ce biais; même si les moments qui forment cette
image datent de différentes strates historiques. La narration énergétique – évoquée par l’“entrain“ au niveau de l’histoire – provoque une situation dans laquelle
l’imagination créatrice du narrateur et du lecteur développe ses effets plus que visibles.17
L’incipit se présente donc à première vue en tant que renouveau d’un roman
existentialiste dans lequel la condition absurde de l’homme est décrite. Il se montre par la suite par contre comme la mise en scène littéraire d’une configuration
triple qui est en même temps l’héritage des Mémoire d’outre-tombe et le début
d’une narration réaliste et contemporaine. Une configuration qui lie étroitement la
mort, le bonheur sexuel et l’histoire revivifiée par la narration. Au lieu d’une histoire
réelle, le narrateur présente au lecteur une histoire réaliste dans laquelle il
combine non seulement sa biographie avec l’Histoire, mais dans laquelle il vise
aussi à la construction historique et imaginée de sa propre époque.
Cela se fait voir pendant toute la narration, mais éclate de nouveau à la fin de
l’histoire ou pour être plus précis, aux deux fins de l’histoire. Ces deux fins sont
d’un côté complémentaires, car elles décrivent la situation du narrateur à la fin de
sa vie quand il arrive à Pattaya Plage, mais ils mettent l’accent sur l’écriture et sur
la mémoire de deux manières diverses d’un autre côté. Le narrateur décrit sa décision de commencer à narrer son histoire à la fin du quatrième chapitre de la troisième partie:
Il ne me restait plus grand-chose à faire, dans l’existence, en général. J’achetai plusieurs rames de papier 21 x 29,7 afin d’essayer de mettre en ordre les éléments de ma
vie. C’est une chose que les gens devraient faire plus souvent avant de mourir. Il est
curieux de penser à tous ces êtres qui vivent une vie entière sans avoir à faire le moindre commentaire, la moindre objection, la moindre remarque. Non que ces commentaires, ces objections, ces remarques puissent avoir un destinataire, ou un sens quelconque; mais il me semble quand même préférable, au but du compte, qu’ils soient
faits.18
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Le chapitre finit par analogie à l’incipit du roman concernant la structure temporelle: Les deux premières phrases sont écrites à l’imparfait, tandis que le narrateur
utilise le présent dès la troisième phrase. Cependant, ce changement de temps
irrite, car selon la logique de la narration, les deux étapes ont lieu en même temps,
c’est-à-dire dans le passé. Le présent de la constatation du narrateur doit être
considéré par conséquent comme un présent historique qui donne une dimension
transhistorique à la réflexion qu’il eut à ce moment. En faisant cela, le narrateur
n’insiste pas seulement sur la nécessité de la réflexion – soit commentaire, soit
objection, soit remarque – mais renvoie aussi à deux niveaux divers de la narration. Il se réfère à la mise en scène des opinions que Chateaubriand présente
dans sa Préface testamentaire d’un côté et renvoie de l’autre le lecteur à sa
conception de la narration. Cette narration que le lecteur vient de finir consiste
alors dans ses commentaires, objections et remarques et non pas dans le récit de
son histoire réelle. Il s’agit plus précisément d’une combinaison – initiée par Chateaubriand – qui unit la mise en ordre des éléments de la vie, à savoir de l’histoire
d’une personne exemplaire, et les opinions de cette même personne pour donner
un tableau de la société contemporaine. La narration du roman relate un regard
moraliste avec une description de l’Histoire actuelle au tournant des époques.
La deuxième et dernière fin du roman suit les traces de la première, mais y
ajoute encore une dimension nouvelle qui se dirige vers la vie rêveuse et la vie
poétique du narrateur:
Contrairement à d’autres peuples asiatiques, les Thaïs ne croient pas aux fantômes; et
éprouvent peu d’intérêt pour le destin des cadavres; la plupart sont enterrés directement à la fosse commune. Comme je n’aurai pas laissé d’instructions précises, il en
sera de même pour moi. Un acte de décès sera établi, une case cochée dans un fichier
d’état civil, très loin de là, en France. Quelques vendeurs ambulants, habitués à me
voir dans le quartier, hocheront la tête. Mon appartement sera loué à un nouveau résident. On m’oubliera. On m’oubliera vite.19
Cette fin semble à première vue être la fin lamentable d’une vie désastreuse, qui
ne connaît rien d’autre que des échecs et une disparition complète à son aboutissement. Néanmoins, il reste la question de savoir pourquoi le narrateur raconte
son histoire s’il craint vraiment qu’on l’oublie après sa mort. Une réponse à la
question pourrait être qu’il met l’accent moins sur l’oubli – craint ou non – et plus
sur la situation de la mort proche. Pour être plus précis: le narrateur met en relief
dans ce paragraphe sa situation d’être dans l’outre-tombe ou du moins, d’être près
de l’outre-tombe. Cela va de pair avec une réflexion sur le statut de l’art que le narrateur présente au début de son récit, c’est-à-dire une réflexion qu’il formule juste
au début de sa journée à Pattaya Beach quand il commence à écrire son histoire:
„Ma conclusion, dorénavant, est certaine: l’art ne peut pas changer la vie. En tout
cas pas la mienne.“20 Même si cette réflexion se situe dans un contexte dans lequel le narrateur raconte sa vie professionnelle dans le milieu de l’art, le présent
utilisé renvoie encore une fois à la situation du narrateur, à savoir sa situation
après son histoire, se trouvant à Pattaya Beach, et présente ainsi son opinion sur
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l’art en général et sur la littérature en particulier. Selon lui, l’art ne peut pas changer
la vie, surtout pas la sienne, car sa vie s’est déjà déroulée et tout le bonheur de sa
vie, c’est-à-dire sa relation amoureuse avec Valérie, est définitivement passé.
