Postface1

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Postface1
Postface
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Il semble aussi difficile d’imaginer Roberto Arlt vieux que
Macedonio Fernández jeune. Que serait devenu Arlt s’il n’était
pas mort à l’âge de quarante-deux ans ? Que serait devenue son
écriture ?
« On ne se développe vraiment et chacun à sa manière qu’une
fois mort », disait Kafka. De ce point de vue, il faudrait dire
que l’écriture de Roberto Arlt devient encore meilleure avec le
temps et qu’elle prend le chemin de ce que la littérature contemporaine a de meilleur. Et il en est ainsi – aussi – parce que, progressivement, les conditions pour que son œuvre puisse être
vraiment lue voient le jour. Il a fallu laisser de côté les mythes
successifs qui ont empêché de comprendre l’apport qu’Arlt faisait à la littérature argentine.
Pendant des années la société littéraire a eu tendance à corriger Arlt, et même les bureaucrates les plus mélancoliques de
notre littérature se sont crus en droit de le traiter avec une
sorte de condescendance bienveillante. La manifestation la
1. Ce texte de Ricardo Piglia a été publié comme préface à l’ouvrage intitulé El
paisaje en las nubes. Crónicas en El Mundo 1937-1942, Buenos Aires, FCE, 2009,
766 p. Édition et introduction de Rose Corral.
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plus visible de ce rejet s’exprime, bien entendu, dans les jugements sur son style. Il est difficile de trouver dans l’histoire de
notre littérature un exemple plus clair d’incompréhension et
d’aveuglement.
Le style d’Arlt est un grand style et, s’il a été nié d’une manière
aussi unanime, la question que nous devons nous poser est la
suivante : qu’est-ce que cette écriture venait remettre en question ? Le rejet du style était le symptôme d’une méfiance de
fond, une méfiance que nous devrions appeler sociale. Écriture
discréditée, la manière arltienne d’écrire apparaît comme la
preuve et le signe d’une inculture : il écrit ainsi parce qu’il ne sait
pas faire, parce qu’il n’a pas le raffinement qui permet, d’après
ces dires, de ciseler un style. Arlt serait dépourvu d’éducation :
autodidacte (comme la plupart des écrivains argentins, soit dit
en passant, depuis Sarmiento et Hernández jusqu’à Borges),
étranger aux systèmes de scolarité qui dressent au maniement
correct de la langue ; sa relation avec la culture aurait un défaut
d’origine.
L’histoire de la littérature offre diverses versions de cette
opération de discrédit. Virginia Woolf, par exemple, a pu écrire
sur Ulysse, de Joyce : « C’est un livre inculte et grossier, me
semble-t-il, le livre d’un manœuvre autodidacte, et nous savons
tous combien ils sont désespérants, égocentriques, insistants,
frustes, ahurissants, et par-dessus tout écœurants. » Personne
n’a parlé en ces termes de Roberto Arlt, mais c’est l’argument
qui, sous cape, sous-tend bien des critiques de son œuvre.
Bien entendu, il existe aussi (surtout parmi ses défenseurs)
ceux qui ont accepté sans discussion ce mythe de l’inculture
d’Arlt. Il s’agit pour eux de renverser l’argument et de fonder là
un jugement positif : Arlt ne serait pas un intellectuel et c’est
cela qui garantit la force de son écriture. Expression classique
de l’anti-intellectualisme (typique chez les intellectuels) devenue lieu commun de la pensée réactionnaire, cette perspective
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détermine une lecture des œuvres d’Arlt qui a fait des ravages
dans l’histoire de la critique.
En faire un bon sauvage, un écrivain primitif, spontané,
rien que du cœur, est une interprétation qui n’entrait pas, bien
entendu, dans les plans de Roberto Arlt. Un soir (c’est ce que
raconte Mastronardi dans son livre Formas de la realidad nacional), au cours d’une réunion d’écrivains connus, après avoir
écouté une lecture de textes, Arlt s’est approché de celui qui
lisait et lui a demandé comme si de rien n’était : « Vous réfléchissez quand vous écrivez ? Ou est-ce que écrivez d’une traite
sans lever les yeux de votre travail ? » Beaucoup de ses critiques
écrivent de la sorte ; ce n’était pas le cas d’Arlt, il était de ceux
qui réfléchissent pendant qu’ils écrivent, et même de ceux qui
réfléchissent le mieux, dans notre monde littéraire, et pour le
confirmer il n’y a qu’à voir la manière qu’il a de se saisir des nouvelles qu’il lit « en marge du câble ».
Les chroniques d’Arlt entretiennent une relation secrète avec
les Causeries de Mansilla et la comparaison de ces écritures
uniques permettrait de définir deux moments exceptionnels de
la langue nationale. Mansilla et Arlt écrivent dans un style d’une
ampleur inconnue : ils utilisent la première personne pour parler de tout et de tous, et ils discriminent les usages de la parole
comme s’ils étaient en train d’inventer une langue. C’est pour
cela que chez Arlt et chez Mansilla, on trouve de nombreuses
observations sur les modalités linguistiques et les conventions
verbales : le journalisme est toujours une théorie du langage.
