Ryanair Lecon introductive 31 08 15 - CULTURE

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Ryanair Lecon introductive 31 08 15 - CULTURE
Ryanair
Leçon introductive aux éthiques
Version du 31 08 2015 - Version provisoire à tester
Objectifs :
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Transmettre les valeurs qui fondent la vie sociale en Suisse : respect de la personne
humaine, égalité homme/femme, liberté de conscience, acceptation du pluralisme.
Permettre à l’élève d’élaborer son propre système de valeur, de les développer,
d’apprendre à exprimer et à argumenter ses positions.
Permettre à l’élève de situer de manière critique par rapport à ses propres convictions,
de se repérer par rapport aux idées des autres, et finalement de s’ouvrir à d’autres
formes de pensée et d’expression.
Faire percevoir aux élèves les principaux courants éthiques
Méthode : on confronte les élèves à une situation réelle.
Le cas concerne une compagnie low cost. L’enseignant1 définit avec ses élèves ce dont il
s’agit en impliquant les élèves qui diront spontanément ce dont il s’agit.
Il interroge ensuite les élèves sur le moyen de diminuer le prix du billet : moins de services à
bord, davantage de sièges, sièges plus étroits, mais surtout moins de poids dans l’avion. Pour
cela, faire payer les bagages en soute, limiter au minimum le réservoir de carburant de
l’avion, voire même obliger les passagers à passer aux toilettes avant de monter dans l’avion2.
D’autres idées sont encore possibles. Parmi celles-ci le cas suivant :
Un sondage a été proposé en 2009 sur le site de Ryanair aux internautes et aux clients
relativement à l’entrée en vigueur d’une taxe supplémentaire pour des personnes en surpoids.
Les internautes ont le choix d’opter pour:
1. Une taxe par kilo au-dessus de 130 kg (hommes) et 100 kg (femmes)
2. Une taxe par cm pour un tour de taille au-dessus de 114 cm (hommes) et 100 cm
(femme)
3. Une taxe pour chaque point au-dessus de 40 points de l’indice de masse corporelle
4. Taxer un deuxième siège si la taille du passager touche les deux accoudoirs
simultanément
Pour la compagnie low cost, il s’agit simplement de suivre la logique d’une entreprise de
transport où les frais augmentent à mesure du poids et du volume occupé en cabine. C’est la
même logique qui préside à la différence de prix entre les billets adultes et les billets enfants,
ou dans la restriction du poids des bagages enregistrés. Nombreuses sont d’ailleurs les
compagnies américaines qui contraignent déjà les passagers en surpoids à acheter un billet en
classe affaire où les sièges sont plus larges.
1
Le masculin vaut ici pour les deux genres .
http://www.atlantico.fr/decryptage/joyeux-anniversaire-ryanair-5-scandales-qui-ont-marque-compagnieatlantico-business-1968104.html
2
1
Consigne : Donnez votre position en la justifiant par des arguments.
On divise alors la classe en groupes de 4 élèves, à qui on demande de se positionner en
donnant des arguments, des raisons à leur choix.
On leur laisse pour cela 15mn.
L’enseignant peut faire le tour des groupes pendant ce temps, pour vérifier qu’ils ne se
bloquent pas sur un terme, par exemple l’IMD3. L’enseignant pourra aussi demander aux
groupes leur pré-réponse en les poussant à l’argumenter. Il repèrera les groupes embarrassés,
qui auront un mouvement de révolte « Mais Madame, c’est méchant ! », « C’est du
racisme ! ». Il encouragera alors ces élèves à ne pas se laisser enfermer dans les seules
propositions de Ryanair, mais à argumenter leur refus pour convaincre les autres au moment
de la discussion.
Chaque groupe devra s’entendre sur une position, ce qui forcera chaque groupe à prendre
conscience du pluralisme des convictions de chacun, de la nécessité malgré tout de s’entendre
et du moyen de le faire (si possible par l’argumentation plutôt que par le rapport de force !).
Au terme des 15mn, l’enseignant demandera aux élèves s’ils jugent l’exercice facile4 et
pourra faire voter les groupes sur les propositions 1, 2, 3, 4 en ajoutant une proposition 5
(abstention), s’il sait qu’un groupe au moins rejette toutes ces propositions.
L’enseignant donne ensuite la parole aux groupes dans l’ordre des propositions 1, 2, 3, 4.
1. On écoute d’abord les arguments de ceux qui sont en faveur de la taxe par kilo audessus de 130 kg (hommes) et 100 kg (femmes) ?
On note au tableau les arguments des groupes favorables : objectivité, facilité de la
vérification, solution ciblée par rapport au but recherché (diminuer le poids de
l’appareil).
L’enseignant peut ensuite faire quelques commentaires. Par exemple : Comment
procédera-t-on concrètement ? Faire monter les personnes sur un pèse personne au
moment de l’enregistrement ? Les faire monter sur le tapis où l’on pèse leurs
bagages ? Pourquoi faire dans ce cas une différence entre les hommes et les femmes ?
La proposition n’est-elle pas discriminatoire pour les hommes ?
2. Quels sont ceux qui sont en faveur de la taxe par cm pour un tour de taille au-dessus
de 114 cm (hommes) et 100 cm (femme)
On note au tableau les arguments des groupes favorables.
L’enseignant peut ensuite faire quelques commentaires. Par exemple : Si on cherche à
diminuer le poids, pourquoi discriminer la place ?
3. Quels sont ceux qui sont en faveur de la taxe pour chaque point au-dessus de 40
points de l’indice de masse corporelle ?
On note au tableau les arguments.
L’enseignant peut ensuite faire quelques commentaires. Par exemple : cette solution
revient à taxer les obèses, mais est-ce le but recherché ? Un enfant de 40kg peut être
obèse, alors qu’un adulte non obèse peut faire 100kg. Qui devrait être taxé ?
3
Ce n’est pas la même chose de faire 90 kg si on fait 150 cm ou 190 cm. L’indice de masse corporelle. L’indice
de masse corporelle se calcule en divisant le poids par la taille au carré. http://www.sge-ssn.ch/fr/toi-etmoi/tests/calculez-votre-imc/2. (+ 30 points = « obèse »)
4
Cela lui donnera une indication sur la manière de procéder ensuite. Si les élèves jugent la chose évidente, il
s’efforcera de déconstruire l’évidence apparente. Sinon, comme c’est le cas le plus souvent, il pourra ensuite
s’appuyer sur la réaction de la classe pour aller plus loin.
2
4. Quels sont ceux qui sont en faveur de taxer un deuxième siège si la taille du passager
touche les deux accoudoirs simultanément ?
On note au tableau les arguments des groupes favorables.
L’enseignant peut ensuite faire quelques commentaires. Par exemple : C’est la seule
solution qui améliore concrètement la situation des passagers voisins, puisque la
personne ne débordera pas sur son siège.
La classe a entendu les différents arguments. L’enseignant fait alors de nouveau voter, non
plus les groupes cette fois mais les élèves.
C’est probablement la mesure 4 qui sera majoritaire.
Selon les résultats définitifs du sondage, sur plus de 100.000 votants, c’est cette mesure qui a
recueilli le plus grand nombre de suffrages (29%). Si elle est appliquée cette mesure reviendra
à écarter les « gros » des clients de la compagnie, car il est sans doute plus avantageux
d’acheter un billet sur un vol d’une compagnie normale que deux chez Ryanair5.
C’est sans doute là le but même du sondage. Ryanair sollicite apparemment l’avis des
internautes, mais c’est pour justifier une position qu’elle a elle-même. « Ce n’est pas nous qui
voulons cela, ce sont nos clients qui le demandent. »
Donner son avis sur internet, même à travers un vote, ce n’est pas toujours de la démocratie !
L’enseignant peut aussi remettre en question certaines affirmations du cas. Est-il vrai que
« c’est la même logique qui préside à la différence de prix entre les billets adultes et les billets
enfants ». Si les enfants paient moins cher, c’est surtout pour attirer les familles…
Que la proposition 4 soit majoritaire indique une chose importante du point de vue éthique.
Spontanément, nous regardons souvent non pas de grandes idées mais :
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nous jugeons de la valeur des actes en fonction de leurs conséquences ; l’action juste
est celle, parmi toutes les options possibles, dont les conséquences sur le monde sont
les plus favorables
nous sommes principalement intéressés par notre plaisir, notre confort, notre intérêt.
Un courant important de l’éthique part de ces présupposés, l’utilitarisme.
1er courant : une perspective utilitariste
L’avantage de la proposition 4 est qu’elle permet au voisin potentiel d’une personne en
surpoids de voyager plus confortablement (que celui-ci occupe 2 sièges ou qu’il change plus
simplement de compagnie).
Qu’en est-il des autres propositions ? On fera remarquer aux élèves que dans le cas, rien ne dit
à qui reviendra la taxe éventuelle. Aux autres passagers, répartie sur le prix de leur billet ?