Dans ce sens, l’art ne peut pas du tout changer la vie. Mais il a une autre capacité, car il rend les personnes aimées encore une fois présentes en les vivifiant par
et dans la narration. Même si les Thaïs ne croient pas aux fantômes des morts, le
narrateur y croit et c’est pourquoi il raconte son histoire d’outre-tombe en y décrivant sa vie solitaire, sa vie rêveuse et sa vie poétique.
2. La vie rêveuse de Michel ou la relation entre opinion et Histoire
La vie rêveuse de Michel, c’est-à-dire sa vie des aspirations et des actions,
s’engage au sens propre dès son voyage en Thaïlande, au début du troisième
chapitre de la première partie. Le narrateur met en scène ce commencement avec
une narration déictique et énergique en même temps: „Et maintenant j’étais là,
seul comme un connard. A quelques mètres du guichet Nouvelles Frontières.“21
La construction incorrecte de la phrase au niveau grammatical déploie son sens si
on regarde la structure déictique de cette même phrase, car il s’agit d’une
construction exemplaire de la deixis, voire de ‘ego’, ‘hic’ et ‘nunc’, sauf que le
‘nunc’ précède le ‘ego’ dans ce cas. Mais ce faisant, le narrateur souligne de nouveau le caractère décidément littéraire de sa narration et met aussi en relief l’incipit
d’une nouvelle époque pour lui: Incipit vita nuova…
Il reste alors la question de savoir qu’est-ce qui caractérise cette époque nouvelle et en quoi consistent ses aspirations nouvelles. Si l’on considère la structure
du roman, c’est-à-dire la répartition de la narration, on remarque facilement une
série d’étapes. Le narrateur se montre dans la première partie en tant
qu’observateur de la société mondialisée, ce qui va de pair avec son statut plus au
moins passif. Dans la deuxième partie, par contre, il prend l’initiative et essaie de
façonner le monde selon sa vision et avec les possibilités du tourisme sexuel.
Dans la première partie, on remarque tout d’abord que le narrateur n’agit presque pas, et qu’il réagit plutôt, s’il réagit même. L’exemple de sa relation avec Valérie pendant les vacances en Thaïlande montre évidemment l’incompétence du narrateur à opérer volontairement et consciemment, ou du moins à agir concrètement
avec un autre individu. Il connait par conséquent à cette époque de sa vie seulement des relations distanciées voire des contacts superficiels avec une autre personne. La seule exception, qui n’en est pas vraiment une, est sa vie sexuelle, qui
se limite à des contacts avec des prostituées. Le narrateur ne considère pas en
conséquence la prostituée respective comme un individu spécifique, mais comme
un, sinon son sujet de désir, qui est plus proche d’une marchandise que d’un vrai
sujet indépendant.
Ce qui caractérise plus la première étape de sa vie nouvelle est alors l’observation de la société contemporaine, voire sa propre opinion et celle des autres sur
cette société. Le circuit de voyage en Thaïlande permet au narrateur de présenter
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son point de vue sur le monde actuel, mais aussi de raconter ses conversations
avec les autres participants du circuit et leurs opinions. C’est surtout la discussion
de Michel avec Robert qui peut attirer l’attention, car le narrateur y met en scène
une double discussion, une au niveau des arguments, et l’autre au niveau des
porte-paroles. La conversation clé entre les deux hommes se déroule dans un
salon de massage nommé ‘Pussy Paradise’ et présente Robert de manière
remarquable:
Depuis le début du voyage, je l’avais noté, il s’imaginait que j’étais de gauche, et attendait l’occasion favorable pour entamer une conversation avec moi; je n’avais aucune
intention de me laisser prendre à ce petit jeu. J’allumai une cigarette; il me toisa avec
sévérité. „Le bonheur est chose délicate, prononça-t-il d’une voix sentencieuse; il est
difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs.“ Au bout de quelques
secondes, il ajouta d’une voix sévère: „Chamfort“.22
Le narrateur insiste ici sur deux moments qui caractérisent la figure de Robert:
celui-ci se montre avec toute la sévérité possible et se présente en plus en tant
qu’héritier des moralistes classiques, ou, pour être plus précis, il prétend être un
tel héritier. Il prend l’habitus d’un moraliste moderne en ajoutant à sa sévérité un
regard intense sur le monde et sur les autres, mais il fait également voir qu’il lui
manque l’érudition voire la formation nécessaire à un tel habitus.
Or, la sentence que Robert cite est citée de manière incorrecte, car elle
s’appelle correctement: „Le bonheur n’est pas chose aisée, il est très difficile de le
trouver en nous et impossible de le trouver ailleurs.“ De plus, Robert cite plus probablement Schopenhauer, qui cite lui-même Chamfort au début de ses Aphorismen zur Weltweisheit, et non pas Chamfort, car c’est plutôt à la position pessimiste
du premier que Robert renvoie et non pas à celle de Chamfort.23
D’où résultent deux conséquences: la figure de Robert met en relief la position
obsolète d’un regard moraliste traditionnel, car il ne s’agit plus d’un regard adéquat
sur le monde actuel, mais d’un regard anachronique. Or, les sentences moralistes
se transforment en un assemblage d’idées reçues. Suivant la logique de la narration, la question n’est plus de savoir si la citation est correcte, mais seulement à
quelle opinion elle se réfère ou plus précisément pour la description de quelle opinion voire de quelle figure est-elle utilisée. L’exemple de Robert sert alors à la
mise en scène d’un moraliste traditionnel, devenant obsolète dans la société
contemporaine.
Cela se montre encore plus visiblement dans le même épisode, quand Robert
explique son point de vue sur l’égalité de l’homme, car la réaction du narrateur
consiste seulement en la question de savoir quelle autorité Robert citera – probablement La Rochefoucauld?24 Un tel regard moraliste ne sert plus à rien et, pire
encore, ne permet pas la compréhension nécessaire du monde actuel, car il se
base seulement sur l’habitus voire la geste moraliste: une geste qu’on devrait classifier plutôt comme une geste moralisatrice.
