Yolande moreau « On peut tOujOurs tOut
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Yolande moreau « On peut tOujOurs tOut
interview Yolande Moreau est une actrice pas comme les autres… Ce constat posé, nous avons voulu savoir quelle était la femme qui se cachait derrière cette interprète de talent, doublement césarisée et réalisatrice de surcroît, et comprendre ce qui l’anime pour aimer à ce point évoluer dans les univers décalés dont elle fait son miel. La perspective de la sortie en salle de son prochain film, Henri, nous a permis d’aller à sa rencontre. Aucun doute, c’est bien elle, grande, très grande, pommettes hautes, yeux en amande et regard clair, cette femme a la stature qui en impose et un phrasé qui trahit ses origines flamandes. Elle en a gardé l’accent et le goût de filmer mieux que personne ces elle nous a fait rire avec les Deschiens, fait vibrer dans Séraphine, émus dans Camille redouble… Cette actrice profondément humaine passe derrière la caméra pour la deuxième fois et nous livre un film authentique, comme elle. Propos recueillis par Catherine Rouillé-Pasquali et Murièle Roos paysages à nuls autres pareils : mer du Nord, dunes battues par les vents sous un ciel gris et venteux, terrains vagues ponctués de cheminées d’usines ou de terrils, qui pourraient donner à l’ensemble un ton menaçant mais qu’elle sait rendre beaux. Pour mieux savourer cette « conversation », retenons au p réalable deux choses essentielles : olande Moreaucultive la simplicité Y comme d’autres la célébrité et la décline à l’envi avec, comme elle nous le confiera, « le souci d’être rigoureusement honnête » dans ce qu’elle fait et ce qu’elle filme. Avec elle, pas de fioritures, de faux-semblants ou de double langage, inutile de chercher un message caché, car il n’y en a pas. C’est à prendre, brut, ou à laisser. Ce trait de caractère en dévoile un autre, tout aussi révélateur : elle ne juge pas. Elle suggère mais n’impose pas. Elle invite à la réflexion mais ne tire pas de conclusions. De sa voix douce et posée, elle prend le temps de répondre, comme pour mieux mesurer ses propos. Rencontre avec une femme authentique. Patrick Swirc / Modds Yolande moreau « On peut toujours tout changer quel que soit l’âge » Yolande Moreau photographiée par Patrick Swirc en 2009 N o17 ✦ n o v e m b r e - d é c e m b r e 2013 ✽ FemmeMajuscule 45 interview Biographie Tout est parti d’une chanson de Tom Waits, Innocent When You Dream, que j’écoutais en boucle et dont la musique évoquait toute la désespérance d’un homme de 50 ans. C’est ainsi qu’est né Henri, le personnage principal, joué par l’acteur italien Pippo Delbono, autour de qui va se déployer toute l’histoire. C’est en quelque sorte le pendant masculin de mon personnage d’Irène dans Quand la mer monte : même tranche de vie, mêmes interrogations… C’est un film qui parle d’humanité et de la condition humaine, des petits coups que l’on prend dans la vie, des « cabosses » qui sont le lot de nos existences. Cela traite de ces petites choses insidieuses qui surviennent sans qu’on n’y prenne garde, entre chien et loup : l’amour qui s’étiole, le travail qui ennuie, l’alcoolisme rampant… Et puis il y a une rencontre, improbable, entre un homme d’âge mûr et une jeune femme un peu simplette mais animée d’une force vitale, qui vient le réveiller, faire jaillir l’étincelle qui va le faire revenir à la vie. bières, machinalement, l’une après l’autre, échanger quelques mots, rire de blagues, souvent grivoises… Le temps défile au ralenti dans un environnement qui n’est cependant ni triste, ni déprimant, mais conforme à ce que l’on peut voir encore dans ces régions du Plat Pays. Le film aborde aussi le thème des handicapés mentaux. Vous les filmez dans leur environnement et parlez de leurs besoins, de leurs envies, de leur sexualité… Les handicapés mentaux m’ont toujours beaucoup touchée, car ils sont d’une grande sensibilité et le reflet de notre propre désarroi. Pour entrer en contact avec eux, on croit qu’il existe d’autres codes, un autre langage, alors qu’il n’en est rien. On peut échanger avec eux le plus simplement du monde. Tout au long du film, j’ai souhaité les approcher avec la bonne distance, sans mièvrerie ni sensiblerie, et n’évoquer pas tant leurs différences que nos ressemblances. Ils connaissent la difficulté de la vie en communauté, ont besoin de leur espace de liberté, veulent aimer et être aimés. Rosette [interprétée par Candy Ming, ndlr], enfreint les règles et passe de l’autre côté, celui des gens dits « normaux ». Tout cela est raconté simplement, dans un environnement qui l’est tout autant. La scène se passe dans le Nord, aux environs de Charleroi. C’est là que j’ai souhaité poser la caméra pour restituer notamment l’ambiance de ces vieux cafés, que j’affectionne particulièrement et qui m’inspirent. Ce sont des lieux protégés, qui tendent