Arnaud Desplechin

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Arnaud Desplechin
L’immigration dans l’œil du cinéaste
jeudi 4 septembre 2014, par Alain Nahmias
Fraîchement sorti de l’Idhec, Arnaud Desplechin rencontre le succès critique en 1991 avec le
moyen-métrage La Vie des morts, conforté un an plus tard par le long-métrage La Sentinelle.
Devenu depuis la coqueluche du film d’auteur français, il n’en reste pas moins un citoyen et un
artiste engagé. En février 1997, il prend fait et cause pour les sans-papiers avec le Manifeste
des 66 cinéastes*, un collectif d’artistes qui s’insurge contre la loi Debré qui criminalise les
personnes hébergeant les étrangers en situation irrégulière. Quelques années plus tard, il
dresse un bilan de ses engagements et fait le point sur ce qui, plus que jamais, le révolte...
(article paru dans le numéro 78 de Cassandre/Horschamp, été 2009)
Vous avez été co-initiateur avec Pascale Ferran du Manifeste des 66 cinéastes. Comment vous êtes-vous
engagé pour cette cause ?
Arnaud Desplechin : En 1972, à Roubaix, mes parents ont hébergé un jeune homme qui se cachait pour
échapper à une expulsion. Il avait volé des mobylettes et la double peine l’obligeait à partir en Algérie
alors que tous les membres de sa famille habitaient en France. Il s’appelait Francis et parlait à peine
arabe. Il est resté caché trois mois chez nous, le temps que son père organise un hébergement pour lui
chez des cousins lointains, en Algérie. Il était mon aîné, il me semblait prestigieux, infiniment drôle.
J’aimais l’admirer. J’avais 11 ans, et son départ m’a brisé le cœur. Cette amitié m’a marqué pour la vie.
Des années plus tard, vers 1995, la situation réservée aux immigrés dans le pays où réside me choquait
beaucoup. Ni la droite ni la gauche n’avaient su remédier à cette violence faite aux étrangers, que ce soit
par rapport aux conditions de détention moyenâgeuses ou au manque de respect envers le droit des
familles à rester ensemble... Mais c’est à travers le prisme du problème des couples mixtes que j’ai désiré
m’impliquer un peu plus. J’ai parlé de tout cela à mon amie Pascale Ferran. Un an plus tard, lors du
procès indigne fait à Jacqueline Deltombe [1], Pascale m’a appelé et nous avons cherché à deux comment
organiser un soutien. Pourtant, en politique, je me méfie de la générosité... C’est une notion qui me met
mal à l’aise. Il me semble que si je me bats pour mes propres intérêts, je serai plus tenace et j’aurai plus
de chances de gagner.
La télévision ne cesse de nous répéter que l’immigration est un problème. Et nous laissons s’établir un
système judiciaire où l’on considère comme raisonnable de séparer frères et sœurs, mari et femme,
parents et enfant, dès lors que l’un des deux n’a pas de papiers. Avec le jugement Deltombe, j’ai compris
qu’il s’agissait là d’une restriction inadmissible de ma propre liberté. Je refuse que ma vie privée, amicale
ou amoureuse, soit l’objet de la surveillance de l’État. C’est un point non négociable pour moi. Certes, il
existe toujours des problèmes dans une société, et il faut trouver des solutions, là je crois que l’émigration
n’est pas un problème, c’est une question. Et c’est bien le moins que l’on puisse demander aux nouveaux
venus, que de nous poser des questions !
Il n’y aura jamais de « solution » à l’émigration, sinon des solutions sinistres. Nous ne trouverons que des
réponses, et aucune ne sera la bonne. C’est heureux ! Une bonne question doit toujours rester ouverte...
Après la manifestation du 22 février 1997 [2], le collectif de cinéastes de dissout...
Nous étions arrivés à nos fins : cent autres collectifs étaient nés ! L’idée était de proposer publiquement
un texte simple - « Nous, réalisateurs français, nous signalons que désormais, nous désobéirons à la loi. »
Ensuite, il suffit d’imaginer... « Nous, amateurs de romans de la région lyonnaise, nous sommes
scandalisés par le procès fait à Jacqueline Deltombe. Et nous désobéirons à la loi. » ; « Nous, étudiants de
Nanterre, sportifs de la banlieue parisienne, personnel hospitalier, ou parents d’élèves... », etc. Dès qu’un
groupe de gens réalisent qu’ils partagent une expérience singulière de la vie en société, ils peuvent
constituer un « nous ». Cela ne signifie pas qu’ils soient d’accord en tout ! Mais cette expérience de la
société qu’ils partagent, plutôt qu’un privilège, ils peuvent en faire un outil pour changer la société, à leur
mesure.
J’étais paralysé depuis des années par cette idée que mon pays est raciste, tenté par l’extrême-droite, mû
d’une façon obsessionnelle par la peur des étrangers. Lors de la manifestation du 22 février, il devenait
clair qu’une large majorité ne vivait pas dans cette haine de l’étranger que nous prêtaient les politiques.
Non, les citoyens étaient bien plus généreux et raisonnables que cela. Et ces citoyens n’étaient pas prêts à
brader leurs libertés. La Démonstration était faite, nous avions accompli notre travail de réalisateur :
rendre visible quelque chose que les autres médias ne savaient pas voir. Nous pouvions disparaître.
Une dissolution voulue à l’unanimité ?
