a propos de quelques heroïnes de thyde monnier

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a propos de quelques heroïnes de thyde monnier
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A PROPOS DE QUELQUES HEROÏNES DE
THYDE MONNIER
JACQUELINE DUCHËNE
18 Février 2010
Commençons, si vous le voulez bien, par une petite
devinette : qu’y a-t-il de commun entre Marguerite de
Provence, fille du comte Raymond Bérenger, la
triomphante épousée vêtue d’une « longue robe de soie
rose brodée de fleurs de lys » que conduit à l’autel
dans la cathédrale Saint-Etienne de Sens Louis IX, futur
Saint Louis, tenant le sceptre royal de la main droite,
et d’autre part Marguerite Desmichels, la fille perdue
qui s’est enfuie à la fin des années 30 de la grosse
ferme de son père, et qui, devenue Margot, n’a que la
ressource de passer entre les mains des hommes pour
avoir de quoi manger et de quoi s’acheter –d’occasionles bottines jaunes, dont elle a tellement envie. Malgré
la différence de siècle, de ton et de vocabulaire,
qu’ont-elles donc en commun ?
Elles sont deux des héroïnes de la romancière qui
leur a donné vie sur le papier, Mathilde, dite Thyde,
Monnier, la Marseillaise, dont je veux parler
aujourd’hui et que nous tâcherons de mieux connaître,
précisément à travers ses héroïnes.
Elles sont deux parmi une foule d’autres héroïnes,
ce que l’on comprend sans peine si l’on compte que
Thyde, née en 1887 et morte en 1967, a écrit, outre une
dizaine de romans indépendants, cinq volumes pour le
Cycle des Franches montagnes, quatre pour celui des
Pacaud, trois pour celui qui commence par L ’ h u i l e
vierge, sept pour le cycle des Desmichels, le plus connu
à cause de l’adaptation à la télévision du volume
intitulé Nans le berger.
Or dans tous ces livres, l’importance des femmes
par rapport aux hommes l’emporte, leur nombre aussi. Si
Thyde n’a pu avoir d’enfants, à cause –c’est elle qui le
dit- d’un premier accouchement malheureux ayant entraîné
l’arrêt définitif de ses règles, elle a eu une postérité
littéraire féminine très nombreuse. Bien sûr je ne
prétends pas en faire ici une étude exhaustive, d’autant
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que les ouvrages de Thyde Monnier, y compris ses
mémoires intitulés Moi, sont très difficiles à se
procurer
dans
les
bibliothèques
ou
chez
les
bouquinistes.
Multiples et fort diverses, ces héroïnes pourtant
se ressemblent. Leur rapport au travail est le plus
souvent difficile et douloureux. J’ai parlé, lors d’un
colloque de l’association Les femmes et la ville sur le
travail des Marseillaises, de Frisette, la blanchisseuse
de La Rue courte, le premier roman de Thyde Monnier
publié en 1937, alors qu’elle a cinquante ans, par
Bernard Grasset sur la recommandation de Jean Giono à
qui le livre est dédié. La revue Marseille a repris ma
communication dans son numéro sur les Métiers d’hier et
d’aujourd’hui, et j’en remercie Pierre Echinard. Mais la
plupart des sœurs de Frisette sont condamnées aux mêmes
raideurs dans les membres ou dans le dos, aux mêmes
travaux répétitifs et épuisants effectués par des
chaleurs suffocantes ou des bourrasques glaciales. J’ai
examiné le sort des héroïnes de Thyde au travail et je
peux affirmer que les blanchisseuses ne sont pas les
seules à souffrir.
