Is the door really golden

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Is the door really golden
Is the door really golden ? (à propos de Golden Door, d’emanuele CRIALESE, 2007) 1) Introduction : qu’est­ce qu’une analyse de film ? Faire l’analyse d’un film est l’ambition, sans cesse renouvelée, d’écrire un essai de théorie de l’analyse filmique. Celle­ci reste en effet toujours à refaire, tributaire de chaque nouveau film. L’inventivité des artistes de cinéma la remettant trop en cause à chaque fois pour qu’elle soit figée définitivement. (Cf. AUMONT Jacques, MARIE Michel, L'analyse des films, Paris, Nathan, 1988). Nous essaierons au moins, à propos de Golden Door, d’esquisser les bases d’une méthodologie de l’analyse filmique telle qu’elle est développée, plus en détail, dans la partie « espace prof / analyse filmique » de ce site. 1­1) Nous poserons trois conditions essentielles à une analyse de film et un objectif : Elle doit toujours rester immanente et, donc, ne jamais s’éloigner du film qu’elle décrit. En ce sens, comme le dit Roger Odin, « le film est le seul garant de l’analyse ». (Voir ODIN Roger, Cinéma et production de sens, Paris, Armand Colin, 1991) On doit ensuite formuler une hypothèse de base qui, ancrée dans les sensations éprouvées lors de la projection ne vaut en général que pour cette analyse, et pour aucune autre ni surtout aucun autre film. On doit enfin mobiliser des savoirs constitués hors du film, des concepts (pas forcément cinématographiques) qui fonderont la méthodologie mise en œuvre pour vérifier l’hypothèse avancée. Pour finir, l’objectif est de donner du film une lecture personnelle qui ne soit pas simple spéculation mais étayée par des arguments valides. Enfin, pour être bien clair, si cet appareillage méthodologique fait penser à une méthode scientifique, les termes utilisés ici doivent être compris sur un plan métaphorique : il ne s’agit ni de prouver quoi que ce soit, ni même (à l’extrême) de convaincre. L’ambition d’une saine analyse (et d’un bon enseignement de cinéma) est de faire « penser cinéma ». 1­2) Comment appliquer ces quelques idées simples à Golden Door ? Le premier point (l’immanence) fera l’objet de la plus grande attention. Lors de la description des moments du film choisis pour soutenir l’hypothèse, rien ne sera avancé qui ne soit vérifiable par tous dans le film. Et toute description intégrera obligatoirement une analyse technique des éléments de film abordés, car le cinéma est un art qui repose sur des techniques. Techniques qui portent des sens différents d’un film à l’autre et même, souvent, d’une séquence à l’autre.
Notre hypothèse sera double : Nous soutiendrons tout d’abord l’idée que Lucy (Charlotte Gainsbourg) incarne, dans le film, non pas un personnage au sens traditionnel mais une allégorie de l’Amérique. Enfin second point, partant de ce postulat nous essaierons de montrer comment ce film dépeint avec précision les grands mouvements historiques de l’idéologie américaine dans sa relation à l’émigration italienne. Notre méthodologie : Elle consistera à comparer le cheminement narratif du film aux textes fondateurs de l’idéologie américaine tels qu’Elise Marienstras en rend compte dans son fameux essai Les mythes fondateur s de la nation américaine (éd. Complexe, Bruxelles, 1992, 377p.) et notamment : rupture d’avec les origines, traversée de l’Atlantique comme chemin initiatique, adhésion des individus à une idéologie en train de se construire en même temps qu’elle construit une nation. Essayons tout d’abord de voir si Golden Door soutient notre hypothèse de Lucy comme incarnation d’une allégorie de l’Amérique. 