En ce qui me concerne, je n’aime pas qu’un collectif de gens du spectacle se considère comme une élite
éclairée. Je suis persuadé qu’un syndicat ou un parti politique ont bien plus de légitimité à proposer des
changements de société. Je n’arrive pas à désirer que des cinéastes réunis conquièrent une quelconque
légitimité politique. Je voudrais plutôt que chacun conquière la légitimité de son propre regard.
Dix ans après, quel bilan établissez-vous ?
Le bénéfice social a été formidable. Mais aucune opposition de gauche n’a relayé ce mouvement spontané
pour le transformer en progrès social pérenne. Heureusement, Réseau Éducation sans frontières et
d’autres associations restent vigilants. Mais quelle tristesse que ce soit aujourd’hui des associations qui
portent les aspirations politiques les plus élevées du pays et que les grouper politiques s’en dégagent ! La
récente grève des sans-papiers de la CGT m’a semblé un mouvement neuf, réaliste, d’une grande
intelligence politique.
En 2007, vous vous associez à RESF pour la réalisation collective d’un court-métrage, Laissez-les grandir
ici ! [3], dans lequel s’expriment des enfants de sans-papiers...
J’ai souhaité participer financièrement à ce projet et je suis heureux qu’un tel court-métrage existe, mais
j’aurais été incapable d’en être l’auteur.
Vous avez appelé à la désobéissance civile à propos de la criminalisation des personnes hébergeant des
étrangers en situation irrégulière...
Il faut user de tes appels avec parcimonie ! Et cela ne serait pas nécessaire si l’opposition représentait et
défendait ceux qui ont voté pour elle. Oui, en France, il a fallu aider les déserteurs qui refusaient la guerre
en Algérie. Comme il a fallu dire à voix haute le droit des femmes à avorter. Ce type d’action vient de loin,
de Thoreau, qui en Amérique refusait l’esclavage, la conscription lors de la guerre au Mexique, les
châtiments corporels et les impôts !
Comment considérez-vous la politique de l’immigration de Brice Hortefeux, comme celle d’Éric Besson, on
successeur ?
Je n’en pense que du mal. En octobre, j’avais commencé à écrire une lettre ; « Le mois d’avril dernier, un
homme se jetait dans la Marne, et perdait la vie. Il était venu en France y donner un rein pour sa sœur.
Depuis, un arrêté de reconduite à la frontière avait été lancé contre lui. L’homme s’appelait Baba Traoré.
Six mois plus tôt, en septembre 200è, une femme chinoise de 55 ans, illégalement entrée en France,
mourait d’une défenestration. Elle s’appelait Chunlan Zhang Liu. » Hier soir, je lis ceci dans le journal : «
La compagne d’un sans-papier meurt à Tours après s’être immolée par le feu. » Elle s’appelait Josiane
Nardi. Ce fait divers est édifiant et m’émeut aux larmes... Je trouve tout à fait détestable qu’un ministre
d’État utilise une rhétorique de provocation pour asphyxier le débat public. Choisir, par exemple, la ville
de Vichy pour une conférence sur l’émigration est obscène et irresponsable. Ce choix incitait aux
débordements.
Vous êtes adepte d’un cinéma de l’intime, dans la filiation d’un Resnais ou d’un Truffaut. Aucune
préoccupation sociale ne transparaît dans vos films. Pourquoi ?
C’est une question complexe, mais je n’aime pas l’idée qu’il y ait des films aux préoccupations nobles et
d’autres qui soient insignifiants. Je ne saurais préférer John Ford à Howard Hawks. Sinon, Resnais a
tourné Nuit et Brouillard sur la déportation et l’extermination nazies, puis Hiroshima, mon amour sur les
séquelles de la bombe atomique, Muriel sur la guerre d’Algérie, La guerre est finie sur la guerre
d’Espagne, Loin du Vietnam, dont le titre en lui-même se suffit ! Et L’An 01, à la suite de Mai 68 ! Pas
mal… Je récuse le terme de « social », mais je m’y essaie pourtant ! Dans L’Aimée, j’ai voulu filmer une
idée : la façon singulière dont un homme porte le deuil d’une femme. À ce propos, Vertigo d’Hitchcock me
semble le plus beau film sur ce sujet. Bien sûr, il peut m’arriver de filmer des personnages qui souffrent
de misère économique. Mais je n’y pense pas en ces termes. Ça me semblerait réducteur. Tony, de Jean
Renoir, est-ce un film sur la misère, sur l’émigration italienne en France, ou sur la jalousie ? Je trouve
Tony beau comme une tragédie grecque.
Propos recueillis par Alain Nahmias
* Parmi lesquels Pascal Bonitzer, Judith Cahen, Claire Denis, Arnaud Desplechin, Karim Dridi, Pascale
Ferran, Romain Goupil, Robert Guédiguian, Cédric Klapisch, Gérard Mordillat, Nicolas Philibert, Bertrand
Tavernier.
P.-S.
Notes
[1] Jugée coupable le 4 février 1997 par la cour d’appel de Douai pour avoir hébergé Tony M’Bongo, un
ami zaïrois.
[2] Réunissant 150 000 personnes.
[3] Une quinzaine de réalisateurs autour de Nicolas Philibert réalisent un court-métrage de 3 minutes
consistant en un plan fixe sur le visage de Maddjiguène Cissé disant le texte du manifeste.