Dans la deuxième partie du roman par contre, le narrateur décrit sa vie rêveuse
en racontant non seulement ses interventions sur le marché touristique qu’il réalise
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avec l’invention du Club Eldorado Aphrodite, mais aussi en expliquant son point de
vue sur la situation historique et sociale du monde contemporain. Cependant, la
première action que le narrateur effectue consciemment et volontairement se déroule dans sa vie privée. Après son retour à Paris, Michel contacte Valérie et lui
rend visite: Cette visite marque le début de leur relation sexuelle et par ce biais de
leur histoire.
Il est digne d’attention que la sexualité et le tourisme vont de pair dès le premier
moment de l’histoire de Michel et de Valérie, car leur première rencontre n’est rien
d’autre qu’un contact sexuel suivi directement par une conversation sur le comportement des touristes européens. Selon Valérie, le contact sexuel n’existe plus dans
les vacances des Français contemporains, c’est-à-dire que l’époque des bronzés
est passée sans qu’on sache pourquoi et comment.25 Prendre l’initiative implique
pour le narrateur ainsi une activité double, au niveau de la pratique sexuelle et au
niveau de la pratique commerciale, car les deux activités se réunissent dans la
personne de Valérie.
Il y a quand même une série d’aspirations voire d’actions du narrateur qui soulignent la transformation de sa réflexion en une explication et finalement en son
action réelle qui mène à son invention du Club Eldorado Aphrodite. Au début se
trouve la lecture qui sert de base au narrateur pour se situer précisément dans sa
société et son monde, car il eut „besoin d’une théorie quelconque qui [l’] aiderait à
faire le point sur [s]a situation sociale“, et cette lecture consiste d’abord en le
Cours de philosophique positive d’Auguste Comte.26 Après la lecture du Cours, le
narrateur prend conscience qu’il faut prendre une décision, même s’il ne s’agit pas
de la meilleure décision: la réflexion devient ainsi plus concrète et produit en outre
de premiers résultats.27 Mais c’est le voyage à Cuba que Michel entreprend avec
Valérie et Jean-Yves qui désigne le point tournant, car il marque la différence entre
la réflexion et l’activité du narrateur-protagoniste. Pendant leur séjour à Baracoa,
Michel explique d’abord sa théorie sur l’attraction sexuelle des femmes asiatiques
sur les hommes européens et des hommes noirs sur les femmes européennes.28
Cette explication de la vie sexuelle lui porte à prendre la décision de présenter ses
idées d’un tourisme nouveau et prometteur de succès en demandant à Jean-Yves:
„Tu veux vraiment trouver une formule nouvelle qui te permette de sauver tes hôtes-club?“29 Après la réponse positive, Michel commence à expliquer sa ‘formule’:
Je balayai l’objection d’un geste de la main. „Moi non plus je ne sais rien, mais ce n’est
pas le problème; ça ne sert à rien de chercher les causes du phénomène, à supposer
même que l’expression ait un sens. Il doit certainement se passer quelque chose, pour
que les Occidentaux n’arrivent pas plus à coucher ensemble; c’est peut-être lié au narcissisme, au sentiment d’individualité, au culte de la performance, peu importe. Toujours est-il à partir de vingt-cinq ou trente ans, les gens ont beaucoup de mal à faire
des rencontres sexuelles nouvelles; et pourtant ils en éprouvent toujours le besoin,
c’est un besoin qui ne se dissipe que très lentement. Ils passent ainsi trente ans de leur
vie, la quasi-totalité de leur âge adulte, dans un état de manque permanent.30
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La formule que Michel présente à Jean-Yves n’est pas selon ses propres mots une
explication au sens strict, mais une formule pour instrumentaliser les données de
la situation actuelle. Il me semble assez remarquable que le narrateur Michel se
présente dans cette scène comme un héritier appauvri d’Auguste Comte – sans
qu’il le sache et sans qu’il s’en rende compte – et qu’il se situe ainsi dans une position analogue à Robert dans la première partie. Selon le Cours de philosophie
positive – le livre de Comte que Michel lut avant mais ne lit plus dans cette période
– seuls les phénomènes observables sont des objets de la recherche scientifique,
car eux seuls permettent à l’observateur de reconstruire les règles qu’ils suivent.31
L’exigence des sciences est alors la reconstruction des rapports des phénomènes
pour avoir une base positive qui sert à formuler les lois qui règlent et les phénomènes et leurs rapports. Michel, par contre, ne s’intéresse ni aux lois ni aux rapports,
mais seulement aux phénomènes: au lieu de reconstruire un savoir positif, il
s’occupe des faits bruts ou, pire encore, de ses idées.32
De plus, il est digne d’attention de regarder les notions de près: Michel parle
d’abord de sa ‘formule’, puis de l’’objection’ de Jean-Yves. Ainsi, il met de manière
évidente son opinion selon laquelle l’homme doit faire des commentaires, des objections et des remarques en scène, qu’il présente à la fin de sa narration. Cependant, il souligne en même temps la différence entre des commentaires voire des
remarques d’un côté et des explications approfondies d’un autre côté: la première
ne décrit que des phénomènes, la deuxième explique les règles qui produisent les
phénomènes.
Il s’ensuit deux résultats contradictoires: 1) Un pragmatisme au niveau de
l’action qui mène à la construction d’une „plateforme globale“ du tourisme qui
concrétise parfaitement les aspirations de Michel.33 Le premier produit de cette vie
rêveuse est la formule: „Eldorado Aphrodite: parce qu’on a le droit de se faire plaisir“.34 2) Un malentendu complet de la situation qui provoque des suites assez
graves – soit pour le narrateur lui-même, soit pour son concept de tourisme. Michel
ne comprend ni les règles de la pratique sociale ni celles du tourisme, et ne regarde pas non plus la réalité sociale qui l’entoure.35 Le concept du double-bind est
en dehors de sa connaissance et peut-être aussi de sa compréhension, même si
ce double-bind de la pratique sociale des touristes produit des conséquences fondamentales pour lui et ses idées.36 Michel ne regarde que le désir du touriste français voire européen et ne respecte pas l’interaction entre le touriste étranger et
l’habitant d’un autre lieu qui produit des effets rétrogrades à cause de leurs cultures et mœurs différentes. C’est exactement l’actionnisme de Michel qui provoque
son malheur au niveau de l’histoire et explique parfaitement son incompréhension
des règles de la société mondialisée.
