La nacelle et le tracteur - Revue des sciences sociales

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La nacelle et le tracteur - Revue des sciences sociales
NATHALIE FISCHER
La nacelle et le tracteur
Tous les pilotes vous le
diront : la phase la plus
délicate d'un vol en
montgolfière, c'est
l'atterrissage. Aux Pays-Bas
ce n'est pas seulement à
cause des caprices du
temps : il y a aussi les
agriculteurs.
L
es Pays-Bas connaissent une des den­
sités de population les plus élevées au
monde (355 habitants au km2). Mais
une grande partie de la population vit à
l'ouest du pays où se trouvent les grandes
villes (Amsterdam, Rotterdam, La Haye et
Utrecht). Les Néerlandais appellent cette
zone la Randstad Holland (conurbation de
Hollande). La densité y est de 725 à
1103 habitants au km2. N'imaginez cepen­
dant pas la Randstad comme une énorme
pieuvre de bitume et de béton. Des plans
d'aménagement ont prévu la sauvegarde de
vastes zones vertes réservées à l'agriculture
(intensive) et aux loisirs. Mais la réglemen­
tation ne résout pas tous les problèmes, et,
en particulier, en ce qui concerne l'utilisa­
tion de l'espace, désaccords et conflits sont
habituels aux Pays-Bas. Ainsi les agricul­
teurs voient-ils souvent d'un mauvais œil
l'arrivée de citadins en balade sur leurs
terres, surtout si ces derniers viennent du
ciel.
Comme une montgolfière
dans le ciel
Nathalie Fischer
Doctorante en sociologie,
boursière Erasmus
Un ballon à air chaud, couramment ap­
pelé «montgolfière», contrairement à une
voiture ou à un avion, n'a pas de système de
direction: pour prendre de l'altitude, le pi­
lote brûle du gaz propane, chauffant ainsi
l'air contenu dans l'enveloppe et, pour re­
descendre, il ouvre une soupape par laquelle
l'air chaud s'échappe. Ainsi la direction
prise par le ballon dépend des vents et du
choix de l'altitude. Dans ces circonstances,
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1993
91
un aéronaute ne peut choisir son terrain
d'atterrissage à l'avance. L'atterrissage en
agglomération étant interdit, il a régulière­
ment lieu sur un terrain agricole. Cet atter­
rissage est donc souvent l'occasion d'une
rencontre avec un agriculteur.
Au cours de différentes expériences en
tant qu'équipière dans plusieurs pays euro­
péens, j'ai été étonnée de remarquer que les
relations avec les agriculteurs semblaient
moins détendues aux Pays-Bas. Elles revê­
tent même un caractère conflictuel. Je me
suis donc intéressée aux causes de ces ten­
sions. Un voyage d'étude dans le cadre du
programme Erasmus a été pour moi l'occa­
sion d'approfondir cette question.
L'agriculture aux Pays-Bas
Bien que l'on prévoie une diminution du
nombre d'agriculteurs dans les années à
venir, la situation est loin d'être aussi dra­
matique qu'en France. Les Pays-Bas se ca­
ractérisent par une agriculture intensive et
très performante. A titre d'exemple, la pro­
duction néerlandaise de blé est de 80 quin­
taux à l'hectare, alors que la production
moyenne au sein de la CEE n'est que de
46 quintaux à l'hectare. Le secteur agricole
occupe 5% de la population active, mais
l'industrie alimentaire représente près de
30% du chiffre d'affaires total de la pro­
duction industrielle du pays. L'agriculture
néerlandaise a largement profité de la créa­
tion de la CEE. Actuellement les produits
agricoles représentent le quart des exporta­
tions néerlandaises (il s'agit essentiellement
de viandes, de produits laitiers et de produits
de l'horticulture).
L'originalité de l'agriculture néerlan­
daise réside dans la façon dont sont struc­
turées les organisations syndicales. L'en­
treprise familiale est la forme de production
agricole dominante en Europe occidentale.
