conférence 2 Prends garde à toi!

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conférence 2 Prends garde à toi!
Conférence 2, le mardi 19 janvier 2016 de 11h40 à 13h
« Prends garde à toi ! »
Hypothèse philosophique : « Carmen ou la figure dansante de l’amour
séparant »
Le ballet classique est ce qui, pour la danse contemporaine, a servi couramment d’anti-modèle.
Dans le modèle classique stéréotypé, les tutus, la grâce romantique, l’exécution coordonnée du
corps de ballet, les gestes codifiés, l’expressivité stéréotypée du tragique ou du comique, la
totale correspondance rythmique ou émotionnelle entre musique et danse agencent un « régime
d’illustration ». Dans la danse moderne et contemporaine, par contre, cette économie rhétorique
du « geste sur-signifiant » s’est peu à peu démantelée au profit d’une danse pure et abstraite,
libérée des jougs musical, théâtral et narratif. Mats Ek, pourtant, revient au ballet classique: ni
en le défigurant par l’absurde ni en le purifiant par une abstraction aujourd’hui adulée, mais en
le comblant d’un antique excès intempestif : l’hybris ou la démesure des genres. Dans
« Carmen », pièce de 1992, un jeu de degrés humoristiques nous renvoient in fine à prendre au
pied de la lettre l’esthétique et les codes du ballet classique. Mais ce détournement, loin
d’aboutir à un retournement subversif, démultiplie le c(h)oeur des passions entre musique,
danse et théâtre.
Sur base d’un extrait de « Carmen » de Mats Ek, j’évoquerai deux manières actuelles
d’envisager l’instauration chorégraphique. D’une part, rappeler la manière dont des paradigmes
esthétiques, aujourd’hui souvent associés à la danse contemporaine, entraînent malgré eux une
censure de la dramatisation des corps et des personnages. Les références à la danse comme art
le plus abstrait (Michel Guérin) ou à l’expression comme événement (Alain Badiou), si elles
séduisent dans un premier temps, se heurtent, dans un deuxième temps, aux contraintes
physiques du corps (Geisha Fontaine) et aux savoirs situés, requis pour faire exister une mise
en scène proprement dansante. En contrepoint, le retour à la dramatisation propre à la démarche
de Mats Ek énonce une autre manière d’hériter du ballet classique et des paradigmes esthétiques
de la danse contemporaine. Autrement dit, comment rejouer une dramatisation dansante sans
tomber dans l’illustration classique ? Comment faire danser des personnages forts tels que
1
Carmen, des corps investis de charges pathétiques, sans les acculer dans des fonctions de
représentation cathartique?
Etienne Souriau nous aidera à répondre à ces controverses inscrites dans la Carmen de Mats
Ek. Dans son ouvrage « L’ombre de dieu » (1955), les êtres d’amour sont instaurés par cette
formule dramatique de Nietzsche : « Si je t’aime, est-ce que ça te regarde ? » (Gai savoir, §141).
Entre une réciprocité amoureuse aléatoire et son simple vœu se joue l’épreuve d’une médiation
à construire au-delà de l’objet aimé. Plus que l’être aimé, c’est sa capacité à médiatiser l’ombre
de l’amour qu’il faut activer, tandis qu’elle se retire sans cesse dans l’indifférence. Comment
Mats Ek fait-il danser l’ombre indifférente de Carmen ?
Selon Souriau, l’amour implique séparation et distance entre l’être qui médiatise l’amour et la
transcendance que l’amour médiatise dans l’être qu’il investit.
« On peut définir l’amour comme l’investiture spontanée d’un être reconnu et ressenti
comme médiateur privilégié par rapport à tout le contenu transnaturel de cette aura dont
la retombée de la ferveur le découronne1. »
1
Voir É Souriau, « Chapitre IV : L’amour séparant », in L’ombre de Dieu, Paris, Presses Universitaires de France,
1955, p. 126 à 172.
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I.
De Mérimée à Nietzsche : « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ? »
Carmen naît sous la plume de Prosper Mérimée en 1845 et donnera lieu à la fameuse version
lyrique de Georges Bizet en 1875. L’histoire, on s’en souvient, caricature l’érotique
exotique et barbare de la gitane. Employée dans une manufacture de cigares à Séville, elle
séduit Don José, un brigadier basque promis à une carrière militaire. Ses charmes le
détournent de sa voie et le transforment en bandit acculé à faire les pires crimes. Carmen
l’aime alors tant qu’elle ne s’y sent pas obligée. « Si je t’aime, prends garde à toi ! », insistet-elle. Certes, Don José gagne son amour en excellant dans les méfaits qu’elle lui tend
comme des défis. Il le gagne cet amour fou. Oui, un moment, mais pour mieux le perdre
l’instant d’après. La mise en garde de Carmen ne portait pas sur la dignité d’un « bon basque
militaire » qu’il aurait à perdre pour la conquérir mais sur son insatiable désir à elle d’aimer
sans y être obligée. Epuisée de cet amour idolâtre qu’il lui voue, Carmen préfère mourir que
de sacrifier à Don José son mode d’existence : « être Carmen, un charme amoureux qui
s’évapore sitôt qu’on le convoite ».
«Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle; c'est écrit, mais tu ne me feras pas céder.
- Je t'en prie, lui dit Don José, sois raisonnable. Écoute-moi! tout le passé est oublié.
Pourtant, tu le sais, c'est toi qui m'as perdu; c'est pour toi que je suis devenu un voleur
et un meurtrier. Carmen! ma Carmen! laisse-moi te sauver et me sauver avec toi.
- José, répondit-elle, tu me demandes l'impossible. Je ne t'aime plus; toi, tu m'aimes
encore, et c'est pour cela que tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque
mensonge; mais je ne veux pas m'en donner la peine. Tout est fini entre nous. Comme
mon rom (mari), tu as le droit de tuer ta romi (femme); mais Carmen sera toujours libre.
Calli (bohémienne) elle est née, calli elle mourra.
- Tu aimes donc Lucas? lui demanda Don José.
- Oui, je l'ai aimé, comme toi, un instant, moins que toi peut-être. À présent, je n'aime
plus rien, et je me hais pour t'avoir aimé.»
Don José se jeta à ses pieds, lui prit les mains, les arrosa de ses larmes. Il lui rappela
tous les moments de bonheur qu’ils avaient passés ensemble. Il lui offrit de rester
brigand pour lui plaire. Il lui offrit tout, pourvu qu'elle voulût l'aimer encore!
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Elle lui dit: «T'aimer encore, c'est impossible. Vivre avec toi, je ne le veux pas.» La
fureur le possédait. Il tira son couteau. Il aurait voulu qu'elle eût peur et lui demandât
grâce, mais, cette femme était un démon.
«Pour la dernière fois, cria-t-il, veux-tu rester avec moi?
- Non! non! non!», dit-elle en frappant du pied, et elle tira de son doigt une bague qu’il
lui avait donnée, et la jeta dans les broussailles.
Il la frappa deux fois2.
« Carmen », dans son acception latine, a désigné tour à tour : formule magique (d’où dérive le
terme « charme »), formule religieuse ou judiciaire, chant et poésie. La Carmen de Mérimée
hérite des charmes qu’opèrent les formules magiques de la sorcière. C’est une gitane qui non
seulement est experte en philtres et potions mais aussi en séduction amoureuse. Elle envoûte
ses victimes avec son regard noir en amandes, ses gestes dansants et langoureux, sa joie et son
impertinence, sa liberté et sa beauté interdites, provocantes. Son charme est certes envoûtant
mais il est surtout une épreuve qu’elle ne cesse de rappeler à celui qui voudrait la posséder :
« Si tu ne m’aimes pas, je t’aime et si je t’aime, prends garde à toi »3. Autrement dit, elle fait
tenir l’amour dans la non-réciprocité.
En philosophie, aimer sans retour est soit le fait du tout puissant dont la bonté infinie n’a pas
besoin de se parfaire, soit le fait d’une piété humaine mimant de son mieux l’exemple divin.
Mais si la gitane est tentée de faire parfois commerce avec quelques bondieuseries, elle n’a que
faire de l’amour charitable. L’épreuve de non-réciprocité qu’elle propose est d’un tout autre
ordre et d’un tout autre goût. Je ferai résonner cette épreuve de non-réciprocité avec la formule
de Nietzsche dans le Gai savoir « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ? ». Faire de la
réciprocité (au sens d’une forme de contrat qui engage réciproquement) une condition
nécessaire à l’amour, est pour Carmen le mot d’ordre qu’elle abjure, exècre et abhorre. Si elle
envoûte alors, ce n’est pas tant pour posséder l’autre que pour lui apprendre à se déposséder de
2
Prosper Mérimée, Carmen, Paris, Editions d’art de l’intermédiaire du Bibliophile, 1929, pp. 90 à 92.