Donc, c’est en voyageant au nouveau Club Eldorado Aphrodite, c’est-à-dire à
son utopie sexuelle réalisée, que le destin du narrateur – qui n’en est pas un –
commence à s’accomplir, car le voyage en Thaïlande devient un voyage au bout
de la vie rêveuse qui finit avec l’attentat des terroristes.
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3. La vie poétique ou la relation entre figure allégorique et histoire
La vie poétique de Chateaubriand est consacrée selon ses propres paroles à ses
filles imaginaires, d’Atala à Velléda, mais elle inclut aussi les femmes réelles qu’il a
rencontrées pendant sa vie. De plus, la quatrième partie des Mémoires d’outretombe renvoie à une situation spécifique entre le narrateur et sa vie poétique que
Chateaubriand exprime dans la formule „Amour et vieillesse“, servant aussi de titre
à un texte complémentaire de cette partie.37 D’où résulte une configuration triple
qui combine la situation de l’homme âgé avec son regard rétrospectif sur sa vie
poétique d’un côté et avec les images de ses femmes aimées d’un autre côté. Le
narrateur de Plateforme suit les traces de celui des Mémoires d’outre-tombe à sa
manière: En racontant son histoire d’amour avec Valérie, il reprend le chemin de
‘Chateaubriand’ en stylisant la figure imaginée de la femme aimée, mais il présente ses propres idées sur la femme désirée. La reprise au niveau de la construction va de pair avec une différence catégoriale au niveau du statut voire de la signification de la femme. Ce qui reste, c’est l’image de Valérie que Michel se construit
d’elle, et non pas la réalité de Valérie.
Cette construction poétique de la femme aimée émerge pour la première fois
dans le sixième chapitre de la première partie, dans laquelle on trouve un récit de
l’histoire de la jeune Valérie. Au niveau de la narration, ce chapitre dénote une
analepse, car cette histoire de la jeunesse de Valérie se situe avant l’histoire narrée. Cependant, il reste la question de savoir qui raconte cette histoire. Cette
question est d’autant plus importante qu’à ce moment de l’histoire, le narrateur
n’est pas encore en contact intime avec Valérie:
Au moment du bac, elle [i.e. Valérie] avait à peu près complètement arrêté [d’avoir des
contacts sexuels].
Dix ans plus tard, elle n’avait pas vraiment repris, songea-t-elle avec tristesse en se
réveillant dans sa chambre du Bangkok Palace. Le jour n’était pas encore levé.38
Deux problèmes de la narration émergent ici: 1) le problème de la focalisation 2) le
problème de la diégèse. Le ‘songea-t-elle’ de la deuxième phrase renvoie nécessairement à une focalisation interne, car le narrateur a seulement dans ce cas la
possibilité de raconter tout ce que pense la personne narrée. Sauf que Michel ne
peut pas avoir un tel point de vue, car il est un narrateur intradiégétique qui se situe au même niveau que Valérie, ce qui exclut une telle focalisation. Ce serait juste
dans le cas d’une focalisation zéro que le narrateur pourrait avoir une telle perspective – ce qui n’est pas donné. Au niveau de la diégèse émerge alors une
construction double: dans ce chapitre, et seulement dans ce chapitre, le narrateur
se montre en tant que narrateur extradiégétique hétérodiégétique, tandis qu’il est
pendant tout le reste du roman un narrateur intradiégétique homodiégétique.39
On pourrait facilement considérer une telle construction narratologique comme
une construction défectueuse, mais il me semble qu’un tel regard méconnaît la
construction esthétique de ce passage: Le narrateur met en relief sa volonté de
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former voire de créer sa femme aimée dans sa narration, même s’il a besoin soit
d’inventer des faits dont il n’avait pas connaissance, soit d’esquisser une vie antérieure de Valérie purement imaginée.40 Ainsi, il se stylise en tant qu’héritier de
Pygmalion qui avait modelé sa femme désirée et souligne son désir de revivifier la
femme aimée morte de nouveau dans sa narration. Il lui donne non seulement vie,
il raconte aussi l’histoire de sa vie – mais, à sa manière.
Cette volonté de créer une femme désirée et désirante se montre encore plus
visiblement dans le neuvième chapitre de la première partie, à l’occasion d’une
rencontre de Valérie et de Michel à la plage:
Elle était jolie, comme ça, avec ses longs cheveux noirs ébouriffés. Elle n’enlevait pas
son soutien-gorge, c’était dommage; j’aurais bien aimé qu’elle enlève son soutiengorge. J’aurais bien aimé voir ses seins, là, maintenant.41
La stratégie rhétorique voire esthétique reste la même, elle insert une double
deixis – ‘hic’ et ‘nunc’ – dans la narration de manière grammaticalement incorrecte,
qui sert à rendre de nouveau présente l’image de la femme désirée de manière
esthétique. Cette image se concentre surtout sur l’aspect sexuel de la femme et
sur le désir qu’elle excite dans le narrateur. Elle n’est encore rien d’autre qu’une
promesse de bonheur, un bonheur qui sera concrétisé juste après le retour de ce
voyage en Thaïlande.
Le bonheur que le narrateur trouve en Valérie se résume de manière assez simple: elle est tout d’abord une femme désirante, c’est-à-dire une femme qui désire
et une femme qui provoque le désir d’un autre.42 De plus, elle est une femme qui
connait le plaisir et qui aime donner du plaisir, ce qui la rend exceptionnelle mais
aussi exemplaire, comme le lui explique Michel:
C’est justement ça qui est étonnant chez toi: tu aimes faire plaisir. Offrir son corps
comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir: voilà ce que les Occidentaux
ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau
s’acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel.