Aussi les organisations ne se sont-elles pas
attachées à la lutte des classes, mais à la dé­
fense des droits de propriété et de l'utilisa­
tion de la terre, ainsi qu'à la mise en valeur
d'une identité propre. Cet attachement à la
propriété et à l'indépendance conduit à ce
que les organisations agricoles fassent par­
tie des groupements les plus conservateurs
de la vie sociale. Cependant il n'y a pas au
sein des organisations agricoles néerlan­
daises d'équivalent de l'anti-étatisme fran­
çais ou du libéralisme anglais. Aux PaysBas, un appareil d'Etat centralisé est apparu
relativement tard en se concrétisant seule­
ment à la fin du XIXe siècle. C'est pourquoi
l'administration s'est mise en place en
étroite collaboration avec les organisations
sociales. De plus, l'orientation dominante
vers l'exportation (dans l'après guerre) n'a
pu se faire que grâce au soutien de l'Etat.
Tous ces facteurs ont contribué à ce
qu'existe une tradition de collaboration
entre les organisations agricoles et le gou­
vernement.
La plupart des syndicats agricoles néer­
landais sont représentés au sein du
Landbouwschap. Cet organisme est chargé
de veiller aux intérêts du secteur en prenant
en compte l'intérêt général. Il est en contact
au moins une fois par mois avec le ministère
de l'Agriculture, et est également influent
au niveau européen. Dans le cas qui nous
occupe, c'est par son intermédiaire qu'ont
lieu les négociations entre les agriculteurs et
les aéronautes. Juridiquement, le Landbouwschap est une organisation de droit pu­
blic au même titre qu'une commune ou un
Etat. On ne devient pas volontairement
membre d'une organisation de droit public.
C'est pourquoi les personnes concernées
ont accès aux informations et aux connais­
sances dont dispose le Landbouwschap
(cours de formation, publications ...). Par
contre, elles doivent suivre les décisions
prises par cet organisme. Le Landbouwschap est financé par les agriculteurs
qui paient un impôt calculé en fonction de
la nature et de la taille de l'exploitation. A
cela s'ajoute une taxe payée par ceux qui
profitent directement d'un service (service
de santé pour les porcs, fermes expérimen­
tales, économies d'énergie dans les serres,
etc.). Cet organisme joue un rôle de tampon,
ce qui explique peut-être que l'on n'assiste
guère à de grandes manifestations pay­
sannes comme nous en connaissons régu­
lièrement en France.
Le défi majeur auquel est confrontée
l'agriculture néerlandaise de nos jours est lié
à la prise de conscience des risques de pol­
lution qu'entraîne l'agriculture intensive.
Le problème numéro un est la surproduction
de lisier. Pour donner une idée de son am­
pleur, il faut savoir qu'il y a, aux Pays-Bas,
plus de porcs que d'habitants. A cela
s'ajoute la production ovine, bovine et avi­
cole. L'utilisation intensive de fertilisants et
de pesticides contribue aussi beaucoup à la
pollution. Face à la pression de l'opinion pu­
blique et du lobby écologiste, le gouverne­
ment et les organisations agricoles ont lancé
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une «offensive»: mise en place de régle­
mentations (quantité limitée de fumier auto­
risée à l'hectare) et encouragement à la re­
cherche technologique (recyclage du lisier),
mais sans remettre réellement en cause les
fondements mêmes du mode de culture in­
tensif. Cependant les lois concernant l'agri­
culture et la protection de l'environnement
se multiplient, provoquant le mécontente­
ment des agriculteurs. En 1990 le ministère
de l'Agriculture a proposé d'introduire l'en­
vironnement comme facteur de production
au même titre que la terre, le travail et le ca­
pital, avec l'intention de mettre en place une
politique agricole à long terme. Cependant
les agriculteurs, au moment même où ils
sont mis en accusation en tant que pol­
lueurs, doivent faire face à la surproduction,
à une concurrence et une réglementation in­
ternationales accrues. Ce sont surtout les
éleveurs de vaches laitières qui voient ainsi
leur avenir doublement menacé.