2) Lucy, allégorie de l’Amérique Rappelons tout d’abord qu’une allégorie est une figure rhétorique qui nous invite à rechercher un sens symbolique sous le sens « littéral » (ou apparent pour parler de cinéma). Prenons la définition donnée par l’encyclopédie Wikipédia : « Il s'agit d'une forme de représentation indirecte qui prend une chose (une personne, un être animé ou inanimé, une action) comme signe d'une autre chose, cette dernière étant souvent une idée abstraite difficile à représenter directement. Une allégorie est une figure rhétorique qui consiste à exprimer une idée en utilisant une histoire ou une représentation qui doit servir de support comparatif. La signification étymologique est : une autre manière de dire, au moyen d'une image figurative ou figurée. » C’est le moment de signaler aux « non initiés » que la question du personnage est actuellement un chantier très important dans la théorie du cinéma. 2­1) L’installation de Lucy dans la fiction : Elle est tout à fait étonnante. Voici une famille de très pauvres paysans de Sicile. Ils quittent leur terre ingrate pour immigrer vers l’Amérique. A leur arrivée au port d’embarquement ils doivent faire une photo de toute la famille (à 35 min. env. du début). C’est ici que se produit une scène proprement prodigieuse : alors que les quatre membres de la famille Mancuso sont installés à leur place (ils passent la tête dans les trous d’un décor de fête foraine) une jeune inconnue, Lucy, vient nonchalamment s’installer avec eux pour la photo. Elle a un air étranger, est fort bien habillée et détonne au milieu de ces paysans italiens pauvres. Elle déclare simplement au « préposé » qui lui demande si elle voyage avec eux « Si ! ». Il ne vient à personne l’idée de la contredire, elle est comme irréelle. Cette scène de la photo est
étonnante d’un autre point de vue : une musique de piano mécanique baigne cette très courte séquence sans aucune logique ni aucun réalisme. Cette scène dure moins de deux minutes pourtant, dès ce moment là, Salvatore Mancuso va défendre cette jeune inconnue, tout autant qu’elle le défendra aux moments les plus importants. Autre phénomène important : immédiatement, Lucy devient l’objet du regard de cette famille italienne. Ce qui nous permet d’apporter tout de suite une précision concernant notre hypothèse : Lucy fonctionne comme allégorie au yeux de ces gens. Elle incarne immédiatement la modernité, une modernité faite femme. L’irruption inattendue de la musique apporte d’ailleurs une dimension cinématographique nouvelle qui isole cette scène par rapport à la première demi­heure du film et nous fait quitter momentanément le mode narratif qui prévalait jusque là : le réalisme. Nous reviendrons sur l’utilisation de la musique à différents moments de cette analyse, mais notons tout de suite que son intervention dans Golden Door est toujours liée à une scène dans laquelle Lucy joue un rôle important. Nous verrons également que la musique nous fait passer progressivement de l’« italianité » à l’ « américanité ». 2­2) Un second temps fort du « façonnage » de Lucy comme allégorie : A env. 49 min. commence une séquence (d’approximativement 10 min.) centrée sur Lucy : Des hommes parlent d’elle de façon vulgaire. Salvatore prend immédiatement sa défense, disant qu’elle voyage avec lui. Juste après, vient une très belle scène sur le pont filmée comme une sorte de danse. Une succession de lents travellings latéraux (de gauche à droite et inversement) montrent Lucy et Salvatore qui tournent autour des manches à air, tournent sur eux­mêmes, se croisent, se cachent. En ponctuation de cette danse, à un moment, Salvatore la salue ostensiblement devant sa famille, comme s’il voulait « officialiser » leur relation naissante. Puis la séquence s’achève sur des discours tenus par Rita (une des jeunes femmes qui voyagent avec eux) qui la fait fille d’un proche du roi, mariée à un américain qui aurait disparu. Pour finir, Angelo (le fils de Salvatore) la dit femme du fils du roi … Le point le plus important de cette séquence est qu’elle s’articule (à 55 min.) autour d’une « vision » comme Salvatore en aura plusieurs fois dans le film : Il se voit nageant dans une rivière de lait en compagnie de Lucy. Lors de cette séquence, ils croisent une carotte géante à l’image des légumes géants entrevus dans les cartes postales de propagande du début du film.
