Alexandre Nevski

Transcription

Alexandre Nevski
Alexandre Nevski
1938
Quelques éléments historiques :
A partir de 1926: Staline règne en maître sur l'Union Sovétique.
Les années 30 en URSS: Un régime de terreur ou règnent délation, déportation, oppression,
famines...i
30 sept 1938: Les accords de Munich ont retardé une guerre mais l'URSS n'est pas consultées. ii
23 août 1939: Le pacte germano-soviétique de non agression.iii
22 juin 1941: L’opération Barbarossa, l'Allemagne nazie envahit l'URSS.
Le contexte du film
Devant la montée du danger nazi, à la fin des années 1930, le Parti charge Eisenstein de réaliser un
grand film patriotique afin de mobiliser le peuple pour la défense de l’Union Soviétique. Eisenstein
est alors quelque peu en disgrâce, car son dernier film n’a pas été apprécié par le pouvoir (cf Le Pré
de Béjine ).
Le fait historique qui est au centre de l’intrigue (la victoire du peuple russe, conduit par Nevski,
contre les Teutons) lui est imposé, et il est entouré de collaborateurs fidèles au Parti (Pavlenko et
Vassiliev notamment), chargés d’aider, mais aussi de surveiller son travail de réalisateur.
Alexandre Nevski est donc un film de commande, et en privé, Eisenstein l’aurait d’ailleurs considéré
comme son film le moins personnel et le plus superficiel, sauf pour tout ce qui concerne la « bataille
de la Glace ». Malgré tout, Eisenstein revendique son souci patriotique et nationaliste qui présidait à
la réalisation du film et tentera de le rattacher à ses convictions communistes. iv
Le film remporte un grand succès officiel et vaut à son auteur l’ordre de Lénine.
Film historique, commandé par la situation historico-politique des années 1930, Alexandre Nevski,
une fois réalisé, va continuer à suivre les aléas de l’histoire : après la signature du pacte germanosoviétique, il est en effet retiré des écrans pour être projeté à nouveau après l’invasion des
troupes allemandes et la rupture de ce même pacte.
Staline et la culture
La culture et la propagande forment l’un des trois départements du Comité central, les autres étant
la sécurité et le Politburo, témoignant ainsi de l’intérêt de Staline pour les questions culturelles. Au
nom de l’idéologie socialiste et du combat contre les valeurs bourgeoises et réactionnaires, le « grand
tournant » amorcé par Staline en 1929 coïncide avec la fermeture d’une grande partie des institutions
et associations qui avaient porté les productions d’avant-garde, et par la théorisation d’une nouvelle
esthétique :
le réalisme socialiste.
Le cinéma stalinien
Amateur de cinéma, Staline a rapidement saisi l’intérêt qu’il pouvait tirer de ce média. Dès 1924, il
affirme ainsi que «
le cinéma est le plus efficace outil pour l’agitation des
masses. Notre seul problème, c’est de savoir tenir cet outil en main ».
Ainsi, l’impératif idéologique et propagandiste va conduire peu à peu à une disparition du cinéma
étranger sur le sol russe dans les années 1930, et à une redéfinition des critères artistiques par le
pouvoir stalinien sur le modèle du « réalisme socialiste ».
Ce modèle revient aux théories classiques de l’art mimétique et conçoit l’œuvre comme le simple
reflet de la réalité sociale. La notion de réalisme est ici bien ambiguë, car le miroir censé refléter la
réalité doit aussi l’idéaliser, le but essentiel étant la glorification de la société communiste.
Le cinéma stalinien se caractérise en effet avant tout comme un outil de communication pour le
régime, qui contrôle directement les œuvres. En 1933 est créée une commission dépendante du
Comité Central, la GUKF, dirigée par Boris Choumiatski, et chargée de vérifier la rectitude
idéologique des scenarii. L’appareil de contrôle est renforcé par un dispositif de répression : films
retirés, détruits, cinéastes critiqués (ainsi Eisenstein a-t-il été violemment critiqué par la presse
pour Le Pré de Bejine, et le film a finalement été interdit) quand ils ne sont pas écartés ou forcés de
faire leur autocritique.