L'aérostation
aux Pays-Bas
Le développement de l'aérostation
comme activité de loisir est un phénomène
assez récent. Il a commencé dans les an­
nées 70, mais c'est au milieu des années 80
qu'il a pris un véritable essor: en 1977 on
recensait une dizaine de ballons; ils étaient
plus de 140 en 1990. De plus le nombre
d'heures de vol a pratiquement quintuplé de
1985 à 1990. Mais le plus surprenant est
qu'il y a nettement plus de montgolfières
que de pilotes, situation tout à fait excep­
tionnelle en Europe, car dans les autres pays
c'est la situation inverse que l'on observe.
Cette situation est liée à une commerciali­
sation intensive de l'activité : pour financer
leurs montgolfières, les pilotes font de plus
en plus appel aux sponsors et aux passagers.
Mais pour rentabiliser ces ballons il faut
beaucoup voler. Parallèlement on assiste à
une professionnalisation de l'activité: de
plus en plus de pilotes ne volent plus pour
le sport ou le plaisir mais pour gagner leur
vie. Tous ces changements ont non seule­
ment entraîné une augmentation de la pro­
babilité d'incidents, et peut-être aussi une
baisse de la qualité des nouveaux pilotes,
mais encore une modification de l'état d'es­
prit : les « anciens » se plaignent du manque
de fair play, de l'individualisme et de l'ar­
rivisme de certains.
L'image du conflit
dans la presse
Les conflits entre aéronautes et agricul­
teurs ont fait l'objet de nombreux articles
dans la presse néerlandaise. Une recherche
dans les archives de trois quotidiens néer­
landais (Algemeen Dagblad, NRC
Handelsblad et Utrechts Nieuwsblad) a ré­
vélé qu'au cours des seules années 1989 et
1990, douze articles ont été publiés sur ce
sujet. Il ressort de l'analyse des articles que
les aéronautes y sont souvent présentés
sous un jour négatif: ils provoquent des
dommages au cours de l'atterrissage ou en
survolant le bétail en basse altitude, dispa­
raissent sans rembourser les dégâts, ne fer­
ment pas les barrières des prés en partant,
etc. Ce sont surtout les incidents au cours
desquels des dégâts graves ont été provo­
qués qui retiennent l'attention des journa­
listes (chevaux qui s'emballent et se bles­
sent, vaches qui se déchirent les pis aux fils
de fer barbelés ou se noient dans des
fossés...)
Plusieurs articles font état de «droits
d'atterrissage» allant de 25 à 500 florins
(environ 75 à 1500 francs) exigés par cer­
tains agriculteurs (même si aucun dégât n'a
été constaté), et d'incidents au cours des­
quels des agriculteurs, parce que les pilotes
refusaient de payer, sont passés, ou ont me­
nacé de passer, sur les enveloppes des mont­
golfières avec leur tracteur.
A quelques exceptions près, les journa­
listes s'intéressent surtout à l'aspect sensa­
tionnel de quelques incidents et ont tendance
à généraliser à partir de quelques cas parti­
culiers.
Ces premières constatations faites, j'ai
désiré connaître la nature exacte des rela­
tions entre les deux groupes et savoir quelles
étaient les représentations mutuelles. Mon
étude s'est plus particulièrement portée sur
une région réputée « sensible » aux environs
d'Utrecht (au centre des Pays-Bas).
Les questionnaires
Mon enquête était, en partie, basée sur
des interviews, mais j'ai aussi demandé aux
agriculteurs, comme aux aéronautes, de ré­
pondre à un questionnaire afin de mieux cer­
ner les représentations des uns et des autres
en ce qui concerne l'aérostation et le métier
d'agriculteur. Chacun devait d'abord me
Constellation d'attributs des réponses des aéronautes par rapport au mot
"aérostation"
proposer cinq mots par rapport à sa propre
activité et cinq mots par rapport à l'autre
groupe (réponses spontanées). Les deux
termes auxquels devaient être associées les
réponses étaient «agriculteur» et «aéro­
station».