Formule issue de la chanson « L’amour est un oiseau rebelle », habanera écrite par Sebastián Iradier,
insérée dans le premier acte de l’opéra de Bizet en 1875). La habanera (ou havanaise) désigne au XIXe
siècle une contredanse cubaine qui allie les danses de salon en vis-à-vis, importées par les colons, et le
Candombé des esclaves noirs. La habanera sera réappropriée par les colons espagnols d’Argentine et de
l’Uruguay pour donner lieu au tango. Danse mais aussi genre musical, elle sera aussi utilisée par les
pêcheurs catalans.
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ce mot d’ordre. Aimer est à cet égard le contraire de la réciprocité contractuelle. Carmen dirait à
Don José: « Aimer n’engage que moi seule et si tu te sens engagé en retour par cet élan qui te
réchauffe ou te glace, l’amour ne sera plus mien mais une place forte, morte, délaissée aux plus
envieux. Aimer n’est pas un acte qui naît par la promesse d’un engagement réciproque, mais
par une puissance solitaire qui ne demande rien. »
II.
Carmen de Mats Ek : la gestuelle dansante de la non-réciprocité
« Faire danser Carmen », tel est le défi que Mats Ek, chorégraphe contemporain suédois et
directeur du ballet Cullberg (1985 à 1993), a relevé en 19924. Connu pour avoir bousculé
l’esthétique du ballet classique et moderne, Mats Ek exploite un expressionnisme théâtral qu’il
hérite de ses premières années comme metteur en scène au Théâtre de marionnettes puis au
Théâtre royal de Stockholm (1965 à 1973) avant d’être engagé comme danseur (1973 à 1985)
dans la compagnie de sa mère, Birgit Cullberg. A contre-courant d’une danse contemporaine
abstraite, il ré-insuffle avec intelligence l’art dramatique dans ses multiples reprises du
répertoire chorégraphique classique (Antigone, 1979 ; Le lac des cygnes, 1987 ; La Belle au
bois dormant, 1996). La démarche de Mats Ek est singularisée par un jeu humoristique de codes
allant du ballet à la tragi-comédie ; jeu qui, paradoxalement, intensifie les âmes mises en scène
plus qu’elles ne les rabaisse dans le pastiche ou la satire.
L’humour n’est pas utilisé par Mats Ek comme une arme de destruction : le décalage
systématique des plans y est plutôt l’œuvre d’une machine spéculative bien construite. Il ne se
moque pas de l’image colonialiste sauvage et érotique de Carmen. Il s’en sert au contraire
comme d’un instrument de séduction que sa Carmen manie avec délice et malice. Entre le plan
de l’image coloniale, se glisse le plan d’une conscience lucide et joueuse. Ce dédoublement de
personnage constitue lui-même un plan d’ordre dramaturgique auquel s’ajoute un
dédoublement de gestuelle. La gestuelle codée et harmonieuse du ballet classique est infectée
de redondances, d’exagération, de brisures ou de renversements de mouvements propres à la
danse moderne et contemporaine. Mais à nouveau, il faut insister, ce n’est pas tant l’infection
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Mats Ek a construit son ballet sur base de la musique élaborée en 1967 par le compositeur russe,
Rodion Chtchedrine, où les voix du livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy accompagnant l’opéra
de Bizet sont remplacées par une rythmique de percussions et de cordes.
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que le mode d’infection qui donne la teinte particulière au nouveau monde que Carmen danse.
L’infection que Mats Ek inocule ne prend pas le pli d’une menace relativiste de la danse
contemporaine résolvant dialectiquement le trop de sérieux des danses classique et moderne.
La mise en présence de Carmen par la chorégraphie de Mats Ek emprunte le trajet d’un défi
métaphysique. Son humour ne fait pas que brouiller les frontières : il invente de nouveaux plans
et nous rend complice d’un nouveau point de vue sur Carmen. A l’image classique de la femme
fatale, il substitue celle d’une renarde rusée. Non pas la figure de la veuve noire à laquelle on
n’échappe pas mais celle du renard qui échappe aux pièges qu’on lui tend en usant d’une
gestuelle polymorphique. Insaisissable plutôt que saisissante.
Reprenons l’exemple de la habanera « L’amour est un oiseau rebelle… L’amour est enfant de
bohème, Il n’a jamais, jamais connu de loi, Si tu ne m’aimes pas, je t’aime, Et si je t’aime,
prends garde à toi… ».
On connaît la chanson et on y associe facilement une image
chorégraphiée que tant d’opéras et de ballets ont tour à tour exploitée : Carmen, femme
sulfureuse, toise avec un air digne, insistant et coquin les prétendants qui l’entourent. Mats Ek
caricature cette présence spéculée et attendue par tous. Néanmoins, ce n’est pas Carmen qui est
rendue grotesque par la caricature mais la projection spéculative de ce qu’on attend d’elle.