Le cinéma stalinien se caractérise par un certain nombre d’exigences.
1) Le parti pris populaire impose notamment un cinéma prosaïque, un héros central, le recours
au folklore ou aux grandes figures historiques, un certain manichéisme et bien sûr le soutien
à la politique en vigueur.v
2) Le cinéma doit notamment se mettre au service des objectifs des plans quinquennaux :
Contre-plan (Ermler et Youtkevitch) exalte ainsi le courage des ouvriers d’une usine de
fabrication de turbines, qui décident de dépasser l’objectif de production qui leur a été fixé et
qui y parviennent, malgré les embûches. Nombreux sont les films qui évoquent et glorifient
la collectivisation des terres (La Terre de Dovjenko), l’industrialisation (Enthousiasme de
Vertov, Ivan de Dovjenko).
3) L’histoire révolutionnaire fournit également un thème largement traité. Tchapaïev (des
frères Vassiliev) met ainsi en avant le rôle du Parti dans la formation d’un partisan, pendant
la guerre civile, et passe d’ailleurs pour le film le plus emblématique du réalisme soviétique.
Un film de propagande
Pour rassembler la Nation menacée, Staline fait appel aux grandes figures de l’histoire russe:
combat d’Alexandre Nevski contre les chevaliers Teutoniques, bataille de Koulikovo, action
unificatrice d’Ivan le Terrible.
C’est l’occasion pour le régime de réveiller les mythes fondateurs vide l’identité slave, une tâche à
laquelle les artistes soutenus par le régime s’attellent avec vigueur, que ce soit dans le genre
populaire (chansons patriotiques, création de l’hymne soviétique) ou dans la musique savante,
comme dans les symphonies de guerre de Chostakovitch, Prokofiev et Khatchatourian.
Les buts recherchés: Rassembler la nation développer le Culte de la personnalité: Toujours
examiner le film en double lecture: Alexandre Nevski=Staline vii
Le film
Histoire:
Au XIIIe siècle, la Russie subit l’invasion des Teutons, qui prennent la ville de Pskov. La ville libre
de Novgorod organise la résistance et installe le prince Alexandre Nevski à la tête du mouvement
patriotique face à l’envahisseur. Nevski parvient à réunir le peuple russe et à soulever une armée
populaire qui rencontre les troupes teutonnes sur le lac Tchoudsk. Les Teutons, pourtant plus
organisés et mieux armés, sont vaincus, et Nevski entre triomphalement avec ses troupes dans Pskov
libéré pour fêter la victoire.
Alexandre Nevski harangue le peuple à faire face à une double menace : les Mongols à l’est, les
Teutons à l’ouest. Le Mongol est fourbe, le Teuton est un soldat sans pitié. Alexandre décide dans
l’urgence de s’attaquer à l’homme de guerre, le fourbe patientera. La bravoure patriotique se mêle à
des stéréotypes disséminés dans les deux camps : le lâche, le généreux, le brave, le sacrifié.
Une allégorie en forme d’avertissement à l’Allemagne nazie. Si le message final du film (« Celui
qui avec l’épée vient chez nous périra par l’épée ») apparaît clairement comme un message
d’avertissement à Hitler et à l’Allemagne nazie, c’est que le film ne cesse de multiplier les
allusions, et de dresser un parallèle entre les Teutons du XIIIe siècle et le Troisième Reich : l’aigle
allemand est reconnaissable sur certaines bannières teutonnes ; des croix gammées – certes
stylisées – sont visibles sur la tiare de l’évêque, et la main tendue qui se trouve au sommet du casque
du chevalier Ditlieb évoque le salut nazi.
