La vérité de la Sainte Ecriture et l`Histoire du salut d`après la
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La vérité de la Sainte Ecriture et l`Histoire du salut d`après la
La vérité de la Sainte Ecriture et l'Histoire du salut d'après la Constitution dogmatique « Dei Verbum » Depuis quelques années, et tout spécialement depuis le début du IIe Concile du Vatican, le problème de la vérité ou de l'inerrance de l'Ecriture est de nouveau passé à l'avant-plan de l'actualité théologique. Le nombre même des publications récentes sur 1e sujet montre clairement que, dans l'esprit des théologiens et des exégètes, le problème n'était pas encore parfaitement résolu. De la fin du XIX" siècle jusqu'à nos Jours, des tentatives répétées avaient été faites pour montrer en quel sens la Bible ne contient aucune erreur. Mats à voir la diversité des explications proposées, on a le sentiment qu'on n'avait pas encore trouvé la solution définitive, celle qui s'impose d'emblée. Devant un tel état de choses, on peut dire sans exagération que la Constitution dogmatique « Dei Verbum », sur la divine révélation ^ dans le paragraphe qui traite de la vérité de l'Ecriture, marque un point d'arrivée après un long et laborieux cheminement, ou si l'on veut, le point de maturation du problème ; car le Concile qui vient de se terminer nous donne finalement un principe théologique clair et ferme, sur la façon dont il faut comprendre la doctrine traditionnelle de la vérité des Saintes Lettres. Pour mieux comprendre la portée de cet important document, il est nécessaire d'avoir présentes à l'esprit, aussi bien, la problématique des quatre-vingt dernières années que les solutions proposées pendant cette même période. Cet aperçu fera. voir que te texte du IIe Concile du Vatican marque un progrès manifeste sur les solutions antérieures ; la comparaison avec ce qui s'était dit auparavant permettra aussi de mieux mesurer toute la signification de ce texteDans une deuxième partie, nous examinerons plus attentivement le sens de la formule conciliaire sur la « vérité des Saintes Lettres dans l'ordre de notre salut ». Dans une troisième partie, nous nous demanderons quelle notion de vérité le Concile y met en œuvre. Une quatrième partie enfin présentera quelques applications pratiques dans le domaine de l'exégèse : elle permettra de comprendre en quel sens il faut interpréter concrètement les textes de l'Ecriture, du point de vue de la vérité qu'ils enseignent. * No» lecteur» trouveront le texte latin-francaifl de cette Coilinlution, publié d-aprèi aux pp. 170-1BS. 150 I. DS LA POTTBRIE, S.J. I. — Le problème de l'inerrance avant le IP Concile du Vatican Le principe théologique de la vérité de l'Ecriture a toujours été affirmé avec force dans la tradition chrétienne, dès le début de l'époque patristique, et dans l'Ecriture elle-même. Mais le problème que soulève son application concrète est pratiquement né à l'époque moderne, c'est-à-dire au moment où commencèrent à se développer les sciences positives et la critique historique. 1. L'exemple le plus fameux du conflit entre la science et la Bible est le cas célèbre de Galilée ; l'illustre astronome, à la suite de Copernic, affirmait que la terre tourne autour du soleil, contrairement, semblait-il, à l'enseignement très clair des Livres Saints ; on faisait surtout état du livre de Josué : «Soleil, arrête-toi sur Gabaon... Et le soleil s'arrêta au milieu du ciel... » (Jos 10, 12-13). L'Inquisition, saisie de l'affaire, répondit que la théorie héliocentrique était suspecte d'hérésie, parce que « fausse et contraire aux Saintes Ecritures » 1. C'était aussi, on est bien forcé de l'avouer, la position de l'ensemble des exégètes de cette époque a . Au XIXe siècle, avec le progrès des sciences, le problème devenait toujours plus aigu. L'apologétique chrétienne fut alors tentée de vouloir donner raison à tout prix à la Bible, en tâchant de montrer que ce qu'elle enseigne est toujours en parfaite harmonie avec les données de la science. C'était le temps du « concordisme » ; on cherchait, par exemple, à retrouver dans les différents «jours» de la création du monde les diverses époques géologiques dont parle la science moderne. Dans le domaine de la science historique, le conflit allait devenir encore plus grave. Grâce aux progrès considérables de l'archéologie et à une connaissance toujours plus poussée des langues orientales, les historiens obtenaient peu à peu une image précise des civilisations de l'Ancien Proche Orient et de son histoire. Certains énoncés de la Bible s'avérèrent dès lors inexacts, par exemple en matière de chronologie, ou pour la description du rôle précis qu'avait joué tel ou tel personnage. Certains critiques en conclurent que la Bible n'a guère de valeur comme source de connaissance historique. 2. Quelles furent les réponses des catholiques à ces contestations critiques ? On l'a dit fort justement : « Ceux des théologiens et des exégètes qui étaient correctement renseignés sur les données objecti1. Cfr Instîtutiones biblicae, Vol. I, Romae, "195l, p- 477 ; sur toute la question, voir F. SOCCORSI, // processo di Gatiîeff, éd. '« La Civiltà Cattolica ï, ''1963. 2. Voir l'étude de C. M. MARTTNI, Gli esegeti del tempo di Gaîileo, à paraître dans le volume commémoratif du quatrième centenaire de la naissance de Galilée, préparé par l'Université Catholique de Milan. LA VÉRITÉ DB 1^ SAINTS ÉCRITURE 151 ves de la science moderne ne pouvaient pas ne pas ressentir un malaise. Au fond, l'exégèse catholique était dans une impasse, et il fallait trouver le moyen de l'en tirer 3 ». On chercha à limiter de différentes manières le champ d'application de la doctrine de-Finerrance. a) Newman, par exemple, voulait soustraire au domaine de l'inspiration (et donc de l'inerrance) les « obiter dicta», mais cela ne résolvait pas toutes les difficultés- D'autres, comme le chanoine J. Didiot ou Mgr d'Hulsf, disaient que la préservation de toute erreur ne serait assurée que dans ce qui intéresse la foi ou la morale (les res fîdei et morum) 4. Dans les discussions conciliaires toutes récentes, on s'est plus d'une fois référé à cette position de la fin du siècle dernier ; et l'on a prétendu que ia doctrine présentée par certains, et qui devait finalement prévaloir au Concile, nous ramenait à ce point de vue de jadis, formellement condamné par le Magistère. Il importe donc de savoir de façon précise en quoi consistait cette théorie avec laquelle on espérait résoudre le problème vers les années 1900. Il s'agissait d'une limitation purement matérielle de l'inerrance à telle ou telle catégorie de textes : la vérité de la Bible ne serait garantie que là où elle enseigne « la foi ou la morale ». Une distinction de ce genre est malencontreuse et artificielle. Elle suppose une conception de la révélation beaucoup trop intellectualiste, comme si Dieu s'était uniquement révélé aux hommes en leur communiquant des « vérités », des doctrines religieuses qui regardent la foi et les mœurs ; cette conception, on le sait, est maintenant dépassée par la Constitution conciliaire, qui nous dit que Dieu s'est révélé en paroles et en actes, « gestis verbisque intrinsece inter se connexîs » (ch. I, n. 2). En outre, une limitation de l'inerrance aux seules choses « religieuses », semble supposer que la Bible en contient d'autres, qui seraient «profanes» : autre distinction malheureuse ! La Bible tout entière est inspirée. Comment admettre que Dieu ait pu inspirer les hagiographes, pour leur faire écrire des choses purement profanes ? Il faut dire, au contraire, que la Parole de Dieu se réfère partout au dessein salvifique de Dieu ; l'Ecriture, par conséquent, a toujours de quelque manière un caractère religieux. La limitation matérielle de la vérité des Livres Saints'aux seules doctrines religieuses est donc une solution impossible. C'est à Juste titre qu'elle fut rejetée dans les encycliques pontificales de Léon XIII (enc. Proiwientissimus Deus ; EB 124 s.), de Pie X (enc. Pascendi ; EB 279) et de Pie XII (enc. Diz-ino af fiante Spirifu ; EB 539 s.). 