malheureusement à disparaître, où les habitués aiment à se retrouver pour boire des « Le but d’un film, comme celui d’un livre, est de toucher le spectateur ou le lecteur. S’il en ressort un peu grandi, tant mieux » Elle veut vivre comme son frère, être mariée, avoir un enfant. Tout comme nous, elle éprouve des sentiments, a des rêves d’amour et de sexualité… En faisant ce film, avez-vous souhaité faire émerger cette réalité et montrer ce que nous ne voulons pas voir ou que nous jugeons mal ? Je n’ai pas écrit Henri avec une intention de cette nature. Je me garderai bien d’affirmer tel ou tel message, j’ai souhaité parler de ce qui m’émeut. Alors, évidemment, le but d’un film, comme celui d’un livre, est de toucher le spectateur ou le lecteur. S’il en ressort un peu grandi, tant mieux, je ne peux que m’en réjouir. Venons-en justement à votre carrière. De toute évidence, vous savez parler au public. En témoigne le succès de vos films. D’où vient selon vous cette popularité ? Je crois que cela vient du fait que j’ai toujours travaillé et pu faire ce que j’avais envie de faire. Je suis ainsi passée du spectacle pour enfants au onewoman show puis au cinéma, tout cela par à-coups, en recommençant à chaque fois de zéro, mais sans connaître de grands moments de vide. Je me souviens de mes débuts, où j’abordais les choses et le public de manière assez culottée. Je ne pourrais plus faire cela maintenant : j’arrivais dans une salle vierge de toute idée et comptant sur l’inspiration du moment pour interpréter une histoire. J’ai eu beaucoup de chance, cela m’a aidée. Mais il n’y a pas de recette pour connaître le succès. J’ai toujours essayé de raconter des histoires avec comme seul objectif d’être rigoureusement honnête, en restant draconienne dans mes choix et en avançant, pas à pas. Le Pacte Avec Henri, vous vous attaquez à un sujet particulier, la solitude d’un veuf de 50 ans qui voit arriver dans sa vie Rosette, une jeune femme différente parce que handicapée mentale. Pourquoi ce film ? Née à Bruxelles, Yolande Moreau suit des cours d’expression à l’école du Théâtre Jacques Lecoq puis commence sa carrière en jouant des spectacles pour enfants. En 1982, elle écrit Sale affaire, du sexe et du crime, un one-woman show qui la lance en tant que comédienne. Agnès Varda lui confie ses premiers rôles puis elle rejoint la troupe des Deschiens, dont elle interprète un des personnages cultes de la série télévisée de Canal +. En 2004, elle se lance dans la réalisation avec Quand la mer monte, coréalisé avec Gilles Porte. Le film sera récompensé par le César du meilleur film et celui de la meilleure actrice. Son autre grand succès cinématographique sera Séraphine, de Martin Provost, qui retrace le destin tragique de l’artiste peintre autodidacte Séraphine de Senlis, pour lequel elle recevra également le César de la meilleure actrice. Elle apparaît dans de nombreux films, dont les plus récents sont Mammuth de Kervern et Delépine, et Camille redouble, de Noémie Lvovsky. Actu Après Quand la mer monte, Yolande Moreau signe un deuxième film tout aussi réussi. Henri, la cinquantaine, tient un restaurant près de Charleroi avec sa femme Rita. Lorsque cette dernière meurt subitement, Henri est désemparé. Sa fille lui propose de se faire aider par une résidente du foyer les Papillons blancs, qui accueille des handicapés. Rosette, joyeuse et bienveillante, fait alors irruption dans sa vie et va bouleverser ses habitudes. Un film humain, tendre et émouvant, comme sa réalisatrice. Henri, de Yolande Moreau, avec Candy Ming et Pippo Delbono, sortie en salle le 4 décembre Vous vivez à la campagne. Cela contribue à nourrir cet équilibre ? Cela fait 20 ans que je vis en Normandie. Avant j’habitais à Bruxelles mais j’ai toujours vécu à la campagne. J’adore vivre en famille, retrouver mes amis… et jardiner, même si je n’en ai plus beaucoup le temps. J’ai cependant hâte de me poser pour écrire. Des projets de films ? Henri sort en décembre, ensuite je vais jouer dans Brèves de comptoir, un film de Jean-Michel Ribes qui sortira l’an prochain. C’est naturellement inspiré de cette vie de café que j’évoquais tout à l’heure, ces lieux que j’ai tellement fréquentés car les gens de passage, les habitués, sont une matière vivante pour construire mes personnages. Je les observais, calée au fond de la salle, puis j’écrivais… Vous qui avez interprété des femmes hautes en couleur, comme Irène dans Quand la mer monte ou la peintre SéraphineLouis, avezvous un message pour nos lectrices, les Femmes Majuscules ? [Elle prend le temps de la réflexion.] Il y a quelque chose d’important pour moi, que j’aimerais leur dire : tout est possible, on peut toujours tout changer, même en vieillissant ! Il ne faut pas avoir peur. Je le leur dis à elles, mais cela me concerne tout autant.✦ N o17 ✦ n o v e m b r e - d é c e m b r e 2013 ✽ FemmeMajuscule 47