Plus probablement à la compagnie. En tous les cas, les avantages des uns ne sont pas
nécessairement ceux des autres…
D’un point de vue éthique, on devra prendre en considération les conséquences de chaque
option de l’action pour TOUS et pas seulement pour la Compagnie ou tel ou tel passager. Cela
exige d’abord de faire l’inventaire de tous les concernés.
5
Les élèves peuvent le vérifier en allant sur le site d’un comparateur de prix de billets d’avion.
3
Cela demandera aussi de ne regarder pas que les plaisirs, mais aussi les peines liées à chaque
option. On se demandera ici en particulier ce qui en est chaque fois pour les personnes en
surpoids.
Les élèves peuvent ici introduire l’idée que si les personnes sont en surpoids, c’est de leur
faute, parce qu’elles font trop peu d’exercice, mangent mal, etc. Elles n’auraient qu’à assumer
les conséquences de leurs actes. L’enseignant montrera que ce n’est pas toujours le cas
(dérèglements de la tyroïde6, facteurs génétiques, etc.). Faire la différence entre ceux qui sont
responsables de leur surpoids et ceux qui ne le sont pas est difficile à apprécier et n’est pas
forcément juste. L’éthique cherche ici une impartialité.
Une fois la liste des concernés établie, leurs plaisirs et leur peine identifiés, on doit calculer
quelle est l’option la plus favorable : celle qui maximise la somme totale de plaisirs moins la
somme totale de peines.
L’exercice n’est pas facile parce qu’il demande de comparer des plaisirs et des peines d’ordre
différent. Par exemple, le confort d’un passager et l’humiliation de se laisser prendre un tour
de taille ; le plaisir de payer son billet 2 francs moins cher et la peine d’être exclu d’un vol
que prendra le reste de sa famille ; ou encore, la peine de ne pas pouvoir voyager avec un
proche et le plaisir de ne pas être « affiché comme gros ».
Le plus simple est alors d’adopter une unité de mesure commune l’argent, qui fixe un prix à
chaque chose (par ex. les framboises et les bananes), indépendamment des préférences
relatives de chacun pour les framboises et les bananes.
C’est pour cela que bien des décisions sont prises selon ce critère au niveau de nos choix
sociaux. On pense l’éducation comme économie de l’éducation, le sport comme économie du
sport et la santé comme économie de la santé…
Excursus à l’attention des enseignants : Jeremy Bentham (1748-1832) et l’approche
utilitariste
Poser que l’action juste est celle, parmi toutes les options possibles, dont les conséquences sur
le monde sont les plus favorables, est une position conséquentialiste.
Le conséquentialisme est une position téléologique. Le sens de l’action s’apprécie en fonction
de son but, de sa visée (telos=but, visée)
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On verra que le conséquentialisme s’oppose à une approche déontologique qui évalue
le choix par rapport au devoir ou aux obligations du sujet et non aux conséquences de
ses actes.
On verra qu’il s’oppose aussi aux éthiques des vertus, bien que celles-ci soient
également téléologiques, dans la mesure où la téléologie porte ici sur les options de
l’action et non sur la transformation du sujet moral (il ne s’agit pas de devenir une
« personne bonne » en faisant le bien)
Le conséquentialisme est une théorie du juste
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6
Le conséquentialisme ne dit pas qu’il faut agir ainsi parce que certaines options
auraient a priori plus de valeur que telles autres, mais qu’en considérant sans a priori
toutes les options et en regardant leurs conséquences on pourra déterminer celle
d’entre elle qui sera dans un cas déterminé la plus positive.
Les conséquences sont déterminées de manière neutre et impersonnelle par rapport
aux convictions ou aux valeurs de l’agent.
L'hypothyroïdie se manifeste par un ensemble de symptômes dont la prise de poids.
4
Le conséquentialisme a néanmoins besoin de critères pour déterminer quelles conséquences
sont les meilleures. Comment évaluer de manière neutre les conséquences des différentes
options ?
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N’entrent pas ici en jeu les motivations de l’agent. Les conséquences ne s’évaluent pas
non plus de manière personnelle (par ex. son l’intention, sa responsabilité ou sa
volonté, comme le pense un kantien ; ni sa vertu comme le pense un aristotélicien)
Mais il ne suffit pas que les conséquences soient heureuses pour l’agent (par ex. la
satisfaction de son intérêt personnel ou son plaisir ou les bienfaits que cela procure
aux siens).
Les conséquences s’apprécient de manière rationnelle, la raison étant définie de
manière instrumentale. Une fois les fins données, est conséquentialiste l’action
accomplie selon les moyens les meilleurs pour satisfaire la fin qu’on veut obtenir.
Parmi les doctrines conséquentialistes, celle qui a le plus d’importance depuis deux siècles est
l’utilitarisme. L’utilitarisme connaît lui-même de nombreuses branches et variantes qui ont été
élaborées pour répondre à ses différentes objections. Nous nous limiterons ici à sa source,
Jeremy Bentham.
Bentham est d’abord un juriste et même un théoricien du droit. Son but premier est de
repenser le droit, et notamment le droit pénal qui en est la forme la plus contraignante, de
manière universelle et impartiale.
Bentham est un homme des Lumières
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Il veut donner une base objective et rationnelle à la morale. Les questions
fondamentales de la philosophie politique : que devons-nous faire de notre société ?,
quel est le critère qui doit régir nos décisions collectives ?, etc. ne peuvent être
résolues par la soumission aux intérêts particuliers de tel ou tel groupe, ou aux
préjugés de la société. L’utilitarisme cherche alors une conception impartiale de la
morale.
Il pense que pour fonder cette impartialité, la seule manière de procéder est de faire
une analyse scientifique, objective, neutre, des comportements humains qui prenne en
compte les hommes tels qu’ils sont avec leurs penchants, leurs intérêts et leurs
passions, leur recherche du plaisir et leur fuite de la douleur, pour composer, à partir
de là et sans privilégier quiconque un point de vue moral.
L’éthique doit consister à faire abstraction de nos intérêts, de nos penchants, de nos
préjugés en vue de l’utilité commune ; la justice doit viser le bien de tous.
L’utilitarisme de Bentham
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s’appuie sur une théorie particulière du bien : le welfarisme.
précise son modèle de justice par un impératif : la maximisation de la somme
arithmétique des utilités personnelles
 Une théorie particulière du bien : le welfarisme
Les seules conséquences importantes sont celles qui portent sur la satisfaction des préférences
des êtres sensibles. L’être humain est un être de passion et parmi ces passions, le plaisir et la
peine sont les principaux mobile de l’action (hédonisme = assimilation du bien au plaisir)
« La nature a placé l’humanité sous l’égide de deux maîtres souverains, la peine et le
plaisir. C’est à eux seuls d’indiquer ce que nous devons faire aussi bien que de
déterminer ce que nous ferons. A leur trône sont fixés, d’un côté la norme du bien et
du mal (right and wrong), de l’autre, l’enchaînement des causes et des effets. Ils nous
5
gouvernent dans tout ce que nous faisons, dans tout ce que nous disons, dans tout ce
que nous pensons […]. »7
Le projet de Bentham est alors d’élaborer une « science de la morale »8 en considérant les
choses selon une méthode scientifique, neutre, objective, analytique et descriptive.
Pour cela, Bentham propose d’inventorier puis de classer les plaisirs et des peines. Il repère
ainsi quatorze plaisirs simples et douze peines simples. La plupart des plaisirs trouve un
équivalent négatif en termes de peines mais pas systématiquement : ainsi, par exemple,
l’ennui, absence de tout sentiment agréable n’a pas de contrepartie du côté des plaisirs et le
plaisir d’exercer du pouvoir n’a pas de contrepartie du côté des peines.
Bentham pondéré ensuite chaque plaisir et chaque peine en fonction de son intensité, sa durée,
sa certitude, sa proximité, sa fécondité, sa pureté et sa portée : plus un plaisir est intense,
durable, certain, plus il sera suivi par d’autres plaisirs et ne sera pas suivi par des peines, et
plus il sera éprouvé par un grand nombre de personnes, plus il est utile.
Il ne reste alors qu’à mettre tout cela en rapport pour vérifier, par exemple devant une
alternative à l’action, lequel des deux termes est le plus utile :
« Additionnez toutes les valeurs de l’ensemble des plaisirs d’un côté, et celles de
l’ensemble de peines de l’autre. Si la balance penche du côté du plaisir, elle indiquera
la bonne tendance générale de l’acte, du point de vue des intérêts de telle personne
individuelle ; si elle penche du côté de la peine, elle indiquera la mauvaise tendance de
l’acte »9
Hypothèses :
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Plaisir et peines sont comparables
Plaisirs et peines sont commensurables : ajouter un plaisir ou enlever une peine
revient au même.
L’utilitarisme a l’ambition de fonder une philosophie politique et morale sur une
arithmétique des plaisirs et des peines des individus, sans d’ailleurs chercher à les
transformer
 Une théorie de la justice
L’utilitarisme est une théorie du juste.