Ecoutez la précision avec laquelle elle décrit la
paysanne qui nettoie, à genoux, presque couchée, un
semis de carottes : « Elle ressemblait à un épouvantail
abattu. Elle avait attaché autour de son corps une
étoffe épaisse. Ses jambes lourdes étaient protégées par
de la vieille toile d’emballage, saucissonnée par des
ficelles…Il faut l’avoir fait pour savoir quelle besogne
pénible et lente ce peut être que d’épiler à la main,
une masse touffue de verdure, où ne doivent rester que
les feuilles frisées des jeunes carottes, sentir la
terre mouillée envahir les ongles, la main, le poignet
et vingt fois se la racler de la peau, avec le couteau
pointu qui aide au travail. »
Cette pénibilité de la femme au travail, à la
ville ou à la campagne, vient de ce que c’est dans le
réservoir des classes populaires que Thyde puise,
généralement, ses héroïnes. Pour celles-ci, privées
d’instruction ou de formation technique et qui refusent
de se prostituer, seuls les travaux manuels les plus
rudes peuvent offrir un moyen de gagner son pain.
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Même Silvaine dans Le Pain des pauvres, dont
le père est le riche propriétaire d’une tannerie, et qui
aurait pu se prélasser dans le bien-être de la maison de
famille, connaît la dureté des travaux de la campagne.
Mais ce qui est original, c’est que cette riche
héritière le fait volontairement. Son père lui a refusé
pour mari un homme qui n’est pas de sa condition, un
pêcheur, Ollivier. Malgré maintes péripéties tragiques,
et toujours sans nouvelles de lui, elle ne l’oublie pas.
Quand elle découvre que la mère d’Ollivier vit en
pauvresse, très malade, dans une cabane des bois, elle
s’oblige à faire pour cette vieille femme les humbles
travaux quotidiens, donner à manger à la chèvre, la
traire, faire bouillir le lait pour le conserver, laver
au lavoir, alimenter le feu de bois, se contenter de la
lumière jaune et tremblante de la lampe à pétrole. Mais
dans le souvenir de l’homme qu’elle aime, pour sa mère,
c’est-à-dire par amour, « elle s’enfonce, je cite, dans
ces ouvrages pénibles, avec une volupté qui la laisse
surprise ».
De toute façon, je cite encore, l’argent lui passe
« par-dessus la tête, comme dans ces histoires de
magiciens, où les sacs d’or ont des ailes ». Retenons la
réflexion qui suit, capitale dans la pensée de Thyde,
appliquée à Silvaine de façon brutale dans le fond comme
dans la forme : « De l’argent elle n’en avait jamais
manqué, elle n’en avait jamais eu. »
Silvaine en effet pour faire ses achats dans les
magasins, se contente de dire à la caisse le nom de son
père sans tirer de son sac le moindre porte-monnaie,
elle rejoint donc ses soeurs de la Ferme des quatre
reines, le dernier chronologiquement des ouvrages de
Thyde. Parmi elles, il y a Marguerite de Provence dont
je vous parlais en commençant, et ses trois sœurs filles
du comte de Provence, petites provençales montées toutes
quatre sur des trônes prestigieux, France, Angleterre,
Cornouailles et Anjou, toutes quatre gavées de
pierreries, d’habits luxueux, de mets délicats, mais
esclaves de leurs époux et de leurs trônes, privées de
la liberté de disposer de leur sort et de leurs biens.
Elles n’ont évidemment pas les mêmes problèmes que
les autres héroïnes de Thyde en ce qui concerne
l’argent. Et surtout si elles en ont, ils se règlent
différemment. Il suffit de voir la manière dont la
deuxième fille de Bérenger, Aliénor, épouse du roi Henri
III d’Angleterre, engage ses bijoux aux Templiers, les
rachète, ensuite les met en gage entre les mains du roi
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de France. Mais elle non plus n’est pas libre de la
gestion de ses revenus personnels puisqu’elle dépend,
pour assurer ces revenus, de la remise en vigueur d’un
ancien « droit de la reine », selon lequel les péages
payés par les vaisseaux remontant la Tamise lui
reviendraient.