3. P. GRJÎLOT, Etudes sur la. théologie du Livre Samî, dans N.R.Th., 85 (1963), 785-806, 897-925 (voir p.. 804). 4. Voir G. COURTADE, art. Ir\s pirafion-Inerraficc, dans DBS, t. 4, col. 498 et 521-522. 152 I. DS ^A POTTSRIE, S,J. b) Après l'encyclique Dl-inno af fiante Spiritu de 1943, les solutions proposées par les théologiens furent déjà beaucoup plus satisfaisantes ; elles avaient d'ailleurs été préparées en partie dès le début du siècle. Différents auteurs insistèrent sur le principe des genres littéraires 5, car c'est surtout grâce à cette méthode qu'il est possible de découvrir la véritable intention de l'auteur inspiré, Le P. Benoît, dans plusieurs articles sur l'inspiration et l'inerrance6, chercha plutôt à considérer la question du point de vue de la psychologie de l'hagiographe et de l'objet formel de son Jugement : l'inerrance, disait-il, est limitée par le degré d'affirmation de l'écrivain ; seuls les énoncés où l'auteur affirme dans le plein sens du terme, sont certainement libres de toute erreur, en vertu du charisme de l'inspiration. Ces deux principes d'explication constituaient un progrès notable. Le recours aux genres littéraires, déjà admis et recommandé par Pie XII, dans l'encyclique Divîno affîante Spîritu, vient de recevoir une consécration officielle dans la Constitution du IIe Concile du Vatican sur la Révélation : « Ad hagiographorum intentionem eruendam, inter alla etiam "gênera litteraria ' respicienda sunt » (ch. III, n. 12). c) Toutefois, cette méthode des genres littéraires, quoique indispensable, n'est pas entièrement suffisante pour résoudre le problème de la vérité de l'Ecriture ; car elle n'est qu'une méthode de recherche, et non pas un principe théologique. Autrement dit, elle permet sans doute de saisir avec précision quelle était l'intention véritable de l'hagiographe et le degré de son affirmation ; mais elle ne nous renseigne pas pour autant sur la nature et l'objet de son enseignement. Or, c'est dans cette direction que s'orientent résolument deux essais tout récents, celui de N. Lohfink T et surtout celui de P. Grelot s. Nous nous limiterons à présenter ici le travail de ce dernier, car il prépare immédiatement, comme nous allons le voir, la doctrine de la Constitution conciliaire. P. Grelot note tout d'abord que le problème est généralement traité sous le titre d'inerrance bîbliqzte. Et il poursuit : « Cette formulation a un double défaut. 1) Elle présente sous un jour négatif (l'absence P 5. Par exemple A. MERK - A. BEA, dans Instiiwtiones biblicae, pp. 75-84, 91-98 ; ZIÎRAFA, Thé Lilniîs of thé BÏbUcal Inerrancy, dans Angelîcum, 39 (1962) 92-119. 6. P. BENOIT, dans La Prophétie, Paris, 1947, pp. 340-353 ; L'inspiration, dans A. ROBERT - A. TRICOT, Initiation, biblique, Toumai-Paris, '1954, pp. 36-44 ; Note complémentaire ysir l'inspiration, dans Rev. bibl., 63 (1956) 416-422. 7. N. LOHFINK, Ueber die Irrîitansîasigkeit und die Einheiî der Schrift, dans Sîimmen der Zeii, 174 (1963-64) 161-181 ; cette étude a été présentée favorablement par J. COPPRNS, dans la N.R.Th., 96 (19&4) 933-947. 8. Art. ciî. (voir note 3) ; cet article fut repris dans le volume tout récemment publié par l'auteur : La Bibte, Parole de Dieu. Introduction théologique à l'étude de l'Ecriture Sainte, Paris-Tournai, 1965 ; voir surtout pp. 96-134 : « La vérité de l'Ecriture». I.A VÉRITà DE UL SAJt.-TB ÉCRITURE • 153 d'erreur) ce qui est un privilège positif de l'Ecriture... 2) En second lieu, le souci de défendre la Bible contre les rationalistes qui prétendent y découvrir des erreurs... risque d'enfermer l'apologiste dans une problématique étroite dont il devrait d'abord faire la critique"», Pour résoudre de manière positive le problème qui nous occupe, l'auteur fait appel a. deux principes fondamentaux. 1) La Parole de Dieu a pour but de communiquer aux hommes la révélation. « Dieu, au fond, n'y révèle qu'une seule chose : le mystère du salut réalisé dans le Christ10 ». Cette révélation, d'une manière ou d'une autre, est toujours liée au mystère du salut ; dès lors, la vérité de la Bible a pour objet formel la révélation du dessein salvifique de Dieu, réalisé en Jésus-Christ : « aucune réalité de ce monde-ci ne fait l'objet d'un enseignement divin, donné par mode de révélation, que sous l'angle particulier de son rapport avec le mystère du salut1:L ». 2) D'autre part, il faut également tenir compte du caractère progressif de la révélation. La vérité totale, la- plénitude de la révélation, n'a été réalisée que dans l'œuvre et la personne de Jésus-Christ. On ne peut chercher dans l'A.T. une perfection égale à celle de l'Evangile. Ajoutons que la vérité du N.T., elle aussi, doit encore être explicitée dans l'Eglise et interprétée dans sa tradition vivante, sous l'action de l'Esprit de vérité ; car c'est lui seul qui peut conduire les hommes vers la vérité tout entière (cfr Jn 16, 13). Bref, « la vérité de chaque texte doit être comprise en tenant compte de l'ensemble de la révélation et de son caractère progressif 12 ». Ces deux principes — celui de la vérité du salut, et celui du caractère progressif de la révélation — sont d'une importance décisive pour résoudre le problème de la vérité de l'Ecriture. II. — Le texte de la Constitution dogmatique « Dei Verbum » Après cet aperçu des tentatives faites jusqu'ici pour résoudre le problème de l'inerrance scripturaire, nous pouvons aborder directement l'examen du texte de la Constitution « Dei Verbum », promulguée a la fin de la IV'8 session, le 18 novembre 1965. 1. Vérité ou inerrance ? La terminologie du Concile. Soulignons tout d'abord un détail de vocabulaire fort important. Le Concile n'emploie plus le mot « inerrance s-, qui était usuel jusqu'ici, mais parle directement de la « vérité » de l'Ecriture : « Cum 9. Art. dï., p. 802. 10. Art. cit., p. 897. 11. Art. cit., pp. 897-898. 12. Arî. cit., p. 900. 