Après quoi j'ai proposé aux mêmes per­
sonnes une liste de vingt mots pouvant évo­
quer l'aérostation, mots qu'elles devaient
classer par ordre décroissant d'importance
(représentation réfléchie). Plus précisément,
je leur ai demandé d'inscrire devant chaque
mot proposé un nombre, entre 1 et 20, de
façon que les mots ainsi placés en début de
liste soient ceux qui correspondent le mieux
à leur propre représentation de l'aérostation.
La liste a été composée aussi bien de termes
concrets que de termes abstraits, et proposait
un choix assez large entre des mots ayant
une connotation négative, des mots ayant
une connotation positive ou d'autres plus
neutres.
La constellation d'attributs
Pour analyser les résultats des réponses
spontanées (cinq mots en relation avec le
93
métier d'agriculteur et cinq mots en relation
avec l'aérostation), j'ai utilisé la méthode
des constellations d'attributs.
Voici comment A. Moles définit cette
méthode: «La constellation d'attributs est
une méthode de représentation d'associa­
tions mentales [...]. Elle permet de repré­
senter sous forme graphique des stéréotypes
et d'apprécier le registre des associations ou
des évocations liées à un item quelconque ».
A partir de cette méthode j'ai conçu deux
graphiques pour chacun des groupes (les aé­
ronautes et les agriculteurs).
Sur chaque graphique le pôle central
représente un item (agriculteur ou aérosta­
tion). Les autres pôles représentent les
items qui lui sont associés, afin que les dis­
tances soient inversement proportionnelles
à la fréquence des réponses, c'est-à-dire
que plus un item est proche du centre et
plus il a été associé avec l'item de départ.
Comme je ne pouvais représenter tous les
mots cités, j'ai procédé à des regroupe­
ments, et j'ai éliminé les réponses qui
étaient trop marginales.
J'ai essayé de représenter, dans la mesure
du possible, les pôles de manière à ce que les
termes proches sémantiquement soient voi-
ger de régler les problèmes d'organisation
Constellation d'attributs des réponses des aéronautes par rapport au mot
"agriculteur"
sins, et que les termes contraires soient en
opposition par rapport au pôle central.
La première constellation correspond à la
façon dont les aéronautes se représentent
l'aérostation (voir graphique).
J'ai traduit par «chaleureux» ou «am­
biance chaleureuse», deux termes si typi­
quement néerlandais qu'il n'existe pas de
traduction satisfaisante : gezellig et gezelligheid. Ces termes expriment un sentiment de
bien-être et de confort à la fois matériels et
spirituels, décrivent une ambiance chaleu­
reuse et amicale. Ils sont représentés par le
pôle «ambiance». Par «diversité», j'en­
tends que mes interlocuteurs considèrent
l'aérostation comme une activité aux nom­
breuses facettes. Le pôle «temps»
concerne les préoccupations météorolo­
giques des aéronautes (cette activité est très
dépendante des conditions météorolo­
giques aussi bien pour le décollage que
pour l'atterrissage).
Nous remarquons tout d'abord l'oppo­
sition entre les pôles «tension» et «dé­
tente». Cela ne correspond pas à un désac­
cord au sein du groupe, mais, au contraire,
à une opposition qui est caractéristique de
la représentation du groupe même. En effet
quatre personnes m'ont cité les deux termes
à la fois, et un de mes interlocuteurs a tra­
duit cette ambivalence en parlant de « stress
sain». La fréquence des réponses pour cer­
tains mots n'est pas toujours équilibrée
entre le groupe des pilotes et celui des équi­
piers (en tenant compte du fait que les pi­
lotes sont moins nombreux). C'est ainsi
que les mots «diversité» et «hobby» n'ont
été cités que par des équipiers, et «tran­
quillité» a été cité cinq fois par des équi­
piers et seulement une fois par un pilote. Il
apparaît donc que l'aspect récréatif est plus
fortement marqué dans le groupe des équi­
piers. Cela s'explique en grande partie par
le fait que les pilotes doivent aussi se char­
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et de financement. De plus, l'aérostation est
le gagne-pain de plusieurs des pilotes que
j'ai rencontrés. Quant aux autres, ils ne
peuvent généralement financer leur passetemps, fort coûteux, que par l'intermé­
diaire d'un sponsor ou en organisant des
vols avec des passagers payants.