Dans tous les cas, que cela soit dans une vision mythique, ou dans les « ragots » à son encontre, Lucy est associée au thème de l’abondance qui constitue un des fondements de la mythologie américaine, qu’elle soit naturelle ou financière. Nous reviendrons plus loin sur le lien entre ces deux aspects. Autre point important à signaler : lors de l’arrivée à New York, dans le brouillard, Salvatore demande « mais où est cette Amérique ? ». Lucy, qu’il n’avait pas vue, surgit tout juste derrière lui pour lui chuchoter à l’oreille « elle est là, mais elle ne se voit pas ». L’ambiguïté de la situation peut laisser penser un instant que l’Amérique et elle ne font qu’un. Au final, Lucy est un personnage très étrange du point de vue du sens traditionnel donné à ce terme : en effet, elle n’a ni histoire ni évolution psychologique. Elle ne sert qu’à éclairer le personnage de Salvatore, en tout cas à éclairer son adhésion au mythe de l’Amérique. 3) Le rôle de cette allégorie Notre hypothèse concernant Lucy sous­tend un aspect très important du film. Une allégorie est toujours une figure symbolique forte, qui domine et même surdétermine le sujet dans lequel le poète l’utilise. Par exemple, on dit de la statue de la Liberté à New York « la liberté éclairant le monde ». Pas seulement New York ou même l’Amérique, mais le monde. Notons au passage qu’Emanuele Crialese prend bien soin de ne jamais montrer cette statue … Peut­être parce que cette force symbolique est déjà véhiculée par Lucy : le simple fait qu’elle choisisse Salvatore permet à ce dernier (lui garantit pourrait­on dire) d’accéder au Nouveau Monde. De nombreux points viennent confirmer cette idée après la première scène de la photo décrite plus haut. Nous pointerons simplement deux aspects essentiels : le mariage et la relation à la mère. 3­1) le mariage de Lucy Sur ce point, il est inutile d’insister trop longuement ; de nombreuses séquences du film montrent à quel point Lucy est l’objet du désir de nombreux hommes sur le bateau, y compris des plus riches et même d’un « entremetteur ». Pourtant c’est à Salvatore qu’elle demande de l’épouser en lui précisant bien que ce n’est pas par amour mais parce qu’elle a besoin d’un homme pour rentrer aux États­Unis. Si Lucy est allégorie, il est normal qu’elle choisisse un travailleur, comme symbole de tous ceux dont l’Amérique a besoin. Ensuite, lors des séquences de mise en relation des couples à Ellis Island, il est à nouveau montré qu’elle a d’autres propositions et qu’elle pourrait facilement « trahir » Salvatore, mais il n’en n’est rien. C’est même elle qui fait tout pour que ce mariage ait bien lieu, elle qui apporte à ce paysan illettré le secours de sa plume pour remplir le formulaire nécessaire. Le fait que Salvatore soit « choisi » est fondamental par rapport à la suite de notre sujet sur le fonctionnement idéologique du film. Ce dernier aspect permet de dater le film à la période précédent soit 1917, soit 1924. A ces deux dates, des « immigration acts » furent votés par le
congrès américain, lois qui contenaient des clauses obligeant les émigrants à savoir lire et écrire. (Pour en savoir plus sur ce sujet : http://www.spartacus.schoolnet.co.uk/USAE1917A.htm ) 3­2) Le statut de Fortunata Pour ce qui est du rapport à la mère, la question est plus complexe car elle baigne dans des relations étranges, traitées (grâce au statut très particulier de Fortunata Mancuso) sur le mode du fantastique. C’est un des aspects les plus ambitieux de Golden Door que de jongler avec bonheur entre des registres si différents que sont le réalisme, le fantastique, l’onirique et la reconstitution historique, qui n’est qu’une variante fictionnelle du reportage. Emanuele Crialese s’en sort admirablement. C’est sans doute l’occasion de saluer le travail tout à fait extraordinaire d’Agnès Godard, directrice de la photo, servi par des décors et des costumes somptueux. Fortunata, la mère, nous a été présentée dès le début du film comme « exorciste ». Elle est toujours celle qui renvoie aux valeurs traditionnelles de la Sicile, à son archaïsme même. Dans une sorte de vision qu’elle a en quittant sa maison, elle s’adresse au frère jumeau de Salvatore (déjà parti depuis longtemps aux États­Unis) pour lui annoncer qu’elle lui amène son frère. Par un effet de prolepse, elle fixe elle­même sa mission, annonçant ainsi que son seul but est de faire accéder Salvatore à l’Amérique. Elle n’attend rien pour elle de ce voyage. Pour les aficionados du schéma actantiel de Greimas et de la sémantique, Fortunata Mancuso occupe, de ce point de vue, une position d’adjuvant, comme Lucy. Mais Fortunata est l’adjuvant du « sujet­négatif » (Salvatore, dans sa version sicilienne), alors que Lucy est l’adjuvant du « sujet­positif » (Salvatore comme sujet digne d’accéder à l’Amérique), dans un axe sémantique qui serait le passage de l’Ancien au Nouveau Monde. (Cf. GREIMAS Algirdas­Julien Du Sens, essais sémiotiques, éd. du Seuil, 1970. La "discrimination" entre sujet­positif et sujet­négatif est due à Roger ODIN qui a retravaillé le schéma actantiel de Greimas d'un point de vue psychanalytique) 3­3) Fortunata vs. Lucy Le film montre une lente progression dans les rapports Fortunata/Lucy. Progression qui nous mène à une scène étonnante à Ellis Island traitée sur le mode fantastique (à 1h. 26) : Au milieu de toutes les femmes qui se préparent pour aller au « salon de mariage », Fortunata fixe Lucy (qui lui tourne le dos) ; la scène se fige soudain, accompagnée d’une étrange bande son (façon world music, c’est­à­dire en une sorte de mélange sonore entre la plus absolue modernité et les traditions les plus ancestrales). Lucy n’a pas besoin de se retourner, elle ressent cette présence, et comprend ce moment où la mère (c’est­à­dire, ici, l’italianité) rend les armes et abdique face à la modernité, l’avenir et, en un mot, l’Amérique.
