OMC, la France agricole freine

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Libération : OMC, la France agricole freine
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Rebonds
Economiques
OMC, la France agricole freine
Par Philippe MARTIN
lundi 12 décembre 2005
Philippe Martin est professeur à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
près les débâcles de Seattle en 1999 et de Cancún en 2003, un nouvel échec des négociations
de l'OMC ou un accord a minima amèneraient à se poser la question de l'utilité même de cette
organisation et du multilatéralisme dans le domaine commercial. Au moins les échecs
précédents avaient-ils permis de clarifier le débat et de montrer que les négociations ne pouvaient
ignorer les pays en voie de développement. Même si les organisations internationales, comme la
Banque mondiale, ont tendance à surestimer les bénéfices potentiels de la libéralisation du
commerce, qui est loin d'être suffisante au développement et à la croissance, un nouvel échec
serait coûteux. Il accélérerait la mise en place d'accords commerciaux bilatéraux et régionaux avec,
pour conséquence, des règles douanières de plus en plus complexes et une marginalisation des
pays africains qui représentent des marchés trop petits. En mettant au centre des négociations la
libéralisation du commerce des produits agricoles demandée par les pays du Sud, le round de Doha
était supposé être celui du développement. Des avancées ont bien été proposées par les pays
industrialisés dans le domaine agricole, mais elles paraissent encore timides. L'offre européenne
d'abaissement des plafonds des tarifs sur des produits sensibles et non des tarifs réellement
appliqués signifie en effet que l'accès aux marchés des pays riches a peu été amélioré. On le sait,
Jacques Chirac met tout son poids pour contrer toute tentative de Peter Mandelson, le commissaire
européen au Commerce, de faire une offre plus ambitieuse et débloquer ainsi la situation. Si les
négociations de Hongkong se soldent par un échec, la France sera accusée d'en être responsable.
Certes, d'autres pays, les Etats-Unis et les pays émergents, n'ont pas non plus tout fait pour sauver
les négociations, mais nous avons choisi bien maladroitement d'apparaître en première ligne pour
refuser des concessions dans le domaine agricole.
Qu'aurons-nous gagné ? L'image de la France sera encore ternie auprès de nos partenaires
européens, des Etats-Unis ainsi que des pays émergents et des pays les plus pauvres. Ils nous le
feront payer sur d'autres fronts de négociation. Sans concession concrète et rapide sur le dossier
agricole, nous ne pourrons obtenir un meilleur accès aux marchés, en particulier des pays
émergents en forte croissance, pour les produits industriels ainsi que pour les services. On aurait
pu se battre sur ces secteurs (par exemple les assurances ou les services bancaires), où la
croissance du commerce mondial est la plus forte et où la France a des atouts réels, mais c'est la
position défensive sur l'agriculture qui a été choisie. Nous courons donc le risque de sacrifier ces
ouvertures de marché dans des domaines essentiels pour notre croissance et notre emploi futurs
afin de protéger les revenus de quelques milliers d'agriculteurs. Rappelons que les principaux
bénéficiaires des subventions et protections agricoles qui prennent en otage notre politique
commerciale sont les gros agriculteurs : 60 % des aides vont à 15 % des producteurs les plus
riches et il a été révélé récemment qu'un des dix plus gros bénéficiaires de ces aides n'était autre
qu'Albert de Monaco (dont la fortune personnelle est estimée à 2 milliards d'euros). Le président de
la République (dont l'âge d'or semble avoir été le ministère de l'Agriculture il y a trente-trois ans),
défend souvent la PAC en expliquant qu'elle aide l'industrie agroalimentaire nationale, grosse
consommatrice de produits agricoles. Si c'était vrai, ce serait la première fois qu'une industrie
bénéficie du fait que les prix de ses matières premières sont élevés. On est donc arrivé à cette
situation perverse où le lobby des gros agriculteurs contrôle le sommet du pouvoir et où le
ministère de l'Agriculture impose ses arbitrages au ministère des Finances dans les négociations
commerciales. Cette position n'est critiquée ni à droite, ni à gauche. Si prompt à la critique
chiraquienne, Nicolas Sarkozy est aussi un protectionniste convaincu dans le domaine agricole. La
gauche, tétanisée par sa frange radicale, craint trop de déplaire à la Confédération paysanne, qui
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dénonce sans rire l'offre de la Commission européenne de baisser de 142 % à 100 % le tarif sur les
importations de viande bovine. Quel autre secteur économique peut se plaindre d'une subvention
de 100 % payée par des consommateurs, dont on se demande s'ils sont vraiment consentants ? La
position passéiste et cynique de la France sur ce dossier est très symptomatique de notre
incapacité plus générale à nous projeter dans l'avenir et réformer, que ce soit dans le domaine de
l'emploi, de l'université ou des services publics. Dans tous ces domaines, comme dans le domaine
commercial et agricole, cela impliquerait de résister à des intérêts catégoriels bien définis et bien
représentés politiquement au nom de gains futurs incertains pour des catégories de population qui
sont les outsiders du système. Dans l'air du temps, cela semble bien difficile à Hongkong ou à
Paris.
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