« Insaisissable », la Carmen danseuse ruse avec le plan grotesque qui la surcode et nous le
renvoie : elle le surjoue de manière espiègle, montrant que ce plan stéréotypé de femme fatale
et désinvolte n’est qu’un masque d’exotisme. Polymorphe dans sa manière de nous apparaître,
elle est tantôt comme un animal reniflant spasmodiquement le sol, tantôt comme une reine de
Sabbat. Oscillant et balançant entre deux plans de mise en présence de Carmen, celui de son
fantasme spéculé et celui de sa mise en garde (Si je t’aime, prends garde à toi), la danseuse
brille par son art de médiatiser Carmen sans s’y confondre. Elle ne l’incarne pas mais prolonge
l’épreuve de la non-réciprocité.
Deux controverses nous semblent flagrantes dans cette mise en présence. D’une part, le double
jeu entre une femme fatale exotique et une renarde rusée à l’affût, apparaissant et disparaissant
par éclats. D’autre part, un humour gestuel qui met en lumière un art de la polymorphie dont
l’intelligence et la rapidité d’exécution agissent comme un charme : on est séduit par la capacité
à multiplier les plans !
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Etienne Souriau nous aidera à répondre à ces controverses inscrites dans le Carmen de Mats
Ek. Dans son ouvrage « L’ombre de dieu »5 (1955), les êtres aimants sont instaurés par cette
formule de Nietzsche : « Si je t’aime, est-ce que ça te regarde ? » (Gai savoir, §141). Nietzsche
ici cite Goethe. C'est une femme - Philine - qui dit le fameux "Si je t'aime, que t'importe?" dans
Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister... Apparemment Goethe fait lui-même dériver
cette phrase de la proposition XIX du livre V de Spinoza : « Qui aime Dieu ne peut faire effort
(conari) pour que Dieu l'aime à son tour ».
III.
De Platon à Etienne Souriau, ou de l’amour idéalisé à l’amour séparant
Mon hypothèse est que la Carmen de Mats Ek réussit à faire exister l’amour sur un mode antiplatonicien et nous exhorte, par son art de danser, à expérimenter sous le régime d’une nécessité
humoristique la proposition métaphysique de « l’amour séparant » telle qu’Etienne Souriau la
développe dans son ouvrage L’ombre de Dieu. Selon Platon, relu par Etienne Souriau, l’amour
promulguerait un éloge à l’infidélité. Dans la dialectique platonicienne du sensible et de
l’intelligible, en effet, l’idée de l’amour n’est atteinte que par l’exercice systématique d’une
infidélité aux êtres aimés pour des objets chaque fois plus élevés, les Idées. Ainsi Souriau nous
rappelle que pour Platon, il s’agit d’atteindre :
p. 164 : « […] l’idée de perfectionnement de l’amour par l’infidélité, par l’abandon de
son premier objet pour un objet plus élevé et plus noble. Par-delà les êtres beaux, aimez
le Beau lui-même, disait Platon. »
Or, une double erreur se glisse dans cette conception idéaliste. Premièrement, Platon confond
la valeur de l’amour à la valeur de son objet. Ainsi en est-il de Don Juan qui associant l’objet
de l’amour à un objet idéal et impossible rencontre les femmes sur le mode répété de l’abandon,
seul mode capable de vénérer l’impossibilité de trouver le véritable amour : honorer la
perfection, c’est témoigner de l’imperfection de tous les êtres et du sien propre en premier !
Deuxièmement, Platon confond l’art d’aimer et l’art de contempler, en présupposant que l’idée
5 Etienne Souriau, L’ombre de dieu, Paris, Presses universitaires de France, 1955.
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du Beau que l’on sera capable de reconnaître dans l’être aimé est plus importante que pour ce
dernier d’être aimé pour ce qu’il est. Souriau insiste et oppose à Platon l’exigence de la fidélité
à l’être aimé et non simplement à l’ombre de l’amour qu’il fait exister en lui :
p. 164 : « L’amour vrai s’oblige à conserver le privilège de l’être aimé. »
Souriau serait-il un conservateur de la fidélité chrétienne ? Non, il faut bien comprendre que la
fidélité au sens chrétien n’est qu’un prolongement de l’infidélité platonicienne envers les êtres
aimés au profit des ombres idéales qui transmigrent en eux. Mari et femme se jureront fidélité
non pour eux mais pour l’éternité. Souriau nous confronte à une tout autre forme de fidélité.
