Le complexe de l`ethnographe, Finalités

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Le complexe de l`ethnographe, Finalités
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Rompre avec notre civilisation et revenir à l’état de nature, voilà une pensée
rousseauiste qui m’a habité bien avant d’avoir atteint l’age de raison et qui, sous
une forme plus élaborée, moins naïve, continue de travailler le « sauvage » qui
sommeille au fond de moi. C’est en m’essayant au travail de recherche dans le
champ de la formation expérientielle, entre une éthologie du comportement de
curiosité sur laquelle portait ma recherche et la production de savoir nécessaire à la
soutenance de mon travail universitaire que j’ai soulevé le voile et jeté les
premières bases de ce que j’ai appelé le Complexe de l’ethnographe.
Au cours de ce travail de recherche réalisé en vu de l’obtention du Diplôme
Universitaire des Hautes Etudes de la Pratique Sociale à l’Université François
Rabelais de Tours sous la direction et le compagnonnage de Gaston Pineau, je me
suis replongé dans la lecture de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss1. Son
expérience d’immersion volontaire auprès des peuples du Mato Grosso a alimenté
ma réflexion sur la démarche d’observation participante ainsi que sur les paradoxes
que je soulevais dans l’étude du comportement de curiosité. A cette lecture, j’ai
retrouvé page après page un bonheur immense ressenti également à la lecture des
Derniers rois de Thulé de Jean Malaurie2. Ce goût prononcé pour les ouvrages à
caractère ethnographique et scientifique n’est pas nouveau chez moi, il relève
d’une puissante envie d’ailleurs motivée par une aspiration au contact étroit avec la
nature. J’ai une véritable passion pour les aventures polaires et je rêve de pouvoir
un jour poser le pied ne serait-ce que sur un modeste îlot des T.A.A.F., les
mythiques Terres Australes et Antarctiques Françaises. Aussi une part importante
de mes lectures s’est orientée vers ces expériences humaines et polaires. Les noms
de Charcot, Shackleton, Peary, Cook, Amundsen, Rasmussen, Malaurie, Etienne
résonnent en ma tête à côté de Thulé, du Passage du nord-ouest, de la Terre de
Baffin au nord, de Punta Arenas, Hobart, Terre Adélie, Concordia, Erebus au sud.
Quels mystères se cachent derrière cette attirance pour des contrées désertiques et
glaciales ? Pourquoi cette envie furieuse de partir là-bas ? Fuir la civilisation ? Ma
passion de l’ornithologie ? L’étude des populations d’oiseaux pélagiques subantarctiques m’attire, mais elle n’est pas la seule motivation !
A la suite de Claude Lévi-Strauss, il faut convoquer Auguste mais surtout Cinna
pour expliquer cette furieuse attirance pour ces territoires d’aventures scientifiques
et humaines et ses répercussions.
Au cours de son périple brésilien, Claude Lévi-Strauss revisite par l’écriture Cinna
ou la clémence d’Auguste de Corneille. Auguste est l’homme social. Empereur, le
sénat souhaite le porter au rang de divinité vivante en votant son Apothéose.
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Cinna, lui, a fait le choix de la nature contre la société et c’est après dix ans de vie
aventureuse que les deux amis se retrouvent au « moment crucial, pour chacun
d’eux, de leurs carrières divergentes 3 ». Chacun faisant le constat d’un échec
manifeste quant à la voie qu’ils avaient respectivement choisie. Auguste par
l’Apothéose votée au sénat se retrouve exclu, en quelque sorte, de la société des
hommes et Cinna qui « avait pensé opter contre la civilisation, découvre qu’il a
employé un moyen compliqué d’y entrer, mais par une méthode abolissant le sens
et la valeur de l’alternative devant laquelle il s’était jadis cru placé. » Voilà qui
illustre ce que j’appelle le « Complexe de l’ethnographe » car selon Claude LéviStrauss quand l’ethnographe « exerce sa profession sur le plan scientifique et
universitaire, il y a de grandes chances pour qu’on puisse retrouver dans son passé
des facteurs objectifs qui le montrent peu ou pas adapté à la société où il est né ».