Suivant l’argumentation du narrateur, Valérie est une femme naturelle parce qu’elle
aime faire plaisir, offrir son corps gratuitement et ressentir le sexe comme quelque
chose de naturel. La nature de la femme inclut selon lui qu’elle ressente le sexe
comme naturel, car le sexe fait partie de sa nature et de son naturel. Cependant, le
narrateur ne présente rien d’autre qu’une logique tautologique qui ne connaît pas
la différence entre un langage de l’objet et un métalangage et ne respecte pas non
plus les discussions sur la construction voire la constitution du sexe et du genre.
Pour lui, la nature de l’homme et surtout la nature de la femme sont simples: les
êtres humains sont nés pour le bonheur et pour le plaisir; ce qui unit les deux, c’est
leur nature sexuelle.
L’apothéose de cette création poétique de Valérie émerge au moment où les
deux protagonistes rendent pour la dernière fois visite aux parents de Valérie:
C’était une bonne fille, me dis-je, une fille affectueuse et attentionnée; c’était aussi une
amante sensuelle, caressante et audacieuse; et elle serait probablement, le cas
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échéant, une mère aimante et sage. „Ses pieds sont d’or fin, ses jambes comme des
colonnes du temple de Jérusalem.“ Je continuais à me demander ce que j’avais fait, au
juste, pour mériter une femme comme Valérie. Probablement rien. Le déploiement du
monde, me dis-je, je le constate; procédant empiriquement, en toute bonne fois, je le
constate; je ne peux rien faire d’autre que le constater.43
Deux moments sont dignes d’attention dans ce paragraphe: la structure temporelle
et la citation prétendue voire la phrase en italique. Le temps de la narration semble
être un passé simple au début du paragraphe, ce qui va de pair avec la structure
temporelle: À ce moment donné, il pensa cela. Mais la dernière phrase montre
d’une manière évidente que le récit du narrateur se fait au présent et non pas au
passé simple: la répétition du „je le constate“ ainsi que la forme „je ne peux rien
faire“ ne laissent aucun doute sur le temps utilisé. D’où résulte qu’il ne s’agit pas
d’une pensée que le narrateur avait eue à ce moment passé, mais qu’il a au moment de l’écriture de cette scène quand il décrit ce moment dans sa narration. S’y
ajoute l’usage de l’imparfait et du conditionnel présent, car dans ce moment narré,
c’est-à-dire dans le passé, Valérie est une amante sensuelle et non pas était une
amante sensuelle comme dit le narrateur. Mais l’usage du conditionnel présent le
souligne clairement, elle ne sera jamais une mère aimante, car elle meurt avant
d’avoir la possibilité de le devenir.
Reste la citation en italique qui n’est pas une citation au sens propre. Le ton pathétique marque à première vue un certain goût pour le kitsch pseudo-romantique,
qui va de pair avec la description précédente de Valérie comme fille, amante et
mère. Or, la citation renvoie aussi à deux textes bibliques, à savoir au Cantique
des cantiques de Salomon de l’Ancien Testament et à l’Apocalypse du Nouveau
Testament. C’est dans le cinquième Cantique des cantiques qu’on trouve un dialogue entre deux époux pendant lequel l’époux demande à sa femme si elle est bien
aimée en la stylisant comme la plus belle des femmes. En donnant sa réponse, la
femme décrit son bien-aimé en disant que „Ses jambes sont des colonnes de marbre blanc“.44 Le narrateur change ainsi la situation du dialogue, car c’est lui qui
décrit ainsi la femme aimée et non plus la femme qui décrit son bien-aimé, mais il
se réfère de manière allusive à un scénario qui se base sur une relation d’amour
entre époux, à savoir à un scénario que Michel imagine aussi pour lui-même.
La deuxième référence par contre donne un ton différent à la ‘citation’, car elle
renvoie à l’Apocalypse 10: „Et je vis un autre ange, puissant, descendant du ciel
enveloppé d’une nuée, un arc-en-ciel au-dessus de la tête son visage était comme
le soleil et ses jambes comme des colonnes de feu“.45 Cette citation se réfère à
deux niveaux divers de la narration, car c’est le septième ange qui annonce la fin
prompte du monde dans ce chapitre de l’Apocalypse d’un côté, mais c’est aussi ce
même ange qui donne un livre à Saint Jean pour qu’il le mange. C’est un livre qui
sera doux comme miel dans la bouche, mais amer dans les entrailles et qui sert à
Saint Jean à prophétiser „sur beaucoup de peuples, de nations, de langues, et de
rois“.46 Autrement dit: la prophétie et l’Ecriture du livre vont de pair avec les auspices d’une apocalypse à venir.47
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Ce qui unit les deux références, c’est leur ton poétique voire le statut ‘littéraire’
du texte dans lequel elles sont intégrées. En alludant ces références, le narrateur
ne renvoie pas seulement à deux dimensions bibliques de son histoire, mais il
essaie aussi d’intégrer un ton poétique voire un certain lyrisme à sa narration.
Reste une différence importante entre ces textes bibliques et la narration de Michel: la lecture des textes de l’Ancien Testament, mais aussi celle de l’Apocalypse
se basent dans la culture chrétienne sur l’allégorèse, à savoir sur une lecture allégorique du texte. Une telle lecture présuppose que chaque élément, soit figure,
soit nom, soit événement connaisse plusieurs niveaux de lecture qui permettent
d’expliquer raisonnablement un texte qui semble être à première vue incompréhensible. Le narrateur suit d’une certaine manière cette approche des lieux, des
événements et surtout des noms, en donnant son explication, mais aussi son interprétation des choses. Mais en faisant cela, il met aussi en relief la relation arbitraire entre les mots et les choses, car se sont ses explications et ses interprétations des signes qu’il présente dans son récit. Or, au lieu d’une représentation
d’une chose par un signe voire un mot, le narrateur présente son idée de la chose
par ses mots. L’exemple de Valérie, mais aussi celui des autres figures féminines,
le montre bien: elles renvoient à beaucoup de références sans qu’elles se réfèrent
à un sens précis ou même à plusieurs dimensions sémantiques identifiables. Elles
sont présentées dans la narration comme des fantaisies masculines, à savoir des
figures créées et interprétées par le narrateur, sans avoir une référence fixe et stable à la réalité sociale et/ou historique. Leur sens littéral est ainsi transformé en un
sens littéraire.48 Une conséquence logique d’une telle construction narratologique
est le désastre final de l’histoire d’amour de Michel et de Valérie qui sépare définitivement les deux amants et provoque de plus l’adieu éternel du narrateur à la France,
car il le mène à Pattaya Beach où il commence à raconter ses histoires d’outretombe. C’est justement dans cette situation au bout du monde que Michel devient
un nouveau Pygmalion, en créant et en revivifiant sa femme aimée dans sa narration, qui lui permet de la rendre présente de nouveau et de l’avoir sous ses yeux.