« Il y a deux choses qui se confondent très facilement mais qu’il nous importe de
distinguer soigneusement : le motif ou la cause, qui, agissant sur l’esprit d’un individu,
produit l’acte, et le fondement ou la raison qui requiert quelque observateur pour
considérer cet acte sous un œil approbateur. »10
L’agent peut voir toutes sortes de motivations à agir, qui ne sont pas nécessairement
« morales », mais les raisons doivent rendre compte du caractère juste de l’acte. Le seul
fondement légitime de l’action est la considération de l’utilité :
« Il existe toutes sortes de motifs pour lesquels un acte a pu être commis, mais il n’y a
que le principe d’utilité qui puisse donner la raison pour laquelle aurait pu ou aurait dû
être fait »11
7
Introduction aux principes, I, p. 201.
Introduction aux principes, I, p. 202.
9
Introduction aux principes, IV, p. 230.
10
Introduction aux principes, II, p. 221-222.
11
Introduction aux principes, II, p. 222-223.
8
6
Cette utilité n’est plus l’utilité personnelle de l’agent mais celle de l’ensemble de la
communauté : est juste ce qui optimise le bonheur de tous les membres de la société.
« On peut dire qu’une action est conforme au principe d’utilité […] quand sa tendance
à augmenter le bonheur de la communauté l’emporte sur toutes les tendances qui, en
elles, tendent à la diminuer. »12
Un modèle de justice impartial : tous sont pris en considération et chacun compte pour un.
« Je me suppose étranger à toutes les dénominations de vices ou de vertus. Je suis
appelé à considérer les actions humaines uniquement par leur effet en bien ou en
mal. Je vais ouvrir deux comptes. Je passe au profit pur tous les plaisirs : je passe en
perte toutes les peines. Je pèserai fidèlement les intérêts de toutes les parties ;
l’homme que le préjugé flétrit comme vicieux et celui qu’il préconise comme
vertueux sont pour le moment égaux devant moi. Je veux juger le préjugé même et
peser dans cette nouvelle balance toutes les actions afin de former le catalogue de
celles qui doivent être permises et de celles qui doivent être défendues »13
 Une théorie politique
« Je vais ouvrir deux comptes. Je passe au profit pur tous les plaisirs : je passe en perte
toutes les peines… »
Entendre le bonheur comme la somme des utilités présuppose que le plaisir et la peine de
deux ou même de mille individus sont aussi des réalités commensurables : deux plaisirs (ou
deux peines) de deux individus distincts peuvent être comparés, et répartir entre eux
différemment ces plaisirs et ces peine ou bien ajouter un plaisir à l’un ou enlever une peine à
l’autre revient au même.
Mais cela présuppose aussi qu’on puisse calculer l’utilité sociale.
C’est le cas pour les sanctions associées aux infractions par le législateur :
« Veut-on évaluer une action ? Il faut suivre en détail toutes les opérations que l’on
vient d’indiquer. Ce sont les éléments du calcul moral, et la Législation devient une
affaire d’arithmétique : mal qu’on inflige, c’est la dépense ; bien qu’on fait naître,
c’est la recette. Les règles de ce calcul sont les mêmes que de tout autre. »14
Mais c’est aussi le cas plus généralement pour toute décision sociale :
« Le bonheur des individus, c’est-à-dire leur plaisir et leur sécurité, est la fin et même
la seule fin, que le législateur doit viser » (Introduction aux principes, III, p. 223)
Bentham doit alors formuler une série d’hypothèses pour rendre opérationnelle sa théorie.
-
Affirmer la prédominance de la recherche du plaisir égoïste et celle du plaisir matériel.
Les peines ou plaisirs qui touchent le sujet lui-même l’emportent sur les plaisirs ou les
peine éprouvés pour ou par d’autres personnes.
Les peines ou plaisirs matériels sont censés l’emporter sur les autres plaisirs et peines
quels qu’ils soient.
-
Trouver un médium de comparaison
12
Introduction aux principes, I, 203.
J. Bentham, Traités de législation civile et pénale, publiés en français par Etienne Dumont de Genève, Paris,
Bossange, Masson et Besson, 1802, p. 90.
14
J. Bentham, Traités de législation civile et pénale, op. cit., p. 52.
13
7
« L'usage d'une commune mesure est de permettre à la personne qui parle de
communiquer, à toute personne à qui elle parle, la même idée qu'il conçoit luimême de la quantité d'une chose dont il parle [...]. Si donc, venant à parler des
quantités respectives de diverses peines et de divers plaisirs et nous mettant
d'accord pour formuler à leurs propos les mêmes propositions, nous voulons
attacher les mêmes idées à ces propositions, en d'autres termes, si nous voulons
nous comprendre l'un l'autre, il nous faut employer quelque commune mesure. La
seule commune mesure que comporte la nature des choses c'est l'argent.
- Combien d'argent donneriez-vous pour acheter ce plaisir ?
- Cinq livres, et pas davantage.
- Combien d'argent donneriez-vous pour acheter cet autre plaisir ?
- Cinq livres, et pas davantage.
Les deux plaisirs doivent, pour vous, être réputés égaux.
- Combien d'argent donneriez-vous pour acheter immédiatement ce plaisir ?
- Cinq livres et pas davantage.
- Combien d'argent donneriez-vous pour vous exempter immédiatement de cette
peine ?
- Cinq livres et pas davantage.
Le plaisir et la peine doivent être réputés équivalents. »15
Comme les économistes du bien-être après lui, Bentham fait l’hypothèse que tout plaisir ou
toute peine a son équivalent en argent et que l’utilité marginale est la même pour tous les
individus (la perte ou le gain d’un montant identique de monnaie procure à tous les individus
la même variation de bien-être). La comparaison des plaisirs et des peines peut donc être
exprimée en monnaie.
« Le thermomètre est l’instrument qui mesure la chaleur, le baromètre, la pression de
l’air. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de ces instruments devront en trouver
d’autres plus exacts ou dire adieu à la philosophie naturelle. L’argent est l’instrument
qui mesure la quantité de peine et de plaisir. Ceux que ne satisfait pas l’exactitude de
cet instrument devront en trouver d’autres plus exacts ou dire adieu à la politique et à
la morale »16
Devient juste l’organisation sociale qui vise la maximisation du plus grand bien du plus grand
nombre autant que possible.
« It is the greatest happiness of the greatest number that is the measure of right and
wrong. »17
 Un modèle critiquable
-
Une première difficulté vient du fait que si tout est comparable et compensable,
l’utilitarisme donne un statut contingent à la liberté et plus généralement aux droits.
Il n’est pas possible de se référer à un deçà de la socialité, dans la raison ou dans une
forme quelconque de droit naturel Le commentaire que donne Bentham en 1795 de la
Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen porte le titre évocateur de
15
J. Bentham, Manuscrit d’University College n°27, cité in Élie Halévy, La formation du radicalisme
philosophique, t. 1 « La jeunesse de Bentham », Paris, Alcan, 1901, p. 209-210.
16
Cité in Élie Halévy, La formation du radicalisme philosophique, 1901, t. 1 « La jeunesse de Bentham », Paris,
Alcan, 1901, p. 415.
17
, A Fragment on Government, Oxford, Clarendon Press, 1891, p. 93.
8
Non-sens monté sur des échasses. Cela paraît grand et beau mais cela ne signifie rien
et n’a aucune portée…
Une théorie descriptive ou une théorie normative des comportements ? L’utilité est à
la fois le critère explicatif de l’action et son principe normatif.
Le paradoxe, c’est que tout en prétendant s’en tenir à une approche scientifique, et donc
purement descriptive, Bentham finit ainsi par vouloir transformer la société, toute la
société, pour la faire devenir plus utile et donc meilleure..
-
« Le principe d’utilité reconnaît cette sujétion [du sujet aux plaisirs et aux peines] et la
tient pour le fondement du système dont l’objet est d’ériger l’édifice de la félicité au
moyen de la raison et de la loi. » (Bentham, Introduction aux principes, I, 1, p. 201).
-
Une étrange composition d’égoïsme et d’altruisme
« Il paraît y avoir une ambiguïté : d’un côté, toute la psychologie que Bentham
développe est fondée sur l’idée d’un sujet qui veut, et ne peut vouloir, que son intérêt,
son utilité, son bien, à savoir augmenter son sentiment de plaisir et diminuer son
sentiment de peine ; de l’autre, l’individu égoïste que décrit Bentham n’est pas un
sujet isolé, replié sur soi : c’est une être en relation avec d’autres êtres, dont les
sentiments ou les jugements comptent pour lui. Il est même susceptible d’être animé
par des considérations altruistes. » (Michel Terestchenko, Philosophie politique I.
Individu et société, Paris, Hachette, 1994, p. 74-75)
D’un côté, Bentham présente toutes conduites humaines par la recherche du plaisir
égoïste.