Face à la pénibilité, aux obligations ou aux
contraintes que le travail entraîne, on peut trouver
deux exceptions heureuses chez les héroïnes de la série
des Desmichels. D’abord la modeste herboriste, la mère
Falconnet : « de tout elle tire du bien pour l’être
humain, et donc son travail la rend calme et heureuse. »
Magnifique ! Sa boutique sent bon de toutes les odeurs
des plantes de colline pendues au plafond ou entassées
en paquets bien rangées sur des étagères. Elle connaît
tout, la salsepareille à fleurettes pourpres et la tête
de pavot où dansent les fines graines noires, la baie
ramollie de l’églantier sauvage, le plantain,
l’ellébore, la belladone, les ombelles du sureau qui
apaiseront l’irritation des paupières enflammées, et les
feuilles de ronce qui adouciront les maux de gorge, je
cite, « elle les trouve où
personne ne les voit,
agrippés par leurs racines têtues dans si peu de terre,
au creux d’un rocher, au bord d’un ruisseau solitaire,
dans les ruines des vieilles maisons, dans le terreau
providentiel des ordures communales. » Et c’est une
jolie scène du Figuier stérile où la vieille herboriste,
sa petite-fille Vincente à la main, court la campagne de
bon matin puis rapporte ses plantes et les étale dans
son grenier pour les faire sécher, imitée par Vincente
qui fait de même avec sa précieuse petite charge.
Le cas est plus curieux d’Aimée, une des héroïnes
des Forces vives, le septième livre de la série. Cet
ouvrage, écrit de 1946 à 1948, est en fait un roman
d’anticipation utopique, où Thyde se laisse aller à
imaginer des inventions parfois bizarres, évoquant un
monde merveilleux où les travaux les plus pénibles sont
accomplis sans effort par des machines ultra
sophistiquées grâce aux recherches et aux trouvailles
des savants dans leurs laboratoires.
Qu’est-ce qui la motive à écrire alors un tel livre ?
Est-ce l’envie d’un monde meilleur qui succèderait à la
période de la guerre, des restrictions et du marché
noir? Est-ce l’espoir que soit enfin épargnés aux
humains les effets néfastes des durs travaux qu’elle
décrit si bien dans ses livres ? Est-ce le désir de
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faire accéder sa tribu Desmichels à un savoir
intellectuel générateur de vie plus douce ? Le tout
ensemble, sans doute.
Bref, la fille d’Aubette, l’institutrice, la seule
assez instruite pour avoir dans les années 40 un métier
et une vie moins rude, cette fille, Aimée, a pour bagage
une licence en biologie. On mesure le temps –dix ansqui sépare Aimée de Frisette la blanchisseuse. Or en
survolant un champ de lis que les paysans du Var
cultivent pour le bulbe, Aimée a l’idée de chauffer dans
son alambic les pétales odorants, et fait tant et si
bien qu’elle en retire une pâte souple et solide à la
fois. Elle la transforme en tissu léger et soyeux
destiné à la lingerie féminine, la nomme toilis, toile
de lis, et la nettoie par des courants électriques. Rêve
évident de la Marseillaise née d’une mère qui tient
boutique de corsets et lingerie rue de Rome, et de la
romancière qui ne cesse de dénoncer la pénibilité du
travail des femmes, des blanchisseuses en particulier.
Pourquoi, demanderez-vous, cette place privilégiée,
heureuse finalement, faite à l’herboriste et à la
biologiste végétale ? Parce que Thyde elle-même adore la
nature. Dans tous ses livres, ses personnages, heureux
ou malheureux, ont une connaissance et un amour
remarquables des plantes et des fleurs, des légumes
aussi. Comme elle. A la fin de sa vie, quand elle veut
acheter une villa à Nice pour s’y retirer, Thyde refuse,
comme avec bon sens on le lui suggérait, de faire couper
les cinq cyprès hauts de quinze mètres qui bordent sa
propriété et font qu’à onze heures du matin la moitié de
son jardin est dans l’ombre et qu’elle ne pourra rien y
faire pousser.