Les relations humaines ont une place re­
lativement importante dans la représenta­
tion, mais elle est exprimée différemment
selon les interlocuteurs. C'est ainsi que les
pilotes parlent de «contact» ou d'«amitié»,
alors que les équipiers parlent d'«équipe».
Cela reflète aussi la position particulière du
pilote qui n'est pas réellement intégré dans
l'équipe : le pilote s'occupe des relations pu­
bliques (avec le sponsor ou les agriculteurs),
manœuvre le ballon, prend les décisions,
alors que les équipiers sont chargés de dé­
baller et d'emballer le ballon, de le suivre et
de le retrouver (le seul contact avec le pilote
est alors radio). A remarquer le «com­
merce» qui détonne un peu au milieu des
autres termes mais qui correspond à la si­
tuation ambiguë de cette activité actuelle­
ment.
La seconde constellation d'attributs a été
construite à partir des réponses des aéro­
nautes à propos de l'item «agriculteur». Elle
m'a permis de mettre en évidence une op­
position entre les pôles «bonnes rela­
tions «/«mauvaises relations» qui reflète
une certaine ambivalence de la représenta­
tion: il s'agissait souvent des mêmes per­
sonnes qui déclaraient avoir parfois de
bonnes, parfois de mauvaises relations avec
les agriculteurs.
Par contre, l'opposition entre ce que j'ai
regroupé sous le pôle «jugements positifs »
(patients, durs travailleurs...) et le pôle «ju­
gements négatifs» (alcooliques râleurs,
amers...) sont des opinions exprimées par
des personnes différentes. Les jugements né­
gatifs allaient presque toujours de pair, avec
les réponses que j'ai représentées par le pôle
« âpre au gain ». Il y a donc un désaccord au
sein du groupe sur la façon de juger les agri­
culteurs. L'enjeu est tel pour les aéronautes
que l'attitude à avoir envers les agriculteurs,
leurs plaintes et leurs revendications, est
sinon source de tensions au moins de dis­
cussions au sein du groupe. Les plus enga­
gés sont ceux qui désirent maintenir de
bonnes relations avec les agriculteurs (consi­
dérant qu'il y va de l'image et de l'avenir de
l'activité). Il s'agit, par exemple, d'engager
le dialogue avec les agriculteurs, soit direc­
tement, soit par l'intermédiaire de leurs or­
ganisations syndicales, de faire circuler une
liste des zones où l'atterrissage et le survol
en basse altitude sont déconseillés, de mettre
en place un système de formulaires remplis
par le pilote et le propriétaire à l'atterrissage,
devant permettre de retrouver la trace des
aéronautes en cas de dégâts constatés tardi­
vement. La principale faiblesse de ces me­
sures est qu'elles se font sur la base du vo­
lontariat. En effet les actions de ces pilotes
sont freinées par le peu d'enthousiasme et la
force d'inertie d'autres aéronautes qui, bien
que se déclarant rarement de manière expli­
cite contre ces mesures, contribuent à en mi­
nimiser la portée par indifférence ou par
égoïsme.
Cependant n'exagérons pas l'importance
des jugements négatifs envers les agricul­
teurs. Il faut, en effet, aussi tenir compte des
pôles « amicaux » et « accueillants » qui sont
assez importants. La relation particulière
qui s'établit avec les agriculteurs est expri­
mée par « on a besoin d'eux », et cela se tra­
duit par une volonté de maintenir de bonnes
relations : il s'agit de réparer les dégâts et de
faire des efforts, principalement en ce qui
concerne la communication (demander l'au­
torisation de pénétrer sur le terrain, discuter,
expliquer...).
Enfin viennent des évocations plus
concrètes. Pour comprendre le pôle «es­
pace », il faut se placer du point de vue d'un
Néerlandais. Aux Pays-Bas l'espace est un
bien précieux, voire un luxe. Aux yeux des
citadins que sont les aéronautes, les exploi­
tations des agriculteurs néerlandais (de 10 à
14 ha. en moyenne) paraissent très grandes.