Par ailleurs, les chroniques d’Arlt appartiennent à l’ordre
excentrique de la symptomatologie sociale : un registre de la
pathologie et des changements du climat psychique de la société.
Il suffirait de faire référence à la manière dont le nazisme est
perçu instantanément par Arlt – dans plusieurs des chroniques
ici publiées – comme la grande mythologie de notre époque.
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À la manière des chercheurs paranoïaques de l’expressionnisme allemand (le docteur Mabuse, le docteur Caligari), Arlt
dispose de faits et de situations qu’il observe et appréhende
comme s’il s’agissait de faire l’inventaire d’un monde nouveau :
l’utopie est sous-jacente dans ces textes comme le revers pervers de la peinture de mœurs.
La littérature est pour Arlt le laboratoire où l’on peut expérimenter avec les conduites inespérées et les espèces ambiguës,
avec les particules et les molécules microscopiques de la vie
sociale. Ses « eaux-fortes » écrites pendant près de vingt ans
sont les archives de cette enquête biologico-politique. Multiples
et malléables, ces chroniques mêlent diagnostics, petits pamphlets, micro-histoires, futurs romans, fragments d’un feuilleton personnel et extraordinaires notes de lecture1.
Mais peut-être que le plus remarquable dans les chroniques
d’Arlt est qu’elles ont été écrites sur commande. Elles ont été
publiées dans El Mundo dès le premier numéro du journal ; il
est possible qu’on ait voulu offrir à Arlt une place à sa mesure.
Et qu’Arlt lui-même soit devenu le sujet d’actualité. La consigne
était simple : il était obligé d’écrire mais personne ne lui disait
sur quoi. Cette disposition (qui durera des années) est le sceau
de ses chroniques et ce qui définit le genre. Arlt agit en observateur sous contrainte, obligé de trouver « quelque chose
d’intéressant ». L’expérience qui consiste à chercher un thème
est l’un des grands moments des « eaux-fortes ». L’obligation
creuse d’écrire leur confère cette tension qui fait défaut au
journalisme. Je veux dire que le journalisme cherche à mettre
en scène l’actualité alors que les chroniques d’Arlt mettent en
scène l’exigence d’écriture, l’obligation de trouver quelque chose
à dire. À maints égards, le chroniqueur est celui qui – pour ainsi
dire – invente la nouvelle. Non qu’il fasse de la fiction ou qu’il
1. Voir Eaux-fortes de Buenos Aires, Asphalte, 2010. Le présent recueil contient
également une nouvelle sélection d’eaux-fortes. Voir « Sources », page 193.
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déforme les faits, mais parce qu’il est capable de découvrir, dans
la multitude opaque des événements, des points de lumière
qui éclairent la réalité. Chez personne d’autre, la tension entre
information et expérience n’est aussi claire.
John Berger écrit dans son livre L’Oiseau blanc1 :
On voit dès lors comment relier les deux couples expérience/
inexpérience et information/désinformation. Ils opèrent à des
niveaux différents. Le premier couple renvoie à la manière dont
un individu parvient, ou ne parvient pas, à donner sens à ce qui
lui arrive. Le second renvoie à un processus social systémique
qui consiste à ordonner les faits sans que la question du sens à
strictement parler ne se pose jamais.
Arlt travaille avec l’expérience pure, il cherche à transmettre
le sens des événements. C’est pour cela aussi que ses chroniques
se lisent aujourd’hui encore mieux que lorsqu’elles ont été
écrites. Ce ne sont pas des écrits journalistiques dans le sens
classique du terme, mais ils sont journalistiques car ils offrent la
nouveauté d’une vision. Dans la remarquable série d’écrits « en
marge du câble », Arlt travaille directement sur l’interprétation
de la nouvelle d’actualité. Ces chroniques sont fondamentalement construites sur une scène de lecture : Arlt commente les
câbles qu’il reçoit. Et sa façon de lire est extraordinaire. Il amplifie, élargit, associe, change de registre et de contexte les informations. Il les révèle, il les rend visibles. Arlt a intitulé la plupart
de ses chroniques en utilisant le modèle d’une technique graphique (« eaux-fortes », acide qui fixe l’image) parce qu’il veut
justement fixer une image, enregistrer une manière de voir.
L’excellente édition de Rose Corral de ces chroniques écrites
à partir de 1937 nous aide à comprendre un moment clef de
la transformation de l’écriture d’Arlt. Dans la ligne d’El obsesivo
circular de la ficción (son remarquable livre sur Les Sept fous),
Rose Corral analyse les intrigues et les trames communes qui
1. Champ Vallon, 2000.
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circulent dans les fictions et les chroniques d’Arlt. Innovant et
surprenant, ce livre permet de fixer la vision, toujours actuelle
et toujours renouvelée, avec laquelle Roberto Arlt a transformé
notre perception du réel.
Ricardo Piglia