Le langage:
Le manichéisme se voit encore dans la façon de représenter les deux armées, qui s’opposent en effet
comme le noir et le blanc (chaque armée est caractérisée par une valeur dominante). Les Teutons
apparaissent comme une force certes impressionnante, mais mécanique et sans vie, alors que
l’armée russe, certes moins équipée, est humaine et enthousiaste. Les soldats teutons sont en effet
le plus souvent privés de visage et apparaissent comme de simples pions mécaniques vêtus de
manière uniforme, des robots métalliques qui bougent toujours de manière coordonnée, et ne
semblent doués de sentiment (la peur panique) que dans la débandade finale.
Le retournement des codes. L’opposition du noir et du blanc est en effet inversée dans sa symbolique.
L’utilisation du blanc pour caractériser l’ennemi allemand surprend dans la mesure où la blancheur
évoque généralement l’innocence ou la pureté. L’utilisation du noir ou de couleurs sombres pour
caractériser les troupes russes est tout aussi surprenante, puisque l’on s’accorde en général à voir
dans le noir la couleur de deuil, de la mort, des ténèbres et du mal.
Le blanc est également le symbole du Tzar dans l'ancien drapeau russe.
Les gros plans de visages d’Edouard Tissé, caractéristiques des films d’Eisenstein, accentuent la
bravoure ou la traîtrise. Le traitement plastique des images (scène du Teutonique englouti dans les
eaux) ont fait date ; un réalisateur comme Guillermo Del Toro rend de fréquents hommages à
Eisenstein.
La musique et le son.
Eisenstein est parti à l'ouest avec pour mission de travailler sur la sonorisation du cinéma. Il met ici
en place le contrepoint audiovisuel : la musique de Prokofiev fait naître des contrastes, tantôt
comiques, tantôt dramatiques, avec les images.
La relation image-son :
Les témoignages ne manquent pas mentionnant que la création musicale s’est faite en
parallèle du film (Prokofiev se rendait chaque jour sur le tournage avant de se mettre à la
composition ; puis il soumettait sa musique à Eisenstein qui opportunément décidait de
retravailler certaines scènes). On imagine ainsi fort bien que la Bataille de la glace fut
montée en plans contrastés sur la musique.
Prokofiev utilise des moyens divers pour accompagner, décrire chaque camp:
–
batteries de cordes (battement répété sur un même intervalle),
–
l'utilisation du cor anglais (instrument à vent à anche double de registre inférieur d'une
quinte à celui du hautbois),
–
l’ostinato (formule d'accompagnement répétée qui peut être un motif rythmique ou un motif
mélodique),
–
des alternances de tempo en mêlant par exemple des accelerando (principe d'accélération
progressif du tempo),
–
des tremolo (répétition rapide d'une même note)
–
des amplifications orchestrales (l'orchestre s'épaissit par ajouts successifs de timbres).
–
Il utilise également beaucoup le jeu des cloches qui sont un écho omniprésent de la
civilisation russe.
Les thèmes musicaux:
A chaque armée coincide un thème/motif particulier et caractéristique. C'est un Leitmotiv. (voir
également son utilisation dans l'opéra avec Wagner).
• Le thème de la Menace teutonne génère les autres thèmes allemands.
• Les thèmes russes sont: - enjoués et rappellent des airs populaires (Flageolets et tambourins)
- tristes et sensibles (Champ des morts)
- patriotiques et fédérateurs ( La terre Russe )
• La partition du film, signée Sergueï Prokofiev, existe sous la forme d’une cantate de concert
également titrée Alexandre Nevski.
i
ii Churchill écrit dans ses mémoires que « l'offre des Soviétiques fut ignorée dans les faits. Ils ne furent pas
consultés face à la menace hitlérienne et furent traités avec une indifférence, pour ne pas dire un dédain, qui
marqua l'esprit de Staline. Les évènements se déroulèrent comme si la Russie soviétique n'existait pas. Nous
avons après-coup terriblement payé pour cela. »
iii 1 Contexte
• 2 Les raisons de l'engagement soviétique et la conclusion du pacte
• 3 Contenu du pacte
• 3.1 Clause de non-agression
• 3.2 Protocoles secrets
• 3.2.1 Partage de la Pologne
• 3.2.2 Invasion de la Finlande
• 4 Rôle stratégique du pacte
• 5 Déni soviétique
iv« Mon thème, le patriotisme, ces mots étaient sans cesse présents devant moi et devant mon équipe de
création durant le tournage, la sonorisation et le montage.
