La France au carrefour du Diable. Ne suivons pas la

Transcription

La France au carrefour du Diable. Ne suivons pas la
21 nov. 2015
Par Les invités de Mediapart
Gabriel Rockhill
La France au carrefour du Diable.
Ne suivons pas la voie
impitoyable des États-Unis dans
la guerre sans fin
Gabriel Rockhill, sociologue franco-américain, est maître de
conférences à l'Université Villanova à Philadelphie et fondateur de
l’Atelier de Théorie Critique à la Sorbonne 1 . Pour ne pas
reproduire les erreurs du passé et tomber dans "
"
Si l’histoire sert à quelque chose, c’est à nous apprendre comment changer son cours. Non qu’il soit
possible, malheureusement, de revenir en arrière, mais nous avons encore la possibilité, en
regardant vers l’avenir, de reconnaître les voies toutes tracées et de prendre la décision ferme et
nette d’en suivre d’autres vers le monde que l’on souhaiterait faire advenir. S’il y a la moindre chance
que les attaques meurtrières du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis nous apportent quelque
chose, c’est dans ce sens-là, comme un appel à forger ensemble un avenir où non seulement de tels
actes deviendraient inconcevables, mais où nous parviendrions à nous extraire du cycle infernal de
ripostes aussi féroces qu’insensées.
En regardant vers cet avenir à partir des heures sombres du présent, un cycle du passé s’étend
devant nous comme un vortex nous attirant vers l’abîme d’une violence sans fin. Car cela fait une
quinzaine d’années déjà que les États-Unis, en réagissant à des attaques terroristes sans précédent
sur leur territoire, mènent une soi-disant guerre contre le terrorisme. Il convient de rappeler que le
contexte n’était pas si différent de celui de la France à l’heure actuelle. Les services secrets avaient
été directement avertis que des attaques de ce genre se préparaient, sans que la prévention
n’aboutisse concrètement. Ces attaques avaient pris pour cibles, en transformant des avions de ligne
remplis de civils en missiles clandestins, les symboles les plus connus du capitalisme néolibéral
Il est l’auteur notamment de Contre-histoire du temps présent : interrogations intempestives sur la mondialisation, la technologie, la démocratie (à
paraître) et Radical history and the politics of art (Columbia University Press, 2014)
1
1
mondial (les World Trade Centers) et de l’impérialisme militaire américain (le Pentagone et la Maison
Blanche).
L’état d’urgence fut décrété sur l’ensemble du territoire par le Président Bush, et sera renouvelé six
fois par le Président Obama. Le pays n’a pas tardé à partir en guerre contre l’Afghanistan
(
), puis l’Irak et d’autres pays.
Le reste de l’histoire se lit maintenant comme un livre de science fiction s’efforçant de montrer que le
monde de
imaginé par George Orwell est derrière nous et notre intrépide XXIe siècle : le
, le
, les écoutes illégales, la collecte systématique de métadonnées
et l’espionnage mondial complètement débridé, l’extradition extraordinaire (
) qui
est une forme de kidnapping international, l’établissement de prisons hors-la-loi comme Guantánamo
et Abou Ghraib, le réseau mondial de prisons secrètes, la prolifération époustouflante de la torture
permise par la redéfinition sournoise des actes de torture par l’
, les attaques en
règle contre lanceurs d’alerte et dissidence politique, l’expansion radicale de la guerre des drones et
donc des frappes contre des civils, la "l
" permettant au président américain
de faire tuer n’importe quel suspect, n’importe où, sans poursuites judiciaires ni procès.
En dressant un bilan de ce début infernal du XXIe siècle, il ne serait peut-être pas infondé de dire
que les États-Unis ont répondu à ce qu’ils ont perçu comme le terrorisme mondial, à savoir le
terrorisme sur leur sol, par une mondialisation de la terreur.
Après une quinzaine d’années de cette guerre sans frontières et sans limites menée par les forces
américaines et leurs alliés (dont la France), une chose devrait être claire : les interventions militaires
à l’étranger, l’hyper-sécuritisme sur le territoire national, et le nationalisme sans bornes ne favorisent
pas du tout la fin du terrorisme.