De l’autre, l’utilitarisme est altruiste dans la manière d’orienter les intérêts particuliers
vers des buts profitables à tous. Les agents se comportent de manière égoïste et intéressée,
mais le législateur se comporte, lui, de manière altruiste et désintéressée.
Bibliographie pour aller plus loin :
Jeremy BENTHAM, Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789), trad.
in : Catherine Audard éd., Anthologie historique et critique de l’utilitarisme. I : Bentham et
ses précurseurs (1711-1832), Paris, PUF, 1999, Coll. « Philosophie morale », p. 201-231.
MILL, John Stuart, L’utilitarisme, trad. et intro C. Audard, (coll. Quadrige), Paris, PUF, 1999.
VAN PARIJS, Philippe, Qu'est-ce qu'une société juste ? Introduction à la pratique de la
philosophie politique, Paris : Editions du Seuil, 1991
L’enseignant peut ensuite revenir sur les abstentionnistes ou ceux qui ont refusé les solutions
1, 2, 3, 4.
Quels sont leurs arguments ?
En réalité, presque toujours, ils ne sont pas partis d’arguments, mais de plutôt d’un sentiment
d’indignation devant une situation qu’ils trouvaient injuste. C’est effectivement souvent de
cette manière que nous entrons dans la question éthique. Un philosophe contemporain, Paul
Ricœur, note que nos premières idées éthiques s’enracinent dans nos souvenirs d’enfance et
ont été marquées par le cri : c’est injuste ! Cela touchait des partages inégaux, des promesses
trahies ou des rétributions excessives (en louanges ou en punitions)18.
18
Paul Ricœur, Le juste, Esprit, 1995, p. 12.
9
C’est ici le cas : doit-on considérer comme injuste le fait de taxer davantage des personnes en
surpoids ?
Le sentiment doit alors céder la place à la réflexion.
2ème courant : une perspective déontologique
Imaginons le cas d’une personne qui veut se faire faire une robe chez un grand couturier. Elle
a choisi chez lui une très belle étoffe de soie. Celui-ci lui donne un devis qui comprend à la
fois la façon et le prix du tissu. Sommes-nous choqués d’apprendre que le devis varie du
simple au double selon que la personne est petite et mince ou qu’elle est manifestement en
surpoids ? Vraisemblablement non.
Alors quelle différence avec ce qui se passe dans le cas de Ryanair ? Dans les deux cas, la
personne en surpoids choisit librement d’acheter un bien ou un service.
Si nous faisons spontanément une différence, c’est probablement moins une question d’argent
que d’humiliation. Ryanair cible une catégorie spécifique de personnes, en considérant toutes
les autres comme égales. Après tout, s’il est désagréable de voyager aux côtés d’une personne
en surpoids, c’est tout aussi vrai d’une personne qui transpire, ronfle ou sent l’alcool.
Pourquoi s’en prendre à cette catégorie là tout en considérant toutes les autres comme égales ?
L’argument vaut d’autant plus qu’on imagine comment on vérifiera que « la taille du passager
touche les deux accoudoirs simultanément ». De même qu’au moment de l’enregistrement les
passagers ont invités à vérifier que leur bagage à main entre bien dans un casier aux
dimensions maximales autorisées, on fera asseoir les personnes au poids douteux sur un siège
témoins, quitte à leur demander au dernier moment – comme pour leur bagage – une
éventuelle surtaxe si elles n’entrent pas dans le gabarit.
10
Le problème est que précisément une personne n’est pas un bagage !
Même si une personne a – comme son bagage – un poids, elle doit être traitée avec
considération par le transporteur.
Cette considération exige de respecter toute personne en elle-même (en philosophie, on dit
« comme une fin »), et de ne pas, par exemple, la regarder comme un simple moyen pour le
transporteur de remplir son avion, de faire de l’argent, etc.
C’est exactement ce que pose le premier courant, celui d’Emmanuel Kant : je peux faire ce
que je veux du moment que je respecte une exigence minimale mais catégoriquement
impérative : que la règle de mon action considère tout être humain (et moi-même et les autres)
comme une fin et pas simplement comme un moyen.
Excursus à l’attention des enseignants : Kant (1724-1804) et l’approche déontologique
1785 : publication du Fondement de la Métaphysique des moeurs
Kant s’inscrit dans les Lumières. Les Lumières sont en réaction contre les conflits
religieux et civils du siècle précédent. Le christianisme s’est montré incapable d’être à
la hauteur de sa prétention à motiver la moralité ou au moins de mettre un terme à
l’immoralité. Tous s’accordent sur le fait qu’il convient désormais de donner une base
objective à la morale en deçà des convictions particulières. Il faut trouver un
fondement universel et contraignant à la morale. Or un tel fondement ne peut être
trouvé sur la science, car la science porte sur la nécessité (les liens de causalité entre
des phénomènes, reproductibles et vérifiables), ce qui laisse de côté la liberté. Or la
liberté – pouvoir faire que les choses soient autres que ce qu’elles sont – est la base de
la dignité humaine.
« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle, dont il est luimême responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son
entendement sans la conduite d’un autre. (…) Sapere aude ! Aie le courage de te
servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. »19
La moralité ne peut être déterminée par des chaînes causales, que ce soit à travers le
développement naturel des sentiments humains, ou de relations de type empirique
(sociologique ou psychologique), parce que ce serait la rendre tributaire de conditions
contingentes et non universelles.
La moralité ne peut dépendre que de la raison a priori, c’est-à-dire
indépendamment de l’expérience et même de toutes les impressions des sens. La
tâche de la philosophie pratique consiste alors à expliciter les conditions sous
lesquelles la raison peut déterminer la moralité de l’action.
Dès lors, la démarche de Kant est inductive et critique (krinein = juger, soupeser).
Kant ne part pas de rien ; il n’invente pas la morale mais s’efforce d’extraire le sens
de la morale du fait de la morale20. Le point de départ de l’analyse de Kant est la
condition finie de la volonté finie et il remonte de là, par une série de tests, de
19
Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », in Vers la paix perpétuelle, Que signifie
s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? et autres textes, trad. J.-F.PORIER et F.PROUST,
Paris, GF, n° 573, 1991, p. 43.
20
Eric WEIL, Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1970, « sens et fait », p. 56-107.
11
cribles, de filtres, à la rectitude de la volonté et au catégoriquement impératif. C’est
cela la démarche critique : cette mise à l’épreuve ce qui paraît aller de soi, par la
distance, l’épuration, l’exclusion.
Pour Kant, le fondement de l’éthique, c’est la volonté. :
« De tout ce qui est possible de concevoir dans le monde, et même en général
hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction [ohne Einschränkung]
être tenu pour bon, si ce n’est une bonne volonté. »21
C’est par la volonté que le sujet est capable de mettre en acte sa liberté et son
intentionnalité. La volonté est alors guidée par un mélange de désirs, d’intérêts,
d’inclinations, de raisons, etc. Ce sont eux qui déterminent ce que Kant entend ici par
bonne volonté. La démarche critique vise alors à faire le tri et à identifier ce qui
constitue la volonté bonne « sans restriction », avec son exigence d’universalité qui
met hors-jeu l’égard du sujet pour les circonstances intérieures et extérieures de son
action. Cette mise à l’écart est en effet doublement justifiée, en ceci qu’elle introduit
des motifs non universels et qu’elle donne au sujet des raisons de ne se soustraire à ce
qu’il exigerait que les autres fassent à sa place.
« Ce n’est pas ce que la volonté bonne effectue ou accomplit qui la rend bonne,
ni son aptitude à atteindre quelque but qu’elle s’est proposé, mais c’est
uniquement le vouloir ; autrement dit c’est en soi qu’elle est bonne et,
considérée pour elle-même, elle doit être estimée sans comparaison, comme de
loin supérieure à tout ce qui pourrait être mené à bien par elle, en faveur d’une
quelconque inclination, ou même en faveur de toutes les inclinations »22
Pour le dire autrement, si la volonté est « la faculté de se déterminer soi-même à agir
conformément à la représentation de certaines lois »23, l’enjeu est de savoir si ces lois
sont universelles. Kant ouvre ainsi la voie d’une éthique déontologique (de dein : il
faut), dont le principe ne se définit pas en référence à un contenu, à faire sien ou à
atteindre, mais à des règles (règles du jeu) et des procédures. Son éthique n’est pas
substantielle, mais formelle. La question n’est plus de savoir ce qu’il faut faire ou quel
est le bien auquel il faut tendre, mais selon quel juste principe il faut agir.
Ce principe est un devoir, pas seulement un devoir auquel le sujet chercherait à se
conformer (ce qui laisserait au sujet une marge d’appréciation dans l’application de la
règle), mais le sujet doit agir par devoir, sans autre intention que d’obéir à la loi
morale.