La phrase appliquée à Silvaine (« de l’argent elle
n’en avait jamais manqué, elle n’en avait jamais eu »)
révèle aussi l’état d’esprit de Thyde jeune femme. Thyde
n’a jamais eu à souffrir de la pauvreté, avec un père
banquier et une mère corsetière chez qui se pressaient
les riches marseillaises. Son premier mariage en 1910
fut célébré avec tout le faste que pouvait déployer la
bourgeoisie du temps à Marseille, cortège de calèches et
de Dion-Bouton à pétrole de la rue de Rome à SaintHenri, car si le père est franc-maçon, la mère tient à
la cérémonie religieuse à cause de la clientèle. Mais la
jeune femme ne supporte pas la soumission à un mari ni…
ses gifles. Quarante-six ans plus tard, elle ne l’aura
pas oublié et s’évanouira quand on lui annoncera son
décès, mais pendant leur vie commune qui dure dix ans
elle le trompe abondamment, et finit par obtenir le
divorce. S’ensuivent un second mariage rapide, raté
lui aussi et de multiples liaisons.
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C’est véritablement l’écriture qui la sauve, l’écriture
qui lui permet d’acquérir l’indépendance financière et
la liberté d’être. Soulignons à cet égard l’influence
déterminante de Jean Giono qui recommanda le manuscrit
de La Rue courte à Grasset et permit ainsi à la carrière
de Thyde de s’épanouir. A la Libération la Marseillaise
ne l’oubliera pas.
Nous l’avons dit, elle refuse d’être dépendante
d’un homme par rapport à l’argent, mais du coup, sa vie
est tout entière soumise à l’écriture, et de ce fait,
elle rejoint ses héroïnes dans l’acharnement qu’elles
mettent pour la plupart au travail.
Thyde écrit sans cesse, souvent dans son lit, ou
bien elle dicte ses textes à Pierre Magnan, le jeune
homme qu’elle engage comme dactylographe en 1940, qui
devient à dix-neuf ans son amant alors qu’elle en a
cinquante-trois, et qui le restera jusqu’en 1950. Il
témoigne, -témoin privilégié !-, dans un livre publié en
2004 Un monstre sacré, sous-titré Mémoires, de l’ardeur
de Thyde à écrire en toutes circonstances, sans que rien
ne l’arrête, ni les voyages ni la guerre ni l’asthme ni
les quintes de toux dont elle est affligée, s’affublant
alors de socquettes et de trois gilets en angora. Elle a
une facilité de plume qui l’entraîne parfois à quelques
longueurs mais qui se double de son plaisir à jouir de
cette facilité et aussi à entendre les confidences que
beaucoup de femmes lui font spontanément.
Un jour une institutrice vient lui raconter
fièrement l’idylle platonique qu’elle a eu dans le
premier poste qu’elle occupait dans les Alpes avec un
cantonnier, de trente ans son aîné. Quand celui-ci avait
appris la mutation de la jeune femme du côté de Toulon,
il s’était jeté dans son puits pour s’y noyer. Thyde
assure à sa confidente qu’elle va faire un roman de son
histoire. D’abord l’institutrice se sent valorisée mais
peu après elle revient voir Thyde et la supplie de ne
pas écrire son histoire : « Si son mari la lisait et
reconnaissait sa femme… »
Mais il est trop tard, en deux mois, Thyde a fini
le livre qui aura pour titre La Demoiselle
-comme on
appelait souvent alors la maîtresse d’école-, en deux
mois elle a rédigé trois cents pages qui seront vendues
à 200 000 exemplaires. De même c’était du récit d’une de
ses femmes de ménage qu’elle avait tiré La Rue courte.
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En vérité elle est prête à faire un roman de
n’importe quelle vie.
Elle est prête aussi à lutter bec et ongles avec
ses éditeurs. Julliard s’est démené pendant la guerre
pour trouver du papier et éditer Nans le berger, « qui
marche très bien », lui écrit-il. Il lui a vendu en tout
500 000 exemplaires des Desmichels. Il n’empêche, dans
les années cinquante, elle se tourne vers Plon, car elle
veut toucher pour la suite de son œuvre un million de
francs qui lui serviront à acquérir la villa de Nice
convoitée. Julliard refuse. Elle arrache à Plon l’avance
du million –une somme énorme- et n’a aucun remords
d’avoir en quelque sorte trahi Julliard, au contraire
elle rit du bon coup qu’elle a réussi.