Et pour cause. En refusant de reconnaître que le terrorisme est, en partie, le produit de guerres –
militaires, évidemment, mais aussi économiques, sociales et "
" – et de la destruction
massive des mondes de vie, on se prive des moyens de lutter efficacement contre les sources du
problème. Se contentant de réagir aux symptômes, on s’enferme dans la politique du court terme qui
règne sur cette guerre :
Le logo accrocheur
résume parfaitement, bien qu’involontairement sans doute, cette
situation, car il s’agit effectivement d’une guerre
, dans le sens où elle la perpétue
tout en étant perpétuée par elle.
C’est une guerre qui ne mène donc nulle part, qui tourne en rond. Elle est sans doute rentable pour
les fabricants d’armes, de nombreuses multinationales, l’industrie des combustibles fossiles, des
investisseurs sur Wall Street et ailleurs, et le complexe militaro-industriel. Par ailleurs, les idéologues
et les politiciens savent parfaitement comment en tirer profit. Mais sur le plan humain et
environnemental, cette guerre est une colossale arme de destruction massive.
Une véritable réponse au terrorisme nécessite une perspective à long terme pour rompre avec le
cycle des ripostes immédiates. Car le terrorisme ne vient pas de nulle part et ne se produit pas
spontanément hors contexte, comme l’a si bien démontré Jean-François Bayart dans une récente
tribune. Bien que la temporalité instantanée des médias de masses et des dispositifs de la
politique professionnelle ait concouru à le dissimuler, il est avéré qu’Oussama ben Laden faisait
partie d’un groupe de mercenaires entraînés et soutenus par la CIA dans leur lutte contre les Russes
2
en Afghanistan, comme l’a rappelé avec brio Noam Chomsky au lendemain des attaques du 11
septembre. Cette alliance américaine est d’ailleurs l’une des seules choses qu’il partage avec
Saddam Hussein, qui fut également "un ami" des États-Unis (qui lui ont notamment vendu des armes
chimiques).
Dans le cas de Ben Laden, les relations se sont dégradées très vite après l’établissement d’une
présence militaire américaine permanente en Arabie Saoudite et la guerre du Golfe de 1990-91, et il
a alors commencé à organiser des attentats contre l’Amérique. L’histoire de la montée en puissance,
plus tard, de l’État islamique, à partir d’Al-Qaïda en Irak, est évidemment le résultat direct de
l’intervention militaire en Irak à partir de 2003 et de la déstabilisation de la région. Les États-Unis ont,
par ailleurs, armé et soutenu des forces sectaires extrémistes dans la guerre civile syrienne, tout en
sachant que cela pourrait amener à la création d’un État islamique en Syrie et en Irak, selon un
rapport de renseignements récemment déclassifié. Devenu progressivement, mais depuis peu,
l’ennemi numéro un de l’Occident, un ancien allié est devenu, une fois de plus, la cible de nos armes.
Et depuis fin septembre la France a rejoint les États-Unis en bombardant l’État islamique en Syrie.
Soyons très clairs : cette contextualisation vise à comprendre et à élucider – tant que faire se peut –
des actes terroristes, sans pour autant chercher à les justifier. Et ceci notamment parce que la
France fait face aujourd’hui à des attaques d’une violence extrême. Prenant pour cible des civils
dans des lieux de divertissement, elles ont produit un bain de sang aussi étendu qu’insensé visant à
maximiser le nombre de victimes. Comme si les événements eux-mêmes n’étaient pas assez
déchirants et terrifiants, nous nous trouvons au lendemain de cette horrible fête de mort au carrefour
du Diable. Une voie toute tracée s’étend devant nous en nous invitant à suivre les États
impitoyablement unis dans une machine de guerre déchaînée. Le décret et la prolongation de l’état
d’urgence avec ses pouvoirs d’exception, la révision annoncée de la Constitution, et l’intensification
des frappes en Syrie suggèrent déjà que cette voie risque de nous précipiter vers l’abîme américain.
Nous y sommes déjà, diront sans doute certains, et depuis longtemps.
Mais force est de reconnaître que nous ne sommes pas obligés de répéter l’histoire en nous
conformant à un modèle qui n’est effectivement qu’une longue série d’erreurs et d’échecs. Ce n’est
finalement pas impossible de réagir autrement, d’éviter la voie de la guerre sans fin, comme nous
appelle à le faire un homme politique comme Dominique de Villepin dans une intervention très
remarquée et effectivement assez remarquable.
