Présentation de Yolande Moreau Prof. Pierre Gillis Monsieur le

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Présentation de Yolande Moreau Prof. Pierre Gillis Monsieur le
Présentation de Yolande Moreau
Prof. Pierre Gillis
Monsieur le Recteur, chers collègues, chers amis, Mesdames, Messieurs,
Le cinéma n’est certainement pas le seul domaine d’activités culturelles ayant à assumer une
douloureuse dichotomie : d’un côté les productions dont les codes sont connus et acceptés
par un public nombreux et populaire, mais ne bénéficiant que d’un accueil quelque peu
condescendant de la part des experts, de l’autre les œuvres dites moins accessibles, plus
pointues, suscitant un succès d’estime, faute d’une adhésion massive.
Il arrive que cette fracture se ressoude de par la magie d’une œuvre qui transcende les
clivages traditionnels. On vit alors un petit miracle, et on a intérêt à en prendre la mesure – les
miracles, par définition, sont des évènements rares.
Yolande Moreau, en ce sens, devrait être canonisée comme faiseuse de miracle. Avec elle, le
grand public et les esthètes communient dans un bonheur partagé. Les récompenses qu’elle
a obtenues en sont un témoignage indiscutable : avec trois César, un comme réalisatrice en
2005, et deux comme actrice en 2005 et 2009, on se situe plutôt côté grand public. Mais les
critiques les plus exigeants ne tarissent pas d’éloges à propos de son travail, dont ils soulignent
les qualités poétiques, l’humanité triomphante, l’imagination débordante, l’originalité foncière.
Ainsi, Jérome Deschamps, à son sujet : « J’ai mis cette solitude, ce charme, ce désir de vivre,
cette désespérance, dans un cadre immense ».
Sa carrière avait cependant commencé sur un autre ton, avec son spectacle « Sale affaire, du
sexe et du crime », où elle se présente au public après avoir occis son amant – ce qui lui vaut
un grand prix au Festival du rire de Rochefort en 1982. Ce même spectacle servira de base
au scénario de Quand la mer monte, le film qu’elle interprétera et co-réalisera vingt ans plus
tard avec Gilles Porte, qui fit un triomphe aux Césars de 2004 : César de la meilleure première
œuvre et César de la meilleure actrice !
Yolande Moreau transpose son vécu, celui d'une comédienne-humoriste en tournée, en
mêlant son expérience sur scène à une histoire d’amour avec un porteur de géant.
Les audaces iconoclastes qui inspirent son premier spectacle constituent un des fils rouges
qu’on peut dérouler en suivant les traces de Yolande Moreau : par exemple en 2009, dans le
surprenant film Louise-Michel, de Benoît Delépine et Gustave Kerven, où elle incarne une
ouvrière picarde qui propose à ses collègues de consacrer leurs indemnités de licenciement
au recrutement d’un tueur, très peu professionnel, chargé de liquider le patron qui vient de
fermer leur usine. L’humour noir comme réponse au pathétique d’une situation désespérée…
Petit saut au-dessus de la carrière de Yolande, en signalant cependant sa participation à Sans
toit ni loi, d’Agnès Varda, et au fabuleux destin d’Amélie Poulain, pour en venir à son deuxième
César d’actrice, en 2009, attribué à son inoubliable interprétation de l’artiste-peintre
autodidacte, Séraphine, Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis, qui finit par sombrer dans
la folie parce que les codes sociaux du monde artistique lui échappent – encore une question
de codes !
Le temps manque pour être complet, mais on ne peut pas ne pas évoquer sa dernière
réalisation, Henri, saluée unanimement. Citons Daniel Couvreur, dans Le Soir : « Yolande
Moreau s’est glissée discrètement derrière la caméra, presque sans y toucher, pour poser son
regard de poétesse sur le monde et nous faire goûter à l’innocence perdue. Dans son premier
film réalisé en solo, Henri est un prince de bistrot et Rosette une princesse pleine de grâce.
Middelkerke est leur palais d’hiver, triste comme Orly le dimanche. »
En cette rentrée qui anticipe l’accession de Mons au titre de capitale européenne de la culture,
l’UMONS a choisi d’honorer des passeurs de culture de chez nous. Avec, en sous-main, l’idée
que c’est en étant de quelque part qu’on accède à l’universel. La comédienne de Quand la
mer monte sillonne le pays picard, et elle croise les géants de nos ducasses ; c’est aussi la
détresse des ouvrières picardes assommées par la brutalité mondialisante d’une
délocalisation qui fournit le ressort de Louise Michel, et Henri est un personnage belgo-italien
de Charleroi qu’on pourrait aussi bien croiser au Borinage. Et puis Henri est un coulonneux,
un fervent pratiquant de la colombophilie, que les cinéastes érigeraient bien en caractère
culturel national belge, depuis Les convoyeurs attendent de Benoît Mariage. C’est en nous
dévoilant ces personnages qui sont évidemment d’ici que Yolande Moreau nous parle de la
difficulté et de la joie de vivre, de la perception du handicap, du sens de l’existence. On rit avec
quelque chose qui est de l’ordre de l’humain, comme elle le dit.
L’œuvre de Yolande Moreau est un petit miracle, je le répète. La canonisation ne fait toutefois
pas partie des distinctions que l’UMONS est habilitée à attribuer. Sans regret à cet égard, mais
bien pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, et en fonction de la décision unanime du
Conseil académique, prise en sa séance du … avril 2014, je vous demande, Monsieur le
Recteur, de bien vouloir accueillir Madame Yolande Moreau dans notre communauté
universitaire, en lui remettant le diplôme et les insignes de Docteur Honoris Causa.
Question : Votre dernier film, Henri, pose un regard tendre sur des personnages qui
ressemblent à ceux que nous pourrions croiser au Borinage, dont nous nous sentons proches.
D’où vous vient cette tendresse pour ces écorchés vifs, et d’où tenez-vous cette capacité à
extraire de la beauté d’un environnement aussi ravagé que le monde d’Henri ?