Certes ses droits d’auteur lui permettent une vie
aisée, ce qu’elle apprécie, elle a le goût des voyages,
des palaces, elle
s’entoure de domestiques. Dans la
villa qu’elle a choisie parmi d’autres parce qu’en
pénétrant pour la première fois dans son jardin elle a
entendu un oiseau chanter, -on est romanesque ou on ne
l’est pas !- dans cette villa qu’elle baptisera
d’ailleurs l’oiseau chanteur…, elle ne cessera
d’apporter des embellissements coûteux. Donc il lui faut
de l’argent et elle aime que ses livres lui en
rapportent. Mais ce qu’elle aime encore plus c’est le
succès, le chiffre important des tirages de ses livres
que l’on s’arrache ou qu’on lit dans les bibliothèques.
Inimaginable aujourd’hui où elle est tombée dans
l’oubli.
Ce qu’elle aime aussi, ce sont les lettres de ses
admiratrices, de ces femmes qui lui racontent pendant la
guerre qu’elles envoient ses livres à leurs maris
prisonniers pour les sortir de leur misérable quotidien,
pour qu’ils suivent les aventures amoureuses que Thyde
sait si bien raconter et prennent à leur compte cette
vitalité que la Marseillaise possède au plus haut degré.
Que dire de sa satisfaction et de celle de Pierre Magnan
à recevoir pendant la guerre, tous les quinze jours, un
quart de café et trois boîtes de sardines envoyés par
une enthousiaste lectrice du Portugal !
Cependant, malgré le million de francs perçus,
passer chez Plon a été une erreur. Magnan raconte
comment elle est convoquée au siège, rue Garancière, et
« doucement morigénée » : « une personne gentille comme
vous, lui dit-on, vous ne pouvez pas écrire des horreurs
pareilles ! » En effet, le public habituel de la maison
rechigne à acheter des romans où les héroïnes
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s’expriment de façon crue ou vulgaire, adoptent
parfois un parler marseillais qui n’est pas à la mode,
et manifestent un tempérament amoureux des plus chauds.
La « gentille personne », de petite taille, coquette
certes mais qui n’a physiquement rien d’extraordinaire,
excepté de beaux yeux verts, n’atteindra plus chez Plon
les chiffres de vente précédents.
On s’en doute, les « horreurs » dénoncées par des
actionnaires prudents ne choqueraient pas aujourd’hui,
et n’ont pas choqué les lecteurs de Grasset puis de
Julliard, mais elles suffisent à l’époque pour rebuter
des gens attachés aux publications d’une maison créée
dans le Hainaut avec lettres patentes de l’impératrice
Marie-Thérèse par les frères Plon, d’origine danoise,
dont les descendants, installés à Paris, ont reçu en
1852 sous Napoléon III le titre d’ « imprimeurs de
l’Empereur » .
Pour en revenir aux « horreurs » dénoncées, elles
traduisent en fait les sentiments et les comportements
des héroïnes de Thyde Monnier face à leur corps et face
à l’homme. Attentive à décrire les souffrances des
femmes dans le travail, la romancière ne l’est pas moins
à décrire dans les relations sexuelles toute la gamme du
désir, du plaisir ou du dégoût, de la beauté ou de la
déchéance des corps.
Elle n’hésite pas à parler du corps gonflé de
belle chair de Silvaine, « du suc de la joie qu’elle
sent couler » en elle pendant l’amour, « comme celui
d’un fruit mûr mordu à pleine bouche », elle évoque les
seins de Florina que son amoureux, grand voyageur,
trouve incomparablement plus beaux que ceux qu’il a déjà
vus, « les noirs, brillants et durs comme la figue de
Barbarie, les blancs à peine gonflés comme les nénuphars
des lacs, les cuivrés comme les boucliers des guerriers
Chleus ». Et j’en passe…
En contrepoint elle n’hésite pas non plus à
décrire avec une cruelle précision la malheureuse JésusMaria Bonnesoeur, -quel nom !- qui a « quatre-vingt
centimètres de haut, et qu’un bourreau, ivre d’alcool et
de haine, dirait-on, a modelé, pour son sadique plaisir.
» « En enfonçant son nez, il a fait jaillir les yeux,
blancs, ronds, tournés en billes, surgissant des
paupières sanguinolentes qu’ils paraissent déchirer ».