154 I. DC LA POTT^RIE, S.J. ergo omne id, quod auctores inspirati seu hagiographi asserunt, retîneri debeat assertum a Spiritu Sancto, inde Scripturae libri verîtatem, quarn Deus nostrae salutis causa Litteris Sacris consignari voluit, finniter, fideliter et sine errore docere profitendi sunt » (ch. III, n. Ïl). Dans les trois premières rédactions du schéma, Jusqu'en 1964, on trouvait encore le mot merrantia, dans le titre du chapitre ou du paragraphe. Plusieurs évêques ayant demandé que l'on parle d'une manière positive de l'effet de l'inspiration, ce terme, à partir de l'avant-dernière rédaction, fut remplacé par le mot veriïas. Remarquons toutefois que l'idée d'inerrance demeure dans le texte : « sine errore docere profitendi sunt ». Cela garde son importance. Mais cette considération sur l'absence d'erreur n'est désormais plus à l'avant-plan ; elle est simplement corrélative à cette autre, qui forme l'affirmation directe et principale du passage, et en, fonction de laquelle elle doit s'interpréter : « les livres de l'Ecriture enseignent la vérité que Dieu a voulu faire consigner dans les Saintes Lettres, en vue de notre salutla ». Ce changement constitue Un très réel progrès, comme nous l'avons déjà noté en commentant l'étude récente de P. Grelot. Le fait de ne plus considérer comme point principal de la doctrine « l'absence d'erreur » dans les Livres Saints, nous libère d'une préoccupation apologétique quelque peu timorée, qui a trop longtemps prévalu. De plus, la formule actuelle nous invite à ne plus nous mettre sur le terrain des adversaires, qui faisaient valoir que les sciences positives et la critique historique nous obligent désormais à reconnaître des erreurs dans la Bible. En voulant démontrer le contraire, théologiens et exégètes, sans trop s'en rendre compte, adoptaient spontanément le point de vue de leurs contradicteurs, et cherchaient à démontrer que l'Ecriture ne contient aucune erreur : la plupart du temps ils songeaient manifestement à des erreurs en matière d'histoire. En d'autres termes, aussi bien les adversaires de la foi que les théologiens catholiques eux-mêmes parlaient en fait, quoique évidemment en sens opposé, d'un même type de vérité, à savoir cette exactitude des récits historiques, qui constituait l'idéal d'une certaine forme d'historiographie, à la, fin du siècle dernier. 2. La vérité « dans l'ordre du salut ». Or — et c'est là l'aspect le plus important du texte conciliaire — la Constitution « Dei verbum » nous invite à ne pas demeurer pri13. L'idée d'erreur, dans le texte, est corrélative à l'idée de vérité, dont elie exprime le contraire ; toutes deux doivent donc être du même ordre- Mais puisque la vérité dont parle la Constitution est la vérité dans l'ordre du salut (voir plus loin), l'erreur qui lui est opposée doit être pareillement l'erreur par rapport au salut, et non pas simplement l'inexactitude historique. LA VÉRITÉ W U SAIKTB ÉC-UTUBE 155 sonniers de cette conception trop étroite, et, disons-le, trop profane de la vérité des Livres Saints. Pour justifier ce Jugement qui pourrait étonner certains, rappelons que, dans la toute première rédaction du schéma, en 1962, on pouvait encore lire que l'inspiration exclut de l'Ecriture toute erreur « dans n'importe quelle matière religieuse ou profane14». Nous avons déjà dit précédemment ce qu'il faut penser d'une telle distinction entre deux sortes d'objets dans la Bible. Le texte actuel, au contraire, dit formellement que la vérité contenue dans l'Ecriture est essentiellement ordonnée au salut des hommes : « veritatem, quam Deus nostrac saîufù caztsa Litteris Sacna consignari voluit 15 ». L'importance théologique de ce texte se trouve évidemment dans les mots « en vue de notre salut » : la. vérité qu'il nous faut chercher dans l'Ecriture Sainte, c'est la vérité dans l'ordre du salut, la vérité salvifique, et non pas tel ou tel autre type de vérité, d'ordre purement profane. Mais ne retoume-t-on pas ainsi à la solution préconisée il y a une soixantaine d'années par certains auteurs, qui cherchaient à limiter l'inerrance aux seules res fidei et morvm ? Le point de vue n'est pas du tout le même : par la formule restrictive « les choses qui concernent la foi et les mœurs », on introduisait alors, nous l'avons dit, une limitation matérielle dans le champ d'application ,de l'inerrance biblique. C'est vraisemblablement pour empêcher que le texte puisse être expliqué de cette façon que le Concile, en dernière heure, modifia la formule précédente : « veritatem salutarem, quam Deus Litteris Sacris consignari voluit », qui aurait pu être interprétée comme une limitation matérielle. La formule actuelle, nosîrae saîutîs caîtsa, est certainement meilleure, car elle supprime toute ambiguïté. Sans doute, elle introduit elle aussi une restriction, mais non pas d'ordre matériel ; il s'agit simplement d'une spécification formelle (c'est d'ailleurs bien en ce sens que les rédacteurs de la Commission théologique avaient déjà compris îa formule précédente). Par conséquent, la vérité des Saintes Lettres doit toujours être considérée dw point de vue de îa révélation du dessein salmfique de Dieu, c'est-à-dire de l'histoire du salut. Il n'est donc aucunement question des seules « ventés reli14. Ch. II n. 12 : « . . . cum divina Inspiratio per se ipsam tam necessario excludat et respuat errorem omnem in qualibet re rdigiosa vel profana, quam necessarium est Deum, summam Veritatem, nullum omnino erroris auctorem esse», dans Schemaïa constitution-uw. et decretorum de gu-ibus disceplabitw m ConcUii sessiombus, Typ. polygl. Vat., 1962, p. 13. 15. Précisons que, dans la formule « nostrae salutis causa », le substantif causa est un ablatif et non pas un nominatif, comme il ressort clairement du contexte et de tous les textes auxquels renvoie la note- de la Constitution ; cela a d'ailleurs été formellement confirmé par ta Commission théologique elle-même ; le sens de l'incise est donc ; * pour notre salut», ou « en vue de notre salut». Signalons que la traduction parue dans L'Oss, Rom. du 22-23 novembre (< ... la verità che Dio, causa délia nostra salvezza, voile fosse consegnata nelle Sacre Lettere ») est manifestement fautive. 156 i. DÏ IA porïitRiR, SJ. gieuses- » de la Bible (au pluriel !) le, mais de la vérité dans l'ordre du salut, présente partout dans l'Ecriture- De ce point de vue de l'objet formel de cette vérité, aucune limitation matérielle ne doit être introduite dans le domaine de la vérité biblique : sous l'angle particulier que nous avons dit, tout dans la Bible est libre d'erreur1T. On le voit, cette doctrine du Concile nous élève à un niveau supérieur à celui de l'exactitude historique ; pour juger de la « vérité » de l'Ecriture, la Constitution conciliaire nous dit que nous devons nous placer à un plan théologique et religieux, celui de la révélation du plan salvifique de Dieu3. Vérité du salut et vérité de l'histoire. Il importe donc de distinguer avec soin la vérité des livres saints dans l'ordre du salut et leur vérité historique ou historicité ; la première se situe, si l'on peut dire, sur un plan vertical, celui du rapport de la Bible à l'intention divine ; la seconde, sur un plan horizontal, celui du rapport des récits bibliques au passé. Non pas que l'historicité des événements soit sans importance pour la vérité de l'Ecriture ! Au contraire, il faudra toujours insister sur le fait que Dieu s'est révélé tout au long' d'une véritable histoire, l'histoire du salut. Mais les faits rappelés dans la Bible ne le sont pas pour nous renseigner sur l'histoire profane de l'Ancien Orient ; ils y sont racontés pour nous faire connaître le plan divin du salut, qui s'est progressivement manifesté au cours de cette histoire. C'est précisément ce rapport des faits bibliques au mystère du salut qui constitue formellement leur « vérité » lsUn problème cependant demeure ; celui de l'historicité elle-même de ces événements. Ce problème, répétons-le, doit être distingué de celui de la « vérité » de la Bible. Il doit pourtant être affronté lui aussi. Posons donc franchement la question : comment juger les faits racontés dans la Bible, du point de vue de leur valeur historique ? 16. Dans toute la Constitution, le mot s veritas », qui est employé treize fois, ne se trouve jamais au pluriel. 