« Une action accomplie par devoir tient sa valeur morale, non pas du but qui
doit être atteint par elle, mais de la maxime24 d’après laquelle elle est décidée ;
cette valeur ne dépend pas de la réalité de l’objet de l’action mais uniquement
du principe du vouloir d’après lequel l’action est accomplie sans qu’aucune
attention soit portée aux objets de la faculté de désirer »25
21
Fondement de la métaphysique des mœurs, trad. fr. de V. Delbos, revue par F. Alquié, in E. KANT, Œuvres
philosophiques, t. II, 1985, p. 250.
22
Fondement de la métaphysique des mœurs, GF Flamarion, 1994, p. 394
23
Fondement de la métaphysique des mœurs IV, 427.
24
Maxime : principe subjectif d'après lequel un sujet veut agir.
25
Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 399-400.
12
Le devoir prend alors la forme d’un commandement de la raison, d’un impératif26. La
question est alors de savoir « Quel devoir peut valoir universellement et de manière
obligatoire ? » ou encore « Quel impératif s’impose à moi comme humain ? ».
Kant repère alors deux impératifs qu’il nomme hypothétiques, parce qu’ils partent du
but à atteindre27 – l’habileté et de la prudence – et un impératif catégorique.
 les impératifs de l’habileté sont techniques. Ils visent des fins qui peuvent
être bonnes, mauvaises ou indifférentes, mais ils cherchent chaque fois le
meilleur moyen pour atteindre ces fins. Ce n’est pas ici la qualification
morale des fins qui est en jeu, mais le moyen d’y accéder. Peu importe
qu’on soit médecin ou empoisonneur, si on est un bon médecin ou un bon
empoisonneur, on sait comment faire pour parvenir à ses fins ;
 l’impératif de prudence est pragmatique. Il vise non plus quelque chose mais
le bonheur. La prudence exalte alors le désir et l’inclination, mais subective,
elle n’est pas universalisable et brouille la voix de raison.
Par contraste, l’impératif est catégorique ne se représente comme bon que ce qui
appartient à une volonté intimement conforme à la raison, et ce dont il constitue le
principe28. L’impératif fait alors écho à l’exigence d’universalité inscrite dans la raison
pratique. D’où la formulation la plus générale de l’impératif catégorique :
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même
temps comme principe d’une législation universelle »29.
L’impératif est ainsi conçu pour cribler les maximes – les règles que le sujet se donne
pour agir - (et non les actions qui peuvent être décrites de multiples façons). Si une
maxime est juste pour moi, elle doit l’être pour tous ceux qui l’adoptent et agissent en
conformité avec elle et si elle n’est pas juste pour moi, elle est erronée. Par exemple, la
maxime « j’emprunte de l’argent quand j’en ai besoin sans avoir l’intention de le
rendre », ne peut pas être juste, parce que je ne peux pas vouloir que tous agissent
pareillement. Il y aurait contradiction performative. Si chacun faisait de fausses
promesses chaque fois que cela l’arrange, il n’y aurait plus d’échange possible. Mais
cette justification est encore trop conséquentialiste, il faudrait plutôt dire les choses
ainsi : « Je ne peux chercher à tirer profit de l’institution de la promesse, vouloir que
cette institution perdure et pourtant ne pas m’y soumettre ; je serais incohérent avec
moi-même ».
26
Le devoir est une nécessité morale à laquelle la volonté doit conformer les actions. Le commandement est la
représentation du principe objectif de la raison en quoi consiste le devoir. L’impératif est la formule du
commandement, il exprime le rapport de lois objectives du vouloir en général (issues de la raison) à
l’imperfection subjective de la volonté des êtres raisonnables (ne cessant pas d’être sensibles à la peine et au
plaisir de tous ordres).
27
« si je veux cela, alors mon acte sera moral s’il me permet d’atteindre cela ». Mais ce n’est pas seulement le
« si » qui caractérise l’impératif hypothétique. Car on pourrait aussi ranger dans les « si » l’appréciation des
circonstances et Kant sait bien que selon les circonstances des cas particuliers la moralité peut se faire hésitante.
Ce qui fait que l’impératif est hypothétique, c’est qu’il déclare une action rationnelle en tant que moyen d’un but,
ce qui n’implique pas la rationalité de ce but ; tandis que la moralité doit nous dire ce qui est rationnel par soi, en
lui-même.
28
Introduction à la métaphysique des mœurs, GF Flamarion, 1994, p.88
29
Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. fr. de V. DELBOS, revue par F. ALQUIE, in E. KANT, Œuvres
philosophiques, t. II, 1985, p. 285.
13
Par cet impératif, le sujet moral peut passer des règles subjectives que sont les
maximes à une obligation objective, ou, en d’autres termes, justifier sa maxime du fait
même qu’il peut vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle
La seconde formule l’impératif catégorique est traitée par Kant comme un
développement de la première formule.
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne
comme dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin,
et jamais simplement comme un moyen »30.
L’idée d’humanité, en tant que terme singulier, est introduite par Kant dans le
prolongement de l’universalité abstraite qui régit le premier principe. Il s’agit ici de ne
pas faire acception des personnes.
En revanche, l’idée de personnes comme fins en elles-mêmes introduit une idée
nouvelle. Les fins sont des buts, des finalités que nous pouvons atteindre et accomplir.
La seconde formule l’impératif catégorique riposte aux fausses finalités que l’agent
pourrait donner à son action : se soustraire à l’exigence commune et se présenter soimême comme seule fin nécessaire, ou bien soumettre quiconque, y compris soi-même,
à une hypothétique finalité. Nous saurons que notre action est morale si et seulement si
nous refusons de nous accorder quelque privilège pour nous soustraire de l’obligation
que nous voulons juste pour les autres.
Dans la Métaphysique des mœurs, Kant explique que certaines fins sont aussi des
devoirs :
« Quelles sont les fins qui sont en même temps des devoirs ? Ce sont ma
perfection propre et le bonheur d’autrui. On ne peut échanger les termes en
présence et prendre pour des fins qui seraient en elles-mêmes, pour la même
personne, des devoirs : mon propre bonheur et la perfection d’autrui d’autre
part. »31
Le devoir de cultiver ma propre perfection est le devoir de développer mes aptitudes
intellectuelles, morales et physiques. Le devoir de vouloir le bonheur d’autrui implique
de favoriser ses buts et ses projets personnels. Mon propre bonheur ne fait pas partie
de l’exigence du devoir, car c’est ce que chacun veut spontanément et le devoir
suppose une coercition en vue d’une fin qui n’est pas admise de bon gré. La perfection
d’autrui ne fait pas partie de l’exigence du devoir, car c’est à nul autre que lui-même
de se proposer cette fin.
« S’il est question d’un bonheur auquel se doit être pour moi un devoir
d’œuvrer comme à ma fin, il ne peut que s’agir du bonheur d’autres hommes,
dont je décide de considérer la fin (légitime) comme étant ma fin. Quant à
savoir ce qui peut compter dans leur bonheur, c’est à eux qu’il revient d’en
juger.32 »
30
Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. fr. de V. DELBOS, revue par F. ALQUIE, in E. KANT, Œuvres
philosophiques, t. II, 1985, p. 295.
31
Métaphysique des mœurs, GF, 1994, 385.
32
Métaphysique des mœurs, GF, 1994, 388.
14
L’idée des personnes comme fins en elles-mêmes introduit l’idée qu’il existe une
pluralité des personnes, voire une altérité, par-delà notre commune humanité. La seule
réserve mentionnée ici par Kant est que la fin d’autrui doit être légitime, autrement dit
qu’elle n’entrave pas sa propre liberté et la liberté d’autrui, condition nécessaire à la
recherche du devoir de chacun.
Le troisième seuil est franchi avec le principe d’autonomie, qui ne porte plus
seulement sur la volonté, mais sur la volonté autolégislatrice, c’est-à-dire sur la
volonté libre. La liberté est alors définie par l’indépendance totale à l’égard de « la loi
naturelle des phénomènes », c’est-à-dire la loi de la causalité33 et plus positivement par
la capacité du sujet de se donner à lui-même une loi34.
La liberté n’est pas l’indépendance. Elle ne consiste pas à s’affranchir de toute règle,
mais ne n’obéir qu’à la règle qu’on s’est donné à soi-même. La liberté est ainsi
indissociable de l’obéissance, mais d’une obéissance qui n’est plus due qu’à soimême ; l’obéissance ayant perdu tout caractère de dépendance et de soumission. La
volonté a créé son objet: sic volo, sic jubeo (Ainsi je le veux, ainsi je l’ordonne)35. Dès
lors, la volonté ne dépend de rien d’autre qu’elle-même. Elle a bien un objet, mais
celui-ci n’est pas déterminant, mais déterminé.
La position du soi législateur ne doit pas être comprise comme la position d’un sujet
renfermé sur lui-même : écoutant la voix de sa raison, le sujet moral va au contraire
s’ouvrir de plus en plus à ce qui fait de lui véritablement un humain, et par là, va
s’ouvrir aux autres hommes.