Quant à la bouche, « la lèvre supérieure a été enfoncée
avec le nez, l’inférieure, épaisse et vineuse, ne
joignant pas celle d’en haut, laisse glisser d’elle la
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salive, au long d’une langue quelquefois pendante.
Et le menton fuyant est avalé par le cou. »
Elle sait nuancer aussi l’ardeur amoureuse de ses
différentes héroïnes. Dans « Travaux », achevé en 1944,
(le cinquième des Desmichels,) son
roman le mieux
construit peut-être, elle met en scène une palette de
quatre villageoises, plus ou moins jeunes, plus ou moins
heureuses et fortunées, que bouleverse l’arrivée d’une
équipe d’ouvriers italiens, « beaux garçons et fieffés
coureurs », chargés d’installer l’eau courante dans
chaque maison de leur village.
L’évolution de l’une des héroïnes, la petitefille de la mère Falconnet devenue femme, n’a pendant
ces quelques mois rien de spectaculaire, elle est
discrète mais fort intéressante. Vincente est au départ
une jeune veuve, mariée sans amour, qui, je cite, «
assistait à l’acte sans y participer, la tête tournée
vers le mur pour ne pas sentir l’odeur de renfermé » de
son mari qui « sans la toucher des mains ni des lèvres
prenait sur elle son plaisir. Tout se faisait mal, dans
du sec, dans du serré, dans de la chair qui ne se
plaisait pas à s’offrir ». Puis elle se sent « brûlée »
par les regards du contremaître qui la courtise et lui
parle de l’amour comme d’un arbre sauvage. Finalement
parce qu’elle est « sage et bonne », elle renonce à le
suivre quand il part vers un autre chantier hors de
France. Mais pour résister à cette envie, elle doit
taper à coups de bâton sur sa sensibilité -« à laquelle
il est si doux d’obéir- avoue-t-elle, pour l’empêcher de
toujours se redresser. Et son cœur, elle doit se le
fermer à double tour ».
Les trois autres héroïnes de « Travaux » subiront
aussi, chacune à leur manière, des changements profonds.
Tentations amoureuses, rêveries voluptueuses, bonheurs
passagers, découragement, mort même. Quand l’eau coulera
aux fontaines et dans les éviers et que les ouvriers
s’en iront, aucune des quatre ne sortira indemne de leur
passage. Et ces changements habilement décrits
permettent de balayer une fois pour toutes la
condamnation péremptoire de Pierre de Boisdeffre jugeant
les romans de la Marseillaise « éclatants de soleil mais
dépourvus de complications psychologiques ».
Face aux hommes, les héroïnes de Thyde ne font
pas le poids. Elle les dépeint le plus souvent en
victimes. Comme face au travail. Car elle sait trop bien
que la force des femmes, je cite, « elle est toute en
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nerfs, une chose guère solide, une de ces musiques
qu’à peine si on les touche, elles chantent gai comme
l’oiseau, puis triste comme l’eau des sources et tout de
suite après elles se détraquent ». Elle sait aussi que,
dans la société de son temps, pèse sur les femmes, dès
qu’elles ont un rapport sexuel illégitime, la menace de
l’enfant. Ce sont elles qui subiront le mépris des
autres, les difficultés de la maternité ou les
souffrances de l’avortement. Et aucune scène n’est selon
elle trop violente pour faire sentir sa révolte face à
la dépendance de la femme dans le domaine amoureux.
Combien de lecteurs timorés Thyde a-t-elle dû
faire frémir d’« horreur » en évoquant la malheureuse
Chouchou, « son corps d’où le sang coulait comme l’eau
d’une bassine crevée », sa mise en terre « toute
déchirée, la chair ouverte », le rejeton d’homme qu’elle
s’est fait arracher vivant du ventre, « semence tombée
en pourriture, gâchage de graine d’enfant qui avait fait
la mort de la mère ». Les plantes sont plus heureuses,
conclut Thyde amèrement.
