Guy Sorman, 1989, Les vrais penseurs de notre temps,

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Guy Sorman, 1989, Les vrais penseurs de notre temps,
Guy Sorman, 1989, Les vrais penseurs de notre temps,
Entretien avec Claude Lévi-Strauss né en 1908
Anthropologue français
Influencé par les réflexions du linguiste Roman Jakobson, Lévi-Strauss transpose les
méthodes « structuralistes » d’analyse des phénomènes à l’anthropologie, comme outil de
recherche pour une grammaire universelle de la mythologie. Fondateur de l’anthropologie
structurale, il fonde aussi le laboratoire d’anthropologie sociale.
Derrière la variété des cultures, il existe une unité psychique de l’humanité.
Le missionnaire jésuite n’était pas supérieur au sauvage Bororo qu’il venait convertir au
Christ et à la modernité. Pour comprendre quelque chose à l’homme, il ne faut pas se limiter à
s’observer soi-même à la manière du philosophe qui pratique l’introspection. Il ne suffit pas
non plus de se limiter à une période, à la manière de l’historien. Il est au contraire
indispensable de brûler ses vaisseaux, de partir à la rencontre de ceux qui semblent le plus
éloigné possible de nous-mêmes, afin de chercher ce qui, dans la nature humaine, est constant
et fondamental.
Ce qui manquait à l’anthropologie jusque dans les années cinquante, estime Lévi-Strauss,
c’était une théorie, un système, un instrument pour comprendre ce que l’on voyait. « Toutes
les sciences, affirme-t-il, ne fonctionnent que sur la base de théories explicatives ». Ainsi, en
sociologie, Marx, le premier, a montré que pour interpréter la réalité sociale, il fallait sortir de
la perception immédiate et la voir à travers un système. Ce que Marx a fait pour la sociologie,
Lévi-Strauss le fera pour l’anthropologie : Le structuralisme est une lunette pour déchiffrer
les civilisations.
L’un des véritables fondateurs du structuralisme, rappelle Lévi-Strauss est Roman Jakobson.
Ce linguiste russe a démontré comment, « dans la quantité illimitée des sons que la voix peut
émettre, chaque langue en sélectionne un petit nombre formant un système et qui, par la façon
dont ils s’opposent entre eux, servent à différencier les significations ». Pour Roman
Jakobson, chaque langue est donc une variation à partir d’une structure. Or, de son côté, en
comparant les relations de parenté chez les primitifs et leurs mythes, Lévi-Strauss avait
observé qu’il retombait toujours sur les mêmes problèmes de base. Il en conclut que, derrière
la variété des cultures, il existe une unité psychique de l’humanité. Les civilisations ne
font que combiner des éléments de base communs à toute l’humanité. Les hommes ne
font que combiner un nombre limité de conduites possibles. À la manière dont nous
jouons avec un kaléidoscope les figures sont nombreuses, mais elles ne font que déplacer
des structures de base, toujours les mêmes. Voilà pourquoi on constate parfois, dans des
civilisations éloignées, des ressemblances troublantes : ce n’est pas nécessairement parce que
ces civilisations ont communiqué entre elles. Par exemple, on retrouve dans l’Antiquité
classique, en Extrême-Orient, en Amérique, le même mythe d’un couple de nains en guerre
contre des oiseaux aquatiques. A-t-il été inventé plusieurs fois? C’est peu probable ; ou bien
on se l’est emprunté, ou bien l’esprit humain a travaillé ici et là de la même façon.
Les mythes et les règles de la vie sociale sont le matériau de base dans lequel LéviStrauss détecte les « invariants structurels ». Exemple? La prohibition de l’inceste. Dans
toutes les sociétés, cet interdit, en contraignant au mariage hors de la famille, assure le
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passage de l’homme « biologique » à l’homme en société. Voilà le type même de la structure
invariante.