D’où la troisième formulation de l’impératif :
« Agis de telle sorte que tu puisses toujours te considérer en même temps
comme législateur et comme sujet dans le règne des fins »
Par règne des fins, Kant entend la liaison systématique de divers êtres raisonnables par
des lois communes, lois qui déterminent les fins et leur aptitude à être universelles. Il
faut donc faire abstraction de toutes les fins particulières, subjectives, et concevoir un
tout de toutes les fins, c'est-à-dire un règne des fins. Le règne des fins est ainsi une
sorte de royaume idéal que constituent les hommes en tant qu'ils se considèrent et
considèrent chacun des autres comme une fin en soi.
Bibliographie pour aller plus loin :
M. CASTILLO, « Kant », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Puf,
1996.
G. LEBRUN, Kant sans kantisme, Paris, Fayard, 2009.
P. PHARO, La logique du respect, Paris, Cerf, Coll. « Humanités », 2001.
A. RENAUT, Kant aujourd’hui, Paris, Aubier, 1997.
33
Problème 1, Critique de la Raison pratique, trad. fr., ed. ALQUIE, p. 641.
Théorème IV, ALQUIE, p. 648.
35
Critique de la raison pratique, V, 31.
34
15
3ème courant : une perspective eudémoniste
Une troisième approche de l’éthique consiste à se demander ce que ferait « quelqu’un de
bien » si elle ou il était confronté au questionnaire de Ryanair. Cela dépend évidemment de ce
qu’on entend par « quelqu’un de bien ». On peut faire cependant l’hypothèse qu’il y a des
gens que nous admirons et que si nous les admirons c’est qu’ils ont réussi quelque chose que
nous voudrions suivre à notre tour pour être heureux. Ils et elles sont des exemples.
On peut même supposer que ce que nous admirons en eux, c’est qu’ils savent bien réagir dans
une situation difficile, parce qu’ils ont su faire preuve de courage et de tenacité (les athlètes,
par exemple), de créativité (les artistes), de justice et de générosité. On peut penser ici à des
figures célèbres, mais aussi à des gens moins connus mais qui nous ont marqué (un grand
parent, un enseignant, etc.), et même à des personnages que nous n’avons pas connu
directement (Gandhi, Martin Luther King, etc.) et même des personnages de fiction littéraire
ou cinématographique.
Certainement leur manière d’agir concilierait leurs sentiments et leur intelligence, leur
expérience et leur appréciation pratique de la situation. Ils agiraient avec sagacité. Mais
surtout, parce qu’ils et elles sont des gens de bien, leur manière de vivre incarne quelque
chose de la vie bonne, de la vie que nous aimerions avoir, du but à suivre. Un chemin qui
nous permettrait de réussir notre vie et d’avoir une estime de nous-même, tout en donnant de
la place aux autres, à nos amis et aux autres humains.
Quel est le but de notre vie ? Gagner quelques francs sur le prix de notre billet d’avion ou un
peu plus de place dans un avion où nous savons que les sièges sont peu larges, ou bien vivre
avec d’autres en acceptant leur différence ? Une société bonne ne doit-elle pas faire de la
place aussi à quelques personnes en surpoids ? Et pourquoi pas prévoir quelques places dans
l’avion avec plus d’espace, pour la femme enceinte, le très grand ou l’obèse ?
Cette troisième manière de voir l’éthique est la plus ancienne. Elle vient de la philosophie
grecque de l’Antiquité. Elle n’a pas l’ambition d’être universelle comme les deux premières,
mais elle nous interroge sur le type de personne que nous voulons devenir et le type de société
où il ferait bon vivre.
Excursus à l’attention des enseignants : Aristote (384-322 av. notre ère) et les éthiques
des vertus
Toutes les éthiques antiques pensent que chaque fois que nous agissons, c’est dans un but que
nous agissons. Ce but renvoie le plus souvent à un autre but, plus grand (je suis des cours pour
me former, me former pour avoir ce métier, etc.). L’emboitement buts ou des biens doit
cependant finalement conduire à un bien qui n’a pas d’autre fin que lui-même. Les éthiques
antiques de la vie droite pensent aussi que ce Bien, c’est le bonheur. C’est pourquoi on les
nomme eudémonistes (inspirées par le bon génie !).
Poser la question du bien, c’est donc poser la question du bonheur, une question qui ne
concerne pas seulement les philosophes, mais nous tous ! « Devenir un homme ou une femme
de bien » n’est pas spéculatif, cela nous concerne tous, parce que tous nous désirons que notre
vie soit réussie et heureuse.
Au sens strict, l’eudémonisme soutient 3 thèses :
-
Tous les humains désirent être heureux. Ils veulent que leur vie soit réussie.
-
C’est en vue de ce but qu’ils font tout ce qu’ils font.
-
On doit juger de la droiture des actions humaines selon qu’elles nous approchent
16
de ce but.
La grande force de ce modèle est qu’il règle une question difficile en philosophie morale qui
est de savoir pourquoi nous devrions agir selon ce que nous savons être bien. La réponse ici
est simple : pour être heureux !
La difficulté est cependant de définir ce qu’est le Bien ou ce qui revient au même ce qu’est le
bonheur. La question a fait depuis l’Antiquité l’objet d’un large débat et même de polémiques
lorsqu’on nom d’une vision du bien on a voulu imposer aux autres sa façon de vivre. Après
les guerres de religion – les catholiques et les protestants ayant répondu bien du sang au nom
de leur vision antagoniste du monde, les éthiques eudémonistes ont perdu une large part de
leur crédit36, mais elles restent malgré tout une grande approche.
Parmi les nombreuses approches eudémonistes, on trouve des compréhensions opposées :
 Pour les Epicuriens, tout plaisir est en soi-même un bien. Le sage est celui qui cherche un
plaisir durable, par exemple, en écartant les opinions fausses ou en modérant les désirs qui
s’engouffrent dans l’illimité. On retrouve des idées semblables aujourd’hui lorsqu’on dit
qu’il faut savoir ce qui nous fait du bien dans l’alimentation ou le sport. Se modérer, se
forcer nous permet de nous sentir bien.
 Pour les Stoïciens, le bonheur consiste à ne vouloir que ce qui dépend de soi, et à accepter
pour le reste son propre destin. S’accepter soi-même et consentir à l'ordre universel.
« Tout ce qui te convient me convient ô monde » (Marc-Aurèle). Chacu doit accepter son
destin, qu’on soit empereur comme Marc-Aurèle ou esclave comme Epictète.
 Pour les Platoniciens, la réalité du monde n’est pas ce que nous en percevons
immédiatement. Le monde des idées est plus vrai que le monde sensible (mythe de la
caverne). Le but est de s’exercer à se purifier du monde sensible et de libérer l’âme du
corps, ou comme le dit le Banquet de passer de l’amour d’un beau corps, à celui d’une
belle âme, et finalement à l’amour du beau.
L’Ecole d’Athènes, fresque immense que Raphaël (1509-1511) a peinte pour les appartements
du pape Jules II, présente une nuée de philosophes avec en son centre deux personnages
centraux, l’un, le doigt levé vers le ciel, l’autre, la main vers la terre.
Platon est le premier, Aristote le second. Aristote est entré à 18 ans à l'Académie, l'école de
Platon, où, pendant 20 ans il a été son élève. A la mort de Platon, Aristote a quitté Athènes
pour voyager et se livrer à des observations scientifiques, puis il est brièvement le précepteur
du fils de Philippe de Macédoine, le futur Alexandre le Grand. Vers 334 av. J.-C. il rentre à
Athènes et fonde une école : le Lycée.
Son œuvre touche les sujets les plus divers : la physique, la logique, la mathématique, la
rhétorique, la politique et l'éthique. En éthique, il soutient en effet une thèse contraire à celle
de son maître. Il renonce à la transcendance, à la séparation du corps et de l’âme, et même à la
possibilité d’un accès direct à l’essence des choses. Ce n’est pas à partir du ciel platonicien
des idées qu’il faut penser le bien et le bonheur. Il n’y a, à dire vrai, pas de connaissance
possible du Bien en soi dont on pourrait déduire les différents biens. L’éthique relève d’un
autre ordre la science avec son exigence de vérité et d’universalité. Elle porte sur le
contingent ; son objet peut être autrement qu’il n’est. Et elle ne peut raisonner que par
tâtonnement et par approximations. L’éthique n’est pas non plus un art ou une technique,
c’est à-à-dire un savoir-faire « productif » (poièsis), où la qualité de l’action se juge à la
36
C’est pour cela que Kant et Bentham ont cherché de donner une base objective et universelle à leur approche.
17
qualité de l’objet produit. L’éthique est un savoir-faire « pratique » (praxis) qui porte sur les
actions particulières. La qualité de l’action se juge à la qualité morale de l’agent.