Les deux narrations d’outre-tombe, à savoir les Mémoires d’outre-tombe du narrateur Chateaubriand et les histoires d’outre-tombe de Michel, présentent ainsi une
configuration triple de la vie qui combine la vie solitaire à la vie rêveuse et la vie
poétique des narrateurs. Ils se présentent tous deux en tant que personnes exemplaires de leur époque et d’un monde au tournant de l’histoire. Ils essayent de
refléter la condition humaine et la constitution de la société par le récit de leur
histoire, par leurs opinions sur la société et par leur Histoire vécue. Restent encore
deux différences fondamentales entre les deux narrations d’outre-tombe: Chateaubriand donne ses Mémoires à la génération suivante, tandis que Michel parle de
ses souvenirs. En faisant cela, le narrateur de Plateforme met en évidence la dimension subjective de sa narration ainsi que la dimension créatrice voire inventive
de celle-ci – avant tout dans sa présentation de Valérie.49 De plus, Chateaubriand
présente sa vie poétique dans ses Mémoires d’outre-tombe en se stylisant comme
l’auteur romantique par excellence, tandis que le narrateur Michel raconte sa vie
prosaïque – dans tous les sens du terme – et reflète ainsi la question du réalisme
d’aujourd’hui.
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Cité d’après Michel Houellebecq: Plateforme, Paris: Flammarion 2001. La recherche pour
cet article m’a été rendue possible par une bourse Heisenberg de la DFG.
Voir aussi Jérôme Meizoz: Le Roman et l’inacceptable: Polémiques autour de ‘Plateforme’ de Michel Houellebecq. Etudes de Lettres 2003, 4, 125-148.
C’est p.ex. le cas de Pierre Assouline, cité d’après David Lehardy Sweet: „Absentminded
Prolepsis: Global Slackers before the Age of Terror in Alex Garland’s The Beach and Michel Houellebecq’s Plateforme“, dans: Comparative Literature, printemps 2007, 59 (2),
158-176, 166.
Le roman Plateforme a jusqu’à maintenant moins attiré l’attention de la recherche que les
autres romans de Houellebecq. Voir: Rita Schober: „Aimez-vous... Houellebecq? Der
Autor und sein Roman Plateforme“, dans: Lendemains, 2001, 26 (101-102,) 216-232.
Loingsigh Aedin: „Tourist Traps Confounding Expectations in Michel Houellebecq’s Plateforme“, dans: French Cultural Studies, février 2005, 16, 73-90, Stephan Leopold: „Michel Houellebecq et la question de l’autre: Plateforme – eine Eroberungsreise in Zeiten
des Neokolonialismus“, dans: PhiN 31 (2005), 14-28, Emer O’Beirne: „Navigating NonLieux in Contemporary Fiction: Houellebecq, Darrieussecq, Echenoz, and Augé“, dans:
Modern Language Review, avril 2006, 101 (2), 388-401, Steffen Schneider: „Das Populäre ist nirgendwo. Massenkultur, Wunscherfüllung und ästhetische Reflexion in Michel
Houellebecqs Plateforme“, dans: Christian Huck, Carsten Zorn (eds.): Das Populäre der
Gesellschaft. Systemtheorie und Populärkultur. Wiesbaden 2007, 97-116, Aurélien
Bellanger: Houellebecq écrivain romantique, Paris 2010, Martina Stemberger: „Tourismen, Terrorismen oder Die Unmöglichkeit einer Insel: Die Neuvermessung der Welt nach
Houellebecq“, dans: PhiN 56 / 2011, 66-102.
Les Mémoires d’outre-tombe furent publiées à Paris en 12 volumes entre 1848 et 1850,
c’est-à-dire après la mort de Chateaubriand en 1848. Cité d’après l’édition suivante:
François de Chateaubriand: Mémoires d’outre-tombe. Nouvelle édition établie, présentée
et annotée par Jean-Claude Berchet, Paris: Garnier 1989-1998 (4 vol.).
Voir p.ex.: Günter Niggl (ed.): Die Autobiographie. Zu Form und Geschichte einer literarischen Gattung, Darmstadt, 1989, Philippe Lejeune: Pour l’autobiographie. Chroniques,
Paris 1998, James Olney: Memory & Narrative: The Weave of Life-Writing, Chicago,
1998, Sébastien Hubier: Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie
à l’autofiction, Paris 2003, Martina Wagner-Egelhaaf: Autobiographie, Stuttgart ²2005.
Voir surtout les études récentes de Jean-Christophe Cavallin: Chateaubriand et „l’homme
aux songes“. L’initiation à la poésie dans les „Mémoires d’outre-tombe“, Paris 1999,
idem: Chateaubriand mythographe. Autobiographie et allégorie dans les „Mémoires
d’Outre-Tombe“, Paris 2000. Voir aussi Henri Guillemin: L’homme des „Mémoires d’outretombe“. Avec des fragments inédits des „Mémoires“, Paris 1965, Jean Mourot: Le génie
d’un style, Chateaubriand. Rythme et sonorité dans les „Mémoires d’outre-tombe“, Paris
1969, Fabienne Bercegol: La poétique de Chateaubriand. Le portrait dans les „Mémoires
d’outre-tombe“, Paris 1997, Anne Roret: Les lieux de mémoire dans les „Mémoires
d’outre-tombe“ de Chateaubriand, Lille 1998.