Le terme de «bouse» (purin, fumier, sa­
leté...) n'est pas à prendre forcément
comme un jugement négatif, mais c'est une
expérience concrète et répétée, et certaine­
ment assez frappante pour certains aéro­
nautes qui ont été élevés à la ville (il y aussi
des aéronautes issus du milieu agricole,
mais ils sont moins nombreux). De plus, le
problème de la pollution à cause de l'épandage excessif de lisier est un sujet important
de discussion aux Pays-Bas actuellement.
Les termes se rapportant au paysage (pâtu­
rages, fossés) n'ont été cités que par les
équipiers. Sous le terme « animaux » j'ai re­
groupé les mots «vaches», «bétail», «che­
vaux»... C'est une préoccupation que l'on
retrouve aussi dans l'évocation des pâtu­
rages et de la bouse de vache. Non sans rai-
Constellation d'attributs des réponses des agriculteurs par rapport au mot
"agriculteur"
son car, tout d'abord, il y a effectivement un
très grand nombre de têtes de bétail aux
Pays-Bas, alors que la taille des exploita­
tions n'est pas très grande et il y en a partout
(c'est très impressionnant vu du ciel). La
seconde raison est que c'est la source prin­
cipale de tensions avec les agriculteurs.
En ce qui concerne la constellation d'at­
tributs de la représentation de l'aérostation
par les agriculteurs, nous pouvons répéter
la remarque précédente : les agriculteurs ré­
pondent souvent que les ballons font peur
aux animaux, et c'est à ce titre qu'ils consi­
dèrent l'aérostation comme une nuisance
(overlast). Il apparaît donc que les deux
parties sont relativement d'accord sur la
cause des tensions : c'est avant tout la peur
que provoque la montgolfière chez les ani­
maux. Cependant, sans que cela soit dit ex­
plicitement, deux autres pôles peuvent être
à l'origine du mécontentement des agricul­
teurs : l'auto de retrouving (autorisation de
pénétrer dans le champ, dégâts pouvant être
provoqués par le véhicule), et l'atterrissage
(sur propriété privée, dégâts éventuels).
Cependant ces deux termes peuvent cor­
respondre à une représentation qui n'a rien
de négatif. Par ailleurs plusieurs agricul­
teurs émettent le désir que les aéronautes
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fassent attention (en évitant de voler bas
quand il y a du bétail par exemple), tiennent
compte du point de vue des agriculteurs.
Cela fait écho au désir de communiquer et
d'entretenir de bonnes relations exprimé
par certains aéronautes. Mais nous venons
de voir que certains aéronautes avaient des
a priori négatifs sur les agriculteurs et cela
peut rendre le dialogue difficile, voire être
source de dérapage. En effet, il est apparu
à travers les interviews que ce ne sont pas
toujours les agriculteurs ayant subi des dé­
gâts qui sont le plus hostiles à l'aérostation.
D'ailleurs les agriculteurs sont loin d'avoir
une vision totalement négative de l'aéro­
station puisque cela reste malgré tout à
leurs yeux quelque chose de beau. La
conduite des aéronautes ainsi que l'image
qui en est donnée à travers les témoignages
des voisins et des proches a une grande in­
fluence sur la représentation qu'ont les
agriculteurs de l'aérostation et sur l'attitude
qui en découle. Plus que les dommages, ce
sont souvent un manque de communication
(certains pilotes ne se signalent même pas
auprès des propriétaires), ou une commu­
nication mal engagée (arrogance, manque
de politesse...) qui sont, à la longue,
sources d'hostilité et de conflits.
liberté (2), aventure (3,1), détente (4,1),
Constellation d'attributs des réponses des agriculteurs par rapport au mot
"aérostation"
Dans la constellation d'attributs de la re­
présentation de leur métier par les agricul­
teurs, rien d'étonnant à ce que «lait» et «bé­
tail» soient évoqués puisque tous les
agriculteurs interrogés sont des producteurs
laitiers. Puis viennent «travail» et «argent»
(probablement plus parce qu'il en manque que
parce que c'est un bon moyen d'en gagner).