Il me semble pourtant que le désir d’être lue est
chez la romancière marseillaise extrêmement fort. Ses
lecteurs horrifiés, elle a la volonté de les
reconquérir. Parce qu’elle aime que l’on aime ce qu’elle
écrit. A la sortie de La Rue courte, elle a eu dans la
presse plus de cent soixante-dix critiques. De très
rares journalistes se sont insurgés contre l’aspect
marseillais du livre, mais l’immense majorité avec
Robert Kemp, Léon Daudet, Ramon Fernandez a encensé
l’auteur. Elle n’a pu qu’être très flattée aussi de
recevoir le prix Marcellin Cazes, tout récent, prix
parisien s’il en est, décerné à la brasserie Lipp.
Plus tard sa rencontre avec le dramaturge George
Eliot qui parle et lit très bien le français, et
l’embrasse sur les deux joues pour la féliciter lui
aussi, ne la laissent pas indifférente, non plus que la
proposition qu’on lui a faite de succéder à Colette à
l’académie Goncourt. Et, même si elle ne se présente pas
au fauteuil de celle-ci, car elle refuse de quitter Nice
pour Paris, elle y est sensible.
Alors ses héroïnes changent. De fermières, de
blanchisseuses, d’institutrices, de petites bourgeoises
même, dans son dernier livre, elles deviennent reines.
Dans les cycles de romans précédents, il y avait un lien
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de famille entre elles, cette fois le lien est
encore plus fort, Thyde s’intéresse à quatre sœurs, les
quatre filles de Raymond Bérenger comte de Provence qui
sont montées toutes quatre sur des trônes. Y a-t-il plus
agréable histoire à raconter pour séduire à nouveau ses
lecteurs ?
Surtout que cette histoire vraie l’a fascinée.
Déjà dans La Demoiselle, elle a fait allusion à
Aliénor, ou Eléonore, future reine d’Angleterre. Le
cantonnier amoureux d’Aubette lui parle en effet d’une
complainte bien connue localement selon laquelle « la
reine d’Angleterre dedans son cercueil d’or » avait été
ensevelie au château du village, dont il ne reste que
ruines. Il évoque aussi la ferme des Encontres près de
Forcalquier où ont grandi les quatre filles du comte de
Provence, et qui donne son titre La Ferme des Quatre
reines-, au dernier ouvrage de Thyde, son seul roman
historique.
Le sujet lui a plu très tôt, dès 1939, mais elle
a eu soif de s’informer toujours plus. Elle est loin des
confidences de la femme de ménage ou de l’institutrice.
C’est à un travail d’historien qu’elle se livre,
acharnée en cela comme en tout ce qu’elle fait. Elle le
fait, et elle veut qu’on sache, -la maison Plon, ses
lecteurs, le monde littéraire-, qu’elle l’a fait. Dans
une longue « Lettre à mes lecteurs », placée à la fin du
livre, elle raconte son patient travail d’information
historique qu’elle a mené pendant de longues années,
parallèlement à ses autres écrits.
Elle a lu, se vante-t-elle, « quelques trois
cents livres sur Louis IX, Henry III d’Angleterre,
Richard de Cornouailles et Charles d’Anjou », elle a
« feuilleté tant de pages et pris tant de notes à la
Méjanes d’Aix, l’Ambrosiana de Milan, la Nationale et la
Mazarine de Paris », aussi dans les bibliothèques de
« Marseille, Naples, Rome, Arezzo, Lugano, Bologne,
Londres, Aix-la Chapelle », elle a « réappris l’italien
oublié depuis le lycée, fouillé l’anglais, l’allemand et
le latin ». Elle n’omet rien, elle raconte la chaleur
étouffante dans la bibliothèque de Naples, surchauffée
par le soleil de juillet qui la pousse en sortant à se
jeter dans une piscine parce qu’elle craint une
congestion cérébrale, elle raconte le dessin qu’elle
réalise à main levée aux Offices de Florence du costume
d’un nain royal. Et je glisse sur ses voyages et ses
rencontres
frénétiques
avec
archivistes
et
conservateurs.