Le narrateur réfléchit même sur son exemplarité en parlant d’une prétendue singularité à
laquelle il oppose son histoire: „Il est faux de prétendre que les être humains sont uniques, qu’ils portent en eux une singularité irremplaçable; en ce qui me concerne, en tout
cas, je ne percevais aucune trace de cette singularité. C’est en vain, le plus souvent,
qu’on s’épuise à distinguer des destins individuels, des caractères. En somme, l’idée
d’unicité de la personne humaine n’est qu’une pompeuse absurdité. On se souvient de sa
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propre vie, écrit quelque part Schopenhauer, un peu plus que d’un roman qu’on aurait lu
par le passé. Oui, c’est cela: un peu plus seulement.“ Houellebecq: Plateforme, 189.
Il vaut bien de souligner la différence entre les trois premières parties et la quatrième, car
les trois premières servent à présenter les trois carrières de Chateaubriand, tandis que la
dernière présente une histoire de vie de plus en plus problématique, Voir la Conclusion
de la Quatrième partie, chapitre 10-18, 575-608.
Voir les derniers mots du narrateur de Chateaubriand: „Il ne me reste qu’à m’asseoir au
bord de ma fosse; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans
l’éternité.“ Chateaubriand: Mémoires d’outre-tombe, IV, XLII, 18, 607-608.
Chateaubriand: Mémoires d’outre-tombe, I, 757.
Ibid., 758.
Voir p.ex.: „Ce n’est pas que j’en veuille le moins du monde à ces révolutions politiques;
en me rendant à la liberté, elles m’ont rendu ma propre nature. J’ai encore assez de sève
pour reproduire la primeur de mes songes, assez de flamme pour renouer mes liaisons
avec la créature imaginaire de mes désirs. Le temps et le monde que j’ai traversé n’ont
été pour moi qu’une double solitude où je me suis conservé tel que le ciel m’avait formé.
Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre?“ Chateaubriand: Mémoires d’outre-tombe,
IV, XXXV, 14, 161.
Houellebecq: Plateforme, 11. Même si la première phrase semble renvoyer à l’incipit fameux de L’étranger, „Maman est morte aujourd’hui, ou peut-être hier.“ c’est juste la référence au père voire à la mère du protagoniste qui pourrait unir les deux incipits.
Il est au moins intéressant que le narrateur Chateaubriand commence son récit par la
description de son père, comme le fait le narrateur de Plateforme, même si les contenus
des descriptions diffèrent complètement: „Commençons donc, et parlons d’abord de ma
famille; cela est essentiel, parce que le caractère de mon père a tenu en grande partie à
sa position et que ce caractère a beaucoup influé sur la nature de mes idées en décidant
du genre de mon éducation.“ Chateaubriand: Mémoires d’outre-tombe, I, 62.
Il est assez intéressant de suivre la substitution du cadavre du père, alors un cadavre au
singulier, par les cadavres que le protagoniste a vus. S’y ajoute l’utilisation du passé
composé qui souligne le fait qu’il vit cette scène une fois, et non pas plusieurs fois pendant sa vie.
Cela se voit encore plus sensiblement quelques pages après, quand le narrateur se
trouve dans l’appartement de son père: „Je ne savais pas allumer la chaudière, je n’avais
pas envie d’essayer, maintenant mon père était mort et j’aurais dû m’en aller tout de
suite.“ Houellebecq: Plateforme, 15. La combinaison de l’imparfait avec l’adverbe temporel ‘maintenant’ est grammaticalement incorrecte, mais renvoie à la dimension déictique
de la narration, à savoir à la capacité de la narration de rendre présent de nouveau
quelqu’un ou quelque chose.
Ibid., 364.
Ibid., 370.
Ibid., 24.
Ibid., 34.
Ibid., 117.
La ‘citation’ de Chamfort se trouve sur le frontispice des Aphorismen zur Weltweisheit.
Voir Arthur Schopenhauer: Werke III, Parerga und Paralipomena. Kleine philosophische
Schriften I, Darmstadt, 1989, 373. Cette ‘citation’ de Chamfort ne se trouve pas par
contre dans l’édition des Maximes et pensées de Chamfort. Voir Nicolas Chamfort:
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Maximes et pensées de Chamfort suivies de Dialogues philosophiques. Texte revu sur
l’édition originale et publié avec des notes et un index par Ad. Van Bever, Paris 1923.
„La notion d’égalité n’a nul fondement chez l’homme“, continua-t-il en dressant à nouveau
l’index. Je crus un moment qu’il allait citer ses sources – La Rochefoucauld, ou je ne sais
qui – mais finalement non.“ Houellebecq: Plateforme, 120.
Voir ibid., 147-148. Ce phénomène ‘historique’ est constaté par plusieurs figures à multiples reprises. Voir pour l’époque passée des bronzés p.ex. idem, 175 ou 232.
Ibid., 186.
„J’avais vite compris qu’il n’est pas forcément nécessaire de prendre la meilleure décision, mais qu’il suffit, dans la plupart des cas, de prendre une décision quelconque, à
condition de la prendre rapidement; enfin, si on travaille dans le secteur public.“ Ibid., 191.
Voir ibid., 243-244. Il est assez curieux de lire comment le narrateur essaie de comprendre les mystères de la sexualité humaine avant qu’il présente son explication à Valérie:
„Après tout il suffisait peut-être de branler correctement, l’érection pouvait sans doute
avoir un caractère purement mécanique; des biographies des prostitués auraient pu me
renseigner sur ce point, mais je ne disposais que du Discours sur l’esprit positif.“ Idem,
242. Le positivisme et les biographies des prostitués servent – chacun à sa manière, à
comprendre la vie sexuelle des européens.