Alors pourquoi continuer ce métier? La ré­
ponse est donnée dans les trois pôles suivants :
«diversité» (donc pas monotone), «engage­
ment» (passion, idéalisme, style de vie...)
terme qui exprime l'idée que l'agriculture est
plus qu'une simple profession, et «liberté». Il
est à remarquer que lorsqu'ils citaient ce der­
nier mot, les agriculteurs ajoutaient souvent
qu'ils en avaient de moins en moins. Cela ex­
plique aussi peut-être la réaction agressive de
certains agriculteurs. Ils ont le sentiment de ne
pas contrôler la situation. L'arrivée des aéro­
nautes s'ajoute à d'autres éléments extérieurs
(réglementations, difficultés économiques)
qui les dérangent dans le bon déroulement de
leur vie d'agriculteurs.
Réponses à la liste
de vingt mots
La deuxième partie du questionnaire
consistait en une liste de vingt mots qu'il fal­
lait ranger par ordre décroissant. Je consi­
dère que les mots ayant des positions ex­
trêmes dans la liste sont les plus significatifs,
alors que les mots cités dans les premières
places sont ceux qui correspondent le mieux
à la représentation de l'aérostation. Les mots
se trouvant en fin de liste sont considérés
soit comme peu pertinents soit en opposition
avec leur représentation par les personnes
interrogées. Je voulais connaître la repré­
sentation globale des différents groupes, à
travers les mots fréquemment cités dans des
positions proches. C'est pourquoi j'ai sélec­
tionné, pour chaque groupe, les mots placés
dans les cinq premières positions et les mots
placés dans les cinq dernières positions, par
au moins la moitié des individus du groupe
étudié. C'est ainsi que le mot devait être cité
au moins quatre fois par les pilotes, sept fois
par les équipiers et quatre fois pour les agri­
culteurs. Cette première sélection faite, je
souhaitais savoir dans quel ordre placer ces
mots les uns par rapport aux autres.
Considérant leur place dans la liste comme
leur «poids», j'ai calculé la moyenne de
celui-ci dans l'ensemble des réponses, par
groupe, ce qui m'a permis de les ordonner.
Les résultats sont les suivants (les
moyennes sont données entre parenthèses).
Pour les pilotes, les mots les plus souvent
cités dans les cinq premières positions sont :
96
sport (4,3).
Pour les équipiers, les mots les plus sou­
vent cités dans les cinq premières positions
sont : liberté/détente (3,1), sport (3,7), aven­
ture (3,9).
Pour les agriculteurs, les mots les plus
souvent cités dans les cinq premières posi­
tions sont: liberté (8,8), nature (9), peur
(9,1).
Pour les pilotes, les mots les plus souvent
cités dans les cinq dernières positions sont :
argent (14), couleurs (16,3), nuisance (17,2),
léger (18,3), peur (18,7).
Pour les équipiers, les mots les plus sou­
vent cités dans les cinq dernières positions
sont : bruit (15,6), peur (15,8), danger (16,2),
dégâts (17,5), nuisance (18,3).
Pour les agriculteurs, un seul mot est cité
par la moitié des individus dans les cinq der­
nières positions : léger (14,2).
Je voulais savoir plus précisément com­
ment les deux groupes réagissaient face aux
termes négatifs. C'est pourquoi, pour avoir
une idée de la position des mots ayant une
connotation négative, j'ai calculé le poids
moyen des mots bruit, peur, dégâts, danger
et nuisance, pour le groupe des aéronautes
(pilotes + équipiers), et pour le groupe des
agriculteurs. Le désavantage de cette mé­
thode est qu'on ne fait pas la différence entre
la position d'un mot cité parfois en première
place, parfois en dernière place, et un mot
qui se retrouve toujours dans une position
moyenne. Or dans le premier cas les opi­
nions diffèrent fortement au sein du groupe,
dans l'autre cas, non.