17. En outre, il faudrait encore insister sur le caractère progressif de la révélation ; de ceci, la Constitution ne parle pas explicitement, du moins pas dans ce paragraphe ; mais cette perspective historique sur la révélation est largement développée dans les deux premiers chapitres de la Constitution, consacrés à la révélation elle-même et à sa. transmission ; il est tout à fait légitime, semble-t-il, d'appliquer cette façon de voir à notre passage du chapitre III, qui traite de la vérité dans l'ordre du salut. Ce caractère progressif de la révélation a été spécialement souligné dans les études récentes de N. Lohfink et P. Grelot (voir plus haut, note 7). - 18. Comparer P. GRELOT, art. cil., p. 909 : «le témoignage des auteurs sacrés porte moins sur la matérialité de ces faits bruts que sur leur rapport au mystère du salut, sur la signification qui en découle» ; ce que cherchent les auteurs bibliques, c'est de «souligner la. signification d'un fait dans le dessein de salut» (P. 912). LA VÉliTé DB LA SAINTE ÉCÏITURÏ 157 C'est là une question à laquelle notre mentalité moderne est très spécialement intéressée. Combien souvent n'entend-on pas demander, à propos de tel ou tel récit biblique : « Comment cela s'est-il passé réellement ? » Il faudra toujours répéter que le rôle premier de l'Ecriture n'est pas d'enrichir notre connaissance du passé comme tel, mais de nous faire connaître cette suite d'interventions divines dans l'histoire qui aboutissent au Christ et à l'Eglise. De ce point de vue, la réponse théologique au problème de l'historicité est relativement simple. L'historicité des événements bibliques est garantie par l'inspiration, lorsque ces événements se rapportent à l'histoire du salut, et dans la mesure même où ils s'y rapportent : «L'Ecriture ne considère jamais l'histoire humaine que sous l'angle des rapports entre îes hommes et Dieu... Les événements qui la constituent manifestent les actes de Dieu dans le temps ; c'est à ce titre que les Livres Saints en témoignent... Par là en _effet l'histoire humaine devient histoire sainte et c'est formellement comme histoire sainte qu'elle fait l'objet d'un enseignement19». Donnons quelques cas typiques d'événements de ce genre qui sont en rapport direct avec l'histoire sainte : tels sont, parmi d'autres, les grands événements de l'Exode et la conquête de la Terre Promise ; dans le N.T-, les miracles de Jésus, la fondation de l'Eglise, la résurrection du Christ et son ascension. Ces faits constituent la trame même de l'histoire sainte : leur vérité de salut suppose et entraîne nécessairement leur vérité historique 20. Ajoutons en passant une remarque plus générale sur la valeur de l'historiographie biblique. Si on la compare à celle des peuples voisins de l'Ancien Orient, il ne fait aucun doute que l'historiographie de la Bible est nettement supérieure, comme le remarquait déjà Pie XII, dans l'encyclique Divmo o,ffîaytte Spiritu {EB 558-559). La raison en est précisément que le peuple d'Israël et les premiers chrétiens étaient particulièrement intéressés aux interventions de Dieu au cours de l'histoire humaine. Quand Dieu se manifeste parmi les hommes, les lieux, le moment précis, les diverses circonstances de cette manifestation et les personnes qui en furent les bénéficiaires, tout cela intéresse fortement le peuple de Dieu, ce peuple qui a vu se dérouler en son milieu l'histoire sainte, qui la raconte et qui la transmet. Mais de nouveau, cet intérêt d'Israël pour l'histoire n'est pas dû à une curiosité scientifique pour le passé ; il est l'effet d'une conscience très vive du peuple élu, que Dieu s'était manifesté à lui et qu'il lui avait donné la mission de faire connaître cette révélation parmi tous les peuples de la terre. 19. P. GRIÎWT, art. cit., pp. 908-909. , 20. Voir encore P. GRELOT, art. cit., p. 910 : «toute réflexion sur le sens de l'histoire suppose la réalité des faits auxquels on l'applique». 158 I. DS IA POTTBRIS, S.J. Nous disions ci-dessus que la « vérité » de l'Ecriture suppose la réalité des événements historiques, quand ceux-ci touchent le mystère du salut et pour autant qu'ils le touchent. Il s'ensuit que du point de vue de l'histoire exacte — qui n'est pas celui des auteurs bibliques — toutes les particularités racontées dans la Bible ne sont pas nécessairement et toujours «vraies», c'est-à-dire réellement arrivées dans l'objectivité des faits. Mais même dans ce cas, ces particularités gardent toute leur « vérité », toute leur signification, dans l'ordre du salut. Ainsi, par exemple, dans la généalogie de Jésus qui ouvre l'évangile de Matthieu, il est dit qu'entre Abraham et Jésus il y eut trois fois quatorze générations. Du point de vue historique, c'est certainement inexact. Mais cette généalogie garde toute sa vérité, pour le sens que l'auteur lui donne et qu'il veut manifestement mettre en lumière, dès la première page de son évangile, à savoir que Jésus, «fils de David, fils d'Abraham» (1, 1), était l'héritier des promesses messianiques, le Messie attendu à travers toute l'histoire d'Israël. L'aspect sous lequel cette page garde intégralement sa vérité est donc celui de l'histoire sainte, l'aspect de la signification religieuse des événements historiques. Le critère de la vérité de l'Ecriture n'est donc pas, comme on le disait il y a un demi-siècle, le critère matériel des matières religieuses et morales ; ce n'est pas davantage celui de l'exactitude des faits racontés, la correspondance précise entre le texte et l'événement ; c'est plutôt un critère formel, à savoir l'intention véritable de l'auteur inspiré qui est aussi celle de Dieu : cette intention n'est pas simplement de raconter des faits, mais de montrer en ceux-ci l'action de Dieu dans l'histoire, leur rapport avec le mystère du salut. 4. A la lumière de la Tradition. Cette façon de comprendre la vérité de l'Ecriture n'est pas si nouvelle qu'il ne semble. Elle est nouvelle, il est vrai, si on la compare à l'explication courante des manuels de théologie, depuis la fin du siècle dernier. Mais la doctrine du Concile se rattache indubitablement à la grande tradition de l'Eglise, comme le montrent les différents textes auxquels renvoie la Constitution. Nous nous bornerons à parcourir quelques étapes majeures de cette tradition. Nul doute qu'une étude plus poussée recueillerait sans difficulté une plus ample moisson de témoignages. Partons du passage de saint Paul que cite la Constitution, immédiatement après la phrase sur la vérité de l'Ecriture. C'est un des textes classiques sur l'inspiration : « Toute Ecriture, étant inspirée de Dieu, est aussi utile pour enseigner, reprendre, redresser, former selon la justice ; ainsi l'homme de Dieu se trouve-t-il accompli, équipé LA VÉRITÉ DB LA SAINTE ÉCRITURB 159 pour toute œuvre bonnes (3 Tm 3, 16-17). Au verset précédent, l'Apôtre avait déjà expliqué en quoi consiste cette « utilité » des livres inspirés : «Les Saintes Lettres... peuvent te donner la sagesse qui conduit au salut, par la foi qui est dans le Christ Jésus» (v. 15). Semblablement, dans la première épître à Timofhée, il expliquait que, si la piété est « utile » à tout, c'est parce qu'elle « a la promesse de la vie, de la vie présente et de la vie à venir s (4, 8). Pour saint Paul, l'« utilité » de l'Ecriture se mesure donc manifestement en fonction de l'obtention du salut ; y chercher autre chose, c'est lui demander ce pour quoi elle n'a pas été faiteLe premier texte patristique auquel renvoie le Concile est de saint Augustin. A ceux qui veulent chercher dans l'Ecriture des enseignements divins sur la composition du monde, Augustin répond que l'Esprit Saint n'a pas voulu enseigner ces choses, qui