Ibid., 250.
Ibid., p.250
Il me semble assez remarquable que Michel préfère la lecture du Discours sur l’esprit
positif, car ce Discours appartient à la deuxième étape du positivisme de Comte, à savoir
au positivisme religieux et non plus au positivisme philosophique qui se concentre sur
l’utopie d’une mère vierge, c’est-à-dire sur un rêve masculin et romantique par excellence.
Voir: „- Ouais, des idées…“ J’avais la tête qui tournait un peu, je n’arrivais même plus à
distinguer les danseuses; je finis mon cocktail d’un trait. „J’ai des idées, peut-être, mais je
suis incapable de me plonger dans un compte d’exploitation, d’établir un budget prévisionnel. Alors, ouais, j’ai des idées.“ Houellebecq: Plateforme, 253. Voir aussi idem, 289,
ou il décrit son „idée théorique“ de „décrypter le monde, et de comprendre ses évolutions,
en laissant de côté tout ce qui avait trait à l’actualité politique, aux pages société ou à la
culture“, car selon lui „il était possible de se faire une image correcte du mouvement historique uniquement par la lecture des informations économiques et boursières“.
Voir: „Dans un état d’excitation un peu irréelle, nous établissions une plateforme programmatique pour le partage du monde. Les suggestions que j’allais faire auraient peutêtre pour conséquence l’investissement de millions de francs, ou l’emploi de centaines de
personnes; pour moi c’était nouveau, et assez vertigineux. Je délirai un peu toute l’aprèsmidi, mais Jean-Yves m’écoutait avec attention“. Ibid., 259. La narration ne met pas seulement en relief la vie rêveuse de Michel, mais souligne davantage cet état en citant les
notions clés de l’esthétique moderne – du vertige au délire.
Ibid., 266.
Un signe évident de ce manque de Michel qui ne s’occupe pas de la réalité sociale se fait
voir dans sa narration dans laquelle il raconte les luttes des bandes dans la banlieue
même, où il est en train d’organiser sa plateforme globale selon ses idées. Voir ibid., 259.
Voir ibid., 320. Dans cette situation, Valérie décrit la situation du touriste qui ne veut pas
être touriste en l’étant en même temps. S’y ajoute le problème de l’indigène qui regarde
les touristes comme des intrus dans sa culture et non pas comme des hôtes invités que
ni Valérie ni Michel ne reflètent.
Dossier
37 Chateaubriand: Mémoires d’outre-tombe, IV, 695-703.
38 Houellebecq: Plateforme, 65.
39 Pour être plus précis: c’est juste au début de ce chapitre, à savoir aux pages 60-65 que
le narrateur se présente ainsi. L’alinéa qui suit souligne cette exception, car elle recommence avec une voix intradiégétique et homodiégétique: „Nous quittâmes l’hôtel à sept
heures.“ Ibid., 65.
40 Il est possible que Valérie raconta son histoire après avoir eu un contact intime avec Michel, ce qui fait que la narration de l’histoire de Valérie ne peut pas être qualifiée
d’infidèle.
41 Houellebecq: Plateforme, 101.
42 Voir aussi le passage suivant qui met en relief la fantaisie masculine que personnifie Valérie pour Michel: „Je vivais l’intérieur d’un jeu, un jeu excitant et tendre, le seul jeu qui
reste aux adultes; je traversais un univers de désirs légers et de moments illimités de
plaisir“. Ibid., 217. Il est digne d’attention que le narrateur parle ici de soi-même, de ses
désirs, mais non pas d’un ‘nous’ ou de ‘nos désirs’. Au lieu d’une expérience divisée, il
souligne l’expérience séparée pour lui.
43 Ibid., 295.
44 Cantique des Cantiques 5, 15.
45 Apocalypse, 10, 1.
46 „Et la voix, que j’avais entendue du ciel, me parla de nouveau, et dit: Va, prends le petit
livre ouvert dans la main de l’ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre. Et j’allai
vers l’ange, en lui disant de me donner le petit livre. Et il me dit: Prends-le, et avale-le; il
sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel. Je pris le
petit livre de la main de l’ange, et je l’avalai; il fut dans ma bouche doux comme du miel,
mais quand je l’eus avalé, mes entrailles furent remplies d’amertume. Puis on me dit: Il
faut que tu prophétises de nouveau sur beaucoup de peuples, de nations, de langues, et
de rois.“ Apocalypse, 10, 8-11.
47 La providence d’une fin apocalyptique se trouve plusieurs fois dans la deuxième partie,
surtout vers la fin de celle-ci. Voir p.ex.: „Ma grande distraction, pendant les absences de
Valérie, consistait à observer le mouvement des nuages par la baie vitrée. D’immenses
bancs d’étourneaux se formaient, en fin d’après-midi, au-dessus de Gentilly, et décrivaient
dans le ciel des plans inclinés et des spirales; j’étais assez tenté de leur donner un sens,
de les interpréter comme l’annonce d’une apocalypse“. Houellebecq: Plateforme, 308.
48 Regardant la structure narratologique, les figures féminines, surtout Valérie, peuvent être
considérées par conséquent comme des métaphores continues et non pas comme des
allgorieae totae, c’est-à-dire comme des métaphores qui initient la notion du bonheur et
l’histoire d’amour de Michel et de Valérie. Bref: La figure de Valérie est une allégorie de
l’allégorie et non pas une allegoria tota.
49 Voir p.ex. la description suivante: „A ce moment le soleil perça entre deux nuages,
l’éclairant [i.e. Valérie] de face. La lumière resplendit sur ses seins et ses hanches, faisant scintiller l’écume sur ses cheveux, ses poils pubiens. Je demeurai figé sur place
pendant quelques secondes, tout en prenant conscience que c’était une image que je
n’oublierais jamais, qu’elle ferait partie de ces images qu’on revoit défiler, paraît-il, durant
les quelques secondes qui précédent la mort“. Houellebecq: Plateforme, 220-230.
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