Entre ces deux positions extrêmes du personnage de Fortunata, le film s’articule sur la scène extraordinaire de la tempête. Il est étrange de voir comment cette séquence fondamentale (même si elle ne dure que trois minutes et demi !) au milieu du film, s’engage sur la base de l’affrontement Fortunata/Lucy. A regarder cette séquence avec des yeux de cinéphile, on ne peut pas ne pas penser au film Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1963) où est mis en scène l’affrontement du désir de la prétendante avec l’attachement mère/fils. Dans Les Oiseaux cet affrontement se donne sous l’aspect des pires dérèglements naturels. Dans Golden Door, les forces en présence sont littéralement d’ordre tellurique : quand Fortunata affronte Lucy, immédiatement la tempête se lève. Nous allons y revenir. De ce point de vue, on pourrait tout aussi bien dire de Fortunata qu’elle fonctionne elle aussi comme une allégorie (au XXème siècle, un des rares usages que l’on fasse encore de l’allégorie est l’allégorie nationaliste) mais ce n’est vrai que de façon indirecte, puisqu’elle ressemble beaucoup plus à un personnage au sens traditionnel, avec une histoire, un ancrage dans un milieu et une évolution psychologique certaine. Ce qui n’est pas le cas de Lucy. L’affrontement Fortunata / Lucy permet à Golden Door de dépeindre le passage d’un régime de soumission aux valeurs de l’italianité à un régime d’adhésion à celles de l’Amérique. C’est ce que nous allons maintenant essayer de préciser plus avant. 3­4) Lucy comme passeur Lucy est à la fois une variante idéologique de l’Amérique pour cet émigrant italien, mais elle est aussi ce qui permet à l’Amérique d’exister pour lui car elle lui sert littéralement et très concrètement de « passeur » lors des scènes à Ellis Island. C’est un peu le fonctionnement des fondements de l’idéologie américaine décrit par Elise Marienstras dans le livre indiqué en introduction : l’idéologie de la nation américaine est à la fois produite par la classe dominante (les pères fondateurs), mais également productrice d’une certaine idée de la nation américaine à laquelle adhère la classe dominée (adhésion qui perdure dans le temps), et qui est bien autre chose qu’un simple nationalisme. Parlant du discours idéologique de la classe dominante dans la période révolutionnaire, Elise Marienstras dit : (p. 30­31) « Ceux qui le prononcent ne se contentent pas de décrire des faits ; ils les déforment parfois pour que les principes qu’ils énoncent paraissent calqués sur la réalité. Mais ce faisant, ils cherchent à faire du discours un principe actif grâce auquel la nation se conformera à leur idéal. ». Nous nous intéresserons ici uniquement à la première partie du livre les mythes fondateur s de la nation américaine qui concerne l’idée de « la nation comme création », sujet auquel renvoie Golden Door. Mais attention : relire la création de la nation américaine dans un film qui relate des événements du début du 20° siècle équivaudrait à un anachronisme qui discréditerait notre propos. Ce qui fait sens ici, c’est la permanence des mythes fondateurs dans la période décrite par Emanuele Crialese. Et surtout la hauteur de vue du metteur en scène qui n’est pas dupe de ces mythes, la musique en fait foi, nous y reviendrons en fin d’analyse.