ne sont d'aucune utilité pour le salut des hommes : « nulli saluti profutura 31 ». Remarquons que le saint Docteur, — et de même saint Thomas, que nous citerons dans un instant, — reprend l'idée d'« utilité », déjà rencontrée dans les épîtres pauliniennes : l'utilité de l'Ecriture doit être considérée dans la perspective du salut. Ailleurs le Docteur d'Hippone dit d'une façon encore plus tranchante : « On ne lit pas dans l'Evangile que le Seigneur aurait dit : 'Je vous envoie le Paraclet, qui vous enseignera comment vont le soleil et la lune '. Il voulait former des chrétiens, et non pas des mathématiciens22 ». En appliquant ce principe au domaine de l'histoire, nous pourrions dire équivalemment : le Saint-Esprit n'a pas voulu nous renseigner avec précision sur l'histoire de l'Ancien Israël et le début de l'histoire de l'Eglise ; il n'a pas voulu nous faire connaître l'histoire profane, mais l'histoire du salut ; il voulait faire de nous des chrétiens, et non des historiens. Plus clair encore est un texte de saint Thomas, dans le De veriïate 23 : tout ce qui est utile au salut, dit-il, peut être matière de pror21. De Genesi ad fitteram, 2, 9, 20 : PL 34, 270-271 ; CSEL 28, 45-46. — II est mcéressant de constater que GaJilée, dans deux lettres importantes où il exposait ses idées sur les rapports entre la. Bible et la science, se réfère plusieurs fois à ce traité de saint Augustin ; cela explique peut-être — détail piquant — que l'illustre astronome ait pu trouver, pour résoudre ce problème, des formules si étonnamment proches de celle du II' Concile du Vatican, que nous étudions en ce moment ; il écrivait à un moine bénédictin de Pisé, Dom B. Castelli : a lo crederei che l'autorità délie Sacre Lettere avesse avuto solamente la mira a persuader agit uomini quegli articoli e proposizioni, che, sendo necessarie per •ta soluté loro e superando ogni umano discorso, non potevano per attra scienza né per altro mezzo fardsi credibili, che per \3.. bocca dell' istesso Spirito Santo » (cfr Frammenti e lettere, con introd. e note di G. GEMTII.E, Livorno, 1917, p. 235) ; voir également sa lettre à Christine de Lorraine, grande-duchesse de Toscane, op. cit., p. 112, et un passage de SPINOZA (Tract, theol.-polificus, c. 15) cité à cet endroit. 22. De actis cum Felice Manickaeo, I, 10 : 'PL 42, 525. 23. De veritate, XII, 2, in corp. 160 I, DB IA POTTERIB, S.J. phétie ; les autres choses, non ; et se référant au premier texte d'Augustin cité il y a un instant, il poursuit : s Unde Augustinus dicit, quod quamvis auctores nostri sciverint cuius figurae sit coelum, tamen per eos dicere noîuit Spîritus verifaîem, nisi quae frodest sa!uïi » ; il cite ensuite le texte de }n 16, 13, en y accolant le bref commentaire de la Gîossa mterlînearîs du moyen âge : « Cum venerifr ille Spiritus veritatis, docebit vos omnem vervtatem saîuîi necessarîam ». Le troisième texte est du P'1' Concile du Vatican. Dans un passage où sont énumérées diverses explications erronées sur l'inspiration, le Concile mentionne également une théorie (celle de Jahn) d'après laquelle la Bible est inspirée, simplement parce qu'elle ne contient pas d'erreur. Mais il faut remarquer comment le Concile parle ici de l'inerrance : «née ideo dumtaxat [eos libres pro sacris et canonicis habet], quod revelationem sine errore contineant » (EB 77 ; De-nz. 1787). Le Concile ne parle donc pas d'erreur en général, puisque les mots « sine errore » sont corrélatifs à « revelationem » ; l'inerrance est présentée comme une absence d'erreur par rapport à la révélation, et non pas dans n'importe quel domaine profane, d'ordre scientifique ou historique2*. Citons enfin quelques documents récents des Souverains Pontifes sur la Sainte Ecriture. Les encycliques Providentissimus de Léon XIII (EB 121, 124, 126-127) et Divino afflanîe Spîriiu de Pie XII (EB 539), auxquelles la Constitution « Dei Verbum » renvoie formellement (ch. III, n. 11, note 5), s'opposent avec force aux attaques des rationalistes, mais aussi aux tentatives de certains théologiens de limiter matériellement l'inerrance ; elles enseignent contre les premiers que l'Ecriture ne contient aucune erreur et ne peut en contenir ; et contre les seconds, que ce principe s'applique à toutes les parties de la Bible, Mais ces mêmes documents pontificaux nous donnent aussi en passant un principe formel qui permet de voir comment il faut appliquer concrètement le principe. Les deux encycliques, en effet (EB 121, 539), citent explicitement le premier des deux textes d'Augustin commentés ci-dessus, d'après lequel l'Esprit Saint n'a pas voulu enseigner des choses telles que la composition du monde, n-uîU saluîi profutura. Mentionnons encore un passage de la lettre du secrétaire de la Commission biblique au Cardinal Suhard : < Déclarer à priori que leurs récits [ceux des premiers récits de la Genèse] ne contiennent pas de l'histoire au sens moderne du mot, laisserait facilement entendre qu'ils n'en contiennent en aucun sens, tandis qu'ils relatent en un langage simple et figuré... les vérités fondamentales présupposées o l'économie du saîut» (EB 581). Quand le IP Concile du Vatican parle de la vérité que Dieu a fait consigner dans les Saintes Lettres « pour notre salîtî », il demeure 24. 0. LoRgT2, Dw ÏVahrheU der Bîbeî, Freiburg, 1964, p. 116. ^A VÉRITÉ DÇ I.A SAINTE ÉCRITURE 161 donc exactement dans la ligne de cette tradition que nous venons d'évoquer- La vérité de l'Ecriture, c'est la vérité de la révélation (cfr la formule du Ier Concile du Vatican), la vérité dans l'ordre du salut (II e Concile du Vatican). III. — Deux conceptions de la vérité La portée considérable du texte conciliaire sur la vérité de l'Ecriture apparaît plus clairement encore, une fois qu'on s'est rendu compte qu'il signifie un retour manifeste à une conception de la vérité qui était habituelle dans la tradition, mais que les polémiques contemporaines sur l'inerrance ont malheureusement pour une bonne part obnubilée. On en est ainsi venu à confondre deux conceptions différentes de la vérité : la conception profane, de type philosophique ou scientifique, dérivée des Grecs ; et la conception biblique de la vérité, essentiellement religieuse et théologique25. Comme le dit fort bien P. Grelot dans l'article auquel nous nous sommes déjà plusieurs fois référé : «la vérité n'est pas une notion univoque mais analogue 26 ». Dans les controverses contemporaines sur l'inerrance, beaucoup de théologiens et d'apologistes adoptaient sans le savoir la conception de la vérité qu'avaient leurs adversaires : la vérité-réalité, la pure objectivité scientifique ou historique. Mais pour résoudre le problème de la « vérité » de l'Ecriture, ne convient-il pas plutôt de partir de la conception que la Bible elle-même, et la Tradition après elle, nous présente de la vérité ? Tâchons de caractériser à grands traits ces deux conceptions. 1. La conception grecque. Qu'est-ce que les anciens Grecs entendaient par le mot « vérité » ? On le saisit fort bien par l'étymologie du mot à-?.fl9eia : il est composé d'un a privatif et de la racine ?