Et il me semble que cette devise qui a inspiré toute la création du film se dégage également du film achevé.
Les grandes idées de notre patrie socialiste fécondent extraordinairement notre art. Nous nous sommes
efforcés de servir les idées de notre réalité socialiste dans tous les films que nous avons eu l’occasion de faire
au cours de près de quinze années. C’était les thèmes de la lutte clandestine, du collectivisme, de la
révolution d’Octobre, de la collectivisation. Et à présent, dans ce film, nous avons abordé le thème national
et patriotique, qui vient en tête de la création socialiste, non seulement dans notre pays, mais aussi en
Occident, car c’est justement le Parti communiste, le communisme qui sont les gardiens de la dignité
nationale, de l’indépendance nationale et du patriotisme authentique sur toute la surface de la terre.
La bourgeoisie étreinte par une terreur mortelle dans les dernières années de son existence sur terre a trahi
ses anciens idéaux, ses propres pays, ses propres peuples, dans le seul but d’édifier à tous prix, au moyen de
tels ou tels axes, de telles ou telles ententes secrètes ou avouées, le rempart censé la protéger de la vague
montante du dernier et décisif combat des travailleurs pour la liberté et l’indépendance. »
Extrait de « Mon thème, le patriotisme »,
in Au-delà des étoiles, S.M. Eisenstein, UGE, coll. « 10/18 », 1974.
vCommunication et édification des masses. On trouve dans le film la transposition de thèmes et d’idées
communistes : ainsi le film oppose-t-il les classes et leurs intérêts. On voit en effet les riches marchands de
Novgorod rechigner au combat, par confort, égoïsme et intérêt, alors que le peuple est prêt à se battre
pour la patrie. L’opposition de classe est ici principalement figurée par l’opposition de deux personnages au
tempérament et aux idéaux contraires : le traître de Novgorod, prêt à pactiser avec l’Allemand pour continuer
à faire des affaires, et la figure populaire, généreuse et sacrificielle de l’armurier Ignat.
Ce message communiste sur les oppositions de classes est lié à tout un ensemble de messages qui relèvent,
eux, du registre patriotique ou nationaliste : le film multiplie en effet les chansons patriotiques visant à
galvaniser les esprits (« Lève-toi, Russie... »), et il y a beaucoup d’emphase dans la présentation des actes de
courage et de sacrifice accomplis pour la patrie. Le message du film est clair (il faut aimer et servir son pays,
les héros seront honorés, les traîtres tués) et passe aussi bien par le discours (chansons ou dictons populaires,
comme par exemple « Mieux vaut mourir que quitter la terre natale »), que par le trajet exemplaire des
personnages.
Enfin, sans doute faut-il voir un message d’ordre spécifiquement stalinien dans la façon dont est présenté
et filmé le « chef » et le respect qui lui est dû. La figure héroïque d’Alexandre Nevski est sans cesse mise en
avant : il est filmé en contre-plongée, présenté comme le sauveur ou l’homme providentiel, et paré de toutes
les qualités : courage, combativité, génie militaire, magnanimité... Le film justifie même un certain
despotisme et suggère l’idée de la nécessité de l’obéissance totale au chef. Le peuple de Novgorod
demande ainsi à Alexandre de le « mener », tel le père qui mène ses enfants, et ceux qui rechignent à se
battre sont menacés de mort (cf. la menace proférée par un cavalier à Novgorod).
vi Le mythe comme élément fondateur et unificateur:
cf la Louve romaine / Roland de Ronceveau / Baptême de Clovis / Jeanne d'Arc
vii