4) L’inscription de Salvatore hors de l’Histoire Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’inscription d’un personnage dans une histoire collective mythique et, parce que mythique, HORS du temps. Le film commence par l’ascension d’un calvaire. Calvaire dont la hauteur est proportionnelle au désespoir de ceux qui le gravissent, une pierre à la bouche : Salvatore et son fils Angelo. La plongée extraordinaire qui inscrit ces deux personnages dans un paysage « lunaire » en dit plus long que tous les discours (à 3 min. 17). Ce coin de Sicile est aride et ne donnera jamais rien. Tout sur cette terre est comme « fossilisé » et renvoie à l’immobilisme, voire au passé et ses archaïsmes dont Fortunata, nous l’avons vu, est la représentante. 4­1) Les causes du départ Rapidement, la plongée qui écrasait les deux hommes est renversée : Pietro, le fils « muet » (le mutisme serait plutôt ce qui le caractérise le mieux), fait la même ascension que son père et son frère. Mais l’image file comme l’éclair : la plongée est devenue contre­plongée et Pietro coure à toute vitesse vers le sommet du calvaire pour porter le signe « divin » que Salvatore attend : les cartes postales du Nouveau Monde. Cette mise en scène de « l’élection divine » se joue par la mise en opposition de deux thèmes qui ont été transcrits dans les grands textes : les difficultés en Europe qui déclenchent le désir d’émigrer et l’abondance de la nature aux États­Unis qui attire les immigrants. D’où l’opposition de forme : plongée / contre­plongée. Dans ses « Lettres d’un fermier américain » Saint­John Crèvecœur parle à la fois du passé comme « décadence » et des « fièvres putrides » de la Campanie (une région italienne pourtant moins pauvre que les montagnes de Sicile que le film nous montre…). Le reste de ses textes décrit avec force détails l’abondance américaine et la capacité de l’individu à rebondir dans ce lieu qui est « aux frontières de la grande sauvagerie », c’est­à­dire un lieu tourné entièrement vers l’avenir, mais dans une temporalité nouvelle faite d’un temps cyclique lié aux saisons naturelles (Marienstras, p.62, et 81). Plus tard Crèvecœur écrira un texte intitulé « Sketches of Eighteen Century America », dans lequel Elise Marienstras signale qu’il parle de la guerre d’indépendance comme d’ «une intrusion brutale et indue dans le monde du fermier […) Ce qui l’a choqué, ce n’était pas le principe qui l’animait, mais l’introduction de l’histoire dans l’Éden. » (Marienstras, p. 81) Pour ce qui est de signifier l’abondance naturelle des États­Unis d’Amérique, les textes sont légions, qu’ils soient de nature poétique, polémique, juridique ou politique. Elise Marienstras en porte témoignage en présentant des dizaines d’extraits significatifs. Nous n’insisterons pas sur cet aspect ici car ce n’est pas l’objet du film.
4­2) la naturalisation de l’idéologie : Revenons plutôt à la séquence qui montre Salvatore au moment où il prend la décision de partir (à 23 min. 35). En opposition à sa mère qui en appelle aux mauvais esprits pour l’empêcher de se lancer dans la traversée, Salvatore s’enterre. Littéralement. Seul son visage dépasse du sol et il s’apprête à passer la nuit là. Dans le noir, des pièces d’argent tombent du ciel, telles des étoiles filantes et viennent submerger son visage. Il sourit voyant sans doute là un signe divin supplémentaire. Cette vision de Salvatore est intéressante au plan idéologique car dans les discours des fondateurs de l’idéologie américaine, l’abondance (qui est un avatar du libéralisme économique qu’ils cherchent à masquer) est toujours ancrée dans une cause naturelle. Elle est toujours fondée sur cette nature immensément riche décrite par Crèvecœur. C’est d’ailleurs une tendance récurrente du cinéma américain que de « naturaliser » un discours idéologique. Le western par exemple remplit cette fonction quasiment en permanence. Pour finir sur les causes du départ et la notion d’élection divine, Elise Marienstras explique longuement les liens entre le naturel et l’élection divine. La taille du continent américain, ses immenses richesses sont en elles­mêmes la preuve de l’élection de l’Amérique, en tant que pays. Le « naturel » est un des lieux communs les plus utilisés dans la période avant 1776 dans les textes juridiques qui vont fonder la séparation d’avec la couronne britannique. Pour Richard Bland (Marienstras, p. 47) l’autonomie est « naturelle » comme l’indépendance ou le droit d’immigrer. Tout constitue une série de droits « naturels » qu’il oppose à l’empire britannique (et aux taxes nouvelles qui s’accumulent dans les années 1760). Benjamin Franklin, et après lui Thomas Jefferson (qui deviendra le troisième président américain en 1800) parlent eux aussi des droits « naturels ». (Marienstras, P56­60) Mais dans ces textes, il ne s’agit que de fonder l’indépendance d’un pays pas encore de créer une nation. Ces grands textes insistent sur l’isolement par l’Atlantique comme marqueur de l’élection divine. « La distance que le Tout­puissant a mise entre l’Angleterre et l’Amérique est une preuve convaincante et naturelle que l’autorité de l’une sur l’autre n’a jamais fait partie des desseins de la Providence […] Il n’existe pas d’exemple dans la nature où le satellite soit plus grand que sa planète primitive, et, puisque l’Angleterre et l’Amérique, dans leur actuelle relation, présentent une inversion de l’ordre naturel des choses, il est manifeste qu’elles appartiennent à deux systèmes différents : l’Angleterre à l’Europe et l’Amérique à elle­ même» (Thomas Paine « Common Sense », cité par E. Marienstras, p. 75) Mais au­delà de cette célébration de l’Amérique comme terre d’un nouveau commencement, les textes fondateurs vont plus loin en transformant l’Atlantique en « Mer Rouge » et en revisitant l’Histoire (une nouvelle fois de façon cyclique) transformant ainsi le peuple des émigrants en nouvelle tribu d’Israël, et l’Amérique en Nouvelle Jérusalem. Elise Marienstras insiste bien sur le fait que ces thèmes empruntés à l’héritage puritain seront très vite repris dans les milieux laïcs et qu’ils pénètreront très profondément l’imaginaire américain. C’est la permanence de ces thèmes que montre très bien Golden Door. Ciment « naturel » de la nation, au moment de l’émigration, il y a donc la double épreuve du départ (la rupture) et de la traversée de l’Atlantique. Elle fonde l’américanité et fait de tout émigrant un citoyen américain potentiel.