^t9-, être caché. L'idée exprimée est donc celle de porter à la lumière ce qui auparavant était caché : la vérité, du moins la vérité ontologique, c'est la réalité elle-même qui se fait voir à l'esprit, c'est le dévoilement de l'être, les choses dans leur transparence. On décèle aisément, dans cette façon de voir, la curiosité intellectuelle des Grecs, leur tendance critique, leur besoin 25. Cfr Y. ALANEN, Dos Wahrheitsproblem m der Bibet wnd m der grieckischen Philosophie, dans Kerygma Wtd Dogma, 3 (1957) 230-239 ; voir également nos articles : L'arrière-fond du thème johaawique de vérité, dans Studio evangelica (T.U-, 73), Berlin, 1959, pp. 277-294 J La verità in San Giovanni, dans San Giovanni (Atîi délia XVII Seîtimana. bïblicd), Brescia, 1964, pp. 123144. D'un point de vue plus philosophique, cfr E. BRUNNEH, Wahrhevt und Begegnwng, Zurich, ^196326. P. GRELOT, art. cit., p. 912, n. 112. N. R. TH. LXXXVIII, 1966, n° 2 7 162 I. DE LA POTTERIE, S.J, de clarté. Pour eux, chercher la vérité, c'était tâcher de découvrir l'essence et l'origine des choses, objectivement et rationnellement. De là vient qu'il y a chez eux équivalence pratique entre « la vérité » ( ^ àÂf|6sia ), « l'être véritable » ( TÔ ôv ovrcoç ), « la substance » (•{{ oteta) et « la nature des choses » (T| (pùoiç Tt5v ôvrcùv). Les deux domaines principaux où l'on parlait fréquemment de la vérité étaient la philosophie et l'historiographie. Pour les philosophes, la « vérité » était la vraie nature des choses, leur explication dernière. Chaque système philosophique expliquait à sa manière cet ultime fondement des êtres. D'après Platon, la vérité de l'être, c'est son idée. Dans l'idéalisme platonicien, le monde des idées est séparé de notre monde sensible : la vérité appartient en propre au monde séparé du divin, que Platon, avec une splendide métaphore, appelle « la plaine de la vérité » (Phèdre 248 b). On comprend dès lors que la tradition platonicienne allait bientôt identifier la vérité avec Dieu lui-même ; Dieu, en effet, est la substance parfaite, l'être absolu, la cause dernière de toute chose. S. Grégoire de Nysse, formé dans cette tradition du platonisme, devait écrire un jour : « la vérité, c'est Dieu » 2T. Mais pour notre propos il est surtout intéressant de voir comment les Grecs parlaient de la vérité dans le domaine de l'historiographie. la. encore, « vérité » signifiait « réalité », mais le terme était appliqué cette fois à la connaissance du passé. Pour un historien grec, la vérité était donc l'événement du temps passé, connu avec exactitude et décrit objectivement. Pour Thucydide, le but de l'historien est de « voir clairement ce qui est arrivé» (I, 22) ; il parle ailleurs de la Êpycùv <U'ri9eict (II, 41, 2. 4), de la réalité des faits. Beaucoup d'autres historiens, tels Polybe et Flavius Josèphe, indiquent avec complaisance, au début de leurs ouvrages, que leur unique but est de raconter fidèlement «la vérité». La tendance de l'historiographie moderne se rattache pour l'essentiel à cette conception des Grecs. La connaissance de la vérité que cherche l'historien, c'est la connaissance et l'intelligence du passé, de sa réalité objective. A la fin du XIXe siècle, on se fit de l'objectivité de l'histoire une conception nettement positiviste : on estimait qu'elle est du même ordre que l'objectivité des sciences exactes, telle la physique. Mais de nos jours, on réagit vigoureusement contre une telle façon devoir : plusieurs auteurs récents (R. Aron, H. I. Marrou, A, Richardson) ont insisté sur le fait que l'historien ne doit pas seulement viser à reconstruire objectivement le passé ; il doit aussi en comprendre le sens et la portée, en saisir toute la profondeur humaine, en découvrir la valeur permanente pour notre temps. 27. Vie de Moise, II, 19 : PG 44, 331 C ; éd. Sowc. ckr.. p. 37. ' L A VàBITÉ DB 1^ SAINTS iCRITUKS 163 Quoi qu'il en soit, on voit tout de suite qu'à vouloir appliquer au problème de l'inerrance les notions de vérité et d'erreur qui étaient en usage chez les historiens grecs, on arriverait à des conséquences impossibles : il faudrait dire que ce qui est formellement garanti par l'inspiration, c'est l'exactitude des récits bibliques sur l'histoire d'Israël et les origines chrétiennes. Ce faisant, on ne considérerait plus la Bible que comme une source d'information pour notre connaissance du passé ; l'Ecriture serait pratiquement un livre profane parmi d'autres ; elle ne serait plus la Parole de Dieu. 2. La conception chrétienne. Le problème de la vérité de l'Ecriture se présente sous un jour très différent, du moment que l'on part de la conception chrétienne de la vérité, conception qui nous vient de la Bible elle-même, mais qui a été reprise et développée dans la Tradition. a) II n'est évidemment pas possible d'exposer en quelques mots toute la théologie biblique de la vérité EB. Mais l'idée dominante est claire ; il s'agit presque toujours, du moins à partir de l'exil, de la révélation divine. Déjà dans les derniers livres de l'A.T., connaître la vérité signifiait connaître le dessein de Dieu sur les hommes ; la vérité, c'était la révélation des mystères, la révélation du plan divin du salut. En Dn 10, 21, « le livre (céleste) de la vérité », c'était le livre où, d'après l'apocalyptique Juive, sont inscrits les desseins eschatologiques de Dieu. A partir du moment où ce mystère est révélé, la vérité s'identifie pratiquement à la révélation elle-même ; « vérité » devient alors synonyme de « sagesse », car la révélation venue de Dieu doit être pour l'homme une règle de vie. Ainsi on lit dans les Proverbes : « Acquiers la vérité, ne la vends pas ; sagesse, discipline et intelligence» (23, 23). Et l'Ecclésiastique contient cette recommandation magnifique : « Jusqu'à la mort lutte pour la vérité ; le Seigneur Dieu combattra pour toi » (4, 28). Dans le N.T., la notion de vérité reste essentiellement dans la même ligne, quoiqu'elle soit désormais rapportée' au Christ. Chez saint Paul, le mot vérité est fort souvent synonyme d'évangile, de message de salut ; ainsi par exemple dans ce texte de l'épître aux Ephésiens : « après avoir entendu la parole de vérité, l'évangile de •votre salwt... vous avec été marqués du sceau de l'Esprit» (1, 13). Ce passage de saint Paul illustre admirablement le texte conciliaire sur la vérité « dans l'ordre du salut ». Observons également que Paul parle ici de la parole de vérité : ce rapprochement typiquement bibli28. Voir notre article V6riti, dans Vocab. de théol. bibl., Paris, 1952, col. 1092-1098. 164 I. DB LA FOTTBRIIÎ, S.J, que entre «la parole (de Dieu) » et « la vérité» prépare immédiatement la terminologie et la doctrine de saint Jean. Dans les écrits johanniques, en effet, la vérité n'est rien d'autre que la parole de Dieu, adressée aux hommes par Jésus et présente en lui. Dans l'oraison sacerdotale, Jésus dit en, s'adressant au Père : «Ta parole est vérité» (Jn 17, 17). A la fin du prologue de l'évangile, Jean écrit que la Loi fut donnée par Moïse, mais que « la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ» (1, 17) : à la révélation imparfaite de la Loi mosaïque, est opposée la révélation parfaite et définitive des temps messianiques, réalisée en Jésus-Christ ; car Lui, étant la Parole devenue chair, devient pour les hommes le révélateur parfait du Père. C'est pourquoi Jésus pourra dire à la dernière Cène qu'il est lui-même «la Voie, la Vérité et la Vie» (14, 6) : il est la Vérité, non pas au sens des Grecs qui voudraient dire par là qu'il est Dieu ; mais au sens biblique : en Lui, l'homme Jésus, qui est en même temps le Fils de Dieu, est présente pour nous la plénitude de la révélation ; c'est pourquoi Jésus est aussi pour nous la Voie vers le Père, et celui en qui nous trouvons déjà la Vie du Père. Bref, d'après la Sainte Ecriture, la vérité est la parole de Dieu, apportée aux hommes par le