White Bird de Gregg Araki

Transcription

White Bird de Gregg Araki
White Bird de Gregg Araki
avec Shailene Woodley, Eva Green, Christopher Meloni
Une jeune fille sur les traces de sa mère disparue. Gregg Araki
ravale sa punkitude pop au profit d’une élégance à feu doux.
G
regg Araki est connu pour
son esthétique punk pop,
sa relecture postmoderne
et survoltée des sous-genres
(fantastique, horreur, teenmovie…), son image de trublion
transgenre, incarnée dans des films
comme The Doom Generation, Nowhere,
Smiley Face ou Kaboom. Or, il n’est pas
certain que ce volontarisme esthétique
et transgressif soit son meilleur atout
de cinéaste. Dans les films précités, une
fois posé et affirmé son univers libertaire
teenage, il ne se passe plus grand-chose
de très excitant. Comme si l’exposition
surlignée d’un univers bien codé (sex
& drugs & rock’n’roll & colorisme pop)
figeait ses films dans des effets de signature
superficiels et en chassait tout mystère,
toute profondeur, toute surprise. Pas un
hasard si le meilleur film d’Araki est
Mysterious Skin, précisément parce que le
cinéaste y affirme moins une griffe qu’il ne
prend soin de son récit, de son personnage
et d’un thème fort. Bonne nouvelle, White
Bird s’inscrit dans la veine arakienne moins
tonitruante de Mysterious Skin et se présente
comme son (deuxième) meilleur film.
Adapté d’un roman de Laura Kasischke,
Un oiseau blanc dans le blizzard, le film
est le récit d’une enquête intime : celle de
Kat Connors, 17 ans, au sujet de la disparition
soudaine et mystérieuse de sa mère,
laissant la jeune fille seule avec son père.
A partir de cet événement, le film se déplie
en amont, montrant quelques épisodes
de la vie de la famille Connors du temps
où la maman était présente, puis en aval,
quand Kat doit vivre avec cette absence
inexpliquée et qu’elle tente d’élucider
ce mystère. Araki détaille avec finesse
la relation mère/fille, faite de mimétisme
et de rivalité, de possession maternelle
et d’étouffement ado, de moments
de complicité ou de guerre ouverte, le tout
sur fond de bovarysme smalltown. Entre la
mère et la fille, un père effacé, sous l’emprise
de l’amour non réciproque pour son épouse,
et le boyfriend de Kat, aux charmes duquel
la mère ne semble pas insensible.
Père en retrait, mère omniprésente,
Araki pèle avec finesse toutes les petites
insatisfactions quotidiennes qui mijotent
dans une supposée famille modèle et
peuvent aboutir à de graves dérèglements.
La norme familiale insidieusement imposée
par la société ne correspond pas toujours
(pas souvent même) avec les désirs des
individus. La partie “au présent” est tout
aussi prenante et subtile : on y voit d’abord
une Kat qui paraît peu affectée. Puis, avec
l’aide d’un amant policier, elle entreprend
de découvrir et comprendre les raisons
et circonstances de sa disparition…
Si White Bird déploie une force tranquille
en comparaison des stridents The Doom
Generation ou Kaboom, Araki n’en a pas
pour autant abandonné la singularité
de sa vision ni son empathie éternelle pour
les ados ; simplement il les exprime sur un
ton plus apaisé, plus subtil. La touche Araki
passe par la reconstitution de l’esthétique
des années 80 et 90, le fétichisme des
costumes, objets et mobilier, la précision
des cadres, des séquences oniriques
neigeuses assez fortes, une BO qui réveille
des souvenirs vibrants (The Jesus & Mary
Chain, Echo & The Bunnymen, The Cure…)
et surtout un attachement jamais démenti
pour les “exclus” de la norme sociale
majoritaire : l’ado Kat, ses copains gays
ou obèse, sa desperate housewife de mère…
Mix réussi d’observation sociale,
d’introspection des névroses familiales,
de comédie, de mélo onirique et de polar,
White Bird doit beaucoup à ses acteurs,
tous très bons, mais dont ressortent
particulièrement Shailene Woodley,
émouvante et pugnace, et Eva Green en
mère à la fois victime (de l’ennui conjugal)
et sorcière (avec sa fille). Signe de l’humour
d’Araki : faire de la super sexy Green
une femme avec qui personne ne veut
coucher. Quelque part entre Todd Haynes,
John Waters et Jonathan Caouette,
réverbérant aussi de lointains échos
lynchiens, White Bird scintille dans la petite
galaxie du meilleur ciné indé américain.
Serge Kaganski
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15.10.2014 les inrockuptibles