4­3) Le départ : Il est traité de façon simple et belle dans le film. Il y a en fait trois départs, empilés comme des poupées russes, comme trois ruptures différentes : La première survient juste après la scène dans laquelle les Mancuso récupèrent des vêtements pour le voyage. Il faut d’abord quitter le milieu naturel, ici : les animaux de la ferme. Le départ de Salvatore et ses deux fils est montré avec un mur de pierres entre eux et la caméra. Ce mur masque l’horizon comme s’ils partaient vers l’inconnu (à 18 min. 15). ( http://direct.scola.ac­paris.fr:443/edi/Golden­Door­sequence01.wmv) Le second départ se joue de la même façon, est cadré de façon quasi­similaire (à 29 min. 45) : la rupture se fait alors avec la communauté des hommes, tout de suite le groupe qui part est séparé du groupe qui reste par un mur. Notons toutefois que la caméra s’est un peu reculée comme si elle prenait un peu de cette rupture à son compte, pour nous la faire ressentir. Le troisième départ, c’est bien sûr celui du bateau qui quitte le port. On quitte le pays. Pour cette séquence le travail est différent, très simple d’apparence, mais sans doute fort complexe à réaliser concrètement : lorsque le bateau démarre, un mouvement de caméra extrêmement discret fait que le quai s’éloigne du bateau, tout autant que le bateau s’éloigne du quai. Ce ne sont pas des émigrants qui partent de chez eux, mais deux groupes sociaux différents qui s’éloignent l’un de l’autre. La nuance est très importante, ce n’est pas un éloignement qui est montré, mais un espace qui s’agrandit. Et cet espace, tel qu’Emanuele Crialese nous le donne à ressentir, montre plus une profondeur temporelle qu’une distance. Ces émigrants quittent la temporalité linéaire du Vieux Monde pour entrer dans un temps cyclique, rythmé par les saisons de la nature abondante du Nouveau Monde. En faisant appel à Gilles Deleuze, on peut sans doute se risquer ici à parler d’image­temps. C'est­à­dire, un moment de cinéma dans lequel ont passerait enfin « au principe d’un temps et d’une pensée qui seraient comme directs ». (Cours à Vincennes, 17/05/1983. puis l’ouvrage : DELEUZE Gilles, Cinéma 2­ l’image­temps, éditions de minuit, 1985). Pour souligner la gravité de l’instant, de nouveau la scène est filmée en plongée.
