Le mystère de la carpe bridée

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Le mystère de la carpe bridée
Le mystère de la carpe bridée
Lorsque venant de la rue du Vieux-Marché-auPoisson, l’on passe le pont du Corbeau, on a sur sa
droite un beau bâtiment dans le style XIXe siècle. C’est
l’ancien siège du journal La Montagne. En 1842, il a
succédé à un restaurant au nom étrange : « A la carpe
bridée ». Il portait sur son enseigne en couleurs un
amour chevauchant une carpe qu’il tenait par la bride.
L’image est classique, elle rappelle les angelots
chevauchant des dauphins.
Mais voyons plus loin.
Curieusement, entre 1748 et 1768, le restaurant s’appelle : « Au poisson
ceinturé » ou, en allemand, Zum gegürteten Fisch. Autrement dit un poisson
portant une Gurt, une bretelle ou une ceinture.
Remontons encore un siècle. Au XVIIe, le local s’appelle Zum Gertenfisch,
autrement dit, le poisson pêché à la gaule (Gerte). On comprend immédiatement
qu’on peut y consommer des poissons. Mais on n’a pas encore le sens d’origine.
Au XVIe siècle, le nom est Zum Gertenfischer, « au pêcheur à la gaule ». Dans
la chronique d’Imlin, on lit : « Le mercredi de l’Ascension, le matin, vers 2
heures, trois maisons ont brûlé, et avec elles une vieille femme, près du canal
des Bouchers. Et ce fut de justesse qu’on sauva le Gertenfisch, qui se trouvait
juste derrière ».
Il faut une dernière fois reculer d’un cran pour tomber au XIVe siècle sur Zu
dem Gerharten Fischer, en clair « chez Gerhart le Pêcheur ». Le nom est
vraiment ancien, puisqu’en 1272, on trouve : Curia quae dicitur Gerhardi
piscatoris, « demeure que l’on attribue à Gerhard le pêcheur ».
Voilà. On est donc passé en cinq siècles d’un pêcheur du nom de Gerhard, à
une carpe ceinturée. Ce cas est particulièrement illustratif de l’évolution du nom
des rues, des places et des habitations. Il ne faut pas oublier qu’il n’y avait pas
de plaques avant les années 1780. Le nom des lieux se transmettait oralement et
se déformait. C’était déjà le cas au Moyen-Age, mais l’arrivée à Strasbourg de
francophones a accéléré le phénomène, puisqu’on ne comprenait plus les
anciens noms et qu’on les interprétait.
Le poisson consommé en ce lieu provenait-il des environs immédiats, près du
pont du Corbeau ? Il ne faudrait pas l’espérer. L’eau de l’Ill (on l’appelait alors
Breusch) coule de l’ouest vers l’est et recevait à l’époque tous les immondices
de la ville. En effet, les rues perpendiculaires aux quais charriaient dans leurs
caniveaux les eaux usées provenant des canzleyen, c’est-à-dire les toilettes
accrochées aux façades.
Le gertenfisch a retenu l’attention de Léo Schnug du début du XXe siècle. On
y voit les environs immédiats du Guldinthurm. Cette tour se dressait au
débouché du Johannesgiessen, un chenal qu’a depuis remplacé la rue de la
Krutenau. Au loin se dresse l’église Saint Guillaume, avec sa singulière façade à
trois pignons. Au premier plan, on voit les pêcheurs s’activer avec leurs gaules.
Et à droite de l’image, donnant sur le quai, un restaurant, Zum Gertfisch. Notre
artiste s’est trompé, puisque cette taverne est à situer plus à l’ouest, près du pont
du Corbeau. Mais l’ambiance y est. A partir du Guldinthurm, le cours d’eau
s’élargissait : on l’appelait der Teich, l’étang. On se rapprochait alors de la Tour
des Pêcheurs, le Fischerthurm, dont le nom n’a survécu que dans celui d’une
rue.
L’activité de tous ces pêcheurs alimentait le Fischmarkt, qui a laissé son nom
à une partie du grand axe nord-sud de la ville. Dans un premier temps, il
s’étendait jusqu’à la Place Gutenberg, puis il fut transféré derrière l’actuel
Château Rohan, où avait fonctionné jusque là le Holzmarkt, le Marché au Bois.
Aux risques d’incendies liés à cet amoncèlement de bois d’œuvre et de
combustible, succédait à présent l’odeur sui generis du marché au poisson. A
l’angle de la rue on lit : Neier Fischmarkt. Une tête baignant dans des plantes
aquatiques illustre le petit texte.
Pierre Jacob
D’après Léo Schnug, ou presque

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