L’avantage de l’observation des primitifs, c’est que leur société étant plus simple et plus
petite, une analyse globale se heurte à moins d’obstacles. Il n’y a pas de civilisation
« primitive » ni de civilisation « évoluée » ; il n’y a que des réponses différentes à des
problèmes fondamentaux et identiques. Non seulement les « sauvages » pensent, mais la
« pensée sauvage » n’est pas inférieure à la nôtre, et elle est fort complexe ; simplement, elle
ne fonctionne pas comme la nôtre. « La pensée occidentale, dit Lévi-Strauss, est déterminée
par l’intelligible : nous évacuons nos sensations pour manipuler des concepts. À l’inverse, la
pensée sauvage calcule, non pas avec des données abstraites, mais avec l’enseignement de
l’expérience sensible : odeurs, textures, couleurs ». Dans les deux cas, l’homme s’emploie à
déchiffrer l’Univers, et la pensée sauvage, à sa manière, y parvient aussi bien que la pensée
moderne.
Ce qui distingue « l’homme civilisé » du « primitif », c’est l’attitude devant l’Histoire, dit
Lévi-Strauss. Les primitifs n’aiment pas l’Histoire, ils désirent ne pas en avoir ; ils se veulent
primitifs plus qu’ils ne le sont véritablement. En fait, bien des événements ont bousculé les
sociétés sauvages — guerre et paix, règnes et révolutions —, mais elles préfèrent en effacer
les traces. Ces sociétés préfèrent se voir immuables, telles qu’elles se croient créées par les
dieux. Chez nous autres « modernes », à l’inverse, l’Histoire est un objet de vénération. C’est
par l’idée que nous nous faisons de notre histoire que nous cherchons à comprendre le passé,
le présent et à orienter l’avenir. L’Histoire est, selon Lévi-Strauss, le dernier mythe des
sociétés « modernes ». Nous arrangeons l’Histoire à la manière dont les primitifs arrangent les
mythes : une manipulation arbitraire pour inventer une vision globale de l’Univers.
La découverte du Nouveau Monde et le colonialisme furent un désastre humain, « le crime
des crimes ». Mais, dit Lévi-Strauss, nous ne sommes pas pour autant coupables de ce qu’a
fait Christophe Colomb ou de ce qu’ont fait nos grands-parents. Aussi, juge-t-il absurde et
mal orientée la culpabilité des intellectuels européens qui pleurent sur le Tiers-Monde. « Les
dirigeants actuels du Tiers-monde sont au moins aussi responsables de la destruction des
cultures dites ‘arriérées’ qui subsistaient chez eux, que ne l’est l’Occident actuel ».
Sa conférence devant l’Unesco en 1971 causa un énorme scandale. Trois observations en
furent la cause : 1. « La génétique moderne, en discréditant la notion de race et en lui
substituant celle des stocks génétiques, permettait d’en parler autrement qu’en termes
métaphysiques et de comprendre sur quelles données objectives reposaient les distinctions.
2. Entre les cultures il est normal que, mises en contact sur des territoires contigus ou qui se
chevauchent, elles génèrent des réactions d’agressivité. Les « primitifs » le savent bien. 3. Les
cultures sont créatives lorsqu’elles ne s’isolent pas trop, mais il faut qu’elles s’isolent quand
même un peu ». Si les cultures ne communiquent pas, elles se sclérosent, mais il ne faut pas
non plus qu’elles communiquent trop vite, afin de se donner le temps d’assimiler ce qu’elles
empruntent au dehors. « Aujourd’hui (1989), dit Lévi-Strauss, le Japon me paraît l’un des
seuls pays à atteindre cet optimum : il absorbe beaucoup de l’extérieur et refuse
beaucoup ».Mes origines juives ne m’ont jamais tourmenté, ni le judaïsme comme religion.
Je me sens plus proche de l’animisme, en particulier du shintoïsme des Japonais ».
Guy Sorman, 1989, Les vrais penseurs de notre temps,
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