4­4) la tempête : L’épreuve de la traversée, quant à elle, est mise en scène autour de la séquence de la tempête. Nous avons souligné l’importance de cette séquence dans la relation Lucy / Fortunata, voyons­en l’important du point de vue idéologique. La tempête insère des individus isolés (y compris sexuellement, puisque hommes et femmes sont séparés sur le bateau) dans un groupe social nouveau par lequel les différences sont abolies et qui ne doit sa survie collective qu’au rôle de chacun en tant qu’individu. Ainsi, par exemple, dans la scène de la tempête, on voit subrepticement Salvatore et Angelo porter secours à Lucy dans une des scénettes. La mise en scène de cette séquence est particulièrement brillante. Nous pourrions comparer l’utilisation que Crialese fait des corps, aux essais menés (pour la scène de bataille) par S. M. Eisenstein dans Alexandre Nevski, (1938, bataille du lac Peïpous) travail qui sera repris et encore magnifié par Orson Welles dans Chimes at Midnight. (1965, bataille de Shrewsbury) Ici, par le travail de Crialese et d’Agnès Godard, les corps des personnages disparaissent littéralement au profit d’une vision profonde de l’Homme, qui dépasse largement le tragique de la situation pour atteindre à l’universel. Ce glissement de l’individuel (l’immigrant) au collectif (la nation américaine comme « construction ») est présent dans de nombreux textes de la fin du XVIIIème siècle. La nation annoncée « est détentrice de valeurs, dont, par une gradation de l’individuel au collectif, [Jonathan Mason] montre qu’elles préservent les intérêts réciproques. La « vertu », le « bonheur », la « paix », la « prospérité » appartiennent à la fois à l’individu et à la collectivité, dans une interaction idyllique. Enfin, ces valeurs si profitables à la nation, lui donnent une dimension universelle » (à propos de « Patriotism a virtue » (1780) E. Marienstras, p. 99). En recontextualisant très clairement ces textes, Elise Marienstras montre bien comment ces discours sur une « république utopique » (p. 99) tentent de masquer un autre discours qu’on lit très clairement aujourd’hui comme soubassement du libéralisme économique. Ce discours universaliste sera à la source de toutes les vagues d’immigration, dont celle des Italiens qui nous préoccupe ici ... 4­5) L’arrivée à Ellis Island : Pour la partie du film consacré à Ellis Island, au­delà des « péripéties » montrées (et le travail de Lucy déjà abordé), nous pourrions la résumer très rapidement en nous référant à cette citation d’Elise Marienstras, dans sa conclusion qui renvoie directement à la période de référence de Golden Door : « Ceux qui décrivent la société américaine comme résultant [du] melting­pot dissimulent le fait que l’élément anglo­saxon a, ethniquement et culturellement, imposé ses normes dès le
début aux autres ethnies. » (p. 347) puis elle conclue : « Les lois des quotas votées en 1921 et 1924 ne font qu’appliquer l’idée que la nation doit rester homogène et qu’il ne faut y accueillir que les groupes qui correspondent aux normes imposées par le premier noyau de peuplement. Le problème posé par la venue de groupes européens extérieurs à la civilisation anglo­saxonne ne se posait guère dans la pratique pour les hommes du XVIIIème siècle. Mais auraient­ils eux­mêmes mis en application de manière aussi brutale des choix qu’ils ne faisaient que suggérer ? Toujours est­il qu’ils ont indiqué la voie à leurs descendants lorsque, nourris des théories du darwinisme social, ceux­ci se sont de surcroît sentis approuvés par les mânes des fondateurs. » (p. 349). Précisons en outre comme elle le faisait plus avant dans son ouvrage « que les droits à la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ne sont pas assortis, dans la Déclaration [d’indépendance] ou la Constitution, de projets d’émancipation pour les noirs, ni d’extension de ces droits aux hommes qui sont alors considérés comme sauvages. » (p. 105) 5) Crialese et l’idéologie : Ceci nous amène à notre conclusion sur le discours profond d’Emanuele Crialese dans Golden Door. Pour cela, nous allons nous pencher à nouveau sur la musique, plus précisément sur les chansons que l’on entend dans la séquence finale. Dans les coursives d’Ellis Island, les hommes et les femmes sont triés, séparés. Se met à résonner l’immense succès qui popularisa Nina Simone au milieu des années 60 : Feelin’ good. Il s’agit d’un chant qui célèbre l’affranchissement d’un esclave. Celui­ci après avoir chanté la liberté dans la nature dit : « it’s a new dawn, it’s a new day, it’ a new life for me and Im’ feelin good ». Il poursuit même : « and this old world is a new world and a bold world for me ». D’une certaine façon, par le recours au discours sur la nature, par les références au Vieux et au Nouveau Monde, même le chant d’un esclave libre on le voit est « ré­insérable » dans le discours idéologique dominant. Sans vouloir relancer un large développement sociologique, on pourrait simplement rappeler que c’est le signe de la domination idéologique que la reprise des catégories de pensées qui vous ont été imposées. Mais en entonnant un chant d’esclave, donc de liberté, et en utilisant le « potentiel vocal » de Nina