Verbe fait chair et présente dans sa propre personne ; la vérité, c'est donc la révélation du mystère des personnes divines, révélation qui est a. la fois pour les croyants une doctrine et une norme de vie. b) Cette conception de la vérité-révélation n'est pas seulement celle de l'Ecriture. On la retrouve à travers toute la Tradition. Il suffira ici de citer quelques textes particulièrement significatifs. Saint Irénée écrivait au début du troisième volume de son Adversus Haereses : « Le Maître de toutes choses a donné à ses Apôtres le pouvoir de (prêcher) l'évangile. C'est par eux que nous connaissons ta vérité, c'est-à-dire l'enseignement du Fils de Dieu» (III, Préface). Dans plusieurs oraisons liturgiques, le terme « vérité » signifie la doctrine chrétienne, ou plutôt la vraie foi ; ainsi par exemple dans la collecte du troisième dimanche après Pâques ; « Dieu. qui montrez la lumière de la vérité aux égarés, afin qu'ils puissent rentrer dans la voie de la justice... » ; ou dans cette oraison pour les hérétiques et les schismatiques, le Vendredi Saint : «... afin que, déposant toute la perversité de l'hérésie, leurs cœurs égarés viennent à résipiscence et retournent à l'unité de votre vérité ». Le Concile d'Orange employait comme équivalents le mot « veritas » et l'expression « salutaris id est e-vangelica praedicatio» (can. 7 ; Dem. 180). Et le Concile de Trente, dans un passage que reprendra le II" Concile du Vatican (ch. II, n. 7), appelle l'évangile «la source de toute vérité de salut» : fontem... omnis saluîaris veritatis (Défis. 783)._ IA VÉRITÉ DB W SA1KTS ÉCRITUKS 165 c) II est particulièrement important de constater que, dans la Constitution dogmatique « Dei Verbum », le mot veritas est régulièrement employé en ce sens où l'entendait la Tradition. Au chap. I, qui traite de la nature de la révélation, il est dit que « la vérité sur Dieu et le salut de l'homme apparaît en pleine lumière dans le Christ, qui est tout ensemble le médiateur et la plénitude de toute la révélation » (n. 7). La même idée reparaît au chap. VI, dans une formule qui décrit la tâche du travail théologique : « scruter à la lumière de la foi la plénitude de la vérité contenue dans le mystère du Christ» (n. 24). La découverte de la vérité dans l'Eglise se fait sous l'action de l'Esprit, appelé plusieurs fois comme dans le IVe évangile : « l'Esprit de vérité» (nn. 2, 7 et 19) ; par lui (l'Esprit Saint), «la voix vivante de l'Evangile retentît dans l'Eglise » (n. S) ; c'est pourquoi « l'Eglise, tout au long des siècles, tend d'une façon constante vers la plénitude de la divine vérité, jusqu'à ce que les paroles de Dieu s'accomplissent en elle » (ibid.). d) Revenons maintenant au texte dont nous étions partis, à savoir le passage sur la vérité de l'Ecriture. Il n'y a aucune raison de donner ici au mot «vérité» un sens différent de celui qu'il a ailleurs, aussi bien dans la Constitution elle-même que dans la Tradition qu'elle reflète. Ce texte du chapitre III Çn. 11), en effet, parle de « la vérité que Dieu a fait consigner dans les Saintes Lettres pour notre salut s. La vérité en question n'est donc pas formellement la vérité de l'histoire, au sens profane, mais la vérité religieuse de la révélation. Il est remarquable que cette idée reparaisse au chapitre V, dans un contexte qui, pourtant, traite formellement de l'historicité des évangiles : « les quatre évangiles, dont l'Eglise affirme sans hésiter l'historicité, transmettent fidèlement tout ce que Jésus, le Fils de Dieu, vivant au milieu des hommes, a réellement fait et enseigné pour leur salut éternel » (n. 19). Ici également l'historicité des évangiles et leur fidélité dans la transmission du message, sont placées formellement dans la perspective religieuse de l'histoire du salut. Tout ceci montre quelle notion de vérité le Concile met en œuvre quand il nous parle de la vérité de l'Ecriture : ce n'est pas la vérité au sens grec, la vérité historique en tant que telle ; il s'agit de la vérité au sens de la Bible et de la Tradition, c'est-à-dire, du contenu de la divine révélation. La vérité de l'Ecriture que garantit l'inspiration, c'est donc cette vérité de la révélation qui se rapporte toujours de quelque manière au salut des hommes. 166 I. DE r<A POTTERIE, S.J. IV. — Applications concrètes Montrons, sur deux exemples précis, ce que signifie concrètement la distinction faite ci-dessus entre la vérité historique des récits et leur vérité dans l'ordre du salut. Cette distinction est libératrice, car elle nous empêche de demander à l'Ecriture ce qu'elle n'a pas à nous dire, et supprime par le fait même pas mal de faux problèmes. a) Voyons tout d'abord les récits des évangiles sur la théophanie au Jourdain, au moment du baptême de Jésus, et plus particulièrement la descente de l'Esprit Saint sous la forme d'une colombe. Si nous comparons entre eux les différents récits, — des évangiles canoniques aux récits populaires du second siècle, — on découvre, toujours plus manifeste dans la tradition, une tendance à souligner davantage les aspects matériels et publics de la théophanie. D'après Marc (1, 13), Jésus vit l'Esprit «tel une colombe», descendre vers lui (il s'agit d'une approximation), et seul Jésus semble avoir eu la vision. Luc (3, 22) précise que l'Esprit Saint descendit « sons une forme corporelle ». Dans l'évangile de Matthieu (3, 17), la voix céleste ne parle plus à la deuxième personne, mais à la troisième (« Celui-ci est mon Fils bien-aimé»), comme si elle était destinée à un groupe de personnes qui écoutent un enseignement. D'après le IV'6 évangile, le Baptiste, lui aussi, a eu la vision de la colombe (1, 32-34). Quant aux Odes de Saîomon, au IIe siècle, elles donnent de cet événement une présentation détaillée qui frise la légende : « La colombe vola sur le Messie... et elle chanta au-dessus de lui, et on entendit sa voix : les habitants craignirent et les sédentaires furent effrayés. Les oiseaux perdirent leurs ailes, et tous les reptiles moururent dans leurs cavernes » {Ode 24, w. 1-3). Limitons-nous aux variations du récit à l'intérieur de la tradition évangélique. Que faut-il penser de ces divergences ? Il importe de distinguer, nous l'avons dit, le point de vue de la vérité historique et celui de la vérité dans l'ordre du salut, c'est-à-dire de la signific.ition religieuse de l'événement. Du point de vue de l'historicité, le fait même de la théophanie au Jourdain et de la descente de l'Esprit sur Jésus est absolument certain : l'importance de cet événement dans la vie et la mission de Jésus ne permettrait pas d'en juger autrement. Mais tous les détails de la scène n'ont pas la même valeur au regard de l'historien. Les légères variations entre les quatre récits évangéliques et la tendance de la tradition à accentuer les aspects extérieurs et communautaires de la théophanie, font penser que la descente de l'Esprit sous la forme d'une colombe fut, à l'origine, l'objet d'une vision intérieure, de type prophétique ou apocalyptique, réservée à LA VÉRITÉ DE IA SAINTS ÉC&ITURB 167 Jésus (et sans doute aussi à Jean-Baptiste, d'après le témoignage du IV* évangile). Si Luc parle d'une «forme corporelle», c'est pour souligner la réalité de la vision ; et si dans Mt, le message céleste n'est plus adressé à Jésus lui-même (comme dans Me et dans Le), mais semble-t-il, à un groupe de témoins, c'est là un reflet de la prédication communautaire et ecclésiale de cette scène. On voit par là que ce qui intéresse surtout les