Cette autre route est sûrement, pour invoquer les mots du poète américain Robert Frost, "
". Car elle mène vers un monde incongru où, pour lutter contre le
terrorisme, on arrêterait de renverser des gouvernements et de bombarder des civils, on reconnaîtrait
que la guerre est une des sources majeures du terrorisme, on ne soutiendrait plus – directement ou
indirectement – des organisations terroristes et des régimes dictatoriaux ou autoritaires, on arrêterait
de fabriquer et de vendre des armes partout dans le monde au plus offrant, on couperait les liens non
seulement avec les pétro-monarchies mais plus largement avec l’industrie des carburants (qui
alimente tant de guerres et de destructions planétaires), on ne ferait plus passer les relations
économiques avant les vies humaines et l’environnement, on reconnaîtrait que l’État mégasécuritariste fondé sur la surveillance généralisée n’est pas une solution (comme l’a si bien
expliqué cette tribune), on ferait face au passé – et au présent – colonial, on ne maintiendrait plus
des populations entières dans un état de pauvreté extrême et notamment dans des zones aussi
riches en ressources naturelles qu’en conflits armés sans fin (qui alimentent la radicalisation et le
recrutement djihadiste), on ne jouerait pas le jeu des oppositions simplistes et des divisions fondées
sur l’exclusion en parlant de "
" ou "
". Laissons tomber les
masques et les repoussoirs.
Soyons unis, certes, mais unis contre le meurtre des civils, que ce soit à Paris, à Beyrouth, à Ankara,
à Bagdad ou ailleurs. Toutes et tous ensemble, oui, mais dans des actes de solidarité et de
3
résistance plutôt que dans des identités figées, des États ou des sectes. Ensemble, donc, contre les
profiteurs de guerre, contre l’industrie pétrolière et la destruction effrénée de la biosphère, contre les
puissants qui se servent des plus démunis pour faire leurs sales besognes, contre les idéologues
opportunistes, contre les religieux dogmatiques, contre les petits bandits qui veulent laisser leur nom
tracé au sang de l’histoire, contre l’islamophobie et la xénophobie, contre la haine aveugle des
réfugiés et la logique de l’exclusion, contre la bataille des fondamentalismes et des nationalismes,
contre la prétendue guerre des civilisations aussi bien que contre cette horrible fin de l’histoire
néolibérale (qui, comme une prophétie, ressemble chaque jour davantage à une véritable fin de
l’histoire, au sens d’une authentique apocalypse). Toutes et tous uni(e)s, enfin, pour rompre le cycle
de la violence sans limites ni fin de la mondialisation de la terreur. Prenons cette autre voie, celle qui
est délaissée. On connaît trop bien le chemin raide de celle qui nous conduit à la surenchère. Mais
l’autre, celle qui part des ornières d’un Occident guerrier, pourrait peut-être – qui sait, enfin ? – tout
changer. Tout au moins, elle nous amènerait ailleurs que vers ce cycle infernal de violence débridée
que nous connaissons toutes et tous depuis le début de notre siècle.
Dernier commentaire
Tous les commentaires
22/11/2015 21:35 - Par christianroze
Merci pour ce formidable texte très complet, très clair sur la situation de ce monde.
Merci à vous homme éclairé, dans ce monde que les plus ténébreux gouvernent
politiquement et/ou dirigent par l'argent (sale).
Il y a le pouvoir
Qui confisque le savoir
Les biens et notre devenir
Et sûrement nous fait mourir. Qu'attendons-nous pour ôter
Ce carcan ? Allons voter
Exprimons notre liberté
Disons clair notre volonté.
Volonté d'être libres,
Refusant tout type de calibre,
Capables de nous exprimer
Et libres de nous aimer Marre de ce matérialisme
Qui tue tout altruisme
Qui donne plus d'importance
A une clé qu'à une danse
4
Réapprenons le désir de vivre
Sachons bien survivre
Sans abris trop protégés
Avec les autres, il faut partager ! Avec les autres, il faut nous révolter
Les fruits de notre colère, récolter
Les tyrans, les profiteurs, les spéculateurs
Virons les maintenant, c'est l'heure !
Ravivons notre liberté d'expression
Et surtout passons à l'action
Afin de concrétiser largement
Notre envie d'un monde libre et grand.
5