-
L’éthique ne concerne pas seulement les grands sujets comme la guerre, l'avortement, la
faim, mais aussi les questions ordinaires : le travail, la relation de couple, ce que nous
faisons de notre argent, l’éducation des enfants, etc. Et même sans doute, la manière dont
je vais au travail, dont je rencontre les gens le matin, dont je mange ma nourriture et dont
je me repose. Toute activité humaine (praxis), c'est-à-dire tout ce que je fais
consciemment, est une action éthique.
-
C’est dans l’action – et pas dans la représentation d’un modèle philosophique, qu’on
mesurera la qualité d’une éthique. La vie éthique est activité et pas simplement des
pensées ou des sentiments.
Pour déterminer la nature du Bien, Aristote suit une méthode inductive. Il part de
l’expérience, de l’usage, de l’emploi des mots, et s’efforcer d’en tirer quelques principes
généraux. Que disons-nous lorsque nous disons de quelqu’un que c’est « quelqu’un de
bien » ? Souvent, à cette question, on aura des réponses différentes des gens savants et de
l’opinion courante. Même si l’opinion courante affirme, tandis que les philosophes
argumentent, Aristote pense que les uns et les autres disent quelque chose de vrai. Le but de la
philosophie sera alors de chercher à lever les contradictions et les apories pour montrer
comment les opinions divergentes se corrigent mutuellement.
Par exemple, la foule fait communément de l’argent ou du plaisir le but de la vie. Les
philosophes au contraire estiment que seule la vie philosophique, celle qui surmonte cela,
mérite le nom de vie « réussie ». Pour Aristote la foule a manifestement tort, parce que ni
l’argent ni le plaisir ne peuvent être le Souverain Bien, pour la simple raison que ces biens ne
sont pas complets. L’argent n’est qu’un moyen et le plaisir appelle toujours répétition du
plaisir ou un plaisir plus grand. « Le plaisir est un devenir et non une fin ». Faire du plaisir le
but de la vie humaine reviendrait à confondre l’acte et la fin, sans distance critique ni
recherche de dépassement. A l’inverse, les sages ont tort eux aussi, car réussir sa vie par le
détachement est hors de portée et n’a pas de sens par lui-même. La vie humaine n’est pas
divine. Elle ne peut être réussie absolument et sans réserve. Réussir sa vie n’a de sens que
dans les limites de la contingence de la vie. Aristote propose donc une sorte de
« compromis »37, avec l'idée d'une réussite relative de la vie, d’un équilibre entre le soi et le
dépassement de soi. Le plaisir n’est pas le Bien mais les plaisirs n’en sont pas moins des
biens :
« Qu’ainsi donc le plaisir ne soit pas le bien, ni que tout plaisir soit désirable, c’est là,
semble-t-il, une chose bien évidente, et il n’en est pas moins évident que certains
plaisirs sont désirables par eux-mêmes. »38
Le bonheur se situe en dehors des biens – l’argent, le plaisir, la santé, etc. – et même celui qui
est accablé de maux peut attester dans cette situation sa noblesse, en se gardant de tout geste
vil ou misérable, mais il n’en reste pas moins qu’un bonheur parfait requiert une certaine
prospérité…
 Quel est le propre de l’homme ?
De manière inductive, Aristote va préciser ce qu’il entend par Bien. Il a la conviction que la
téléologie imprègne l’ensemble du vivant. Il suffit d’ouvrir les yeux en voyant que chaque
chose suit sa propre destination. L’éthique doit chercher à inscrire l’action humaine dans cette
37
38
L’expression vient du philosophe Robert Spaemann.
Aristote, Ethique à Nicomaque 1174a, 10.
18
harmonie naturelle, en dégageant quelle est la place spécifique des humains au sein de cet
ordre.
Que « veut » la plante ? Se nourrir, croître, s’épanouir, fructifier et laisser derrière elle un
grand nombre de graines.
Que « veut » l’animal ? L’animal (pensons ici à un chien) partage avec la plante les buts de la
« vie végétative », mais, pour être heureux, il veut davantage que cela. Il veut satisfaire ses
sens (avoir une bonne pâtée et un lieu chaud l’hiver) et une vie relationnelle avec sa meute ou
son maître. C’est ce qu’Aristote nomme la vie sensitive.
Que veut l’être humain ? Tout cela mais plus encore. L’être humain ne peut être heureux en
son sens spécifique qu’en agissant intentionnellement. Ce qui est impossible à la plante et à
l’animal (guidés par le stimulus/réponse et l’instinct) est possible à l’être humain : savoir ce
qu’il fait et le choisir dans l’action par la raison.
« Ni la vie de nutrition, ni la vie de croissance, ni la vie sensitive, mais dans des actions
accompagnées de raison. »39
Aristote donne alors du bonheur la définition suivante :
« Le simple fait de vivre est de toute évidence une chose que l’homme partage en
commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à
l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance.
Viendrait ensuite la vie sensitive, mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval,
le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle
de l’âme, partie qui peut être envisagée d’une part au sens où elle est soumise à la raison,
et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. »40
-
Une « certaine vie pratique » : il ne s’agit pas seulement d’avoir une raison, mais bien
l’exercer.
-
« une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme » fait référence à la
psychologie d’Aristote. La partie rationnelle n’est pas le tout de la raison. La sagesse
(sophia) cherche la vérité et les principes nécessaires de l’ordre du monde (la science).
Ici seule la raison pratique est en cause.
-
Cela n’exclut pas d’autres parties de l’âme, non pas les sensations (aistèsis), mais le
désir (orexis), qui, bien qu’irrationnel en lui-même, peut se laisser guider par la raison,
comme un enfant écoute la voix de son père.
 Les vertus
Pour Aristote, il ne s’agit pas seulement d’agir bien, mais d’agir de manière excellente.
« Un cheval est un bon cheval non seulement lorsqu’il a tout ce qu’il faut pour faire un
bon cheval, mais lorsqu’il sert bien son cavalier pour la course et pour faire face à
l’ennemi. »41
Ce qui est vrai du cheval l’est aussi du musicien : il ne s’agit pas seulement d’être cithariste
mais bon cithariste et même, si possible, virtuose de la cithare. La vertu (virtus) renvoie
précisément à l’idée d’excellence et à cele d’exercice. Ce n’est qu’à force d’entrainement
qu’on sait jouer correctement un instrument. Les actions deviennent des vertus, quand
39
Aristote, Ethique à Nicomaque 1098a, 12.
Aristote, Ethique à Nicomaque 1098a, 3-4.
41
Aristote, Ethique à Nicomaque 1106a, 11-16.
40
19
elles deviennent des manières habituelles, quasi naturelles d’être et d’agir (en ce sens,
la vertu n’est pas naturelle mais elle n’est pas non plus « contraire à la nature »)
Les vertus ne sont ni des états affectifs (se mettre ou ne pas se mettre en colère,
éprouver de la peine ou de la pitié, ne relèvent pas comme tels d’une appréciation
morale), ni des facultés (l’aptitude à éprouver ces affections), car on ne naît pas
vertueux ou vicieux, mais des dispositions, c’est-à-dire des récurrences de notre
comportement relativement à nos affections.
Aristote en distingue deux grands types de vertus : la vertu intellectuelle, lorsqu’il s’agit de
l’excellence de la raison pratique – il l’appelle alors la prudence – et les vertus morales
lorsque la partie désirante de l’âme se soumet excellemment à la raison.
 La prudence (φρόνησις) est l’excellence de la raison pratique
Ce qu’Aristote appelle la prudence n’est pas le fait d’éviter de prendre des risques (!) mais la
circonspection ou le flair intellectuel qui nous fait trouver la bonne mesure dans une situation
donnée.
La Grèce antique a eu, recherché la mesure et l’équilibre contre les excès de l’hybris, la
démesure. C’est vrai dans l’art. C’est aussi vrai dans la conduite humaine. La prudence trouve
en chaque situation cette mesure et cet équilibre.
La prudence fixe ainsi la règle de l’action, mais pas une règle qui serait un principe fixe, une
norme rigide ou une règle universelle. La règle est celle d’une intelligence pratique de la
situation dans l’action.
Partir d’un usage linguistique. Il y a des gens que nous reconnaissons comme « prudents » et
que nous admirons pour cela. Mais qu’admirons-nous en eux ? Pas seulement qu’ils savent
beaucoup de choses, mais qu’ils délibèrent bien. Qu’ils délibèrent toujours bien. Qu’il trouve
chaque fois la bonne attitude. Et s’ils le peuvent, c’est qu’ils sont comme unifiés, cohérents
dans toutes les dimensions de leur personne (intelligence, sentiments, etc.) et de leur existence
(dans leur métier, comme père de famille, ami, membre d’un parti politique ou d’une Eglise,
etc.). C’est cela qui leur donne leur caractère.
