Quatre années. La période juste avant. Avant le chariot du
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Quatre années. La période juste avant. Avant le chariot du
Quatre années. La période juste avant. Avant le chariot du supermarché, le qu’est-ce qu’on va manger ce soir, les économies pour s’acheter un canapé, une chaîne hi-fi, un appart. Avant les couches, le petit seau et la pelle sur la plage, les hommes que je ne vois plus, les revues de consommateurs pour ne pas se faire entuber, le gigot qu’il aime par-dessus tout et le calcul réciproque des libertés perdues. Une période où l’on peut dîner d’un yaourt, faire sa valise en une demi-heure pour un week-end impromptu, parler toute une nuit. Lire un dimanche entier sous les couvertures. S’amollir dans un café, regarder les gens entrer et sortir, se sentir flotter entre ces existences anonymes. Faire la tête sans scrupule quand on a le cafard. Une période où les conversations des adultes installés paraissent venir d’un univers fiitile, presque ridicule, on se fiche des embouteillages, des morts de la Pentecôte, du prix du bifteck et de la météo. Personne ne vous colle aux semelles encore. Toutes les filles l’ont connue, cette période, plus ou moins longue, plus ou moins intense, mais défendu de s’en souvenir avec nostalgie. Quelle honte ! Oser regretter ce temps égoïste, où l’on n’était responsable que de soi, douteux, infantile. La vie de jeune fille, ça ne s’enterre pas, ni chanson, ni folklore làdessus, ça n’existe pas. Une période inutile. Pour moi quatre années où j ’ai eu faim de tout, de rencontres, de paroles, de livres et de connaissances. Étudiante, même boursière, pour la liberté et Fégoïsme c’était rêvé. Une chambre loin de la famille, des horaires de cours lâches, manger ou ne pas manger régulièrement, se mettre les pieds sous la table au restau universitaire ou préférer un thé sur son lit en lisant Kafka. Luxe de me rabibocher avec une mère qu’il m’est indifférent de trouver maintenant gueularde et peu féminine, j ’ai ouvert les yeux, les mères douces, comme celle d’Hilda qui pleure pour un rien, quel fardeau, toujours gaffer de ne pas leur faire de souci, de peine. La mienne me pose des questions avides et naïves sur ma nouvelle vie et complice, me glisse vingt francs dans la main, si tu as besoin de quelque chose, des livres, boire des cafés... Acheter, posséder, pas mes mots d’alors. Rue Bouquet, je lève la tête vers les hautes maisons bourgeoises aux rideaux anciens. L’ordre et l’immobilité, mais c’est un pur décor, ne me concerne pas et ne me concernera jamais. Moi je descends vers les lieux mouvants, vivants, les lieux à rencontres, salles de cours, cafés de gare, bibliothèques, cinémas et je retourne au silence absolu de ma chambre. Alternance merveilleuse. Annie ERNAUX, La femme gelée Paris, Gallimard, 1981, coll. Folio