évangéïistes, ce n'est pas tant la précision des détails que la signification religieuse du baptême de Jésus et de la théophanie, aussi bien dans la vie de Jésus lui-même que dans la communauté chrétienne primitive. C'est là ce qui constitue la « Vérité », l'enseignement, du récit. Cette vérité de la descente de l'Esprit sous forme de colombe ne peut être bien comprise que si l'on se rappelle le sens du symbolisme de la colombe dans le judaïsme. C'était un symbole du peuple de Dieu. A la théophanie du Jourdain, — comme l'avait déjà fort bien noté saint Thomas, dans son commentaire de S. Matthieu, — la colombe représentait Yinfluence de l'Esprit Saint, c'est-à-dire la signification de son action dans la vie de Jésus, et donc, le sens de cette mission elle-même: sous l'action de l'Esprit;, Jésus, par sa prédication, devait commencer à former progressivement le nouveau peuple de Dieu, le nouvel Israël des temps messianiques- Cette « vérité » du récit se situe sur un autre plan que celui de la vérité historique, et elle est autrement profonde, sans pour autant supprimer le moins du monde le caractère événementiel de la théophanie. Considérée dans cette lumière, la scène du Jourdain constitue une étape importante dans l'histoire du salut ; dans la théologie de Luc, elle devient même le moment précis où •s commence » en Jésus l'action divine des temps messianiques (cfr Le 3, 23). b) Prenons un autre exemple dans une scène de la fin du ministère de Galilée. D'après Matthieu et Marc, Jésus, après la première multiplication des pains, marcha sur les eaux du lac et rejoignit ainsi ses disciples dans la barque. La réaction de ces derniers est décrite de façon fort diverse par les deux évangéïistes. Selon Mt 14, 33, « ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui, en disant : ' Vraiment, tu es Fils de Dieu ' ». Dans la présentation de Marc au contraire, « ils étaient en eux-mêmes au comble de la stupeur ; car ils n'avaient rien compris à l'affaire des pains : leur esprit était bouché ï » (Me 6, 51-52). Personne ne contestera qu'il est difficile de mettre pleinement d'accord ces deux récits, du point de vue de l'exactitude des détails : d'un côté, un acte de foi des disciples en Jésus^ Fils de Dieu ; de l'autre, une incompréhension totale devant les miracles du Maître. 168 I. DS IA POTTER1B, S.J. Au point de départ de la tradition, il y eut sans doute une sorte de stupeur religieuse des disciples devant l'événement. Chacun des deux évangélistes allait présenter et interpréter cette réaction à la lumière de sa propre conception théologique. Matthieu, d'une façon générale, raconte son évangile avec des préoccupations avant tout catéchétiques. Différentes scènes de la vie de Jésus sont décrites chez lui du point de vue de l'Eglise, avec des applications à la vie présente des croyants. Nous l'avons déjà constaté ci-dessus, dans la présentation matthéenne de la théophanie du Jourdain. La même constatation peut encore se faire ailleurs, par exemple, pour le récit de la tempête apaisée 2B ou pour la prière de Jésus à Gethsémani. Cette perspective ecclésiale apparaît également dans la péricope de la marche sur les eaux : Matthieu seul raconte que Jésus sauva Pierre qui s'enfonçait dans les eaux (Mt 14, 28-31) ; ceux qui adorent le Seigneur après le miracle sont « ceux qui sont dans la barque », dans l'Eglise ; par le verset final, Matthieu veut « faire pressentir, sous le symbole de la barque, voguant sur la mer calme dès que Jésus y est monté, la réalité de l'Eglise adorant en son Seigneur Celui qui la sauve des abîmes de la mer » 3G ; il insiste donc sur la foi des disciples. Marc, de son côté, a plutôt développé dans son évangile le thème du secret messianique (Me 1, 34. 44 ; 3. 12 ; 5, 43 ; 7, 36 ; 8, 26. 30 ; 9, 9) et du mystère de Jésus, Fils de Dieu, et, corrélativement, celui de l'inintelligence des disciples, de leur lenteur à comprendre (4, 41 ; 8, 16-21 ; 9, 33 s. ; 10, 35. 41 s.). C'est cette même incompréhension que le deuxième évangéliste a voulu souligner dans notre péricope ; « ils n'avaient rien compris à l'affaire des pains », bien que c'eût été un des miracles majeurs de Jésus, un « signe » où il dévoilait son caractère messianique. On le voit, l'un et l'autre de ces deux textes, celui de Mt. et celui de Me, sont « vrais » : les deux attitudes qu'ils décrivent se sont réalisées dans la vie des Apôtres et se réalisent toujours à nouveau, en proportions diverses, dans les disciples du Christ : leur foi est très réelle ; elle demeure cependant faible et vacillante, et peut encore être considérée comme un «aveuglement». L'un et l'autre des deux récits contient donc un enseignement précieux pour l'Eglise dans l'ordre du salut. 29 Cfr X LÉoN-DuïUUR, La tempête apaisée, dans Etudes d'Evangile (Parole de Dieu), Paris, 196S, pp. 153-182 et N.R.Th., 87 (1965) 897-922. 30. Cfr X. LÉoN-DuïWR, Vers t'oiwonce de l'Eglise. Etude de structure (.Mt 14, 1 — 16; 20), tbid., pp. 342-243. LA VÉRITÉ DB LA SAINTS ÉCRITURS 169 II est temps de conclure. Après tout ce que nous venons de dire, on voit clairement en quoi consiste la nouveauté et l'importance du texte conciliaire sur la vérité de l'Ecriture. Le progrès est surtout apparent, lorsque l'on compare la doctrine du Concile avec les positions de naguère sur l'inerrance. La Constitution indique deux principes pour résoudre le problème de îa vérité scripturaire : un. principe pour l'étude littéraire de la Bible, et un principe théologique pour déterminer son contenu. Le premier principe, déjà bien connu et utilisé dans l'exégèse catholique depuis l'encyclique Dîvino affîante Spiritu, est celui du recours aux genres littéraires ; il permet de découvrir l'intention véritable des hagiographes. Mais il faut aussi faire appel à un principe théologique, à savoir que la vérité enseignée par l'Ecriture est orientée au salut des hommes. Cela peut sembler paradoxal, mais c'est ici surtout que la doctrine de la Constitution paraît neuve ; c'est pourquoi elle a dû vaincre plusieurs résistances au Concile avant d'être acceptée définitivement. De ce principe théologique découle une conséquence importante pour l'interprétation de la Bible. L'exégète doit toujours tendre à mettre en lumière le sens religieux des textes, en les replaçant dans le vaste contexte auquel ils appartiennent, celui de l'histoire du salut. Autrement dit, elle doit toujours être une exégèse théologique, sans minimiser pour autant l'importance des faits historiques, puisque précisément l'intervention salvifique de Dieu s'est accomplie dans l'histoire. Une telle attitude devant l'Ecriture respecte à la fois le réalisme historique de la révélation et sa finalité essentiellement religieuse, orientée vers le salut des hommes. Si nous lisons ainsi les textes de la Bible, nous retrouvons d'une certaine manière l'inspiration profonde des Pères de l'Eglise, qui ne négligeaient jamais ce qu'ils appelaient « la lettre » ou « l'histoire », mais pour aller au-delà, en s'efforçant de trouver le sens véritable de cette histoire, son « sens spirituel ». Même si nos méthodes de travail ont changé et si les exigences critiques d'aujourd'hui sont plus considérables, nous pouvons et nous devons rester fidèles à l'esprit de cette ancienne tradition, et tâcher de découvrir, partout dans l'Ecriture, ce qui en constitue la vérité, à savoir la profondeur du mystère du salut, la révélation progressive du dessein de Dieu. Roma Via délia Pilotta, 25 Ign. DÇ LA POTT^RI^, S.J.