« Les vertus confèrent aux sentiments, aux désirs, aux espoirs et aux résistances une
cohérence durable, qui l’emporte sur les divisions intérieures, sur les conflits et la
confusion d’esprit, et qui fait de l’action excellente l’expression sincère et honnête de
l’intention complète d’une personne. »42
On sait d’abord ce qu’est la prudence en regardant le prudent. D’où une première définition
de la vertu que donne Aristote :
« La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant dans une moyenne
(médiété) relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la
déterminerait l’homme prudent. Mais c’est une moyenne entre deux vices, l’un par excès,
l’autre par défaut ; et cela tient au fait que certains vices sont au-dessous, et d’autres audessus de ce qu’il faut dans les affections et les actions, tandis que la vertu découvre et
choisit le juste milieu. »43
Cet équilibre est un juste milieu (médiété = mésotès) qui n’est pas arithmétique (6 est le
milieu entre 2 et 10), mais qui dépend du contexte et du sujet lui-même. L’exemple donné par
42
Nicholas J. H. DENT, article « vertu », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la direction de
Monique CANTO-SPERBER, Puf, 1996,, p. 1574.
43
Aristote, Ethique à Nicomaque 1107 a 2-7.
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Aristote est celui du courage dans le combat. Le courage est alors le « juste milieu » entre la
lâcheté et la témérité. Ce juste milieu dépendra alors de chaque contexte, et même de chaque
soldat.
Il en est de même dans l’alimentation des gymnastes :
« Si pour la nourriture de tel individu un poids de 10 mines est beaucoup et un poids de 2
mines est peu, il ne s’ensuit pas que le maître de gymnase prescrira un poids de 6 mines,
car cette quantité est peut-être aussi beaucoup pour la personne qui l’absorbera ou peu :
pour Milon (qui mangeait, dit-on, un bœuf par jour, ce sera peu, et pour un débutant dans
les exercices du gymnase, beaucoup. Il en est de même pour la course et la lutte. C’est dès
lors ainsi que l’homme versé dans une discipline quelconque évite l’excès et le défaut.
C’est la moyenne qu’il recherche et qu’il choisit, mais cette moyenne n’est pas celle de la
chose, c’est celle qui est relative à nous. »44
Ce qui compte est moins la référence à un système constitué qui aurait en lui-même sa
propre cohérence et sa propre vérité, que d’attitude.
 Les vertus morales
Dans la prudence, il s’agit de la justesse du critère et non pas encore de la rectitude de
l’action. Il n’est pas possible d’être vertueux sans prudence, mais la prudence concerne la
règle du choix et non le choix. Comment, dans telle circonstance, est-ce que je me comporte :
est-ce que je sais ce que je fais ? Est-ce que je choisis d’agir et ce choix porte-t-il sur l’acte
même ? Est-ce que, en toute autre circonstance, j’agirais de la même manière ?
Un acte ne sera regardé comme vertueux que si l’agent lui-même sait ce qu’il fait, qu’il
choisit librement l’acte45, qu’il le choisit pour lui-même et non en vue d’autre chose et qu’il
est dans une disposition ferme et inébranlable
« Le sujet doit d’abord savoir ce qu’il fait, choisir librement l’acte en question et le choisir
en vue de cet acte lui-même ; et en troisième lieu l’accomplir dans une disposition d’esprit
ferme et inébranlable. »46
La distinction entre les différentes vertus correspond aux différents champs de sa vie
(affective, économique, politique, sexuelle, amicale, militaire, etc.). On ne peut être vertueux
par morceau ; ou bien on est vertueux et on le sera partout ou bien on ne l’est pas. Unité des
vertus.
La plus importante des vertus est alors la justice qui pointe un aspect que nous avons passé
sous silence jusqu’à présent : l’être humain ne peut pas vivre seul, il est un être social.
Longuement, Aristote se demande ainsi si l’homme heureux a besoin d’amis, et il va répondre
que oui, il en a besoin, furieusement besoin : il ne peut être heureux tout seul. Après se posera
la question de ce qui fonde cette amitié – le plaisir, l’utilité ou la vertu, qui seule fonde
l’amitié véritable parce que l’un et l’autre s’aident dans la réalisation d’eux-mêmes –, mais il
n’en reste pas moins que l’amitié est essentielle.
La justice est cependant plus essentielle encore. Etres sociaux, comme les moutons et les
abeilles. Mais pas de régulation par l’instinct. C’est la vie politique qui nous permet de
44
Aristote, Ethique à Nicomaque 1106b, 1.
Capacité à choisir (proairèsis) : désir délibératif qui nous incline à vouloir les choses en rapport avec l’action
(relation moyens/fins)
46
Aristote, Ethique à Nicomaque 1105a, 30s.
45
21
coexister ensemble. L’homme est par nature (en vertu de ce qu’il est et non par accident) un
zoon politikon, un être politique, un citoyen47.
La justice apparaît alors comme l’extension nécessaire de l’amitié, gagnant en étendue ce
qu’elle perd en intensité.
Si tout humain est un animal politique, le meilleur régime politique sera celui qui suivra le
conseil du philosophe : former de bons citoyens en leur faisant contracter certaines habitudes
et organiser la société autour d’un bien commun partagé.
Puisque les vertus s’acquièrent et que l’habitude joue un rôle déterminant, l’éducation sera
centrale, mettant les jeunes sur la voie du bien, jusqu’au moment où devenus adultes ils
pourront par eux-mêmes prendre des décisions libres :
« Recevoir en partage, dès la jeunesse, une éducation tournée avec rectitude vers la
vertu est une chose difficile à imaginer quand on n’a pas été élevé sous de justes lois,
car vivre dans la tempérance et la constance n’a rien d’agréable pour la plupart, surtout
quand ils sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen de lois la façon de les
élever, ainsi que leur genre de vie, qui cessera d’être pénible en devenant habituel. […]
Même parvenus à l’âge d’homme, ils doivent mettre en pratique les choses qu’ils ont
apprises et les tourner en habitudes. Nous aurons donc besoin de lois pour cet âge
aussi, et d’une manière générale pour toute la durée de la vie. […] Telle est la raison
pour laquelle certains pensent que le législateur a le devoir, d’une part d’inviter les
hommes à la vertu et de les exhorter en vue du bien, […] et d’autre part d’imposer à
ceux qui sont désobéissants et d’une nature trop ingrate des punitions et des
châtiments, et de rejeter totalement les incorrigibles hors de la Cité. »48
Références bibliographiques pour aller plus loin :
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, trad. et notes Tricot, Paris, Vrin, 1990.
Pierre HADOT, Qu'est-ce que la philosophie antique ? (coll. Folio-Essais, 280), Paris
Gallimard, 1995.
Nicholas J. H. DENT, article « vertu », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Puf,
2001 (3ème ed.), p. 1665-1672
Bernard WILLIAMS, article « vertus et vices », Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale, Puf, 2001 (3ème ed.), p. 1672-1676.
47
48
Aristote, Ethique à Nicomaque 1097 b 6-11.
Aristote, Ethique à Nicomaque 1179b 32-1180 a 10.
22
Conclusion
A travers ce cas et les réactions des élèves, on aura mis en évidence trois manières de penser
l’éthique.
« On distingue généralement trois types principaux de théories morales, selon
qu’elles s’intéressent essentiellement aux conséquences, aux droits ou bien aux
vertus. Il est possible d’expliquer cette distinction en considérant, pour chaque
théorie et de façon très élémentaire, ce sur quoi repose la valeur morale. Dans la
première catégorie de théories, c’est sur les situations souhaitables ; dans la
deuxième, c’est sur l’action juste ; quant à la troisième, elle insiste surtout sur l’idée
de personne bonne ou personnalité morale, c’est-à-dire l’idée d’une personne qu’on
pourrait également décrire comme moralement digne d’admiration. »49
Volontairement, on laissera côte à côte ces trois courants et il y en aurait bien d’autres encore.
Nous vivons dans une société pluraliste traversée par différentes tendances. C’est un fait et
c’est un bien que nous valorisons.
La transmission de valeurs, un objectif que la Conférence intercantonale de l'instruction
publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) a reconnu être le premier objectif de
l’enseignement public à côté de l’acquisition des compétences50 ne veut pas dire transmettre
un seul système de valeur.
Il s’agit bien entendu de transmettre les valeurs qui fondent la vie sociale, principalement
déontologiques : le respect de la personne humaine, de l’égalité homme/femme, de la liberté
de conscience, etc. Ces valeurs doivent être comprises et suivies par les élèves et l’école est le
premier lieu où ils apprennent à les vivre. Elles assurent à la société démocratique sa
pérennité.
Mais il s’agit aussi de permettre à l’élève d’élaborer son propre système de valeur, de les
développer, d’apprendre à exprimer et à argumenter ses positions.
Il s’agit enfin de lui permettre de situer de manière critique par rapport à ses propres
convictions, de se repérer par rapport aux idées des autres, et finalement de s’ouvrir à d’autres
formes de pensée et d’expression.
49
50
Bernard WILLIAMS, article « vertus et vices », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, , p. 1578
Déclaration relative aux finalités et objectifs de l'Ecole publique (30 janvier 2003)
23