Simone, Crialese laisse planer un doute sur l’issue heureuse de cette épopée. Pour enfoncer le clou, Crialese finit son film de façon magistrale : la toute dernière séquence est traitée sur le mode onirique (ou ironique ?). De nouveau, on se retrouve dans une rivière ou plutôt ici un océan de lait. C’est Lucy qui guide son monde : Salvatore d’abord, puis ses fils, mais pas la mère qui a été « remerciée » dans la séquence précédente. Tout semblerait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais … Comme dans son précédent film Respiro, Crialese montre pour finir le groupe social rassemblé dans l’élément liquide. Mais dans Respiro ce groupe social se ressoudait autour des individus reconnus dans leur vérité profonde. Et, surtout, la caméra était dans l’eau avec eux. Rien de tout cela ici, et Golden Door est comme le contre­champ de Respiro :
Ce qui fait sens dans Golden Door, c’est la caméra hors de l’eau et (à nouveau) la plongée extrême qui va progressivement les dominer tout comme au début du film, comme lors de l’embarquement. Lucy perd à ce moment la stature d’allégorie qui lui donnait cette force qu’elle pouvait transférer à Salvatore : comme lui, comme ses fils et les autres immigrants, elle ne représente bientôt plus qu’un chapeau, un point noir de plus dans cet océan blanc. De nouveau, c’est une chanson de Nina Simone qui donne la clé de la séquence et son sens profond au film scellant définitivement la position d’Emanuele Crialese qui n’est pas dupe des discours idéologiques. Si l’océan est tout blanc, la chanson, elle, est « noire ». Nina Simone chante Sinnerman, une autre chanson d’esclave. Et que nous dit cette chanson ? Qu’un vieil esclave a cherché refuge près d’un rocher, qui lui refuse son aide. Qu’il a couru vers la rivière, que cette rivière saignait, puis bouillait. Qu’il a couru vers la mer, et la mer bouillait également. Quand il s’adresse directement au Très­Haut, celui­ci le renvoie vers le diable qui le renvoie de nouveau vers Dieu qui lui reproche finalement de n’être qu’un pécheur et de ne pas avoir assez prié … Le contraste blanc / noir (très bien rendu par la photographie d’Agnès Godard) donne ici tout son sens au film : maintenant que les épreuves de la traversée ont été surmontées, commence le travail d’adaptation de ces émigrants à des valeurs blanches, puritaines, mais qu’ils risquent de connaître le même sort que l’esclave de la chanson. L’allégorie Lucy n’a plus de fonction, comme les symboles les plus profonds n’en ont plus dans Sinnerman. D’émigrant, Salvatore est devenu immigré, il va devoir s’adapter à sa nouvelle situation. Au final Crialese boucle son film sur une note historique fondamentale, extraordinairement amenée du point de vue de la mise en scène de cinéma. Il a réussi, au terme de l’épopée de Salvatore, à montrer (et avec quelle force !) le travail idéologique à l’œuvre lors des grandes vagues d’émigration de l’Italie vers le Nouveau Monde au siècle passé. Et pour signer véritablement son film, Crialese prend bien soin d’inscrire son nom en noir sur l’océan de lait, au milieu des émigrants, dans une touche qui ne manque pas de style …
De notre côté, nous espérons que cette tentative d’analyse filmique (qui est aussi la tentative d’exposer une méthodologie pratique à l’usage des enseignants qui voudront montrer ce film en salle à leurs élèves) aura permis de mettre en évidence toutes les qualités de ce grand film qu’est Golden Door. Il ne sort pas un grand film toutes les semaines. Quand on en croise un, il est important d’essayer d’expliquer ce que l’on ressent, en utilisant les armes que le cinéma a lui­même permis de bâtir. C’était l’objectif annoncé au début. Les dates importantes de la période couverte par Elise Marienstras dans son ouvrage : 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 1776 : Déclaration d’Indépendance 1777 : rédaction des Articles de la Confédér ation 1781 : ratification de cette première constitution 1783 ; traité de Paris qui confère une reconnaissance internationale à la souveraineté américaine 1787 : nouvelle constitution 1789 : ratification de la nouvelle constitution 1800 : élection de Thomas J efferson, premier Président des Etats­Unis d’Amérique. Autres films que l’on peut voir sur l’immigration vers New York: L’émigrant (Charlie Chaplin, 1917) Voir un travail sur l’introduction du film : http://www.cndp.fr/Tice/Teledoc/plans/plans_emigrant.htm America ! America ! (Elia Kazan, 1963) Le Par rain 2 (Francis Ford Coppola, 1974) Récits d’Ellis Island (Robert Bober et Georges Perec, 1980) Voir l’archive INA
Bibliographie Pour l’analyse filmique : AUMONT Jacques, BERGALA Alain, MARIE Michel, VERNET Marc Esthétique du film, Paris, Nathan, 1993 AUMONT Jacques, MARIE Michel, L' analyse des films, Paris, Nathan, 1988 ODIN Roger, Cinéma et production de sens, Paris, Armand Colin, 1991 DELEUZE Gilles, Cinéma­2, l’image­temps, collection critiques, éditions de minuit, Paris,1985 Pour la partie historique sur les États­Unis : Elise MARIENSTRAS, les Mythes Fondateurs de la Nation Américaine, Éditions Complexe, Bruxelles, 1992 Marc HOLFELTZ, CRDP de Paris, Mars 2007

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