Et il poursuit ; « en assumant son rôle, il a cherché soit un mode pratique de
concilier son appartenance à un groupe et la réserve qu’il éprouve à son égard, soit,
tout simplement, la manière de mettre à profit un état initial de détachement qui
lui confère un avantage pour se rapprocher de sociétés différentes, à mi-chemin
desquelles il se trouve déjà. »4
Je tiens à faire ressortir ici le Complexe de l’ethnographe. Ce concept complexe
définit la situation autant que la pensée d’un individu qui cherche sa place dans
une société dont il est issu mais vis-à-vis de laquelle il éprouve quelques réserves. Il
souligne le paradoxe, la dualité exprimée par Jean Louis Etienne dans Le pôle
intérieur5 : « toute expédition, [...] par son coté sauvage consiste à fuir un peu les
hommes, tout en essayant d’attirer l’attention [...] Ma vie avait été et restait
malgré tout en dehors de la structure sociale : j’avais fais des études de médecine
mais je ne m’étais pas installé comme médecin, je n’étais jamais entré réellement
dans la marche du monde. Le pôle Nord m’avait ouvert une porte, la
reconnaissance m’avait donné une assise et une force. » Suspendu, en transit entre
là d’où il vient et ce vers quoi il tend, l’individu adopte un système de
fonctionnement comportemental et cognitif qui lui permet de mettre à profit cet
état de détachement. Si, selon Claude Lévi-Strauss, cet état de détachement peut
établir les fondements d’une démarche ethnographique ou scientifique, il est à mes
yeux un élément important favorisant un comportement de curiosité. Car
l’individu « considère [alors] toute situation environnementale comme si elle était
[...] pertinente ».6 Il prédispose à une ouverture d’esprit laissant à loisir s’exercer la
curiosité perceptive autant qu’épistémique. Il explique à mes yeux l’apparent
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antagonisme qui peut se faire jour entre un individu souvent critique, parfois
rebelle vis-à-vis de la société dans laquelle il vit et malgré tout, sa formidable
capacité d’adaptation à cette même société. Aussi surprenant que cela puisse
paraître, il semble que le Complexe de l’ethnographe favorise la capacité adaptative
de l’individu. Ce dernier, allant explorer d’autres champs de possibles, choisissant
délibérément la Nature contre la Société, pense adopter une voie qui l’éloigne de
cette société vis-à-vis de laquelle il éprouve quelques réserves, il ne fait en vérité
que développer et stimuler sa capacité d’adaptation à cette société qu’il semble
vouloir fuir mais qui lui reste cependant indispensable.
Ce que j’appelle le Complexe de l’ethnographe place l’individu dans une attitude de
recherche permanente. Il est en transit, suspendu entre un point d’origine et une
finalité (ou ce qu’il croit être une finalité). Il ne défini pas le partisan/spécialiste
mais le médiateur/polytechnicien. Cette situation nécessite sans cesse le
réajustement, le réaménagement des connaissances, des savoirs et des
compétences. Le questionnement physique et cognitif des origines, du présent et
de l’avenir afin d’établir un état de relative stabilité. Souvent envisagé comme de
« l’instabilité pathologique », il se pourrait qu’en définitive, la prise de conscience
de cet état particulier permette une meilleure adaptation aux évolutions et aux
changements du monde qui nous entoure, et plus particulièrement encore face à
l’accélération des mutations dans lesquelles notre monde se trouve actuellement
engagé.
Il me semble que c’est un concept complexe mais optimiste qui réhabilite tout à la
fois l’école buissonnière et les parcours sinueux dans une formation expérientielle,
pragmatique, polytechnique et permanente capable d’affronter l’avenir en
s’inscrivant, peut-être, dans une écologie générale7.
1 Lévi-Strauss Claude, 1955, Tristes tropiques, Paris, Plon, 497 p.
2. Malaurie Jean, 1976, Les derniers rois de Thulé, Paris, Plon, 647 p.
3.Lévi-Strauss Claude, 1955, Tristes tropiques, Paris, Plon, page 453.
4. Lévi-Strauss Claude, 1955, Tristes tropiques, Paris, Plon, page 458.
5. Etienne Jean-Louis, 1999, Le pôle intérieur, Paris, éditions J’ai Lu, 346 p.
6. Lorenz Konrad, 1984, Les fondements de l’éthologie, Paris, Flammarion, 405 p.
7. Morin Edgar, 1980, La Méthode tome 2, la Vie de la Vie, Paris, Seuil, pages 90,91
« L’écologie générale est la première science qui, en tant que science, appelle quasi
directement une prise de conscience. Et, c’est pour la première fois qu’une science,
et non une philosophie, nous pose le problème de la relation entre l’humanité et la
nature vivante. »
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