-
Poids moyen parmi les aéronautes :
bruit 14,7
peur 16,1
dégâts 16,3
danger 15
nuisance 16,3
Poids moyen parmi les agriculteurs :
bruit 10,2
peur 9,1
dégâts 10,1
danger 10,3
nuisance 11
Si ces mots obtiennent des scores élevés
dans le groupe des aéronautes, c'est que
ceux-ci rejettent ces termes de façon assez
conséquente en dernière position. Par contre
le score est moyen dans le groupe des agri­
culteurs, car les réponses sont très irrégu-
lières et parfois en opposition les unes par
rapport aux autres.
Ce qui ressort de ces différents résultats,
c'est qu'il y a une grande similarité dans les
réponses des différents aéronautes. Cela est
assez normal puisque c'est autour de cette
représentation que se fait l'unité du groupe.
Les moyennes sont très faibles (le mot «li­
berté » arrive en moyenne en deuxième po­
sition chez les pilotes) ce qui signifie que les
écarts d'un individu à l'autre sont peu im­
portants. L'influence du groupe sur la for­
mation de la représentation apparaît nette­
ment. Par contre les agriculteurs sont moins
influencés par leur groupe d'appartenance
sur ce sujet, les réponses varient davantage.
Tous groupes confondus, c'est le mot «li­
berté» qui arrive en premier. Ce sont les
quatre mêmes mots qui se trouvent en pre­
mière position dans le groupe des pilotes et
celui des équipiers, mais dans un ordre dif­
férent. Pour les équipiers la détente est ex
aequo avec la liberté, alors que chez les pi­
lotes c'est l'aventure qui arrive en seconde
position. Par ailleurs malgré le développe­
ment du sponsoring et des vols avec passa­
gers, pour tous l'aérostation reste un sport.
Les agriculteurs en citant souvent « nature »
et «peur», font davantage le lien avec leur
propre situation. La nature est leur environ­
nement quotidien, là où la rencontre avec les
aéronautes est la plus probable. La peur,
c'est surtout la peur du bétail : c'est le seul
mot négatif cité avec conséquence par les
agriculteurs dans les premières positions.
C'est là un point très sensible, mais on au­
rait pu s'attendre à un résultat plus négatif.
Les agriculteurs sont beaucoup plus concrets
dans leur représentation, en comparaison
avec les réponses des aéronautes : pour ces
derniers l'aérostation est avant tout une ex­
périence, une sensation. Le travail de socia­
lisation transforme la représentation en don­
nant un sens aux objets et aux actions.
Bas : en donnant la priorité à la négociation
et à la recherche d'un consensus. L'origina­
lité de la société néerlandaise est que son or­
ganisation est très marquée par la verzuiling(1). Les groupes y vivent côte à côte,
ensemble et séparés à la fois, mais il est gé­
néralement admis que lorsque le contact ou
la collaboration sont nécessaires, c'est la
paix sociale qu'il faut privilégier. Ainsi cette
enquête nous donne aussi un aperçu des
contradictions et de la complexité de la so­
ciété néerlandaise, à la fois compartimentée
et policée, stricte et tolérante.
Note
1
La verzuiling (certains traduisent par « cloison­
nement ») est un système d'organisation de la vie
sociale typiquement néerlandais fonctionnant
sous forme d'une différenciation verticale qui se
base sur des différences en matière de croyances
religieuses et politiques. Ce système a pleine­
ment fonctionné des années 30 à 60, mais il
continue à marquer fortement la société néer­
landaise. Aucun secteur de la société n'est épar­
gné : la presse écrite et audio-visuelle, l'ensei­
gnement et la vie associative suivent ce schéma.
Chacun de ces secteurs a été organisé en cinq
blocs ou colonnes (zuilen). On distingue habi­
tuellement les blocs catholique, réformé, ré­
formé orthodoxe, socialiste et neutre.
Pluralisme à la néerlandaise
Les relations entre agriculteurs et aéro­
nautes sont parfois difficiles mais l'enquête
a révélé la volonté de la plupart des acteurs
de résoudre les problèmes à l'amiable. Les
deux parties ont mis en place des commis­
sions pour en discuter et des agents de liai­
son servent de relais. En cela ces relations
reflètent assez la façon dont les conflits so­
ciaux sont couramment abordés aux Pays-
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