Cette dernière témoignera d’un amour exigeant qui demande qu’on résiste à la tentation
platonicienne d’aimer ce que l’être aimé véhicule comme transcendance, âme, fantasme
érotique, idées. Pour autant, Souriau ne présume pas qu’il faudrait aimer le corps pour ce qu’il
est plutôt que l’âme qui y serait cachée le temps d’une transmigration. Si l’amour est fidélité,
c’est au sens où l’on doit s’attacher à l’être aimé de manière radicale : à tous risques, y compris
se refuser à un être plus digne encore d’être aimé. « Radicalement », car un être aimé a sa propre
valeur, sa propre dignité et sa propre efficacité d’exigence : il engage l’aimant à respecter la
distance entre l’être aimé et la transcendance, aura ou âme, qu’il médiatise. Ainsi, un véritable
amour sera « séparant » quand l’aimant opère la séparation nécessaire pour que l’être aimé ne
soit pas le chantre d’une idolâtrie. Certes, l’être aimé médiatise un au-delà, mais d’une part ne
se confond pas avec lui et, d’autre part, invente le plan d’immanence qui permet une telle
médiation. Je l’aime non parce je reconnais en lui une aura sublime ; je l’aime parce qu’il réussit
innocemment et subtilement une pirouette exquise : médiatiser dans ma sensibilité et dans mon
intelligence une transcendance dont il a réussi à prendre la charge. Je l’aime parce qu’il
m’apprend à aimer son art de la médiation et de la séparation.
p. 171 : « L’amour assume la distance de l’être aimé à la forme spirituelle qui lui
conférait cette investiture, tandis que l’idolâtrie la méconnaît. »
Carmen n’est pas seulement une médiatrice de l’amour qui exige la séparation anti-idolâtre, elle
en est une ambassadrice. Loin d’être une veuve noire qui tisse des pièges insurmontables et
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dévore ses proies, Carmen se jette dans la gueule du loup pour mieux lui rappeler qu’elle n’est
qu’une occasion de faire briller l’ombre de l’amour. En se laissant tuer, elle négocie une affaire
plus importante : celle de rendre inerte la réciprocité qu’on attend d’elle. Si elle aime, elle sait
que l’investiture qu’elle a conférée à l’être aimé, « médiateur de l’amour », n’est
qu’occasionnelle et, en cela, elle met en garde les idolâtres qui confondraient son amour « non
réciproque » (si tu ne m’aimes, je t’aime) avec le leur, réciproque (si je t’aime, tu dois m’aimer
et réciproquement).
C’est par un concours de circonstances que l’être aimé est investi d’une charge d’amour, et il
tient à peu de choses qu’il en soit désinvesti. L’équilibre est toujours précaire et Carmen chante
cette disparité comme l’aventure perpétuelle d’occasions. L’amour est bohême, il transite
comme autant d’éclats circonstanciels dans des médiateurs occasionnels dont Carmen s’est faite
une ambassadrice auprès des idolâtres. Don José, prototype de l’idolâtre, tantôt iconophile
tantôt iconoclaste, n’a ni entendu la mise en garde ni réussi l’épreuve : aimer Carmen comme
médiatrice occasionnelle de l’amour, être fidèle à son pouvoir rusé de saisir l’occasion de
l’amour. Cette présence spéculative de Carmen est celle que nous fait éprouver Mats Ek. Par
une chorégraphie polymorphe et humoristique, il réussit à instaurer Carmen en dehors d’une
vision idéaliste : les gestes dansent des « clins d’œil » qui sont autant d’occasions et de rouages
spéculatifs d’une machine retorse, « renarde », de se confronter à un amour séparant les plans
d’immanence et de transcendance.
p. 168 : « Etre aimé, c’est être adossé à une lueur qui vous traverse, c’est être le porteur
des nouvelles d’un autre monde, c’est être celui dont les pieds sont beaux sur la
montagne. Or, tout être humain, si pauvre et dénué soit-il, peut être cela s’il est aimé. »
p. 171 : « Rien n’a cette fonction par une investiture inconditionnelle et définitive : cette
investiture est en elle-même purement circonstancielle ; et le rapport qu’elle institue
peut se défaire ou se corrompre. Une des erreurs philosophiques ou vitales les plus
graves
que
nous
puissions
commettre
est
d’attribuer
une
investiture
inconditionnellement et définitivement à un être, indépendamment de la forme
spirituelle qui institue ce rapport avec l’ordre du sublime, forme à laquelle cet être ne
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participe pas continûment et essentiellement. Car la corruption dont on vient de parler,
est le divorce de cet être et de cette forme spirituelle. Et là aussi est la différence entre
l’amour et l’idolâtrie. »
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