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Mais, entre Aix, Forcalquier, Saint-Maime,
la ferme des Encontres, elle cherche aussi sur le
terrain la trace des quatre filles de son pays,
persuadée que les historiens qu’elle a consultés ne lui
ont pas apporté autant que « le chasseur de lapins de
Mane ou l’épicière de Saint-Maime ».
Malgré l’apparente modestie de la première phrase
de la lettre (« je ne suis pas un historien »), elle se
sent du moins un conteur d’histoires avec un petit h.
Elle admet qu’il peut y avoir dans son récit des
erreurs, mais elle ne se prive pas de dénoncer celles de
ses prédécesseurs.
En vérité on sent qu’en changeant de siècle (on
est au XIIIe), elle a changé de registre. Certes, elle
se lance dans les longs développements qu’elle adore
écrire, mais que de changements sur le fonds ! Ces
développements concernent désormais l’amour courtois, ou
la comparaison des cathédrales de Reims et Bamberg, les
visées des Français sur le Levant, les armes en dépôt
dans la tour de Londres depuis le XIe siècle, et ses
héroïnes, même quand elles ne sont encore que des
petites filles, adoptent, quand elles jouent aux
Croisades dans le jardin de leur ferme, un vocabulaire
qui n’a rien à voir avec celui de leurs sœurs de La Rue
courte. Nécessaire adaptation au temps, direz-vous, oui,
mais aussi et surtout, je pense, désir de l’auteur de
montrer qu’elle est capable d’écrire un livre de 310
pages, documenté, délicat et savant.
Il était temps. Moins de quatre ans après sa parution,
Thyde meurt en 1967, à quatre-vingts ans. Jusqu’au bout
elle s’est demandé si elle aurait le courage de le
terminer, se jugeant elle-même épuisée par ses
recherches, écrasée par ses fiches, « comme un âne
chargé de reliques », persuadée que le million et demi
de globules rouges qui lui manquent, ce sont les quatre
reines qui les lui ont pris « pour ranimer leurs
squelettes ». Mais elle est fière d’avoir resserré
autour de ses héroïnes « l’armure de fer de l’Histoire
que je ne puis briser, écrit-elle, et que j’ai seulement
parée de quelque petit volant de dentelle, pour
l’alléger ».
Que ce livre ait plu à un public cultivé, à un
public attaché à l’histoire de Provence avec un grand ou
un petit h, c’est certain. Je ne suis pas sûre qu’il eût
diverti les prisonniers de la guerre de 40, ni intéressé
le public féminin qui voyait dans les autres héroïnes de
Thyde des sœurs malheureuses, exploitées ou révoltées.
Mais chacun jugera.
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De toute façon cette femme passionnée, acharnée à
son travail, amoureuse, avide de vivre mais happée par
le malheur ou la mort, a su créer des héroïnes,
multiples et diverses, mais finalement toutes à son
image. C’est le changement du contexte social non la
véracité de leur être qui a émoussé l’intérêt du public
pour elles. Pourquoi ? parce que la contraception, les
conditions de vie des femmes dans le travail ou les
rapports sexuels, leurs progrès dans l’égalité et la
recherche du bonheur sont passés par là. Et c’est tant
mieux.
Thyde Monnier n’en mérite pas moins de figurer
dans le Jeu de cartes des Marseillaises célèbres et dans
le Dictionnaire des Marseillaises que l’on s’apprête à
rééditer. Et puis, elle qui après son divorce était
« nue et crue » selon la formule de Pierre Magnan et
n’avait hérité d’un beau-frère peu scrupuleux qu’un
nécessaire à découper le gigot, elle a su, à force
d’obstination et de talent il faut le dire, devenir une
femme de lettres assez fortunée pour léguer à la Société
des Gens de Lettres de quoi alimenter plusieurs bourses,
et un Grand Prix annuel qui se monte aujourd’hui à deux
mille euros. Béatrix Beck, Christiane Rochefort, Sylvie
Germain, Jacques Perret, Charles Dantzig, pour n’en
citer que quelques-uns pêle-mêle, se le sont vus
attribuer.
Belle reconnaissance littéraire pour ces auteurs
mais aussi belle reconnaissance littéraire pour les
héroïnes de Thyde Monnier !
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